Côte d’Ivoire: Paix, sécurité et émergence

JPG_DésarmementCI 190115

Après les crises successives qu’a connu la Côte d’Ivoire lors de la décennie écoulée, les nouvelles autorités ont dès leur prise de fonction, affiché clairement leur ambition de favoriser une croissance économique à fort impact sur le développement humain.

Ainsi, les autorités Ivoiriennes, conscientes de l’importance de la stabilité économique et la paix sociale dans tout processus de développement, ont décidé de mettre un point d’honneur sur la gouvernance démocratique et la répartition équitable des richesses afin d’impliquer et de stimuler toutes les couches sociales à atteindre l’objectif commun qui est l’émergence économique de la Cote d’Ivoire à l’horizon 2020.

La population ivoirienne, qui est à majorité jeune, est confrontée au problème d’insertion dans le marché du travail et cette question de l’emploi demeure actuellement la priorité des ménages et des politiques publiques. C’est ainsi que la Cote d’ivoire a décidé d’adopter un nouveau modèle de développement pour accélérer sa marche vers l’émergence.

Cette stratégie dénommée PND (Plan National de Développement), constitue le référentiel de toute la politique économique et sociale sur le moyen et le long terme, et est aussi le cadre de coordination, de planification, de programmation et de suivi des interventions Nationales et Internationales. A travers sa mise en œuvre, le gouvernement entend rechercher l’efficacité et l’efficience (performance) dans les interventions publiques.

L’émergence qui vise une amélioration des conditions de vie des populations ne pourrait être atteinte sans le renforcement de la sécurité, de la stabilité, de la gouvernance, de la démobilisation et la réintégration des ex-combattants, et de la consolidation de l’Etat de droit afin de créer les meilleures conditions d’une paix sociale durable et de favoriser le plein épanouissement des potentialités individuelles.

Contexte

 

Selon l’ONG anti-corruption Transparency International, l’indice de perception de la corruption en Côte d’Ivoire est évalué à 2,2 sur une échelle allant de 0 à 10. En 2010, la Cote d’Ivoire était classée 146e sur 174 pays.

La corruption et autres rackets sur les routes ivoiriennes sont la plupart du temps le fait d’ex-combattants incontrôlés et livrés à eux-mêmes. Elle entraine des coûts de transaction élevés, difficiles à mesurer, en raison du caractère clandestin de ces transactions. La corruption réduit le montant des investissements et ralentit la croissance économique du pays. La dégradation du climat socio-politique conjuguée à la détérioration de l’environnement économique a contribué à l’effritement de la cohésion sociale.

Ces différentes crises (coup d’État de décembre 1999, tentative de coup d’Etat de septembre 2002, crise post-électorale de décembre 2010) ont favorisé la circulation des armes légères et de petits calibres dans le pays, accentuant du même coup l’insécurité.

Le regroupement de certains jeunes en milices ou GAD (Groupes d’auto-défense), pendant la crise post-électorale de 2010, a favorisé la prolifération d’armes dans tout le pays. Certaines personnes, ayant gardé ces armes par devers elles, les utilisent régulièrement pour des braquages.

La prolifération des armes et la présence d’ex-combattants souvent armés sont une menace pour la stabilité sociale, mais aussi pour l’économie de la Côte d’Ivoire.

Quelques faits

 

Au début du mois de décembre 2014, quelques soldats du camp militaire d’Akouédo (Abidjan), avaient perturbé la circulation pendant plusieurs heures en érigeant des barricades sur les grandes artères. Ceux-ci réclamaient en effet le paiement d’arriérés de salaires et des primes de logement. Cette situation avait également touché plusieurs autres grandes villes de l’intérieur du pays, à savoir (Bouaké : Centre), (Korhogo : Nord), (Daloa : Centre-Ouest).

Ce problème d’humeur des militaires fut réglé au plus haut niveau par le président de la République qui a instruit le gouvernement d’apurer cette dette.

Quelques jours plus tard, un autre mouvement d’humeur de quelques dizaines d’ex-combattants ayant pris part à la bataille pour le contrôle de la ville d’Abidjan en avril 2010. Ces ex-combattants exigeaient non pas des primes, mais leur intégration et leur prise en compte dans les effectifs militaires de la nouvelle armée.

Tous ces différents mouvements d’humeur, venant d’ex-combattants ne sont pas de nature à rassurer les bailleurs de fonds et si l’on n’y prend garde, risquent de saper les efforts colossaux du gouvernement visant à améliorer le climat des affaires et le bien-être des Ivoiriens.

Il est donc indispensable d’aider à l’amélioration des conditions de vie des populations. Pour cela, il est crucial d’offrir aux ex-combattants des emplois et des perspectives d’avenir, si nous voulons atteindre l’émergence à l’horizon 2020.

Leur réintégration dans le tissu économique et social permettra à terme de prévenir toute nouvelle menace dans un environnement politique, économique et social encore fragile, avec de nouvelles élections présidentielles prévues en octobre 2015. La réinsertion des ex-combattants est une condition indispensable qui leur permettra d’améliorer leur situation économique et sociale et de faciliter aussi leur réadaptation d’après-guerre pour une participation effective au processus devant nous permettre d’atteindre l’émergence en 2020.

C’est dans cette optique que le gouvernement ivoirien, soucieux du danger que représentent tous les ex-combattants, a décidé de créer l’ADDR (Autorité pour le désarmement, la démobilisation, la réinsertion et la réintégration des ex-combattants). Le processus DDR s’analyse donc sur le plan politique, économique, social et culturel.

Missions et objectifs de l'ADDR

 

Créée en août  2012, l’Autorité pour le désarmement, la démobilisation, la réinsertion, la réintégration socio-économique des ex-combattants (ADDR) est placée sous l’autorité du CNS (Conseil National de Sécurité), présidé par le Président de la République.

Les missions de l’ADDR sont entre autres :

  • Contribuer à la restauration de la sécurité, à la consolidation de la paix, à la réconciliation et au développement de la Côte d’Ivoire.
  • Réduire le risque de violence armée et assurer la sécurité de toutes les populations par le désarmement, la démobilisation et la réinsertion de tous les ex-combattants.
  • Emmener tous les ex-combattants à rompre définitivement avec le maniement des armes par leur prise en compte dans les projets de développement.
  • Faciliter le retour durable et définitif des ex-combattants a la vie civile.
  • Transformer les ex-combattants en des opérateurs économiques et surtout en des artisans de l’émergence de la Côte d’Ivoire.

Récapitulatif des résultats au 30/11/2014

Effectifs de planification

 

Statut

Réinsertion

Réintégration

TOTAL

 

 

45 525

En attente de formation qualifiante

En attente de réintégration

Réintégration achevée

74 068

 

3713

12 342

29 470

Problèmes

 

L’ADDR, dans la réalisation de sa mission est confrontée à quelques problèmes d’ordres techniques et structurels. Les problèmes que nous avons identifiés sont les suivants :

  • La complaisance observée dans l’accompagnement et la réintégration des ex-combattants, car selon nos informations, certaines personnes, n’ayant pas été ex-combattants bénéficient d’appuis financiers de l’ADDR afin de réaliser leurs projets.
  • Certains ex-combattants sont abandonnés et livrés à eux-mêmes.
  • La lenteur et la lourdeur du processus de DDR.
  • Le manque d’infrastructures d’accueil et d’équipements.

Solutions et recommandations

 

Pour résoudre ces problèmes, le gouvernement et les autorités de l’ADDR doivent :

  • Faire preuve de beaucoup de rigueur et de transparence dans la sélection et l’accompagnement des ex-combattants.
  • Augmenter les structures d’accueil liées au DDR
  • Augmenter l’enveloppe budgétaire allouée à l’ADDR
  • Multiplier les accords de partenariats entre l’ADDR et des entreprises locales afin d’offrir des stages pratiques et faciliter la réintégration des ex-combattants, comme ce fut le cas le 30 décembre 2014, avec la signature d’un protocole de partenariat entre l’ADDR et l’entreprise de promotion immobilière Kimec. Par cet accord, le Directeur Général de Kimec s’est engagé à offrir un stage pratique a 50 ex-combattants formés par l’ADDR au métier du génie civil. Il a annoncé dans son intervention que ce stage débouchera sur l’embauche des bénéficiaires dans son entreprise.

Les autres entreprises de bâtiment et génie civil doivent suivre cet exemple afin d’épauler l’ADDR dans la réintégration d’ex-combattants.

Synthèse

 

La Côte d’Ivoire, ayant été en proie de façon récurrente ces dernières années à des crises politiques dont la dernière s’est muée en conflit armé, a besoin, pour renouer avec la stabilité économique et sociale, d’un véritable programme cohérent et rigoureux de DDR (Désarmement, Démobilisation et Réinsertion) de tous les ex-combattants.

La réintégration quant à elle vise à  de pérenniser l’activité ou l’emploi de l’ex-combattant afin de lui garantir un revenu durable. Par leur implication dans l’activité économique, les ex-combattants deviendront des opérateurs économiques et des acteurs de développement de la Côte d’Ivoire, sinon, l’émergence tant prônée par le gouvernement Ivoirien ne sera qu’un leurre.

Moussa Koné

Moussa Koné, de nationalité ivoirienne, est titulaire d’une Licence en Sciences économiques de l’Université Felix Houphouët Boigny d’Abidjan et d’un Master en Sciences de Gestion (Option Ressources Humaines) du CESAG de Dakar. Il est actuellement Assistant RH stagiaire dans une institution bancaire de la place. 

 

Mali : Pourparlers d’Alger, l’éternel recommencement ?

JPG_NégociationsMali211014

Eu égard aux nombreux accords de paix peu fructueux, précédemment conclus entre les mouvements armés touaregs et l'État malien, on est en droit de se demander si les négociations qui se déroulent actuellement à Alger ne sont pas rien d’autre que la suite d’une longue série de désillusions.

Les discussions ont été planifiées en trois phases : après l’adoption en juillet d’une feuille de route sur le déroulement des négociations, les deux parties discutent actuellement sur les questions de fond en vue d’un  pré-accord, supposé déboucher sur la signature d’un accord final. Entamées dès la mi-juillet, à ce jour, les négociations n’ont produit aucun accord définitif. On pourrait cependant estimer qu’elles semblent être parties pour durer, dans la mesure où il existe une profonde dissension entre  les groupes touaregs présents à Alger.

Le 4 juillet 2006, des accords de paix avaient déjà été conclus entre l’État malien, et l’Alliance démocratique du 23 mai pour le changement (ADC, un groupe armé touareg). Ces accords faisaient suite au soulèvement armé du 23 mai 2006 à Kidal et à Ménaka. L'histoire nous enseigne que sceller des accords sur des bases fragiles n’est guère la garantie d’une paix durable.

Les circonstances des pourparlers de 2014 diffèrent largement de celles de 2006 sur plusieurs points. Dans la démarche, on s’aperçoit que les représentants des populations de l’ensemble du Nord-Mali, et pas seulement touarègues sont associés aux discussions en cours. La question est de savoir si elles seront entendues. Pendant ce temps, des populations de Gao et Tombouctou continuent de manifester pour exiger leur attachement à la République du Mali.  Le Collectif des ressortissants du Nord (COREN), présent à Bamako, enchaine également les manifestations pour s’opposer à ce que les groupes armés négocient au nom de toutes les composantes du Nord-Mali. 

En 2006, l'État malien était en position de force face aux interlocuteurs touareg. Pendant les discussions, il continuait d’assoir son autorité sur la zone disputée. En 2014, la région de Kidal (principal fief touareg) est dépourvue de toute présence de l’Etat du Mali. L’autorité des groupes armés touaregs s’affirme d’autant plus que l’armée malienne a essuyé une défaite cuisante lors de sa tentative d’accaparement de Kidal. Cela peut laisser croire que Kidal, quelle que soit l’issue des pourparlers d’Alger, restera aux mains des rebelles  touareg. En mai, le Premier ministre malien Moussa Mara avait été sommé par les rebelles touaregs de renoncer à sa visite à Kidal. N’ayant pas été dissuadé par cette mise en garde, sa visite forcée a donné lieu à un violent affrontement qui a causé la mort de plusieurs personnes dans le camp gouvernemental.

Dans le processus du dialogue, le président malien Ibrahim Boubacar Kéita se trouve dans une situation très inconfortable. On se souvient qu’il a dû recourir à la Cour constitutionnelle du Mali pour s’opposer aux accords d’Alger de 2006. En effet, son parti, le Rassemblement pour le Mali (RPM), les avait simplement rejetés, estimant qu’ils étaient trop onéreux au profit des groupes touaregs et dommageables pour l’Etat malien. Au vu de ses propos antérieurs et aux agissements qui en ont découlé,  il est contraint de faire montre d’une attitude de fermeté à l’égard des revendications touareg. Les négociations pourraient donc en pâtir.

La première défaite du président malien porte sur le lieu des discussions. Il avait exigé qu’elles se tiennent au Mali et nulle part ailleurs, du fait de leur caractère inter-malien. Les protagonistes touaregs, s’y étant opposés, ont fini par obtenir qu’elles aient lieu à Alger.

La situation demeure plus que jamais complexe car d’une part, les mouvements touaregs sont scindés en plusieurs groupes (le MNLA, le MAA et le HCUA), avec des revendications parfois divergentes. D’autre part, les décisions communes approuvées par certains représentants politiques présents à Alger sont rejetées par leurs bases militaires à Kidal. C’est le cas du Mouvement arabe de l’Azawad (MAA) dont le coordinateur militaire présent à Targuent (près de Gao) disait que « ceux qui ont signé le pré-accord avec le gouvernement malien, ne représentent pas le MAA, et ne sont que des imposteurs qui ont quitté le mouvement pour rejoindre le MNLA ».

A ce sujet, lors de sa rencontre du 6 octobre 2014 avec les diplomates accrédités au Mali, le ministre malien des Affaires étrangères Abdoulaye Diop, de retour d’Alger, confiait ainsi que certains groupes armés touareg ont refusé de s’asseoir à la même table de négociations que d’autres groupes, accusés d’être proches des autorités maliennes.

Les différences sont marquantes et les positions semblent figées. L’État  malien estime non-négociable le projet de fédéralisme exprimé par les groupes touareg. Étant donné la position de force des groupes armés touareg, l’attachement d’une grande partie de la population septentrionale à la République du Mali et  la marge de manœuvre relativement étroite du gouvernement du Mali, on peut estimer qu’à défaut d’une indépendance ou d’un fédéralisme, on s’achemine timidement vers l’attribution d’un statut particulier au nord du Mali, qui accorderait plus d’autonomie à cette partie du pays. Cela devrait nécessairement donner lieu à une réorganisation administrative du Mali.

L’avantage à tirer des échecs antérieurs est de situer clairement les dysfonctionnements qui ont causé les résurgences incessantes des rebellions touarègues, et d’y remédier afin de bâtir une paix réellement durable.

Parallèlement à l’aspect politique, il est important que justice soit rendue aux victimes d’exactions, car il serait contre-productif d’envisager une réconciliation en ignorant l’étape de la justice.

Il est extrêmement important pour l’État malien que les groupes touareg parlent d’une seule voix. Lors des précédentes rebellions, les accords conclus n’ont jamais été acceptés à l’unanimité par les différents mouvements. Il n’est donc guère étonnant de voir les réfractaires aux accords de paix reprendre les armes. Si leur efficacité est prouvée sur le terrain militaire, les groupes touareg sont caractérisés par le flou et l’incohérence politique. Concernant leurs rapports, ils sont fragmentés et n’ont su présenter aucunes revendications communes. Quant à leurs exigences, on ignore jusque-là ce que recouvrent véritablement les notions d’indépendance, de fédéralisme ou encore d’autodétermination parfois revendiquées.

Dans la formulation des propositions, l’Etat malien devrait d’une part s’abstenir de toute concession au-delà du raisonnable. Dans le cadre de l’exécution des accords d'Alger  pour la restauration de la paix, de la sécurité et du développement dans la région de Kidal, signés en 2006, des combattants touareg intègrent l’armée nationale malienne, et sont autorisés à rester dans leur zone. Leur défection de l’armée, et leur ralliement au MNLA, pendant les dernières hostilités en 2012, a été un important facteur dans la chute du Nord-Mali.

D’autre part le gouvernement malien ne devrait formuler aucun engagement qui serait difficilement applicable. Antérieurement, la non-exécution des accords de paix a aussi servi d’alibi aux groupes touareg dans l’enclenchement des hostilités les opposant à l’État du Mali.

Paix et sécurité en Afrique en 2013 : quel bilan ?

Cet article est le premier d’une série de trois articles sur la sécurité en Afrique. Après ce panorama sur les conflits armés en 2013, nous nous intéresserons au concept de « sécurité humaine » et à la manière dont les pouvoirs publics développent des politiques de protection des civils face aux nouvelles menaces sécuritaires. Enfin, nous verrons quels sont les défis majeurs pour l’année 2014 en matière de résolution des conflits.

War_PeaceDepuis le début des années 2000, les guerres sont en recul en Afrique. Le continent n’est plus cette terre de chaos et de violences brutales que certains journaux se plaisent encore à décrire : le niveau général de démocratie et de développement économique s’est amélioré et des mécanismes de résolution des conflits ont émergé, permettant une baisse régulière du nombre des conflits.

2013 aura tout de même été une année turbulente sur le continent, et les questions de sécurité ont souvent occupé une place centrale dans les réunions internationales. Quelles grandes tendances peut-on dégager ?

Le problème des périphéries oubliées

Depuis quelques années, la nature de la violence sur le continent a changé assez radicalement. La majorité des conflits ne sont plus des « grandes guerres » : ils n’ont plus pour enjeu le contrôle de l’État, mais se déroulent aux confins de l’État, dans des périphéries peu ou mal gouvernées. Dans une Afrique de plus en plus urbanisée, l’État a tendance à concentrer son attention et ses efforts de développement sur la capitale et les grands centres urbains. La division coloniale entre la « partie utile » et le reste du pays reste encore d’actualité. Des pans entiers du territoire national, souvent pauvres en ressources, sont totalement laissés pour compte, oubliés par un État qui a renoncé jusqu’à ses fonctions les plus basiques de maintien de l’ordre et de la sécurité. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à voir émerger des mouvements de contestation, qui se nourrissent du sentiment de marginalisation des populations.  

Parfois, le régime au pouvoir est tellement sclérosé que ces mouvements finissent par atteindre la capitale et prendre le contrôle de l’État. En République centrafricaine, la coalition rebelle de la Séléka, partie des régions reculées de la Vakaga et de la Haute-Kotto au nord-est, a pu arriver jusqu’à Bangui sans rencontrer d’opposition. Mais le plus souvent, c’est à un niveau local que ces conflits se jouent. La rareté des ressources crée des tensions entre les différentes communautés (entre agriculteurs et éleveurs, ou entre groupes ethniques), que l’État ne peut pas réguler puisqu’il a laissé s’installer un vide sécuritaire. Là où la présence de l’État permettrait de canaliser ces conflits, son absence laisse la porte ouverte à leur aggravation. En 2013, des incidents meurtriers ont ainsi éclaté aux confins de plusieurs États : l’Algérie, le Cameroun, l’Éthiopie, la Guinée, le Kenya, la Libye, le Mali, le Mozambique, le Nigéria, le Sénégal…

Du rebelle au trafiquant-terroriste : les nouveaux acteurs de la violence

Si la nature de la violence a changé, les acteurs de la violence ont également évolué au cours des dernières années. En 2003, les salafistes algériens du GSPC organisaient leur première prise d’otages au Sahel. Dix ans plus tard, leur action a fait des émules, les groupes se sont multipliés, et le phénomène du terrorisme, auparavant relativement inconnu du continent africain, est devenu une préoccupation centrale. Ces groupes sont à la fois internationaux et locaux : ils partagent l’idéologie du jihad et leurs militants collaborent régulièrement en profitant des difficultés des États africains à contrôler leurs frontières. Mais leur montée en puissance est aussi étroitement liée au problème des périphéries oubliées : Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et le MUJAO au Sahel, Ansaru et Boko Haram au nord du Nigéria, Al-Shabaab en Somalie, ont chacun profité de la faiblesse des États et d’un sentiment de marginalisation vis-à-vis du pouvoir central pour prendre pied dans ces régions périphériques et s’implanter dans le tissu social local. Ne voir en eux que des groupes étrangers aux connexions mondiales serait une erreur : ils auraient déjà été éliminés s’ils n’avaient pas trouvé un réel écho auprès des populations locales

En 2013, ces groupes ont perdu du terrain, mais ils ont prouvé à maintes reprises qu’ils n’avaient pas besoin d’administrer un territoire pour conserver leur pouvoir de nuisance. Au Nord-Mali, AQMI, Ansar Dine et le MUJAO ont perdu le contrôle de Gao, Kidal et Tombouctou après l’opération Serval, mais leurs militants rôdent toujours dans la région et continuent d’organiser des attentats ; au Nigéria, malgré un couvre-feu et une campagne de contre-insurrection brutale (responsable de centaines de victimes civiles), l’armée n’est pas parvenue à stopper les attaques de Boko Haram, responsables de plus de 1 200 morts en 2013. Avec l’attaque du 21 septembre contre le centre commercial de Westgate à Nairobi (67 victimes), Al-Shabaab a démontré sa capacité à mener des opérations spectaculaires contre des intérêts étrangers au-delà des frontières.

À côté des groupes terroristes, d’autres acteurs transnationaux ont profité des problèmes de gouvernance des États africains pour prospérer. Les actes de piraterie sont en baisse au large des côtes somaliennes, mais n’ont jamais été aussi élevés dans le Golfe de Guinée ; et malgré les efforts des brigades anti-stupéfiants, la cocaïne latino-américaine continue de transiter en masse par les côtes ouest-africaines et le Sahel et génère toujours d’énormes profits illicites.

Les principaux foyers d’instabilité

La fin d’année a vu une amélioration plutôt inespérée dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). En novembre 2012, les rebelles du M23 avaient mis en déroute l’armée congolaise (FARDC) et saisi la ville de Goma ; un an plus tard, ce sont des troupes congolaises plus disciplinées qui ont pris leur revanche, avec l’appui de la nouvelle Brigade d’Intervention des Nations Unies. Le M23 a déposé les armes, et même si une vingtaine de groupes armés sont encore actifs dans les Kivus et qu’il reste de nombreux efforts à faire pour améliorer la gouvernance et l’état de droit en RDC, la situation ouvre des perspectives intéressantes pour la paix dans les Grands Lacs.

2013 a confirmé le déplacement du centre de gravité des conflits vers la bande sahélo-saharienne. Le Sahel a concentré l’attention cette année, avec une évolution plutôt positive : au 1er janvier 2013, qui aurait parié sur la reconquête des régions du nord, l’élection d’un nouveau président et la chute précipitée du capitaine Sanogo ? Toutefois, beaucoup reste encore à faire : les négociations avec les groupes armés (MNLA, HCUA et MAA) sont au point mort et le Nord-Mali a connu ces derniers mois des violences sporadiques.

En Centrafrique, une spirale dramatique s’est enclenchée depuis la chute de François Bozizé en mars : la coalition hétéroclite de la Séléka s’est fragmentée, les rebelles se sont reconvertis en bandits armés, et le conflit a pris une tournure religieuse à partir de septembre lorsque des milices chrétiennes, les « anti-Balaka », ont pris les armes pour se venger des exactions et des pillages des ex-combattants, en majorité musulmans. En une seule semaine début décembre, l’ONU a compté plus de 600 victimes et 150 000 déplacés.

L’indépendance du Sud-Soudan en 2011 devait mettre un terme à plusieurs décennies de violences, mais depuis le conflit s’est au contraire complexifié. Malgré un rapprochement entre Khartoum et Juba, l’insoluble question de la frontière autour des zones pétrolières et de la répartition des revenus pétroliers continue d’empoisonner les relations entre le Soudan et le Sud-Soudan.  Chacun accuse l’autre d’armer en sous-main des milices sur son territoire. De plus, les deux régimes sont chacun fragilisés par des mouvements de contestation internes : à Khartoum, des manifestations ont été violemment réprimées en septembre, faisant 200 morts ; à la mi-décembre, des violences ont éclaté à Juba après que le président Salva Kiir a annoncé avoir déjoué une tentative de coup d’État orchestrée par son ancien vice-président et désormais rival politique Riek Machar.

Les « solutions africaines aux problèmes africains », un concept à la peine

L’année 2013 a débuté avec une intervention française au Mali (l’opération Serval) et s’est achevée avec une intervention française en Centrafrique (l’opération Sangaris), couplée à un sommet sur la Paix et la Sécurité en Afrique organisé à … Paris. Bien plus qu’un retour en force de la « Françafrique » (contre laquelle François Hollande a pris plus de mesures que tous ses prédécesseurs), ces trois évènements témoignent de la difficulté à mettre en pratique le concept de « solutions africaines aux problèmes africains ».

Depuis une quinzaine d’années, la formule ressurgit à chaque nouveau conflit, de la bouche des dirigeants occidentaux comme de celle de leurs homologues africains, et le sommet de Paris n’a pas fait exception. Sa mise en pratique est pourtant bien loin de répondre aux espérances de la génération des panafricanistes des années 1990 qui voyaient dans ces « solutions africaines » un outil d’émancipation, une rupture vis-à-vis du paternalisme occidental. En somme, les « solutions africaines » devaient être la clé d’une « renaissance » du continent ; or, la formule sonne au contraire de plus en plus creux, et l’année écoulée appelle donc  à un regard plus réaliste.

Côté occidental, si la formule est aussi populaire à Washington, Londres, Paris ou Berlin, c’est avant tout parce qu’elle épargne à ces pays de trop lourdes responsabilités lorsqu’un conflit ne les intéresse pas particulièrement ou qu’elles n’ont pas les moyens de s’y impliquer. Depuis le génocide du Rwanda, dire que l’on ne veut pas se mêler à un conflit africain est devenu tabou ; alors à la place, on dit qu’il faut privilégier des « solutions africaines ». Utile.

Côté africain, deux problèmes se posent. Le premier concerne la capacité des armées africaines : les équipements sont vétustes et insuffisants, les troupes peu entraînées et les récentes opérations militaires des armées même les plus aguerries – l’aventure hasardeuse de l’armée sud-africaine en Centrafrique pour défendre le régime en perdition de Bozizé ou la contre-insurrection brutale et peu efficace des troupes nigérianes contre Boko Haram – n’incitent guère à l’optimisme.

Deuxièmement, l’idée même de « solution africaine » est remplie d’incertitudes et de contradictions. Qu’est-ce qu’une « solution africaine », et pourquoi devrait-elle être systématiquement appréciée par tous les États concernés par un conflit ? Il serait naïf de croire que les 54 pays du continent, par le simple fait d’être « Africains », partagent une vision commune de la paix en Afrique. Qu’est-ce qu’une « solution africaine » au problème de la Somalie ? Une intervention kenyane, qui menace les ambitions régionales de l’Éthiopie ? Ou une intervention éthiopienne, qui heurte les intérêts du Kenya ? Dans le cas du Mali, la « solution algérienne » – négocier avec les groupes armés du Nord pour isoler les terroristes d’AQMI – s’opposait à la « solution de la CEDEAO », partisane d’une intervention militaire… Et au sein même de l’organisation ouest-africaine, les pays francophones craignaient qu’une opération menée par la CEDEAO ne permette au poids-lourd régional anglophone, le Nigéria, d’étendre son influence vers le Sahel. À vouloir écarter le gendarme nigérian, c’est finalement une solution non-africaine, celle du « gendarme français », qui s’est imposée.

Les « solutions africaines aux problèmes africains » font donc partie de ces concepts « tendances », avec lesquels on ne peut pas vraiment être en désaccord, mais à partir desquels il est quasiment impossible d’arriver à un programme d’actions concrètes. Finalement, la formule résonne surtout comme un cri d’encouragement à l’intention des gouvernements africains : « intéressez-vous aux problèmes de votre continent ! ». Sa vertu principale est d’appeler à une prise de responsabilité et à un leadership africain.

2014 : le défi du leadership ?

Or, c’est justement là, sur cette question du leadership, que le bât blesse : il n’y a toujours aucun État capable d’assumer un rôle de leader continental sur les questions de sécurité. Les deux candidats naturels – l’Afrique du Sud et le Nigéria – peinent à convaincre. Le premier a une diplomatie bruyante, mais pas toujours cohérente, comme l’a montré le scandale des militaires en Centrafrique ; le second a trop de mal avec ses propres problèmes sécuritaires internes (Boko Haram, le delta du Niger) pour donner l’exemple et impulser une dynamique. Les trois autres plus gros contributeurs au budget de l’Union africaine ne sont guère plus satisfaisants : l’Algérie a été dépassée par les évènements au Sahel ; et comme le Nigéria, on ne peut pas attendre beaucoup de la Libye et l’Égypte tant qu’elles n’auront pas réglé leurs crises politiques internes. D’autres États sont actifs à un niveau régional, comme le Burkina Faso et le Tchad dans le Sahel ou l’Éthiopie dans la Corne de l’Afrique, mais leur engagement est plus limité dès lors que leurs intérêts ne sont pas directement concernés.

Depuis la formation de l’Union africaine en 2002, des progrès considérables ont été réalisés sur le plan institutionnel pour former un cadre africain de résolution des conflits. Pour ceux qui seraient tentés de se satisfaire de ces avancées, 2013 aura constitué un utile appel à la vigilance : beaucoup reste encore à faire en 2014 et dans les années à venir pour éviter que ces institutions ne deviennent des coquilles vides, comme beaucoup d’autres dans l’histoire du continent.

La justice « comme si » de la CPI

Gbagbo HayeLe 28 février dernier s’est achevée, à la Haye, l'audience de confirmation des charges retenues par le bureau du procureur de la Cour Pénale Internationale contre l’ancien président Ivoirien Laurent Gbagbo. Ce fut une assez lamentable et honteuse procédure.

J’ai écrit ici, et je maintiens qu’il est dans l’ordre des choses que Laurent Gbagbo et les autorités officielles du pays durant les dix ans qu’il passa à sa tête aient à s’expliquer et à répondre des crimes qui leur sont imputés. C’est bien le minimum.

Bon gré, mal gré ils dirigeaient au moins une partie de la Côte d’Ivoire quand bon nombre de violences ont été commises. Il serait insupportable que justice ne soit pas rendue. Mais de quelle justice parle-t-on exactement ? Pour quiconque a suivi l’audience de la semaine dernière, en fait pour quiconque a suivi l’attitude de la CPI depuis l’arrestation de Laurent Gbagbo en avril 2011, il est impossible d’y retrouver l’idéal de justice contenu dans le traité de Rome.

Le propre bureau du procureur de la CPI impute un peu moins d’un millier de meurtres, agressions sexuelles et autres violations des droits de l’homme au « camp Gbagbo »… sur les plus de 3000 supposément commis durant la crise post-électorale de 2010-2011. Le propre bureau du procureur de la CPI demande la condamnation de Laurent Gbagbo en tant que « co-auteur indirect » de ces crimes.

Ainsi, le premier procès de la "crise ivoirienne" conduit par la CPI concerne le "co-auteur indirect" supposé, d’un peu moins d’un tiers des crimes commis durant un cinquième des dix années de conflits en Côte d’Ivoire… 

Le langage corporel des magistrats de la Haye, la semaine dernière était pénible à décrypter. Eux-mêmes savent, cela se voit, cela se sent, qu’en poursuivant sur cette voie la CPI s’instaure comme auxiliaire du pouvoir d’Alassane Ouattara et agit, consciemment ou non, comme caution morale de la liberté accordée à Foffié Kouakou et aux autres « commandants de zone » de la rébellion dirigée par Soro Guillaume. Et surtout comme voile aux violences qui aujourd'hui encore se produisent dans le pays.

Aujourd’hui, on l’oublie un peu, Guillaume Soro est président de l’Assemblée Nationale – et compte sur la protection d’Alassane Ouattara, pour le jour où la CPI penserait vouloir commencer à s’intéresser à son cas. Et les commandants de zone ont tous nommés « commandants de légions », officiers supérieurs de la nouvelle armée « réunifiée », responsables des principales garnisons militaires du pays, par Alassane Ouattara. Les crimes commis par ces hommes et/ou sous leurs ordres dans le centre, le Nord et surtout l’ouest de la Côte d’Ivoire, au cours de la dernière décennie défient même les limites pourtant lâches dans ce domaine, en Afrique occidentale.

Le problème, contrairement à ce qui est affirmé depuis le début par les partisans de Laurent Gbagbo, n’est pas le « deux poids, deux mesures » de la CPI, ni même la « justice des vainqueurs » conduite par le pouvoir d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire. Le vrai problème c’est que l’idée même de justice, dans le cadre de la crise ivoirienne, est désormais un non-sens. Quel qu’il soit le verdict de la CPI sera teinté et souillé. Il rappelle également l’incroyable impuissance de la Cour Pénale Internationale.

Fatou Bensouda, procureure de la CPI, n’a probablement jamais été plus honnête que lorsqu’elle déclare à Jeune Afrique : « notre rôle est de nous assurer que leurs principaux auteurs seront poursuivis, mais nous ne pouvons engager des poursuites contre tous. » En revanche, elle ne peut pas être sérieuse lorsqu’elle ajoute : « L'action de la CPI permettra de faire éclater la vérité pour faciliter la réconciliation. (…) Mais, rassurez-vous, aucune partie prenante à la crise ne sera épargnée. »

Bien sûr que les crimes commis par les soutiens d’Alassane Ouattara resteront impunis tant qu’il aura besoin de leur appui pour se maintenir au pouvoir. Faut-il le rappeler? La CPI ne dispose d'aucun pouvoir de police et ne peut intervenir qu'à la demande des Etats. Et bien évidemment, le procès de Laurent Gbagbo à la Haye qui aurait pu – s’il avait eu un sens, s’il s’était déroulé en même temps que celui d'un des responsables du camp d'en face – Soro Guillaume, qui sait? à défaut d’avoir Alassane Ouattara lui-même à la barre des accusés – aider à repartir les responsabilités et commémorer la mémoire de toutes les victimes, s’oriente vers une pitrerie préchrétienne où un bouc émissaire doit porter seul les péchés du peuple.

Comme s’il y avait un peuple (quiconque croit encore aux chimères d'une "réconciliation" n'a qu'à faire un tour sur n'importe lequel des forums "Facebook" qui s'organisent spontanément sur le site www.abidjan.net pour perdre toute illusion.)

Comme si aujourd’hui encore, à l’instant même où j’écris ces lignes, les sbires du régime proches du régime de Ouattara ne sillonnaient pas les camps de réfugiés, à la recherche de « sympathisants » de Gbagbo.

J’écrivais qu’il fallait souhaiter longue vie à Guillaume Soro, dans l’espoir qu’un jour ou l’autre, une alternance politique en Côte d’Ivoire lui fasse perdre la protection dont il bénéficie, et qu’il puisse répondre – lui et la racaille qui l’entoure – du coup d’état manqué de septembre 2002 et de la barbarie qui s’en suivit.

J’avais tort, la vieille maxime « justice delayed is justice denied » s’applique aussi à l’Afrique. Au moins autant que le Traité de Rome.  

 

Joël Té-Léssia

PS : Il va sans dire que cette chronique n'engage que moi, et ne prétend nullement représenter la position "officielle" de Terangaweb et de ses membres.