Un mouvement qui fait des adeptes
L’Afrique du Nord occupe une place stratégique dans le bassin méditerranéen, c’est un carrefour de civilisations frontalier de l’Europe et de l’Asie où la religion musulmane s’est culturellement installée. Dans l’agitation des grandes villes, l’étalement des richesses et l’occidentalisation des mœurs désorientent une partie de la jeunesse qui ne sait plus où se situer entre mondialisation et traditions. Les études scolaires voire universitaires ne conduisent que très peu souvent à des emplois ou des rémunérations espérées. Beaucoup doivent se résoudre à rejoindre un travail avec peu de perspectives ou apprendre à se débrouiller par soi-même.
Encadrées par les codes du mouvement ultra, les tribunes sont devenues un endroit privilégié par des milliers de jeunes de cette génération pour s’exprimer. L’effet de masse désinhibe et l’esprit de famille véhiculé rassure.
En traversant la Méditerranée, le mouvement Ultra a subi une évolution qui symbolise bien son adaptation dans la région. Chaque nouvelle saison de football est marquée par la sortie des albums regroupant les nouveaux chants des différents groupes de supporters. Comme si les jeunes, ici, avaient beaucoup de choses à dire… Ils chantent à la gloire de leurs clubs et de leurs couleurs et moquent leurs rivaux, bien sûr. Mais ils font aussi l’éloge de leur style de vie et dénoncent les agissements répressifs des forces de l’ordre. Des chants qui rassemblent et dans lesquels peuvent s’identifier les jeunes. Disponible en libre écoute sur Internet, le phénomène viral accroît la propagation de « l’esprit » Ultra. Bien au-delà des stades. Bien au-delà des traditionnels magazine « fanzines » de la culture ultras européenne.
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Un mouvement qui dérange… et dérape
En encourageant son équipe avec fanatisme au sein d’un groupe associatif organisé, que ce soit pour les matches à domicile, ou lors des déplacements, les ultras se placent souvent aux frontières de la loi. Dans des affrontements avec les groupes adverses, les forces de l’ordre, ou les deux. Les agissements ont lieu au sein du stade parfois et dans la rue souvent. Les policiers sont obligés de réagir par anticipation et amplifient le phénomène d’opposition et de rébellion.
Quand les médias locaux parlent des ultras, c’est pour aborder des faits divers de débordements. C’était le cas lors du match de championnat marocain de botola pro, entre les l’AS FAR et le DHJ, le 19 octobre dernier au stade du centre de Rabat. L’arbitre a dû interrompre le match suite à une altercation en tribune entre Ultras de l’AS FAR. En direct à la télévision, les forces de l’ordre n’ont pas su tenir leurs positions. Pire, en voulant intervenir, cela dégénère et un policier finit par se fait tabasser sur le terrain. Les interpellations et les condamnations interviendront rapidement après le match, mais la démonstration de force est faite, sous les chants de la tribune. Ces actualités font la « une » et sont à chaque fois abordées avec beaucoup de véhémence. Elles peuvent pourtant trouver un écho favorable pour toute une génération de jeunes qui ne trouvent pas leurs places dans le système. Dans des pays aux régimes autoritaires où la classe moyenne tarde à émerger, le mouvement ultra se marque comme un courant contestataire qui rassemble. Il devient même omniprésent dans certains quartiers où les Fresques et Tags marquent les territoires. Les jeunes viennent chercher leurs doses de liberté hebdomadaire au stade, et alimentent leurs combats dans une ambiance de fête. Des joints de haschich circulent lors des différents rassemblements tout comme l’alcool et des pilules de drogue. Ajouté aux frissons des matchs et aux déplacements en camionnette à travers le pays, cette vie de rebelle fait beaucoup d’adeptes.
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En Égypte, autour d’un championnat de football historique avec des clubs datant de l’époque coloniale, certaines équipes ont des identités fortes et des rivalités prononcées. Une aubaine pour les Ultras du Al Ahly SC, dont la popularité et l’image de « club du peuple » de leur équipe a permis l’ouverture de section de supporteur dans de nombreuses villes du pays. Partout où joue le club, les Ultras Ahlawy sont présents. Ils dérangent et sont confrontés aux forces de sécurité dans toutes les villes du pays, car où qu’ils aillent, on redoute leurs présences. Après la révolution du printemps arabe, les généraux militaires du SCAF ont rapidement mis à profit le temps qu’ils passent au pouvoir pour faire payer aux UA 07 leurs investissements dans les manifestations de la place Tahrir. Ils savaient très bien que la révolution n’était pas une finalité pour eux, et que la menace se représentera lors des prochaines grandes manifestations civiles. Les ultras n’ont jamais cessé de pousser des chants contestataires et de se frotter à la loi. En plus des 74 victimes, la tragédie de Port-Saïd a provoqué l’arrêt du championnat pour 2 années. En guise d’avertissement et d’ultimatum. Mais dès que cela a été possible, notamment lors des compétitions continentales de la CAF, les Ultras cairotes ont montré qu’ils sont toujours là, plus solidaires et soudés que jamais. Pourtant, les matchs étaient organisés loin de l’agitation du Caire, à El Gouna, station balnéaire plus connue pour son spot de kitesurf que son stade de football. La volonté de ne pas voir de supporter était affichée. Manqué ! Plus de 5000 personnes se sont déplacées à plusieurs reprises, en reprenant leurs chants et leurs nombreuses animations derrière leur bâche et leurs drapeaux. À la vie, à la mort.
Même contre sa propre équipe
Les Ultras ont besoin de leurs clubs pour exister. Lorsque l’intérêt sportif est faible, il est toujours plus difficile de rassembler du monde et de s’enthousiasmer. L’effet de masse est important pour affirmer la force du groupe. La frustration grandissante, les supporteurs n’hésitent pas à reprendre avec ardeur leurs équipes s’ils estiment qu’elles ne donnent pas leurs maximums. Ils ne tolèrent pas que des joueurs, qui ne sont que de passage dans leurs clubs, puissent mettre en péril la raison de leurs combats. Parfois cela dégénère. Vient alors la fâcheuse habitude, prise sur tout le continent, de jeter sur le terrain ce qu’il est possible de lancer. Dans les stades généralement vétustes, on trouve toutes sortes de débris. Ce qui a conduit au fait-divers tragique de Tizi Ouzou où le jeune joueur camerounais Albert Ébossé est victime d’un jet de pierre fratricide. Un geste qu’il faut condamner sévèrement, mais pas au détriment du mouvement Ultra. Lui, il n’est pas le coupable. Au contraire, il est le fruit de la négligence du système, dans la faillite de son éducation, la faillite de sa répression, la faillite de son entretien des lieux publics… Le stade est un reflet de la société.
Pierre-Marie Gosselin
Illustration 1 : Plaquette de présentation de l’album 2013 des ultras Helala Boys HB07 du KAC de Kenitra au Nord du Maroc. Lien
Illustration 2 : Photo illustrant les affrontements du 20/10/2014 entre les Ultras et la police. Lien vidéo
Illustration 3 et 4 : Photos publiée sur la page facebook officiel des Ultras Samba Boys , groupe de la zone amazigh de la JSK Kabylie après la mort d’Albert Ebossé : lien