L’aventure ambigue des langues africaines

Souleymane Bachir DiagneLe philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne a été récemment chargé par Macky Sall de conduire une réflexion sur la réforme de l’enseignement supérieur avec la mise sur pied d’un Comité de pilotage de la Concertation nationale sur l’avenir de l’enseignement supérieur (CNAES). Une de ses conclusions est que la difficulté de maitrise de la langue française  constitue une sérieuse anomalie pour l’école sénégalaise. Cela repose la question de l’introduction des langues locales dans l’enseignement au pays de Senghor. 


Invité, sur un plateau de télévision, à s’exprimer sur les conclusions de cette réflexion Souleymane Bachir Diagne a expliqué que la baisse du niveau d’enseignement au Sénégal était liée à la non maitrise par les élèves et étudiants de la langue de travail qu’est le français.

Dans l’établissement des causes de cet état de fait, il a avancé que le français n’étant parlé qu’à l’école – les jeunes sénégalais préférant parler les langues locales (le wolof notamment) en dehors- il se posait même, du fait de cette utilisation partielle, un problème d’identification et de maîtrise des connecteurs logiques et donc d’argumentation tant à l’écrit qu’à l’oral.

Deux parmi ses disciples de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Khadim Ndiaye et Thierno Gueye ont tenu à lui « répondre », dans un texte très démonstratif que « logique pour logique » si « l’élève ne performe pas en français. » et que « Le fait que l’élève ne parle que wolof (hors de la classe) » implique que« l’élève ne  performe  pas dans sa langue de travail (au point que les connecteurs logiques dans cette langue ne peuvent se mettre en place). » donc « Il faudrait que l’élève parle wolof au sein de la classe. »Autrement dit, il faudrait arrêter de n’insister que sur le français au sein de la classe ou l’élève ne réussira jamais assez bien ni dans sa langue maternelle, ni dans sa langue de travail.

Ils en arrivèrent à la conclusion que : « c’est peut-être en procédant au renversement que nous rechignons à opérer que nous réglerons la question du problème des connecteurs logiques de l’argumentation ainsi que celle de la baisse de niveau, tant en français que dans les autres langues étrangères éventuellement (à moins, bien entendu, de considérer que ces connecteurs n’existent pas dans les langues locales sénégalaises)

Ndiaye et Gueye pouvaient d’autant plus apporter de l’eau à leur moulin qu’au mois de mars dernier, à liberté 6, un quartier de Dakar, une expérience pilote mêlant apprentissage en wolof et français, dans une classe de Cours d’Initiation a vu les enfants de cette classe avoir les meilleurs notes en français dans toute la circonscription, dépassant les autres élèves qui ne prenaient leurs cours qu'en français.

Au début des années 80 déjà, au Sénégal, une expérience similaire, à plus grande échelle, avait donné les mêmes résultats. Cependant les autorités de l’époque avaient préféré ne pas donner suite.

Contribuant à ce débat, la linguiste Arame Fall Diop est d’avis qu’on ne pourra parler de renaissance africaine que lorsque les langues indigènes seront promues. « A son accession à l’indépendance le Sénégal était au même niveau  de développement que la Corée du Sud. L’un des facteurs explicatifs, bien entendu pas le seul, de l’écart que nous constatons entre les deux pays aujourd’hui, affirme-t-elle, est que la Corée, contrairement au Sénégal, a réalisé un travail de promotion de la langue coréenne pour en faire le moteur de son développement ».

L’économiste et philosophe El Hadj Ibrahima Sall préfère quant à  lui mettre en garde contre ce qu’il appelle un « populisme à rebours ». Oui à l’introduction des langues nationales à l’école, dit-il, ne serait-ce que pour mieux communiquer entre Africains d’un même pays ou à l’échelle continentale mais non à l’idée d’aller, à l’état actuel des choses, jusqu’à enseigner des disciplines telles que les mathématiques dans les langues africaines. Pour lui, il y a tout un travail à faire dans la codification,   la recherche, avant de nourrir de telles prétentions. Il évoque l'exemple de la Mauritanie, pays qui, du jour au lendemain, a abandonné l’enseignement du français à l’école pour lui substituer l’arabe contribuant ainsi à faire s’affaisser des pans entiers de son système éducatif.

Cette position de Sall caractérise ainsi une voix de la prudence donc contrairement à Arame Fall Diop qui souhaite voir les décideurs politiques tenter l’aventure car pensant que l’on a que trop attendu. Elle rappelle qu’en son temps, Cheikh Anta Diop avait déjà fait un travail de codification et sorti plusieurs publications (dans les revues de l’IFAN notamment) dans le sens de l’utilisation des langues africaines dans le domaine de la science ; travail qui, selon elle, n’a pas été exploité.

Elle assure que d’autres études réalisées par des structures comme l’Académie Africaine des Langues (ACALAN), sont aussi disponibles et prône leur application quitte à rectifier et améliorer certains aspects au fur et à mesure qu’avancerait l’expérience.

L’ACALAN, créé en 2001 et placé sous l’autorité de l’Union Africaine, a des objectifs qui vont du « renforcement de la coopération entre les États africains en matière de langues africaines » à « la promotion d’une culture scientifique et démocratique fondée sur l’usage des langues africaines » en passant par « le développement économique, social et culturel harmonieux des États membres basé sur les langues africaines et en relation avec les langues partenaires».

DOOMI-GOLODes intellectuels africains ont déjà commencé, à leur niveau, à prendre des initiatives recoupant certaines de ces préoccupations. Le projet de l’écrivain Boubacar Boris Diop consistant en la publication d’ouvrages (tels son Doomi golo*) en langues nationales en est une illustration.

Terangaweb a été déjà montré l’engagement de certaines élites africaines à porter ce combat présenté de plus en plus comme un impératif de développement du continent. Il existe tout de même un vrai courant de scepticisme de la part de ceux qui craignent que l’écriture en langue locale devienne une méthode de repli identitaire notamment ethnique au détriment de l’usage des langues communes africaines comme le Swahili pour construire des ponts entre différents individus.

C’est peut-être pour tenter de pallier ce risque de communautarisme et d’enfermement relevé que l’homme politique et ancien diplomate sénégalais Ibrahima Fall propose de faire de l’enseignement des langues africaines, un outil d’intégration avec des sortes des cercles concentriques linguistiques. Avec cette méthode, le pulaar serait, par exemple, la langue enseignée dans toute l’Afrique de l’Ouest et le Swahili en Afrique de l’Est car étant les langues les plus parlées dans ces aires géographiques.

A défaut d’entamer une « révolution linguistique » par le bas, certains établissements d’enseignement supérieur proposent des programmes en langues nationales à leurs étudiants. C’est le cas de l’université Gaston Berger de Saint Louis où vient de s’ouvrir un département de « Langues et Cultures africaines ».

*Les petits de la guenon

Racine Demba

Sur le même sujet : 

http://terangaweb.com/lecole-en-afrique-francophone-integration-ou-exclusion/

http://terangaweb.com/le-francais-est-un-frein-a-lalphabetisation-en-afrique-francophone/

L’échec du passage à l’écrit des langues africaines

Dans les pays d'Afrique francophone, on s'est aperçu au cours des années que l'utilisation exclusive du français dans l'enseignement causait de graves difficultés. En effet, les personnes scolarisées en français se retrouvaient déculturées par rapport à leur milieu d'origine et, lorsqu'elles avaient bien réussi leurs études, elles voulaient quitter le village pour la ville afin d’obtenir des postes de fonctionnaires. On s'est aperçu que l'utilisation exclusive du français comme langue officielle et d'enseignement est un facteur de sous-développement : elle provoque l'exode rural et détruit l'économie locale. En fait, les personnes bien scolarisées sont très souvent improductives (que ce soit des fonctionnaires ou des chômeurs) ; les véritables producteurs (paysans, pêcheurs et artisans) sont soit illettrés, soit mal scolarisés. L'éducation vise en principe à apporter à l'enfant des connaissances et une formation qui lui permettront de devenir un adulte responsable et autonome. Mais l'éducation scolaire en Afrique francophone, bien souvent, ce n'est pas ça. C'est essentiellement apprendre la langue française, et réciter ses leçons par cœur sans les comprendre. L'ensemble du système éducatif est copié sur le modèle français et il forme des personnes qui veulent ressembler à des Français, mais non des personnes qui font évoluer leur milieu de l'intérieur en se fondant sur les réalités locales. Le but pratique des études scolaires est essentiellement d'obtenir des postes de fonctionnaires, et vu que désormais il n'en reste plus, l'Afrique noire est remplie de chômeurs diplômés.

Les pays africains qui sont les plus scolarisés et où l'on connaît le mieux le français sont en fait les plus déséquilibrés. C'est le cas du Congo-Brazzaville qui a connu des guerres civiles et des massacres inouïs ces dernières années (notamment en 1999). Il faut encore remarquer que la non-utilisation des langues africaines empêche les notions modernes de pénétrer dans la vie de tous les jours, contrairement aux pays asiatiques où la modernité s'intègre dans les cultures locales. Par exemple, les programmes visant à filtrer l'eau, les campagnes de lutte contre l'excision ou le sida, ou les actions en faveur de la protection de l'environnement sont totalement inefficaces si elles sont menées en français et non dans les langues locales. Elles apparaissent aux yeux des populations comme une lubie des étrangers, et on dit « oui-oui » pour ne pas avoir d'histoires et obtenir une aide financière.

Il est vrai maintenant que les Africains souhaitent eux-mêmes connaître des langues européennes afin de s'ouvrir sur le monde. L'idéal serait donc d'associer les langues africaines et une langue internationale telle que le français. C'est une idée qui est souvent évoquée dans les pays francophones. Il y a eu des tentatives dans ce sens dans certains pays africains. En particulier au Mali, pays où il y a des programmes d'alphabétisation en langues africaines et des classes primaires expérimentales. Cependant, ces projets sont, en partie, des échecs pour des raisons rarement évoquées, qui sont exposées ci-dessous.

Des alphabets modernes en caractères latins ont été conçus depuis une trentaine ou une quarantaine d'années pour écrire les langues africaines des pays francophones (notamment au Mali). Or, ces alphabets ont été conçus par des personnes ayant une triple caractéristique :
– C'étaient des spécialistes de linguistique, qui utilisaient systématiquement l'alphabet phonétique international pour transcrire les langues africaines, comme on leur avait appris durant leur cursus universitaire. Alors que cet alphabet a été conçu pour faire des recherches de phonétique et non pour créer des alphabets. Le résultat est que la majorité des langues africaines des pays francophones sont écrites avec des caractères phonétiques spéciaux qui sont absents de la plupart des polices de caractères en usage chez les imprimeurs et sur Internet.
– Ces linguistes étaient généralement dénués de tout sens pratique. Ils ne connaissaient rien aux techniques de la presse, de l'édition et de l'imprimerie, et ils s’imaginaient que les industriels allaient construire du matériel d’impression conforme à leurs désirs et leurs directives.
– C’étaient souvent des nationalistes culturels qui voulaient totalement rompre avec l'influence française, et qui donc ne se posaient pas le problème de la coexistence du français et des langues africaines (paradoxalement, ils furent soutenus par certains milieux politiques qui voulaient entraver l’usage écrit des langues africaines et les cantonner dans le simple domaine de la recherche universitaire).

Le résultat est que le système graphique conçu pour les langues africaines est parfois si éloigné du français, qu'un bachelier est incapable de lire sa propre langue maternelle, qu'il n'arrive pas à reconnaître. Pour qu'il y ait un développement des langues africaines, il faut des systèmes graphiques plus proches des conventions habituelles de l'alphabet latin, de façon à ce que les personnes scolarisées puissent avoir accès directement à ces langues sans nouvel apprentissage, et de façon à ce que les éditeurs et imprimeurs locaux puissent travailler sans problème. Quant aux paysans qui ont suivi des programmes d'alphabétisation dans leurs langues maternelles, ils peuvent être capables d'écrire des lettres personnelles ; mais ils n'ont aucun livre à lire, vu que les éditeurs et les imprimeurs ont trop de difficultés à publier dans ces langues. L’une des raisons du succès du swahili en Afrique orientale est justement que sa graphie ne crée pas une rupture insurmontable avec celle de l'anglais. Il est facile d'être alphabétisé en swahili et de passer ensuite à l'anglais. En ce qui concerne les langues africaines, un pays anglophone tel que la Tanzanie montre la voie à suivre.

Dans les années 1990 au Mali, sous la présidence d'Alpha Oumar Konaré, il y eut une tentative de réformer le système d'éducation primaire, selon deux principes :
— Faire un enseignement adapté aux réalités locales et fournissant des connaissances pratiques utiles, qui ne soient pas purement livresques.
— Associer la langue africaine locale et la langue française, avec passage progressif de l’une à l’autre.
Cette réforme a été un échec complet. D'abord pour les raisons que l’on vient d'expliquer (l'incompatibilité entre les alphabets officiels africains et le système français). Ensuite, pour d'autres raisons :
– L'opposition des instituteurs qui avaient le sentiment que leur profession était rabaissée, si on leur demandait d'enseigner les langues africaines. Cela les remettait totalement en cause.
– L'opposition des parents d'élèves pour qui le but de l'école était effectivement d'apprendre le français, moyen de promotion sociale (même illusoire).
– Le fait que simultanément Alpha Oumar Konaré essayait d'introduire Internet un peu partout, alors qu'il est impossible d'écrire les langues africaines sur un email avec la transcription qui avait été choisie.
– La difficulté d'imprimer dans les langues africaines avec le système officiel du Mali.

Si, dans l'enseignement scolaire, l'on veut associer le français et les langues africaines, de façon harmonieuse, il est indispensable de repenser le système graphique de ces langues et il faut cesser de les considérer avec mépris. Mais actuellement, la situation est totalement bloquée. En fait, elle ne fait qu'empirer. Partout, on dit qu'il faut plus d'éducation pour sauver l'Afrique. Mais si le système scolaire n'évolue pas, plus il y aura d'école, plus y aura de chômeurs diplômés. Et plus il y aura de chômeurs diplômés, plus il y aura de guerres civiles, pour s'emparer des quelques malheureux postes de fonctionnaires (comme on l'a vu au Congo-Brazzaville, et comme on le voit maintenant en Côte d'Ivoire).

Conclusion

La conclusion à laquelle nous arrivons est évidente. Il est indispensable d'associer le français et les langues africaines dans l'éducation scolaire comme dans les autres secteurs. Mais, pour que cela soit possible, il est nécessaire que l'on réforme légèrement les alphabets des langues africaines en supprimant les caractères phonétiques et en les remplaçant par des caractères latins normaux. Par ailleurs, il est probable que si les langues africaines se développent dans l'usage écrit, il y aura de nombreuses publications avec des mélanges de langues (européennes et africaines). Il ne faut donc pas créer des systèmes graphiques trop antagonistes. Si l'on arrive à simplifier la graphie des langues africaines, il sera possible de créer une interface entre elles et les langues européennes, et de développer une collaboration mutuelle. Tout le système scolaire s'en trouvera amélioré. Il sera alors possible d'avoir une éducation scolaire qui ne coupe plus l'enfant de son milieu.

Les seuls pays africains où il existe actuellement une utilisation réelle et généralisée des langues locales dans l’éducation et l’administration sont les Etats anglophones de la zone bantou. Leurs langues nationales se contentent des caractères latins normaux et, grâce à cela, elles sont aussi largement présentes sur des sites Internet. Il s’agit de pays tels que la Tanzanie, le Kenya, le Zimbabwe ou le Botswana. Espérons qu’ils serviront de modèles aux pays francophones.

 

Gérard Galtier, "Les langues africaines, l'éducation et l'édition"

NDLR : Terangaweb a publié la première partie de cet article sous le titre : Panorama des langues africaines

Crédit photo : http://www.abcburkina.net/ancien/photos/alfa_peul/alfa_p_55.jpg 

 

Panorama des langues africaines

La question des langues en Afrique peut être abordée de multiples manières. Il existe d'abord les langues officielles (exemples, le français au Mali, l'anglais et le swahili en Tanzanie) ; ce sont généralement des langues européennes parfois associées à des langues africaines. Il existe aussi les diverses langues maternelles (exemple, le sérère au Sénégal). Il existe enfin des langues africaines de grande extension adoptées comme moyen d’intercommunication par des communautés différentes. On les appelle souvent « langues véhiculaires » (exemple, le wolof au Sénégal, qui est parlé dans tout le pays, y compris en Casamance). C'est essentiellement dans les pays anglophones que les langues africaines ont un statut officiel (exemple, le tswana au Botswana). Dans les pays francophones, le français est généralement la seule langue officielle. Quant aux « langues véhiculaires », elles se sont répandues soit parce qu'elles étaient les langues d'anciens royaumes de la période pré-coloniale (l'ancien Mali ou l'ancien Kongo), soit parce qu'elles étaient des langues commerciales utilisées par les négociants sur les marchés (le swahili), soit parce qu'elles ont été utilisées par les armées des pouvoirs coloniaux (le lingala au Congo-Kinshasa), soit parce qu'elles étaient la langue de la capitale des nouveaux Etats africains, soit plusieurs de ces raisons à la fois.

Parmi ces langues véhiculaires, on peut citer :
– A l'ouest, le wolof qui se répand dans tout le Sénégal, car il est la langue majoritaire du pays et celle de la capitale, Dakar.
– Puis le mandingue (bambara du Mali, malinké de Guinée, dioula du B.F et de C.I.), qui continue à se propager. Ce fut la langue de grands empires ou royaumes dans le passé ; c'est une langue commerciale au Burkina Faso et en Côte d'ivoire ; c'était la langue la plus utilisée dans les troupes coloniales françaises ; c'est la langue de Bamako, la capitale du Mali.
– Le haoussa, qui est son équivalent plus à l'Est. Il n'a pas encore achevé son expansion et tend à recouvrir l'ensemble du Niger et tout le Nord-Nigeria.
– Le sango, qui est la langue véhiculaire de la Centrafrique. Il s'est formé à partir du yakoma (ou ngbandi) qui était pratiqué par les riverains du fleuve Oubangui et était devenu une langue commerciale. Il fut adopté par les militaires de l'armée coloniale française et se répandit dans tout le territoire de la Centrafrique et même au sud du Tchad. Le sango est la langue courante de Bangui, la capitale de la Centrafrique.
– De même, le lingala qui était une langue pratiquée par les riverains du fleuve Congo au nord de Brazzaville et Kinshasa. Il fut encouragé par les autorités belges en tant que langue commune des forces armées. Actuellement, le lingala est la langue courante de Kinshasa et d'une grande partie de Brazzaville, ce qui favorise son expansion.
– Le swahili, qui était la langue de Zanzibar et de la côte orientale de l'Afrique. Il était utilisé comme langue commerciale avant la colonisation ; par la suite, il fut encouragé par différentes puissances coloniales, ce qui a permis son extension actuelle. D'autant que le gouvernement de la Tanzanie (grâce au président Nyerere) a adopté une position de soutien systématique au swahili. Cela fut favorisé par le fait que les autres langues de la Tanzanie n'étaient pas assez importantes numériquement pour le concurrencer.

Les langues véhiculaires s'imposent comme moyen de communication privilégié dans les grandes villes de l’Afrique noire moderne. Ces mêmes langues se diffusent, par la suite, dans les campagnes. Il faut, par ailleurs, citer le peul qui est une langue très répandue, à cause des migrations de ses locuteurs, des pasteurs nomades qui avaient créé de nombreux Etats dans l'Afrique occidentale précoloniale. Mais le développement actuel du peul est entravé par le fait qu'il se retrouve généralement en concurrence avec d'autres langues africaines, et qu'il ne constitue la langue commune d’aucune capitale africaine. Le peul a donc essentiellement un rôle de langue régionale, par exemple au Nord-Cameroun.

L'éducation

Sous la colonisation, il y eut deux politiques linguistiques différentes selon les Etats colonisateurs. On peut distinguer la politique « latine » et la politique « germanique ». La politique latine fut celle des Français et des Portugais ; la politique germanique fut celle des Anglais, des Belges, des Blancs d'Afrique du Sud et des Allemands. La politique latine, pratiquée par les Français et les Portugais, consistait à n'utiliser que la langue européenne dans l'éducation scolaire et l'administration. C'est-à-dire que la seule langue écrite était le français ou le portugais. Les langues africaines restaient exclusivement orales.

La politique germanique, pratiquée par les Anglais, les Belges, les Blancs d'Afrique du Sud et les Allemands, consistait à associer les langues africaines et les langues européennes. Dans les échelons de base, les langues africaines étaient privilégiées, que ce soit dans l'éducation primaire ou dans l'administration locale. Par ailleurs, on favorisa certaines langues qui semblaient être en expansion ou numériquement plus importantes. C'est ainsi que les Belges choisirent quatre langues africaines pour leur colonie du Congo : le kikongo, le lingala, le tshiluba et le swahili. Le français était peu utilisé par les Belges, d'autant que la majorité des missionnaires et des colons étaient flamands.

Au moment de l'indépendance, les anciennes colonies françaises gardèrent le français comme langue administrative et d'enseignement pour différentes raisons :
– Les nouvelles élites étaient scolarisées en français, et elles étaient plus désireuses de diffuser la science moderne que de préserver les cultures africaines.
– Le modèle à imiter était la France. La priorité était donc d'adopter la langue française.
– Il existait souvent plusieurs langues africaines concurrentes entre lesquelles il semblait difficile de choisir.
– Les langues africaines n'étaient pas assez étudiées ou codifiées pour permettre leur enseignement ou leur utilisation officielle.

De leur côté, les nouvelles autorités du Congo belge (devenu Zaïre par la suite) choisirent d'abandonner les langues africaines en faveur du français, car elles estimaient que les colonisateurs avaient utilisé ces langues pour maintenir les populations locales dans l'ignorance et le sous-développement. A partir du début des années 60, la politique linguistique est donc généralement identique dans les pays francophones d'Afrique (qu'ils aient été colonisés par la France ou la Belgique) : le français est la seule langue utilisée dans l’administration et l'enseignement officiel.
De même, les pays lusophones, après leur indépendance, utiliseront presque uniquement le portugais comme langue administrative et d'enseignement. Les pays anglophones, l'Afrique du Sud et la Namibie continueront pour leur part à associer les langues africaines et l'anglais.

 

Gérard GALTIER, "Les langues africaines, l'éducation et l'édition", 1ère partie de l'article, 

La seconde partie : L'échec du passage à l'écrit des langues africaines

 

Le français est un frein à l’alphabétisation en Afrique francophone

Roger Dehaybe est un homme de culture et un haut diplomate de nationalité belge. Il a présidé le « Comité de réflexion pour le renforcement de la Francophonie » dont les conclusions ont fourni la base du nouveau cadre institutionnel de la Francophonie. De 1999 à 2005, Roger Dehaybe était l’administrateur générale de l'Agence intergouvernementale de la Francophonie (AIF). C’’est donc un homme du sérail longtemps au cœur de l’action de la francophonie qui nous livre son regard sur cette organisation et sur cet espace international.

Bonjour M. Dehaybe. Vous avez piloté la réforme de la francophonie. Quel rôle peut jouer cet espace de coopération dans les relations internationales ?
Il faut d’abord dire qu’est ce que c’était que la francophonie avant et qu’est ce qu’elle est devenue aujourd’hui. La francophonie telle qu’elle a été imaginée dans les années 1960 était pour beaucoup un instrument néocolonial, mais qui, en quelque sorte, a bien tourné. Plusieurs avaient une vision nostalgique et espéraient que, grâce à la langue française, les gens garderaient un même système de pensée. Mais à côté, heureusement, des personnalités ont développé une réflexion plus politique et plus élaborée. Je pense surtout à Senghor et Césaire. Dans les années 1930, des africains, des antillais, des afro-américains, développent, à Paris, une réflexion sur leur identité. C’est de cette réflexion que naitra le concept de « négritude »: nous les Nègres sommes porteurs de culture, de valeurs, et entendons apporter notre pierre à l’édifice de la culture mondiale. Ainsi, ils étaient dans une démarche de refus du modèle culturel dominant européen. Quand Senghor devient chef d’Etat, il milite pour créer une francophonie qui soit un espace à l’intérieur duquel des cultures différentes pourront communiquer grâce à une même langue en commun. Ainsi, quand je parle de ma culture à des Vietnamiens qui me parlent des leurs, grâce à « la langue de partage » on parvient à communiquer, et dans cette démarche, nous renforçons nos spécificités. Dans cet esprit, la francophonie est sans doute la seule organisation internationale qui se propose de développer et de renforcer les différences appréhendées comme une valeur ! Alors que l’UE veut supprimer tout ce qui est différent entre les Européens, la francophonie, elle, est un espace qui veut permettre à chaque culture et à chaque peuple de s’affirmer comme différent de l’autre. C’est assez paradoxal : grâce à une langue de communication internationale, on donne la possibilité à des cultures de s’affirmer et de se renforcer. 

A ce propos, il y a un concept avec lequel je ne suis pas d’accord : c’est le terme de « culture francophone ». C’est un contresens. Comme de dire par exemple que la langue française est la « langue des droits de l’homme » : au XII° siècle, les Mandingues avait déjà fait leur propre charte des droits de l’homme. Toutes ces affirmations, ce sont les séquelles de la francophonie des années 1960. Heureusement, elle n’a pas duré longtemps, c’est celle de Senghor qui a gagné.

De manière plus particulière, en quoi la francophonie peut participer au développement de l’Afrique ?
On peut utiliser la langue française comme un outil de développement. Il y a eu une mauvaise lecture de la francophonie qui a longtemps considéré que sa seule finalité c’était la langue française en soi. La langue française est un outil, non un objectif. Quand nous nous battons pour maintenir le français dans l’UE et à l’ONU, c’est pour que les pays francophones ne soient pas marginalisés diplomatiquement, donc on protège des intérêts stratégiques. La défense de la langue française c’est aussi un moyen pour que les pays du Sud francophones puissent garder toute leur place dans les organisations internationales et continuent à se faire entendre sur la scène internationale. 

En tant qu’outil de communication, d’échanges, le français est un facteur de développement pour les populations qui le partagent. Ainsi, par exemple dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Aujourd’hui, 5% des pages internet au niveau mondial sont en français, alors que les francophones représentent 2% de la population mondiale. Les francophones ont donc une visibilité plus forte que leur place réelle.

Est-ce que la francophonie ne se construit pas à l’encontre des cultures des pays qui en font partie ?
Dans toute organisation internationale, vous avez un problème de rapport de forces : la francophonie est principalement portée par la France. La première image qu’on en a, c’est celle de la puissance de la France. Ce n’est pas une critique que je porte, c’est un constat : tous les pays utilisent une organisation internationale pour faire avancer leur propre agenda. Je ne reproche pas à la France de peser sur la francophonie, mais il appartient aux non-Français de faire en sorte que ce rapport de forces reste équilibré. 

J’aimerai prolonger votre question sur un aspect qui me tient particulièrement à cœur, la question de l’éducation. A mes yeux, une des raisons de l’échec des politiques d’éducation dans les pays francophones, c’est le fait qu’on alphabétise en français. 95% des enfants en Amérique latine sont alphabétisés dans leur langue maternelle, 70% en Asie et 13% seulement en Afrique francophone. Tout le système francophone d’éducation est resté sur le modèle néocolonial qui ignore les langues locales.

Pour l’enfant européen, sa formation c’est : l’école, la famille, la télévision, internet. En Afrique : l’enfant n’a pas internet, la télévision par intermittence, il lui reste l’école, mais il n’a pas la famille, car quand il rentre de l’école, ses grands-parents ne savent pas lire des livres écrits dans une autre langue. Cessons de croire ou de dire que tous les citoyens des pays francophones connaissent le français. Le dernier et passionnant rapport sur l’état de la langue française réalisé par l’OIF est éclairant : ainsi, par exemple, ce rapport donne pour le Niger, pays fondateur de la Francophonie (Traité de Niamey) le chiffre de 12% de francophones ! On perd l’impact de l’éducation familiale dans la formation scolaire des enfants. L’enfant africain est le seul enfant du monde qui n’a pas la possibilité d’apprendre avec ses grands-parents. 

Il existe pourtant une solution alternative : la pédagogie convergente. Les premières années de l’école, on apprend à l’enfant à lire et écrire dans sa langue maternelle, et c’est seulement à partir de l’équivalent du CE1 qu’on lui apprend la langue française. Les expériences pilotes ont prouvé que l’enfant qui a appris le français de cette manière, le connait mieux que les autres : on a un taux de réussite du primaire au secondaire supérieur à celui de la pédagogie traditionnelle. En plus, la pédagogie convergente est moins chère que la pédagogie traditionnelle. Cette approche, qui est celle de l’Amérique latine, de l’Asie, n’est pas mise en œuvre en Afrique francophone si ce n’est de manière extrêmement limitée (expérimental !). 

Il y a plusieurs raisons à cela. Le français reste pour tous ces pays la langue de l’unité nationale et territoriale. Si on doit prendre en compte les langues maternelles des uns et des autres, il va falloir faire une politique de décentralisation, alors que le français est la langue de la centralisation. Deuxièmement, il n’y a pas de marché pour les manuels scolaires dans les différentes langues africaines, notamment celles qui concernent des communautés réduites. Les parents ont aussi des complexes par rapport aux langues ethniques, ils préfèrent envoyer leurs enfants dans des écoles classiques. Dans ces cas de figure, la langue française s’oppose en effet aux langues et aux cultures locales, et il y a beaucoup de complices à cet état de fait. Il faut faire attention à ce que le français ne serve pas une politique de répression des cultures et des langues des différents pays. On ne prend pas assez garde à cela.

Propos recueillis par Marwa Belghazi et Emmanuel Leroueil