L’OTAN emporte le vent… de la Révolte

Le vent de la Révolte souffle sur le monde depuis février et le trouble ivoirien jusqu’à la mort de Kadhafi le 20 octobre dernier, en passant par les révolutions égyptiennes et tunisiennes. Rien de tout cela n’aurait pu se faire sans l’OTAN. Mais, le 23 octobre la Charia a été proclamée en Libye et un parti islamiste arrive en tête des élections tunisiennes. Quel regard doit-on alors avoir sur l’action de l’Otan ?
 
L’OTAN a deux visages. D'un côté, ceux des ivoiriens en mesure de voter, eux qui étaient privés d’élections depuis 2000 ou des des foules en liesses de la place Tahrir ou de Benghazi. Et de l’autre, Celui d’un Laurent Gbagbo, humilié en compagnie de sa femme en pleurs, devant les télévisions du monde entier. Ou encore, celui d’un Mouammar Kadhafi vulgairement lynché sur le capot d’une jeep, du côté de Syrte. C’est de ce second visage de l’OTAN dont il sera question, dans cet article.
 
L’OTAN a incontestablement aidé ces différents pays à se libérer de leurs « dictateurs » respectifs. Mais qu’en est-il à présent ? Le 23 octobre dernier, soit moins de 72 heures après la mort du Colonel Kadhafi, Mustafa Abdul-Jalil, président du Conseil National de Transition (CNT), a proclamé l’instauration de la Charia en Libye. Le lendemain, en Tunisie, c’est le parti islamiste Ennahda –certes modéré- qui remporte les élections.
 
L’OTAN est-elle légitime ?
 
Ces événements très récents tendent à prouver une chose pourtant évidente : la démocratie n’est pas un produit d’exportation. Il serait utopique de croire que la simple disparition d’un « dictateur » puisse entraîner un pays dans un processus de démocratisation. Pire, l’action des forces de l’OTAN a provoqué des troubles susceptibles de propulser les pays concernés dans le chaos. Opposition entre les Forces Nouvelles et l’armée régulière en Côte-d’Ivoire. Guerre civile en Libye.
 
Les réponses exogènes à un problème endogène ne semblent pas être des solutions sur le long terme comme le prouvent les guerres d’Irak et d’Afghanistan. Il paraît incongru de décider pour un peuple du moment où il doit être libéré. La question soulevée ici est celle de la souveraineté nationale. Fallait-il le concours de l’OTAN pour que Libyens et Ivoiriens se débarrassent de leurs dirigeants ? Seront-ils en mesure de mener le processus démocratique à son terme sans aide extérieure ?  Il n’est en aucun cas question de remettre en cause la disparition des dictateurs, mais comme le dit un jeune Libyen après la déclaration d’Abdul-Jalil : « Nous n’avons pas vaincu Goliath pour vivre maintenant sous l’Inquisition. » (source : LeProgrès.fr  )La souveraineté du peuple par le peuple, pour le peuple, réside avant tout dans sa capacité à relever, seul, les défis qui lui sont posés.
 
La contestation de l’action de l’OTAN est motivée également par sa légitimité, qu’il est intéressant de remettre ici  en cause.
L’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord est née le 4 avril 1949 dans un contexte de Guerre froide. Réponse à la doctrine Jdanov (1947) et au coup de Prague (1948), l’organisation politico-militaire cherchait avant tout à protéger son territoire (bloc de l’Ouest) contre d’éventuelles attaques du bloc soviétique. L’OTAN est donc initialement un organe de défense. Défense du territoire. Défense des valeurs véhiculées par le bloc occidental : libertés individuelles, démocratie, libéralisme économique. Peu à peu, l’OTAN va se substituer, en partie, à l’ONU dans la défense de la paix dans le monde. Aujourd’hui l’OTAN semble être une organisation toute puissante, faisant la pluie et le beau temps sur tel ou tel Etat, décidant unilatéralement du devenir des peuples.
 
 
La révolte ne devient révolution positive qu’à la condition que le nouveau régime, une fois installé, s’avère meilleur que le précédent. S’il est bien sûr trop tôt pour tirer des conclusions sur les changements qui s’opèrent en ce moment, on peut affirmer que l’OTAN a volé à ces peuples leurs révolutions. L’OTAN a emporté avec elle le vent de la révolte, pour des raisons bien éloignées de celles qu’elle prétend défendre.
Face à cela, la même question que pour les autres organisations internationales, se pose : à qui l’OTAN doit-elle rendre des comptes ?
 
Giovanni C. DJOSSOU
 
Sources :
·         http://www.nato.int
·         http://www.leprogres.fr

Vie(s) et mort du Colonel Khadafi

L’étonnante vague de sympathie que le Colonel Khadafi a réussi à créer en sa faveur, au cours des deux dernières décennies de son règne rend, pour certains, impossible d’évoquer sa fin sans immédiatement se raccrocher à leur sempiternel prêt-à-penser : l’anti-impérialisme. Qu’on ne s’y méprenne pas : ce n’est pas un anti-impérialiste que le CNT libyen a exécuté (nous reviendrons sur ce point) hier, c’est avant tout un dictateur fou, brutal et sanguinaire à la Amin Dada. Et ses excentricités ne doivent pas voiler la nature violente de son régime.
 
Derrière les insanités contenues dans son « Livre Vert »[1], les titres grandiloquents (« roi des rois et chefs traditionnels d’Afrique »), les amazones, la tente bédouine, ses travers de pétomane, derrière tout ça, il y avait un homme impitoyable avec ses adversaires et d’une brutalité inimaginable.
 
Comment croquer une personnalité aussi… multiple. Dans le même homme, il y avait :
 
le Khadafi des attentats de Lockerbie et le Khadafi qui soutint Mandela (un des petits-fils Mandela se prénomme… Khadafi) ; Khadafi, l’anticolonialiste, le nationaliste qui ferma les bases anglaises et françaises en Libye et Khadafi l’oppresseur des Libyens qui ordonna l’exécution de 1270 prisonniers politiques en 1996 ; Khadafi le héraut de l’unité africaine  et Khadafi le financier, le formateur des rébellions sierra-léonaises et libériennes ;
 
Khadafi l’Africain qui apportait 15% du budget de l’UA, payait les parts des pays les plus pauvres et Khadafi l’ami de Dada et de Mugabe, Khadafi qui giflait son ministre des Affaires étrangères en pleine réunion de l’Union ; Khadafi précurseur de Chavez et de ses mallettes de pétrodollars et Khadafi des 30% de chômeurs ; Khadafi le « théoricien social » et le Khadafi de la corruption, de la fin des libertés publiques, de la suppression de la représentation nationale ; 
 
Khadafi le « Guide » et Khadafi des femmes, Khadafi le violeur, Khadafi le tortionnaire des infirmières bulgares ; Khadafi le Père aimant et Khadafi le Patriarche cruel qui promettait de « nettoyer » les rebelles « ville par ville, rue par rue, cour par cour, jusqu’au dernier » ; Khadafi l’intraitable et Khadafi le fou. La tragi-comédie aura duré quarante-deux ans.
 
Les conditions de son décès sont ce qu’elles sont. Les sources divergent et se contredisent, mais un fait est établi : Khadafi a voulu se rendre, il a d’abord été blessé, dans le cafouillage qui a suivi, il semblerait qu’on ait pensé le conduire à l’hôpital puis que les rebelles se soient ravisés (ou aient affronté – c’est improbable – une attaque des dernières forces Khadafistes), l’aient descendu du pick-up et exécuté d’une nouvelle rafale avant de livrer un instant sa dépouille aux vandales, au milieu d’ « Allah Akbar » assourdissants. Tout cela dans une vision d’horreur : un homme en sang, agité presque dément et hurlant des phrases incompréhensibles qu’on tire d’une voiture puis qu’on abat et dont on martyrise la dépouille. Chacun se fera son opinion – certains considèreront qu'on ne bat pas un moribond et qu'on n'exécute pas un chef d'Etat…
 
Le CNT rétropédale aujourd’hui et annonce un enterrement discret, à l’abri des regards. C’est une sortie sordide. Et bouffonne. Elle arrange tout le monde (sauf les victimes) : les adversaires d’antan, les camarades de l’anti-impérialisme, les anciens griots du Khadafisme servant aujourd’hui le CNT et même les partisans de la dé-pariahisation.
 
La Guerre en Libye est « terminée » selon Alain Juppé, le ministre Français des Affaires Étrangères (déclaration assez irréelle sur Twitter sans consultation de l’OTAN). Les premières villes « soulevées » réclament aujourd’hui leur part, après le « parti des fusillés » en France, la Libye nous offre celui des « soulevés ». Une longue période grise s’annonce pour la Libye qui devra se reconstruire. Une plus lourde période de réflexion s’ouvre pour l’Union Africaine qui perd son Parrain et s’est ridiculisée tout au long du printemps Arabe. Une Union Africaine qui ne s’est toujours pas prononcée sur la mort du colonel…
 
Joël Té-Léssia

 


[1] Un de mes professeurs de relations internationales, en Colombie, nous conseillait très sérieusement de lire ce « livre » qui contenait des idées révolutionnaires. Je ne le nommerai pas ici, mais la liste est longue des cocus du khadafisme.

 

 

 

 

Omar El Mokhtar, le Lion du désert

S’il existe une figure majeure dans l’Histoire mouvementée de la Libye, c’est bien Omar El Mokhtar, leader de la résistance anticoloniale. Il constitue dans son pays le héros et le martyr d’une époque fondatrice, alors que son parcours et sa personnalité restent une référence pour l’ensemble du monde arabo-musulman. Si Mouammar Kadhafi y a souvent fait référence, les opposants à son régime  n’hésitent pas aujourd’hui à brandir les portraits d’Omar El Mokhtar comme un symbole de leur liberté à reconquérir.

Les premières batailles

Omar El Mokhtar est né vers 1861 dans le village de Janzour en Cyrénaïque, dans l’Est de la Libye. Ayant grandi dans un milieu tribal, il reçoit une éducation religieuse auprès des maîtres soufis de sa région qui appartiennent à la puissante et influente confrérie Senoussie. Alors que son père disparait lors d’un pèlerinage à la Mecque, il est adopté par un cheikh de la confrérie et en fréquente les mosquées et les écoles.

Omar El Mokhtar progresse rapidement au sein des Senoussis, parmi lesquels il est particulièrement reconnu pour son humilité et ses aptitudes oratoires et dirigeantes. Le chef des Senousis à l’époque, Cheikh El Mahdi El Senoussi aurait même déclaré à son égard que « si nous en avions dix comme Omar El Mokhtar, cela nous aurait suffit ». Il fut alors désigné comme cheikh d’une zawiya (« monastère » soufi), partageant avec les habitants de la région ses connaissances religieuses et s’efforçant de  régler les fréquentes querelles tribales. Parallèlement, il démontre de grandes aptitudes militaires lorsqu’il est envoyé avec un groupe de Senoussis en 1899, pour combattre l’armée Française au Tchad et assister le souverain local Rabih az-Zubayr. Dés cet époque, son courage est légendaire : son surnom de « Lion du désert » lui aurait d’ailleurs été donné quelques années plus tôt lors d’un voyage vers le Soudan durant lequel il réussit à tuer à lui seul un lion qui terrorisait les caravanes passant dans les parages.

La Libye est alors le dernier territoire de la région à ne pas être colonisé par les Européens: l’Algérie et la Tunisie voisines sont passées depuis plusieurs décennies sous la domination de la France alors que l’Égypte est entre les mains des Anglais. La Libye reste le dernier bastion Ottoman en Afrique du Nord, et ce jusqu’en 1911, date à laquelle les Italiens s’engagent dans la conquête d’une terre qui leur parait être une proie facile et  espérant ainsi s’étendre et « rattraper » leur arrivée tardive dans la course coloniale. 

Un corps expéditionnaire de 20 000 hommes est débarqué, faisant face à une garnison turque de quelques milliers d’hommes seulement (dont faisait partie Mustapha Kemal, fondateur de la Turquie moderne). C’était sans compter sur la détermination de la garnison et la mobilité des bédouins qui s’y rallièrent, infligeant une série de revers qui obligea les Italiens à quintupler leur corps expéditionnaire et à engager des négociations avec l’Empire Ottoman, lui accordant des contreparties territoriales en Méditerranée pour renoncer à sa souveraineté sur la Libye.

La Libye devient officiellement une colonie Italienne, mais ne sera jamais pacifiée pour autant. En effet, les tribus locales poursuivent leur résistance de manière quasi-ininterrompue et adoptent des techniques de guérillas auxquelles les Italiens ont du mal à faire face. Ces derniers contrôlent le littoral, qu’ils occupent et dont ils s’approprient les terres. Mais l’arrière pays désertique et la région montagneuse et boisée du Djebel Akhdar à l’Est servent de refuge à Omar Mukhtar et ses hommes. Ceux-ci utilisent leur excellente connaissance de la géographie locale et leur mobilité pour harceler les troupes italiennes, tendre des embuscades, attaquer des postes isolés et couper les lignes de ravitaillement. Omar Mukhtar, qui n’était qu’un simple enseignant dans une école coranique avant l’invasion Italienne, s’avère un excellent tacticien dans la guérilla du désert et enregistre des succès qui étonnent et exaspèrent les Italiens.

Le combat contre les Fascistes

L’arrivée au pouvoir des Fascistes en Italie complique davantage le conflit en Libye. Mussolini entend éteindre à tout prix cette « rébellion de bédouins » qui tient en échec l’armée Italienne depuis plusieurs années et qui limite ses projets expansionnistes en Afrique. Les Italiens tentent d’abord d’acheter la paix en proposant une pension conséquente et des terres aux principaux meneurs du mouvement de résistance. Alors que le chef de la confrérie Senoussie accepte de signer un accord avec les Italiens, Omar El Mokhtar refuse catégoriquement de déposer les armes en invoquant que la lutte armé est un devoir religieux. Contrairement aux calculs peu scrupuleux des gouverneurs Italiens, le mouvement ne faiblit pas.

Mussolini décide alors d’employer la manière forte et d’envoyer des généraux aux méthodes radicales pour mater la résistance. Les Italiens se concentrèrent sur les ravitaillements pour affaiblir un ennemi insaisissable, en déployant des barbelés aux frontières (notamment avec l’Egypte) et en employant des moyens de terreur pour dissuader la population d’aider les hommes d’Omar el Mokhtar.

En particulier, le Général Graziani s’employa à regrouper la population dans de véritables camps de concentration dans lesquels périrent des Libyens par milliers à cause du manque de vivres ou de maladie. Des exécutions sommaires « pour l’exemple » sont fréquentes, les récoltes et certains villages sont brulés afin d’intimider les tribus qui chercheraient à se rallier à la résistance. L’armée Italienne emploie également des moyens militaires lourds, notamment l’aviation et les blindés (qu’elle sera la première à employer dans le désert). Enfin, la conquête de plusieurs oasis dans le sud (notamment Koufra en janvier 1931) infligea de sérieuses difficultés à Omar el Mokhtar, dont l’armée manque cruellement de vivres et de munitions.

En septembre 1931, après prés de deux décennies de résistance, Graziani parvient enfin à capturer son adversaire Omar el Mokhtar au cours d’une embuscade dont ce dernier est le seul survivant. Le vieux cheikh (il a alors environ 70 ans) est rapidement transféré à Benghazi et jugé dans les jours qui suivirent. Après un procès qui dura à peine une heure, il fut condamné à mort par pendaison, et exécuté dés le lendemain matin devant plusieurs milliers de personnes. Il déclara juste avant sa mort : « Ma vie sera plus longue que celle de ceux qui me pendent ».

Omar el Mokhtar deviendra ainsi la figure centrale de la Libye indépendante, et continue d’être célébré comme un héros de la lutte anticoloniale par les nouvelles générations. Un film intitulé « Le Lion du désert » lui a même été dédié, avec Anthony Queens dans le rôle d’Omar el Mokhtar et Oliver Reed dans celui du Général Graziani, et est devenu un chef d’œuvre du cinéma.

Nacim KAID SLIMANE

Libye : chronique d’une révolte annoncée

« Pourquoi voulez-vous qu’on me critique ? Moi je ne dirige rien, je n’ai pas le pouvoir, pas de compétences politiques ou administratives. C’est le peuple qui gère ses affaires, c’est lui qui détermine les lois et qui prend les décisions ». Voici les déclarations du colonel Kadhafi le 12 décembre 2007, à Paris, lors d’un entretien accordé à David Pujadas.
 
Pour tout citoyen d’une démocratie moderne, la mise en scène politique et le vocabulaire employé en Libye semble tout droit sorti de l’univers de Kafka. Le colonel Kadhafi n’est en effet ni Président, ni chef de gouvernement mais Frère Guide de la Révolution et Roi des Rois d’Afrique. En effet, tel que le prévoit le fonctionnement des institutions libyennes, le colonel Kadhafi n’est qu’un simple conseiller. Le peuple libyen, libre et seul maître du pouvoir, se réunit en congrès populaire pour discuter et décider des propositions faîtes par le Guide. Comme chacun de nous peut aujourd’hui le constater, la réaction et la réponse du Guide au soulèvement populaire sont en totale adéquation avec les présupposés théoriques énoncés ci-dessus.
 
L’auteur de ces lignes a vécu en Libye pendant 6 mois, entre janvier et juin 2009, et l’avenir de ce pays paraissait déjà particulièrement incertain. Le régime mis en place par Kadhafi depuis plus de 40 ans n’était pas préparé à affronter ni les évolutions sur la scène intérieure, ni les défis sur le plan international. Déjà en 2009, le Guide semblait être arrivé à un point de non-retour pour quatre raisons : son régime était largement déconnecté des réalités locales et de la population, il régnait une atmosphère de fin de règne qui n’arrangeait rien à l’immobilisme d’un régime miné par la corruption, les institutions publiques et les circuits décisionnels semblaient totalement paralysés et enfin la société civile était caractérisée par un grave manque de personnalités publiques et d’intellectuels à même de penser et de mettre en œuvre une quelconque réforme.
 
Le Guide et son régime sont en effet totalement déconnectés des réalités locales et de la population, en particulier de la jeunesse. Une des particularités de la Libye est son taux de fécondité très élevé, de l’ordre de 3,15 enfants par femme. La population est donc très jeune, avec une majorité d’habitants âgés de moins de 30 ans. Comme nous avons pu le constater au début du soulèvement populaire, ce sont principalement des jeunes non armés qui constituaient le corps des troupes des opposants. C’est le symptôme d’une jeunesse qui n’a rien à perdre, livrée à elle-même, avec une formation scolaire de très faible niveau et pour qui l’avenir n’offre aucune perspective (ni en terme de formation, ni en terme d’emplois). Une jeunesse qui s’ennuie et dont la caractéristique principale est d’être bien moins docile que ses aînés. La question des rapports entre hommes et femmes n’améliore guère le paysage. Comment en effet quitter le domicile familial pour se marier (les relations amoureuses ne sont possibles que dans le cadre du mariage) sans situation professionnelle et donc sans logement ?
 
C’est ici qu’apparaît le premier grand décalage entre le Guide et la réalité. Ce dernier continue en effet de mettre en avant l’identité bédouine et tribale de son pays alors que sa jeunesse (qui constitue on le rappelle la majorité de la population) ne rêve et n’aspire qu’aux éléments les plus clinquants de la société occidentale, sans toutefois y avoir accès (téléphone portable avec écran tactile, télévision écran plat, grosse voiture, etc.). C’est dans un tel contexte que la consommation de drogue dure (facilement disponible et à bas prix), de pornographie (télévision par satellite et internet) ainsi que la prostitution ont explosé.
 
Par ailleurs, grâce à la récente ouverture du pays sur l’étranger et l’accès aux grands médias arabes, la population libyenne s’est rendue compte du grand décalage en terme de développement entre son pays et les monarchies pétrolières du Golfe (en particulier dans le secteur de la santé et de l’éducation). Il apparaît alors clairement que les réelles volontés du Guide ne sont absolument pas d’emprunter la voie du développement ni de permettre à sa population d’élever son niveau de vie.
 
Les évènements actuels mettent aussi au grand jour le rôle joué par la corruption dans le système mis en place par le Guide Kadhafi. La corruption constituait autant le ciment que la glu du régime libyen. Kadhafi assurait en effet la stabilité de son régime et son maintien au pouvoir par un subtil mélange de tribalisme et de corruption en s’achetant la loyauté des hommes forts et des seigneurs locaux. À la manière d’un chef d’orchestre qui de la pointe de sa baguette garantirait l’existence d’une mélodie harmonieuse, le Guide, du boutde son carnet de chèques, s’était fait l’arbitre des tensions tribales afin d’éviter la constitution de ligues hostiles qui auraient pu entrer en dissonance avec la voix du régime. Dans cette même logique de son maintien au pouvoir par la paix sociale, la population libyenne était conçue comme un client dont la fidélité devait s’acheter à bas coût. Les salaires étaient maintenus à un niveau assez bas mais toujours suffisant pour pouvoir s’approvisionner en produits subventionnés.
 
Le tissu socio-économique était d’ailleurs au stade embryonnaire. Même dans la région de Tripoli, seule zone sous influence directe du régime, la structure économique était très fragile. Elle était principalement constituée de bédouins, dont la sédentarisation remonte à l’accession au pouvoir du Guide en 1969, bien souvent rustres et ignares, occupés dans des emplois de faible niveau, dans une administration publique congestionnée, inefficace et corrompue. Le secteur privé était quant à lui assez peu développé, maintenu à son expression la plus primaire, que ce soit dans les services ou dans l’industrie.
 
Quant aux revenus issus de l’exploitation des ressources naturelles, une infime partie d’entre eux est investie en Libye. Il n’y a aucune volonté du Guide de créer une dynamique de développement. Bien au contraire, ces avoirs financiers sont gérés de façon tout à fait opaque avec l’aide de relais locaux en Europe centrale ou orientale et en Asie dont les pratiques sont tout autant douteuses. De cette manière, quiconque viendrait détrôner le Guide ne pourrait faire valoir les droits du pays que sur une infime partie de cette richesse. De plus, la politique panafricaine menée par Kadhafi est perçue par le peuple libyen comme une vaste entreprise de détournement de cet argent public. Une politique qui a pour conséquence d’accentuer le racisme traditionnel déjà présent parmi la population libyenne envers les Noirs.
 
En conclusion, le soulèvement populaire actuel est à mettre en lien avec ce grand décalage entre le régime de Kadhafi et sa population. Comme on peut le voir aujourd’hui à travers ses déclarations et sa réponse aux évènements, le Guide ne reconnaît pas, voire pire ignore les évolutions au sein de son pays. Bien au contraire, il se cache derrière ses lunettes de soleil afin de ne pas être aveuglé par l’éblouissante et cruelle réalité des souffrances de son peuple. 
 
 
Youssef HALAOUA