L’accord de Zone de Libre-Echange Continentale

La naissance de la zone de libre échange continentale (ZLEC), dont l’accord a été signé en grande pompe le 21 mars au sommet de l’Union Africaine (UA) à Kigali, s’inscrit dans une trajectoire linéaire. Dans les années suivant les indépendances, le panafricanisme avait le vent en poupe, favorisant une velléité d’initiatives intergouvernementales de coopération économique multisectorielle et d’initiatives bilatérales ou multinationales mono-sectorielles. Le traité d’Abuja, en 1994, en prévoyant la Communauté Économique Africaine (CEA) d’ici 2027, pose les jalons de l’intégration continentale avec une monnaie commune, une mobilité des facteurs de production et la libre circulation des biens et des services. Le traité ouvre aussi la voie à la mise en place de Communautés Economiques Régionales (CER). Depuis lors, quatorze CER ont été créées[1], avec des états d’avancement assez hétérogènes. En 2012, est adoptée au sommet d’Addis Abeba une feuille de route pour l’intégration continentale dans laquelle la ZLEC prend pleinement place : une zone économique tripartite entre 26 pays en 2017 (zone de libre échange tripartite ou ZLET), un marché commun en 2023 et, à terme, une Communauté Economique Africaine.

Étape clé de ce processus, la ZLEC porte cinq objectifs majeurs : disposer d’une force de négociation renforcée auprès des partenaires extérieurs au continent, ce qui repose sur une diplomatie commune et non pas parcellaire et bilatérale, faisant le jeu des pays extérieurs ; promouvoir un commerce intrarégional en supprimant les barrières tarifaires et non tarifaires, en visant une hausse de 60% d’ici 2022[2] ; appuyer le développement régional par un effort de diversification et d’industrialisation soutenu, basé sur une complémentarité renforcée des secteurs et des infrastructures, et assis sur un marché potentiel de 1,2 milliard de personnes, pour un PIB cumulé de plus de 2 500 milliards de dollars ; supprimer les obstacles à la libre circulation des facteurs de production pour gagner en compétitivité ; s’acheminer vers une coopération et, in fine, une stabilité monétaire.

Après la signature de l’accord réunissant quarante-quatre pays en mars 2018[3], d’autres étapes sont prévues pour que la ZLEC entre pleinement en vigueur. D’une part, 50% minimum des pays membres de l’UA devront ratifier l’accord dans un délai d’un an. D’autre part, il s’agira de régler des points de la première et de la deuxième phase concernant l’investissement, la politique de la concurrence et la propriété intellectuelle.

Cependant, la signature de l’accord est loin d’être gage de sa viabilité et de son effectivité. Ces dernières peuvent être évaluées à la lumière du cadre de réflexion et d’élaboration de la ZLEC. En effet, la ZLEC se fonde sur une démarche de construction par blocs. Elle entend capitaliser sur les acquis des différentes CER existantes et les consolider afin, à terme, d’arriver à un niveau égal sinon supérieur de libéralisation et d’intégration à l’échelle continentale.

Or, en dépit de cette logique de bon sens, de nombreux écueils existent. Tout d’abord, les bases de la ZLEC, les CER, sont fragiles. S’il est bon de rappeler certaines réussites –  par exemple, dans le domaine énergétique, le Southern African Power Pool, un système hydroélectrique partagé entre douze pays d’Afrique de l’Est – beaucoup de CER présentent de nombreux défauts. Le premier est leur nombre, puisqu’il existe plus d’organisations régionales en Afrique qu’ailleurs, avec de nombreuses juxtapositions – seuls huit pays sur cinquante-quatre n’appartiennent qu’à une seule organisation. Ces difficultés risquent fort de se retrouver dans la ZLEC, avec des enjeux complexes de chevauchement et de tensions lors de négociations entre les pays. D’autre part, le grand nombre de pays au sein de la ZLEC peut être une source de conflit. L’hétérogénéité des membres – petits et grands pays, pays enclavés et pays côtiers, pays aux niveaux de développement variés, ethnies et langues représentées – implique une plus grande difficulté à trouver un consensus et des coûts politiques en matière de fourniture de biens publics plus élevés.

En outre, pour les détracteurs de l’accord, l’aspect matériel est un facteur critique. L’état des infrastructures en Afrique, avec des niveaux de développement hétérogènes mais globalement faibles, constitue un sérieux frein à la mise en œuvre de l’accord de libre-échange.  De plus, il est opportun de se demander, en faisant le bilan en demi-teinte des acquis et bénéfices de l’intégration régionale africaine, si le coût du processus n’a pas finalement absorbé ses avantages. Enfin, les vœux de transformation et de diversification économique nourris par l’accord pourraient s’avérer pieux en raison d’un manque de complémentarité économique et commerciale entre les pays membres.

Dès lors, l’enthousiasme des signataires enjoint de rappeler les facteurs clés de succès pour la ZLEC. Premièrement, la mise en œuvre doit concilier cohésion continentale et adaptation nationale. Ainsi, sur l’exemple réussi de la Communauté d’Afrique de l’Est, la ZLEC a tout intérêt à nommer une agence par pays membre chargée de coordonner l’effectivité de la ZLEC sur son territoire. Deuxièmement, afin de forcer la main sur le terrain des plus récalcitrants, car c’est bien là que tout se jouera, un système de sanctions et d’incitatifs adaptés doit être établi. La responsabilisation des acteurs, à différents échelons, est à renforcer, pour que tout un chacun comprenne, s’approprie et mette en œuvre le changement induit par un tel accord panafricain. Troisièmement, le cadre institutionnel doit être souple et simple. Si le cadre des CER sert de base, il représente aussi un enchevêtrement juridique et commercial susceptible d’embourber la ZLEC. C’est pourquoi, à terme, la mise en place d’un cadre épuré est à souhaiter. Quatrièmement, l’intégration continentale portée par la ZLEC a beaucoup à apprendre des manquements du modèle européen. Souvent dépeint comme éloignée et obscure pour les citoyens, la construction européenne souligne a contrario la nécessité de rendre accessible et compréhensible une telle structure à ceux qu’elle entend servir in fine. Enfin, tout comme le marché commun est un aspect parmi d’autres mais dont la pertinence est indissociable d’autres politiques économiques, la ZLEC doit aller de concert avec la mise en place de politiques ambitieuses et pragmatiques, sur la base du plan BIAT (Boosting Intra African Trade) de l’UA.

Outre l’effectivité, l’inclusivité et la pérennité sont deux enjeux critiques pour la ZLEC ; l’ultime ambition de l’Union Africaine pour la ZLEC étant son accomplissement en CEA. De nombreux analystes mettent en garde contre les risques qu’un tel accord fait peser sur les pays les plus faibles et les populations fragiles. En effet, la loi du plus fort étant hélas bien souvent la meilleure, les intérêts des pays les plus puissants risquent de prévaloir, au détriment de pays moins richement dotés. Ainsi, le coût de l’intégration à une union douanière au sein d’une organisation à géométrie variable sera élevé pour des petits pays. C’est pourquoi des mesures d’accompagnement sont primordiales pour accompagner et assurer la mise en œuvre de l’accord. Pour les économies les moins diversifiées, l’argument de l’industrialisation et des bénéfices du libre-échange n’apparait guère convaincant. Faire compétir sur un même marché le Maroc, dont 75% de ses exportations est composé de plus de 80 lignes de produits, contre le Tchad, pour qui le seul pétrole totalise plus de ce même taux (82,36%)[4], se révèle être un match bien inégal.

En outre, la ZLEC ne sera pas sans répercussion sur le commerce informel africain, segment primordial des économies du continent. Des mesures d’accompagnement sont donc bienvenues, pour ne pas bouleverser brutalement ces systèmes et/ou risquer l’échec de la ZLEC si les mesures sont contournées. De même, les règles induites par la mise en place d’un marché économique commun, telles que les règles d’origine et phytosanitaires ne vont pas sans péril et sans coût pour les petits exploitants agricoles, qui représentent pourtant plus de 60% des emplois en Afrique subsaharienne[5]. La mise aux normes implique donc des aides et des formations pour s’adapter et se conformer à ce nouveau cadre.

En conclusion, s’il est bon de sourire devant les photos de poignées de mains satisfaites de nos présidents, il est tout autant souhaitable de ne pas se réjouir trop vite, le plus dur restant à faire. 

[1] L’Afrique compte 14 CERs. Mais seuls huit ont été officiellement reconnus par l’Union africaine : la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ; la Communauté de Développement de l’Afrique du Sud-est (SADC) ; la Communauté Economique de l’Afrique Centrale (CEEAC) ; l’Union du Maghreb Arabe (UMA) ; la Communauté de l’Afrique de l’Est (CAE) ; le Marché Commun de l’Afrique du Sud-est (COMESA) ; la Communauté Economique des Etats Sahélo-Sahariens (CENSAD) et l’Autorité Intergouvernementale pour le Développement (IGAD).

[2] Le commerce intrarégional étant aujourd’hui de 16%.

[3] Parmi les non-signataires, on compte notamment le Nigéria, le Bénin, l’Érythrée, le Burundi, la Namibie et la Sierra Leone.

[4] Atlas.cid.harvard.edu

[5] Rapport de l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (Agra) – Septembre 2017

Paul Sika : Portrait d’un photo maker

511px-Paul_Sika_portraitPaul Sika est un diamant. Vous songez à arrêter votre lecture, cet article serait trop flatteur ? Détrompez-vous. L’artiste a plusieurs facettes, l’une facétieuse, l’autre spirituelle. A la fin de notre entretien, je suis rentrée songeuse. Une ambivalence qui intrigue…

D’une initiation impromptue à une quête absolue

L’ambiguïté apparaît d’emblée dans son parcours : en pleines études d’informatique à Londres, le jeune étudiant a une révélation.  Sa vocation est scellée devant la bande-annonce de Matrix 2, en devanture d’un magasin d’électroménager. Désinvolte, Paul ajoute qu’il s’agissait d’une « chaine inconsciente ». Biberonné aux mangas et aux jeux vidéo, son étincelle de l’art jaillit d’un blockbuster américain… Le déclic le pousse alors à investir dans un bel appareil photo professionnel, quoi qu’en disent les jaloux, et à mettre en boite tout et n’importe quoi. Le choix de la photo et non de la vidéo, a priori curieux, se justifie patiemment : le temps statique du médium intermédiaire de la photo offrirait un meilleur entrainement, collant à sa personnalité méticuleuse. Finalement, entrainement et bien plus avec affinités, Paul y est resté. Lui qui se revendique du « photo making », il nous offre des œuvres où la technique cinématographique semble transposée sur le papier glacé. Autodidacte, il poursuit son apprentissage par une cinéphilie boulimique, notant des détails sur un petit carnet dans les salles obscures. Il s’intéresse brièvement à la photo de mode, avant de la trouver ennuyeuse. Progressivement, son cheminement de petit Poucet se double d’une jolie vision. L’artiste apprenti construit alors sa théorie, expliquant son parcours et sa recherche. Un idéal de beauté, s’épanouissant dans l’art, les mathématiques ou le sport – chaque pot a son couvercle – serait enfoui dans chacun de nous. Il importe de se mettre en route pour découvrir ce « joyau ».  Le mot est jeté, « transcendance » ; ne vous effrayez pas, « chacun son truc », mais il s’agit de percer. Le peintre-photographe nous parle de Drogba, lui qui ne le connaissait pas jusqu’à peu. Le footballeur a trouvé son joyau, parvenant à ce niveau de beauté, et a transcendé ce qui semblait inaccessible au profane. Platon des temps modernes en quête d’un éblouissant Graal et amoureux de Bob l’éponge. Tout en contrastes. 

Le réel pris entre histoires et matière

At the Heart of Me - Paul SikaL’ambivalence demeure dans la conception de l’art pour Paul Sika. Il se décrit comme une éponge, absorbant le réel avec appétit. La matière est saisie à plein objectif, les objets bruissent et grouillent dans un éclat de couleurs assourdissant. Ces aplats s’épurent par le lien tendu par l’artiste : la photo n’est qu’un médium visuel pour « ce qui doit être beau ». Paul Sika délaisse la politique et les bavardages pour convoquer « l’imaginaire pur », il se veut conteur.  « Je raconte une histoire, une saga » : le flash des images, leur mélange, forment un puzzle qu’il est libre à chacun de recevoir. Toucher d’abord, et puis, éventuellement, signifier.  Paul orchestre un processus où la découverte prime sur la créativité, où la quête revient au galop, même pour le spectateur. Au milieu de ce questionnement éthéré, des pincées enfantines sont saupoudrées. L’artiste rêve à la mention des BD et des mangas de son enfance ; son monde est tissé par ses fils animés, qu’il identifie comme un univers de « vrais artistes », loin des galeries glacées de Londres ou Paris. Attention, l’homme est geek mais esthète. Un jeu vidéo, s’il n’est pas « joli », est renvoyé aux oubliettes. La gaieté est aussi un critère clef : Bob l’éponge rafle la mise : le personnage jaune égaye les gens, il ferait « davantage pour l’humanité » que d’absconses œuvres d’art contemporain. Toucher les gens, le fin mot de l’histoire. 

Enfance et pragmatisme : « la cool attitude »

Et puis, ou surtout, Paul est cool. Avec son air intello et un sourire rigolo, il nous invite à « kiffer la vie ». Etre connu n’a aucun sens sinon d’avoir ses œuvres vues, qu’elles appartiennent aux autres et qu’elles soient aussi « cool pour eux ». 

Cette désinvolture va de pair avec son attrait pour l’enfance. Elle se lit dans son admiration pour le monde de Mickey et Minnie : pour Paul,  Disney est un « super grand artiste », créateur d’émotions et capable de guérir les plaies enfouies. Si l’enfance est un état « où tout est cool et possible », Paul nous invite à ne pas avoir peur de son imagination, à la nourrir et à ne pas s’arrêter de chercher à retrouver ce que l’on a délaissé en grandissant. 

La tête dans la lune ? Pas tout à fait. A nos questions sur l’industrie de l’art en Afrique, l’artiste est sceptique.  Contrairement à certains de ses confrères, il ne rejette pas cette pragmatique expression. Pour Paul, l’art est à un état embryonnaire en Afrique, surtout en raison d’un manque d’accessibilité : les canaux de distribution sont à développer et les propositions sont à adapter à la réalité africaine. En particulier, la vision des galeristes serait à remodeler sur le terreau local, et à la déraciner d’une éducation ou d’une projection européenne qui sonne faux ici.  Le partage doit primer, pour que les gens puissent s’approprier l’art, qui reste malheureusement trop perçu comme n’étant « pas pour eux ». A la question méta-conceptuelle « Art en Afrique ou art africain ? », Paul nous balance un sourire malicieux et nous envoie nous référer à notre joyau… 

Les pieds sur terre, Paul les a indéniablement. Sa vision enfantine est comme contrebalancée par un pragmatisme lucide sur le marché de l’art. Il emploie des termes encore une fois souvent dénigrés par beaucoup d’autres. Paul souligne la nécessité de comprendre le métier, notamment pour pouvoir distribuer, partie majeure de son business. Il nous dit s’intéresser de près à la partie administrative de sa carrière, justifiant qu’il faut comprendre son business pour en faire partie. A ce titre, il fait partie d’un projet de formation et d’accompagnement aux jeunes entrepreneurs ivoiriens et est engagé dans les initiatives entrepreneuriales locales. Ne pas se disperser est sa hantise, il n’aime pas trop la casquette de vendeur mais endosse celle du communicant avec plaisir et volonté. Sa bipolarité nous impressionne : entre créativité et gestion, l’artiste dirige son affaire en maitre. Tellement qu’il en paraitrait surdoué, comme l’y enjoint un autre artiste et ami ivoirien, Jean-Etienne Yangzi : « L’Afrique nous demande d’être des surdoués aujourd’hui ». 

En guise de mot de la fin, Paul Sika nous glisse de foncer, « d’impacter l’humanité ». Rien que ça…

Pauline Deschryver et Stephane Madou

Nous vous invitons à découvrir le travail de Paul Sika sur son site internet.

Que savons-nous de l’agroforesterie ?

agroforesterie-kenya_lightboxEconomie verte… Sommée d’écrire sur cette notion peu familière, j’appelle à la rescousse un expert en la matière, Dominique Herman[1]. Nous décidons de parler des palmiers à huile, culture source de forts dégâts écologiques et présente en Afrique de l’ouest et centrale Ses yeux brillent, mon stylo s’agite tandis que l’agroforesterie entre en scène.

L’agroforesterie, quèsaco ? Voici la recette : au sein d’une exploitation agricole, plantez de vrais arbres, entendez des arbres d’ombrage, ne requérant aucun pesticide et attrayant toute une flore multicolore. Vous obtiendrez un joli mélange bigarré, entre fruits agricoles et arche de Noé. La monoculture cède la place à la biodiversité et le stock de carbone émis est contenu[2]. En bonus parfois, la diminution des risques de maladies, notamment autour des caféiers.  Ainsi, alors que la plantation de palmiers engendre beaucoup de déforestation, l’agroforesterie contribuerait-elle à sauver les forêts africaines ?

Minute papillon : l’agroforesterie n’est pas un super héros. Elle vise à réintégrer les arbres et la biodiversité dans un paysage dominé par la monoculture ou du moins des cultures moins boisées. Ce système agricole se décline en différentes actions et s’articule autour d’acteurs variés. Tour d’horizon. L’histoire commence avec le programme onusien REDD+ (Reducing emissions from deforestation and forest degradation) s’attaquant à la déforestation. L’initiative, lancée en 2005, vise à inciter les gouvernements de pays tropicaux en développement à financer la conservation de leurs forêts. Le processus commence par dresser un inventaire forestier à l’aide d’une carte carbone pour estimer les risques futurs de déforestation. Ensuite, il s’agit de mettre en place des mesures politiques contre la déforestation et les problèmes indirects liés à la déforestation (en particulier le travail des enfants dans les plantations de cacao). Or, les deux étapes sont floues : l’approche d’identification est multifactorielle : quel scenario choisir ? Les mesures anti déforestation sont trop indéfinies pour être suivies, entre diminution des expansions agricoles, lutte contre le déboisement, sensibilisation aux enjeux environnementaux, etc. Sans compter que ces problématiques sont le cadet des soucis des gouvernements ciblés, souvent grevés par la pauvreté et la corruption. Bref, le bilan est morose, ce qui invite d’autres acteurs à se saisir du problème. Des ONG, des associations et des bureaux d’études prennent alors en charge des projets spécifiques et sur une petite surface dite prioritaire. Ils jouent le rôle délaissé par les Etats précédemment. Leur posture d’agent extérieur et leur maitrise du sujet accroit l’impact de leur intervention. Celle-ci se décline en distribution de fours à basse consommation et de promotion de l’agroforesterie et non plus de cultures itinérantes et extensives telles que l’abattis brulis. Un marché nait de ce nouveau système financé par les crédits carbones (CC). En démontrant un écart entre un taux d’émission de CO2 avec et sans leur action, ces acteurs obtiennent un financement en CC. Aujourd’hui les deux modèles s’affrontent, se critiquant mutuellement : le modèle global et régalien avec REDD +, basé sur un fonds vert mondial est dit trop général et dispendieux par ses détracteurs. Le système de projets menés par une myriade d’acteurs, voit son financement par CC vivement critiqué suite à de nombreux scandales (les carbones cowboys) et sa nébuleuse de certifications (VCS, Plan Vivo, CCB, etc.).   

Néanmoins, certains pays tirent leur épingle du jeu en mettant en place des systèmes efficients contre la déforestation. L’astuce a été de trouver un arrangement : le paiement pour service environnemental (PSE). Ainsi, au Costa Rica, le gouvernement s’est engagé avec succès à payer les utilisateurs de zones forestières en échange du respect de certains critères de protection et la Côte d'Ivoire est sur le point d’adopter des mesures PSE pour le parc Taï dont la grande biodiversité est à préserver. Le principe est de compenser les coûts d’opportunité liés à l’implantation d’arbres à la place/avec des surfaces agricoles. S’il est encore trop tôt pour évaluer l’impact de ces mesures, les risques restent forts : certains bénéficiaires peuvent accepter les paiements tant que la perte en coût d’opportunité reste faible (quand les arbres sont encore petits) mais qu’ils les coupent lorsque ces arbres grandissent et qu’une partie des rendements est effectivement perdue ou que la peur de les perdre, en vertu d’un scepticisme très ancré dans l’agroforesterie du cacao, l’emporte. Toutefois, ces coûts peuvent également être nuls, bien au contraire : les récipiendaires gagnant alors de loin au change. Le fonds Moringa Fund a investi ce marché en réhabilitant des zones de culture avec un système agro-forestier. Dans certaines régions d’Afrique de l’Ouest, jusqu’à 75% de la récolte totale de produits ligneux et non ligneux proviennent des parcs agro-forestiers, produits sources de revenus pour les communautés locales. Cependant, si un intérêt croissant pour les PSE est porté à l’Afrique, la majorité des PSE ont jusqu’à présent été instaurés en Amérique latine, en Europe et en Asie. Les PSE requièrent non seulement des agents privés mais également des structures publiques solides et un engagement des autorités fort pour assurer leur efficacité.

Pour conclure ce panorama, focus sur l’action d’une multinationale dans la lutte contre la déforestation. Un bref retour historique s’impose : suite aux critiques sur les effets polluants et contraires aux droits de l’homme que sa production engendre, l’huile de palme a fait l’objet d’un accord en 2004, le Roundtable on Sustainable Palm Oil (RSPO). Porté par Unilever et WWF, le RSPO est un système de label applicable à l’huile de palme. Néanmoins, cette norme reste floue quant aux enjeux de la déforestation (sur le drainage des tourbières par exemple),  et de son impact sur les populations. De nombreuses ONG la critiquent et entament de vives critiques contre les multinationales qui l’utilisent. Nestlé subit les foudres de Greenpeace (Cf. campagne Kit Kat killer) en vertu de sa position de leader sur le marché. Cette confrontation fait place à un accord constructif entre la multinationale et l’ONG, facilité par le directeur de The Forest Trust (TFT), Scott Poynton. Nestlé s’engage alors à assurer la traçabilité de son approvisionnement d’huile de palme selon des critères d’approvisionnement responsables (les RSG) : l’enjeu est sauvegarder les forêts secondaires et de veiller au consentement libre et informé  au préalable des populations (CLIP). Au Liberia, l’entreprise GVL qui fait partie du groupe Indonésien Sinar Mas (du sous-groupe Golden Agri Ressources) a transformé ses pratiques suite aux campagnes de Greenpeace et la pression de Nestlé. Si GVL n’exporte pas, étant encore en phase de plantation, son huile n’est pas à ce stade intégrée dans les chaines d’approvisionnement de Nestlé. Le géant agroalimentaire veille en revanche très attentivement à ce que ses principaux fournisseurs d’huile de palme, principalement en Indonésie et Malaisie (80-90% de la production mondiale), revoient ainsi leur copie grâce à un travail d’évaluation et de traçabilité sur toute la chaine d’approvisionnement, jusqu’à la plantation. Les ONG enclenchent alors la phase finale de leur bataille : taper sur les fournisseurs de Nestlé, en premier lieu Sinar Mas, dont la marge de manœuvre est déterminée par ce dernier. Si le fournisseur refuse d’obéir aux règles de planification d’usage des terres, Nestlé menace de clore le marché. Ainsi, Nestlé et d’autres acteurs ont arrêté de se fournir auprès de Sinar Mas (Golden Agri) lors de la campagne médiatique lancée contre eux. Mélange des fins – préserver sa réputation et respecter les principes environnementaux – les moyens sont assez lourds pour modifier les comportements. L’ONG TFT, acteur hybride entre ONG et bureau d’études, très actif en Afrique (en Côte d'Ivoire et au Liberia en particulier), travaille avec plusieurs entreprises agro-industrielles de l’huile de palme (www.tft-earth.org). L’ONG a ainsi développé la méthodologie High carbon stock forests (HCS), qui distingue les zones à la végétation dégradée des forêts secondaires à préserver.  

Tandis que l’huile de palme est toujours autant plébiscitée (cosmétiques, agro alimentation et agro-carburants), les forêts rétrécissent. Néanmoins, clouer au pilori l’huile de palme est vrai et acceptable à condition que les aspects environnementaux et sociaux mentionnés plus haut ne soient pas pris en compte. D’une part, des huiles propres existent, tout un chacun peut se renseigner notamment via des comparatifs sur internet. Le travail d’organisations comme le TFT est justement d’accompagner les acteurs liés à l’huile de palme à faire preuve de transparence et à ne pas avoir honte de transformer positivement leur chaine d’approvisionnement. D’autre part, la morgue des consommateurs occidentaux pour cette huile n’empêchera pas la dynamique exponentielle de l’huile de palme (dont la production est jusqu’à dix fois supérieure à l’hectare que ses concurrentes[3]), tirée par la hausse de la population africaine et de la demande asiatique.  

Pauline Deschryver


[1] Dominique Herman est ingénieur forestier tropical de formation (AgroParisTech – Engref). Il travail pour le TFT en tant que chef de projet, en Afrique de l’ouest (Côte d’Ivoire, Libéria et surtout Nigéria).

 

[2] Pour plus d’informations, visitez le site www.agroforesterie.fr

 

[3] Pour produire autant d'huile que 1 hectare de palmiers, il faut 6 hectares de colza, 8 de tournesol ou 10 de soja

 

Peut-on envisager un programme de transfert conditionnel efficace en Afrique ?

959220-1017L’idée d’adopter en Afrique le programme brésilien de Bolsa família a été suggérée dans un dernier article. Familière pour certains, cette initiative mérite d’être examinée de plus près tout en s’interrogeant sur la pertinence d’une transposition sur le continent africain.

Lancé en 2004 par le gouvernement Lula et soutenu par la Banque Mondiale, le programme Bolsa família repose sur une idée simple : sur la base d’un contrat entre l’Etat et un foyer pauvre ou extrêmement pauvre, représenté par la mère de famille, est versée mensuellement une somme destinée aux enfants, à la condition que soient fournis régulièrement des justificatifs de scolarisation et de soins. Concrètement, une base cadastrale de données fédérales permet de cartographier les foyers bénéficiaires selon leurs revenus. Le montant, qui avoisine les 20 euros par mois, est déposé sur un compte bancaire pour lequel chaque famille dispose d’une carte de crédit spéciale. Le registre fédéral permet d’enregistrer les familles travaillant dans les secteurs formel et informel. Aujourd’hui, la Bolsa família s’adresse à près de 13 millions de familles, soit 50 millions de personnes (sur une population d’environ 200 millions d’individus). Depuis 2004, en termes de résultats, ce programme, allié à d’autres initiatives sociales, a permis de sortir de la pauvreté 48 millions de Brésiliens, en diminuant d’environ 16% le taux de pauvreté dans le pays et en abaissant le coefficient de Gini de 0,59 en 2003 à 0,49 en 2012 (sur une échelle allant de 0 à 1, 1 équivalant à des inégalités maximales). Plus généralement, la Bolsa família a deux effets vertueux principaux : elle soutient l’investissement des ménages dans la santé et l’éducation de leurs enfants tout en responsabilisant les parents; elle permet de rompre le cycle intergénérationnel de la pauvreté. A plus long terme, le programme a permis de modifier structurellement les conditions socio-économiques des familles bénéficiaires. De nombreuses études soulignent en effet que le panier des foyers fait davantage place à des produits destinés aux enfants (nourriture, vêtements). Ce changement transforme progressivement l’économie locale, favorisant petit à petit une évolution économique positive. Au plan sanitaire, la mortalité infantile s’est considérablement réduite tandis que, au plan éducatif, des taux de scolarisation accrus ont permis d’offrir une main d’œuvre plus qualifiée et mieux insérée sur le marché du travail.

Si la Bolsa família est connue internationalement, c’est parce qu’elle est le plus emblématique des programmes de transferts conditionnels (PTC). En termes moins technocratiques, ce jargon renvoie à des mesures offrant des sommes d’argent à des bénéficiaires en situation de précarité, en échange d’actions concrètes et vérifiées portant sur les domaines éducatif et sanitaire. Déclinés en différentes propositions nationales, les PTC font florès, comme en Afrique du Sud (avec le Child Support Grant), en Inde et dans plusieurs pays d’Amérique du Sud (au Mexique, avec Oportunidades), ainsi qu’à New York (la ville a ainsi développé l’Opportunity NYC). Ce succès est en partie dû à la souplesse des PTC. Ces derniers appartiennent à la famille élargie des transferts sociaux qui se subdivisent en différents segments selon les cibles et les objectifs. Les modalités diffèrent entre transferts monétaires, non monétaires (en nature) et quasi monétaires (coupons, bons, etc.) ; les subsides peuvent être conditionnels (scolarisation, travail, formation, visites médicales) ou pas. En outre, le ciblage varie : les transferts peuvent être individuels, géographiques, communautaires ou catégoriels.

Malgré ce succès international, des éléments de la Bolsa família et des PTC en général sont discutables. Deux points principaux d’ordre sociologique apparaissent en premier. D’une part, la Bolsa família et d’autres PTC font de la mère de famille le bénéficiaire et gestionnaire des fonds reçus. Si cette attribution semble logique étant donné le rôle clef joué par les mères auprès des enfants, elle renforce sa responsabilisation; ce qui peut être lourd à porter en cas de difficultés. D’autre part, les PTC reposent tous sur une logique contractuelle qui place les bénéficiaires sous une sorte de tutelle. Cette responsabilisation forcée dessine en creux une critique négative des pauvres, comme si, incapables de se gérer eux-mêmes, ils devaient être pris en charge selon une logique d’encadrement et de contrôle renforcés.

Au-delà de ces aspects, la transposition des PTC en Afrique soulève d’autres questions. Pour être efficient, un PTC repose fondamentalement sur des capacités institutionnelles solides, en amont et en aval. En amont, il suppose des ressources administratives de qualité permettant d’assurer un ciblage approprié de la population cible, un suivi rigoureux de l’application de la conditionnalité et des moyens financiers suffisants pour assurer des coûts directs (l’allocation même) et indirects (les coûts de suivi). Or, si certains pays d’Afrique sont dotés de ressources suffisantes pour garantir ces critères (les pays du Golfe de Guinée notamment), beaucoup en sont dépourvus. En outre, la démographie africaine, avec un nombre d’enfants par femme supérieur à la moyenne des autres pays où ont été mis en œuvre des PTC (5 enfants par femme en moyenne et plus de 7 au Niger, 8 au Nigéria)[1], rend la problématique de coûts directs plus aigue. De plus, le faible niveau général de bancarisation (autour de 11% en moyenne avec cependant des écarts selon les régions et les pays[2]) complexifie l’accès aux transferts monétaires. Enfin, le niveau de corruption élevé en Afrique (avec toutefois encore des exceptions remarquables comme le Lesotho, le Rwanda et la Namibie)[3] rend plus épineuse la bonne gestion des fonds. En aval, les PTC doivent être capables de fournir une contrepartie acceptable selon les termes de l’échange. En effet, dans le contrat, les bénéficiaires, tenus de fréquenter assidûment des établissements éducatifs et sanitaires, doivent être en mesure d’avoir accès à des services de qualité. Sans des services publics satisfaisants, les PTC n’apportent aucune valeur à leurs bénéficiaires sur le long-terme. Or, en termes d’institutions publiques, l’Afrique reste encore mal lotie (les pays africains représentant 1 % des dépenses mondiales de santé)[4]. Sur le long terme, les défis concernent le potentiel effet de dépendance (générant un « effet de revenu ») ; toutefois, avec de très faibles montants, le transfert devient non pas un substitut mais un complément de revenu. De plus, il est important d’indexer le montant du transfert sur l’indice des prix à la consommation, comme l’a fait le Botswana, afin de conserver le pouvoir d’achat des ménages bénéficiaires (même si cela est complexe en pratique, avec des Etats au budget peu flexible).

Toutefois, ces notes pessimistes ne doivent pas écarter toute possibilité d’adoption des PTC. Certains pays africains, et pas seulement l’Afrique du Sud, ont fait leurs ces programmes, selon des modalités originales d’appropriation. Ainsi, au Burkina Faso, un programme pilote a fait preuve d’inventivité pour déjouer les défis énoncés précédemment. Point de banque mais une distribution manuelle lors de réunions collectives au sein des villages ; pas d’inspecteurs mais des maires appelés à vérifier scrupuleusement le carnet scolaire des enfants après appréciation par l’instituteur de la commune[5]. A ce jour, les OTC ont également été appliqués au Ghana (LEAP), au Kenya (CT-OVC) ou bien encore au Mozambique et au Botswana.

Faire de l’éducation un levier de développement en Afrique

diplômés-africains-300x196Le discours sur l’éducation en Afrique est bien souvent sombre, empreint de soupirs face à un constat d’échec. Pourtant, une certaine perspective s’impose : l’école pour tous n’existe que depuis les indépendances, il y a seulement 50 ans en somme. Parler de crise inexorable de l’éducation en Afrique, éplucher les rapports alarmants des organisations internationales est à relativiser dans la mesure où la mutation vers un enseignement élargi est assez récente. Postindépendances, deux défis de taille émergèrent : accueillir sur les bancs de l’école non plus seulement les élites mais la masse et africaniser l’enseignement.

Or, atteindre ces objectifs signifiaient surmonter de nombreux obstacles. Pour beaucoup de pays, à l’exception notable du Bénin et de l’Ethiopie, le livre représentait un objet peu familier. En outre, offrir une éducation de masse impliquait et implique d’en avoir les moyens, problématique de taille pour de nombreux Etats. Cette difficulté est d’autant plus cruciale lorsque la démographie n’arrange guère les choses : avec plus de 50% de sa population en âge d’étudier, l’Afrique a davantage à mettre la main au portefeuille que l’Europe, qui ne compte que 15% de têtes blondes et d’étudiants. Enfin, les crises politiques connues par la majorité des Etats africains ont frappé en premier les structures institutionnelles éducatives. Le manque ou l’absence de moyens ont créé une jeunesse déscolarisée, tombant bien souvent alors dans l’escarcelle des milices en tous genres, à même de leur fournir un semblant de statut social.

Si ces problèmes ont peu ou prou été dépassés par une amélioration économique et géopolitique globale, des difficultés demeurent, handicapant de manière plus structurelle l’essor qualitatif de l’éducation en Afrique. De nombreux pays persistent à favoriser l’éducation des élites, afin de les transformer en ambassadeurs internationaux. Ambition noble mais inégalitaire et porteuse de cruelles pertes (« fuite des cerveaux ») pour le continent. De plus, la faiblesse des rémunérations des enseignants, pointée par de nombreux rapports, ne permet pas d’assurer un enseignement de qualité avec des professeurs devant jongler entre différents emplois pour joindre les deux bouts. Ce déficit qualitatif se retrouve également dans l’inadaptation des programmes scolaires qui affecte près de 31 pays, générant ainsi un gaspillage navrant comme au Burundi où 70% de l'argent est dépensé dans une éducation insatisfaisante[1]. En outre, tandis que le primaire devrait être le récipiendaire prioritaire des investissements par son rôle socle et inclusif, ainsi que par le taux de rendement d’éducation supérieur aux autres niveaux, il est celui dont le taux de croissance est le plus faible[2]. En Afrique Subsaharienne, près d’un enfant sur quatre en âge de fréquenter l’école primaire (23%) n’a jamais été scolarisé ou a quitté l’école sans terminer le cursus primaire.

Toutefois, quelques tendances positives sont à noter dans ce discours peu encourageant. Premièrement, même si l’écart entre l’éducation des filles et celle des garçons est fort (sur 30 millions d’enfants non scolarisés, 54% sont des filles), il se réduit progressivement mais à pas très lents, entravé par de nombreux obstacles combattus notamment par l’initiative « Parce que je suis une fille »[3]. Deuxièmement, les gouvernements africains, en prenant conscience du mouvement massif du continent vers les outils numériques (que l’on songe au boom du mobile banking sur le continent), ont commencé à intégrer l’enseignement des NTIC dans les programmes scolaires comme en Côte d’Ivoire ou au Sénégal. Troisièmement, toujours selon une meilleure compréhension des besoins de leur population, des Etats africains comme le Ghana (Loi COTVET de 2006) se mettent à promouvoir des enseignements techniques et professionnalisants, à même de répondre aux nécessités du marché de l’emploi, tant formel qu’informel[4]. Enfin, parce que l’Afrique est un ensemble non indifférencié, certains pays tirent leurs épingles du lot : si le taux d'alphabétisation des adultes en Afrique est parmi les plus faibles au monde, deux pays dépassent la barre des 50%, à savoir : le Cap-Vert (83%) et le Ghana (64%)[5].

Prendre acte de la nécessité de développer une offre éducative de qualité – et non pas tant seulement en quantité, comme nous y poussent à croire les OMD de manière partielle – et adaptée aux besoins permet de concilier au mieux éducation, développement et bien-être. En effet, de nombreuses études soulignent l’étroite corrélation entre éducation d’une part et croissance et santé d’autre part. Le rapport de l’UNESCO met en avant ces relations vertueuses : l’éducation est un moteur de croissance où, dans les pays à faibles revenus, une année supplémentaire d’éducation se traduit par un gain de revenu de près de 10% en moyenne[6]. Des gains sanitaires sont aussi présents car l’éducation permet de réduire significativement la mortalité infantile. Des femmes et des mères mieux éduquées et informées font des choix plus avisés sur leurs lieux de soin, d’accouchement et sur les vaccins. L'Unesco estime ainsi que si toutes les femmes des pays les plus pauvres achevaient au moins l’enseignement primaire, le taux de mortalité infantile reculerait de 15%. Cette corrélation se retrouve aussi pour l’épidémie du VIH Sida, l’éducation jouant un rôle clef pour enrayer la propagation[7].

Cet ensemble d’éléments amène à se demander comment l’Afrique peut poursuivre sa trajectoire de croissance tout en assurant un enseignement de qualité et de masse. S’inspirer de modèles adoptés par des pays en développement est une voie, comme nous y invitent certains spécialistes. L’idée d’un chèque éducation, ou « voucher », sur le modèle indien est une piste intéressante, permettant de renforcer la responsabilisation des établissements et des parents, en finançant directement les élèves et non les écoles[8]. De même, opter pour une sorte de « Bolsa Familia » sur le modèle brésilien permettrait de subventionner les produits de première nécessité des familles défavorisées envoyant leurs enfants à l'école.

Ces propositions démontrent in fine que l’accent mis sur l’éducation va de pair avec le développement économique. C’est toute la stratégie déployée par le Consensus de Pékin et assurée en Afrique par une offre très généreuse : le forum de coopération entre la Chine et l’Afrique de Pékin en novembre 2006 a vu de grandes promesses d’aide (renforcement de la formation de spécialistes africains dans différents secteurs, une assistance pour la mise en place de cent écoles, l’augmentation des bourses aux étudiants africains voulant étudier en Chine, et une offre de formation pour les responsables éducatifs et les directeurs des institutions éducatives majeures)[9]. Toutefois, lier étroitement éducation et croissance économique est à questionner. Si l’offre de la Chine est attrayante, l’examen de l’application de son propre modèle sur son territoire invite à s’interroger sur son adéquation pour l’Afrique. Est-ce l’éducation ou le développement économique qui est mis au service de l’autre ?[10] S’il ne s’agit pas de faire ou pas le procès du modèle chinois, il convient en revanche de s’interroger sur le modèle éducatif optimal pour l’Afrique. Ce questionnement, s’il est large et complexe, invite néanmoins à appeler de ses vœux un système africain, prenant en compte les spécificités nationales et panafricaines. L’intégration pleine et fière de l’enjeu agricole dans des formations prestigieuses et démocratiques est une piste, il y a en bien d’autres.

Pauline Deschryver


[2] En outre, le nombre d’enfants exclus de l’école y a augmenté, passant de 29 millions en 2008 à 31 millions en 2010.

 

[5] Etude « From closed books to open doors – West Africa's literacy challenge »

 

[6] Une étude par l’UNESCO menée dans 50 pays entre 1960 et 2000 a montré qu’une année supplémentaire d’éducation pouvait générer une augmentation du PNB jusqu’à 0,37% par an.

 

[7] Rapport mondial de suivi sur l’éducation 2011 ; seules 59% des mères ne disposant d’aucune éducation formelle dans 16 pays d’Afrique subsaharienne savaient que le préservatif est un moyen d’éviter la contamination.

 

[10] Dans son discours de 1978 lors de la Conférence nationale sur l’Education à Pékin, Deng Xiaoping prônait un système éducatif mis au service de l’économie.

 

Quel rôle pour les fonds souverains dans le financement du développement de l’Afrique ?

fonds-souverainsCe billet est le deuxième numéro de la série consacrée aux moyens innovants de financement du développement. Il discutera des fonds souverains.  Il s’agira d’abord d’en saisir les lignes générales, avant de mesurer leur contribution potentielle au financement du développement de l’Afrique, tant pour les fonds souverains non africains qu’africains.

Un fonds souverain est un instrument d’investissement à disposition des Etats. Selon le FMI, ils « détiennent, gèrent ou administrent des actifs pour atteindre des objectifs financiers ; ils ont recours à des placements sur des actifs étrangers et nationaux ». Aujourd’hui, le montant total géré par les fonds souverains s’élève à environ 6 000 milliards de dollars dans le monde. Un fonds souverain s’appuie sur la capacité d’un État à accumuler des devises, selon quatre types de ressources :   excédents de la balance des paiements ; opérations sur devises ; produit des privatisations ; excédents budgétaires et / ou recettes tirées des exportations de produits de base.

Créer un fonds souverain résulte d’un arbitrage sur le coût de détention de l’excédent de ressources. Selon le type d’excédents – de paiements courants ou issus de l’exportation de matières premières – le calcul diffère. Pour les premiers, l’arbitrage se situe entre le coût d’opportunité de garder les devises et l’atout qu’elles procurent pour pouvoir lisser les profils de consommation en cas de choc externe. Dans cette problématique, les fonds souverains représentent un moyen de gérer ces réserves excédentaires selon une stratégie de diversification afin d’en tirer un rendement supérieur. S’ajoute à ce choix la prise en compte d’un effet d’appréciation de la devise nationale. La Chine représente à ce titre un exemple majeur de stratégie d’accumulation de devises pour maintenir une compétitivité élevée des exportations en sous-évaluant son taux de change ; cette allocation des revenus, en termes de développement, est discutable dans la mesure où elle peut pénaliser la consommation des ménages chinois et donc leur niveau de vie. En revanche, pour les fonds issus d’excédents tirés de ressources naturelles exportées, l’enjeu est de savoir s’il vaut mieux exploiter ou garder la ressource, et en cas d’exploitation, quelle est la manière optimale d’investir les fruits de ces exportations entre consommation et investissements ? La clé de l’interrogation réside surtout dans le caractère non renouvelable de ces ressources. Ainsi, les fonds souverains permettent de faire perdurer l’avantage issu des ressources au-delà même de leur durée de vie en les investissant sur du long-terme. C’est toute la stratégie déployée par les fonds qatari[1] et norvégien[2] pour les richesses tirées du pétrole ou de l’île de Kiribati[3] pour ses mines de potasse.

Cependant, une parenthèse est requise pour introduire les fonds souverains dits de développement (FSD), qui obéissent à une logique spécifique. En effet, a priori, un fonds classique n’est pas créé selon une logique d’aide au développement. Un FSD se distingue en investissant des capitaux dans divers secteurs d’activités utiles au développement du pays et sur le long terme. Le fonds du Koweït pour le développement économique arabe ainsi que le Fonds arabe de développement économique et social en font partie. Le dernier, avec un capital d’environ 3 milliards de dollars, finance des projets de développement, fournit une assistance technique et promeut le développement du secteur privé.

Néanmoins, la distinction entre APD et contribution des fonds au développement reste floue : dans quelle mesure les investissements des fonds souverains dans les PED sont-ils des moyens innovants de financement du développement à part entière ? Ils sont distincts de l’APD classique, fonctionnent sur des partenariats entre public et privé, et sont basés sur des ressources stables et prévisibles. A l’inverse, l’APD originelle, celle du Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE peut être assimilée à un fonds souverain de développement. Avec un flux annuel supérieur à 100 milliards de dollars, le CAD s’apparente à un fonds public de 2500 milliards, avec un rendement, consacré à l’APD, de 4%.

Outre les fonds spécialisés cités précédemment,  une tendance apparaît avec de plus en plus d’acuité où des fonds souverains non africains contribuent au développement de l’Afrique. La contribution chinoise sur le continent est à ce titre remarquable : les projets d’investissements d’entreprises d’Etat chinoises dans les infrastructures et les ressources naturelles ont beaucoup augmenté, et sont catégorisés « aide au développement ». Pour la Chine, il est toutefois moins question de philanthropie que d’accompagnement avisé de ses entreprises dans un espace économique en plein essor. Cependant, les deux finalités ne sont pas incompatibles, bien au contraire, et c’est tout l’enjeu pointé par Bill Gates[4], et repris lors du Forum mondial sur l’investissement de la CNUCED[5]. Inciter les fonds souverains à financer des projets contribuant au développement dans les PED implique d’établir de nouveaux partenariats avec ces pays. Dans cette logique, les fonds souverains renforceraient leur exposition à des marchés frontières offerts en particulier en Afrique et présentant un fort potentiel de croissance grâce à des ressources naturelles mais également en termes d’essor démographique et de hausse de la consommation en produits et en services. De tels partenariats auraient pour conséquence de remettre en cause le système traditionnel d’APD en bouleversant les principes de l’aide, en favorisant celui de l’efficacité et en instaurant plus de compétitivité au sein d’une sorte de « marché de l’aide ».

Selon certains économistes[6], l’impact de ces investissements innovants serait majeur : en consacrant 10% de leur portefeuille aux PED et aux pays émergents sur les 10 ans à venir, ces fonds produiraient un flux de 1,400 milliards de dollars, soit 14 fois l’APD annuelle. Ces résultats prometteurs ne doivent pas masquer les défis inhérents à l’entrée de ces fonds sur le continent africain : premièrement, il existe de nombreuses barrières à l’entrée dans des secteurs clés pour le développement mais sensibles politiquement ou socialement (l’agriculture en particulier) ; deuxièmement, les PED présentent malheureusement bien souvent un climat économique instable et préjudiciable aux affaires ; enfin, le manque de capacités dans ces pays nuit aux nécessités de préparation et d’information pour un projet d’investissement.

Ce sont ces mêmes difficultés que rencontrent les fonds souverains africains et notamment le manque de capacités, cruciales pour bien gérer un fonds. En outre, en investissant, soit via ses réserves de change, soit via ses excédents tirés de l’exportation de matières premières, dans des projets nationaux, un fonds souverain risque de favoriser l’appréciation de la devise nationale, donc l’inflation. Pourtant l’enjeu est de taille en Afrique, dans des pays où les marchés financiers locaux sont peu développés et où l’épargne privée tend à fuir à l’étranger, puisqu’un fonds permet de canaliser l’investissement au service du développement national. La majorité des fonds africains sont basés sur les ressources tirées de l’exportation de pétrole (fonds du Nigeria, du Ghana et de l'Angola), chacun se définissant spécifiquement. Ainsi, le fonds gabonais[7] se veut être un fonds visant à lisser l’épargne intergénérationnelle, et un fonds de développement, avec des ressources utilisées dans le cadre de projets de développement structurants ayant pour but d’assurer à terme une diversification[8].

On peut noter également des fonds créés par des pays non pétroliers, tels que le fonds Agaciro du Rwanda, dont l’impact n’a pas encore pu être mesuré, ou le fonds du Sénégal[9], qui soutient notamment le développement des PME, avec une préférence nationale pour les investissements.

En conclusion, le lien entre investissements des fonds souverains et financement du développement s’appuie sur la rentabilité attendue de ce dernier. Si la stratégie intrinsèque de long-terme des fonds souverains rejoint les caractéristiques des projets d’infrastructures des PED, les défis demeurent et les besoins sont majeurs.

Pauline Deschryver


[1] Le fonds souverain Qatar Investment Authority (QIA), fondé en 2005

[2] Le fonds Government Pension Fund-Global (dit le Global), créé en 2006 (à la suite du Petroleum Fund de 1990) et considéré comme le 1er fonds mondial par montant de capitalisation

[3] Avec le fonds Kiribati Revenue Equalisation Reserve Fund, crée en 1956, et qui gère aujourd'hui 7 fois le PIB de l'archipe

[6] Santiso, J. (2008), « Sovereign Development Funds », Policy Insight 58, OECD Development Centre, janvier

[7] Le Fonds Gabonais d’Investissements Stratégiques (FGIS), créé en 2011

[8] Le fonds FGIS a ainsi pris des participations dans le groupe bancaire Oragroup et dans l’opérateur de tours de télécommunications IHS Towers

[9] Le Fonds Souverain d’Investissements Stratégiques (FONSIS) du Sénégal, créé en 2012

Les financements innovants du développement en Afrique : l’ACAD

logoUn article précédent faisait un panorama général des différents instruments de financement innovant pour le développement. Il s’agit, dans cet article qui fait partie d’une plus longue série, d’examiner de plus près l’un de ces systèmes, mis en place en 2009, l’African Carbon Asset Development Facility (ACAD). C’est un partenariat public-privé, dont le dispositif est issu du protocole de Kyoto, dans la catégorie des mécanismes de développement propre[1] (MDP). Il répond à deux objectifs complémentaires : atteindre les objectifs de réduction de carbone pour les pays industrialisés et bénéficier d’investissements et de transferts technologiques pour les pays en développement.

Son principe est clair puisque l’action de l’ACAD se décline en trois offres pour stimuler le marché des crédits carbone africain.  Premièrement, c’est un partage des coûts et des risques avec les banques partenaires sur les prêts accordés aux entrepreneurs choisis – à l’instar d’un fonds de garantie classique – pour des initiatives ayant un impact sur le développement durable. Deuxièmement, c’est une assistance technique aux porteurs de projets pour les aider à les mener à bien, à la fois sur le marché que sur la validation comme projet de MDP. Dernièrement, c’est une formation et un accompagnement sur les spécificités de la finance carbone pour les institutions financières.

Le dispositif rentre bien dans la catégorie des financements innovants puisqu’il correspond aux critères énoncés par le Groupe Pilote sur les financements innovants[2]. Il repose sur une ressource relativement stable et prévisible (les revenus tirés des entreprises accompagnées); est complémentaire de l’aide publique au développement traditionnelle et fait partie des mécanismes de garantie d’emprunt. Enfin, il met en place des partenariats nouveaux entre bailleurs internationaux (UNEP, Initiative internationale pour le climat du gouvernement allemand), institutions financières (Standard Bank) et entrepreneurs.

L’ACAD a le mérite de répondre à des besoins cruciaux en Afrique puisque le continent connait un fort déséquilibre dans la répartition des certificats de réduction d’émission avec seulement 2% environ des certificats mondiaux[3]. De plus, en s’appuyant sur des projets locaux, ce système pallie le manque d’infrastructures en Afrique, ce problème entravant avec acuité la mise en œuvre et la maintenance de mécanismes de développement propres classiques. De même, il remédie au problème d’accès au financement : les coûts de MDP sont prohibitifs et empêchent l’éclosion de nombreux projets en Afrique. Les entreprises suivies sont soutenues financièrement à leur phase de lancement[4], ainsi que pour faire face aux coûts élevés de sélection (validation, évaluation d’impact). Enfin, tandis que les MDP sont peu connus en Afrique, ce programme permet de sensibiliser la société civile aux enjeux du développement durable tout en offrant des opportunités d’emplois et de croissance.

L’ACAD offre ainsi plusieurs atouts pour le continent. D’une part, il stimule un marché des crédits carbone en améliorant la capacité des banques partenaires à identifier et actionner des opportunités de crédits carbone. D’autre part, il réduit les coûts de développement de projets et d’investissement en construisant un portefeuille de projets viables et donc à même d’être répliqués en Afrique. Ce faisant, il facilite l’intégration régionale en déverrouillant des barrières de marché par des actions de sensibilisation d’échelle (forum, réseaux d’investisseurs). Le succès est au rendez-vous avec quatorze projets accompagnés dans neuf pays à ce jour. L’ACAD a accompagné des initiatives entrepreneuriales telles que « Nafa Naana » au Burkina Faso[5], pour améliorer des poêles économes en énergie ou bien des projets de plus grande envergure, comme le soutien à la certification de la plus grande zone d’éoliennes en Afrique (au lac Turkana au Kenya).

Le projet se révèle être intéressant pour le continent à court et à long termes. Aujourd’hui, il accorde une formation solide sur l’identification des projets de MDP pour les banques mais aussi pour les personnes travaillant dans l’entreprise accompagnée. D’ici quelques années, l’ambition est de stimuler un marché dynamique des crédits carbone en Afrique, d’intégrer les compétences liées à ce tissu industriel dans le secteur financier africain et de devenir un instrument de référence. Ces aspirations vont de pair avec des priorités stratégiques accroissant l’échelle de l’ACAD. L’objectif est de collaborer avec de nouvelles institutions bancaires partenaires, de créer de nouveaux mécanismes de financement (tels qu’un régime de garantie de crédits carbone prépayés), de disposer de moyens innovants de formation et de réseautage (e-learning, annuaire de marché) et de s’allier avec d’autres initiatives comparables dans le domaine du développement durable.

Toutefois, certaines limites peuvent être esquissées, en particulier en raison de la nature très discutable du marché des crédits carbone. En effet, comme cet instrument s’intègre dans ce marché, cette appartenance implique de devoir quantifier précisément les avantages réels des projets financés du point de vue du réchauffement climatique. Or, sur ce point, les données manquent. Cette absence d’information se retrouve d’une part quant à l’additionnalité financière (liée à la vente de crédits carbone), critère requis pour qualifier un MDP selon le protocole de Kyoto, et d’autre part quant aux certifications attribuées aux projets. En outre, auréolé de bonnes intentions, le marché carbone est pourtant l’arène de nombreux « carbon cow-boys » aux aspirations plus lucratives qu’écologiques, qui spéculent sur ces crédits alors assimilés à une valeur boursière lambda[6].

Il faut également souligner une certaine contradiction sur le présupposé même de cet instrument : la très faible demande énergétique en Afrique. Si la demande est faible, il en va alors de même pour les opportunités d'investissement. Il semble alambiqué de vouloir substituer à une demande quasi nulle des certificats de réduction d'émission. Néanmoins, la conjoncture actuelle suivie par l’Afrique annonce une hausse de la demande et il est possible de rétorquer à cette critique que la demande n’est pas forcément celle entrevue par la lorgnette occidentale. Le projet burkinabé cité plus haut atteste bien du potentiel de développement et des besoins de soutien d’un projet a priori dépourvu d’opportunité d’investissement.

Enfin, concernant la mise en œuvre même du projet, un point est critiquable : il semble que l’objectif de transfert de technologie, propre aux MDP, soit incertain,  puisque les projets recourent principalement à des technologies locales. Cette considération peut être vue soit par le verre à moitié plein – exploitation et développement de ressources locales, soit à moitié vide – aucun transfert technologique.

Cependant, pour ne pas finir sur une sombre note, soulignons que ce projet fait primer les bénéfices socio-économiques induits par les projets portés sur la quantité économisée de carbone. Est ainsi privilégié le « comment » au « combien », somme toute selon une bonne vieille logique de développement et de création de richesse.

Pauline Deschryver


[1] L’article 12 du protocole de Kyoto

 

[2] http://www.leadinggroup.org/rubrique332.html

 

[3] https://cdm.unfccc.int

 

[4] Ce soutien financier s’élève jusqu’à 125 000 dollars de subvention par projet

 

[5] http://www.wehavethepower2030.org

 

[6] Aurélien Bernier, « Augustin Fragnière, 2009, La compensation carbone : illusion ou solution ? PUF, 208 p. »

 

Quels sont les mécanismes de financement innovant du développement ?

185236742Le financement du développement en Afrique va de pair avec différents instruments aux logiques très variées. L’aide publique au développement (APD) est l’un des principaux outils du financement du développement en Afrique ; elle bénéficie aujourd’hui à plus de 160 pays pour un montant net versé de 125.6 milliards USD. D’autres mécanismes de financement cohabitent avec l’APD, en majorité indépendants des structures multilatérales d’aide au développement. Le recours à la dette et les partenariats public-privé constituent des outils développés par les pays récipiendaires eux-mêmes. Les transferts de fonds envoyés par les migrants représentent une source de financement non négligeable : selon la Banque Mondiale, ils s’élevaient à environ 351 milliards de dollars en 2011, soit plus de deux fois et demi l’aide publique au développement.  

Malgré ces flux financiers, les progrès restent mitigés. L’efficacité de l’aide est ainsi devenue un enjeu primordial alors même que les intervenants se multiplient[1], justifiant l’engagement des bailleurs internationaux pour accroitre la part de l’aide déliée, améliorer l’information et la prévisibilité, réduire le nombre de fonds multilatéraux et de canaux d’aide, réduire le nombre de pays orphelins de l’aide, etc., ainsi que des démarches volontaires (« New deal pour les pays fragiles »).  De plus, depuis les années 1980 – 1990, l’investissement privé a eu tendance à prendre le pas sur l’aide publique via l’augmentation des collaborations publiques-privées et sous d'autres formats (solidarité privée ; fonds d'aides développés par des entreprises[2]). 

Cette problématique a guidé la réflexion vers l’émergence de la notion de financements innovants[3] au sein des organes internationaux. Ces outils, contrairement à l’APD, sont assez prévisibles et réguliers. Ces mécanismes novateurs ont l’avantage de faire intervenir des acteurs divers, via des partenariats nouveaux. Ainsi, le fonds d’investissement Danone Communities, qui rassemble des partenaires publics et privés, finance des entreprises locales dotées d’un modèle économique durable avec un objectif de réduction de la pauvreté[4]. En outre, ces nouveaux financements s’inscrivent dans les enjeux de biens publics mondiaux et de rééquilibrage des inégalités. Leur but est de pallier le déficit de moyens financiers clairement posé par les Objectifs du Millénaire pour le Développement[5]. Ainsi, rechercher de nouveaux moyens est crucial avec des besoins en hausse et une contraction des budgets annuels d’APD.  

Quatre types de financements innovants apparaissent[6]:

  • les contributions volontaires : avec celles mises en place par la Fondation du Millénaire pour les financements innovants pour la Santé ainsi que les mécanismes de canalisation des transferts de migrants vers l’investissement productif ou social dans les pays d’origine ;
  • Les contributions obligatoires sont les taxes sur des activités économiques nationales ou internationales (taxe sur les billets d’avion/UNITAID[7] ; projet de taxe sur les transactions financières) ;
  • Les garanties d’emprunt sont des mécanismes de préfinancement sur les marchés financiers avec une garantie d’État. Leur utilisation est fréquente dans le secteur de la santé (par exemple pour l’organisation de campagnes de vaccination), mais également comme garanties d’achats futurs [8].
  • Les mécanismes de marché sont divers (exemple de la vente aux enchères des droits d’émission de CO2).

Ce sujet ne peut faire l’impasse sur le débat autour de la taxe sur les transactions financières, qui est un moyen efficace mais très critiqué. D’une part, c’est un outil puissant par son assise[9]. D’un taux très faible, environ 0,005%, elle suffirait à lever environ 30 milliards de dollars par an tout en restant assez faible pour ne pas perturber les marchés financiers. En outre, elle apparaît techniquement et juridiquement faisable et semble être le moyen le plus approprié pour le financement des biens publics mondiaux[10]. D’autre part, sa mise en place reste controversée en raison de l’opportunité publique qui la sous-tend.

D’autres mécanismes dignes d’intérêt sont à citer :

  • les contrats de programmes OBA (Output based aid) de la Banque mondiale : les opérateurs sont invités à inclure dans leurs programmes des objectifs sociaux spécifiques et à les subventionner, mais uniquement selon l’atteinte des objectifs fixés par le contrat.  
  • les mécanismes de « coopération décentralisée » et la compensation carbone, issue du Protocole de Kyoto.  La première vise à financer des projets via un prélèvement[11] et s’accompagne souvent d’un transfert de compétences. La compensation carbone permet qu’une entreprise troque la réduction de ses émissions en CO2 contre l’achat d’une quantité équivalente de crédits carbones à un tiers. Ainsi, l’ONG GERES est présente en Afrique et au Cambodge depuis 1997 avec un programme de fabrication et de vente de fours solaires.

Si la notion de financements innovants est pertinente ici, cette vision reste attachée à un prisme occidental de l’APD. C’est pourquoi, sur le constat de la régression de l’APD, d’autres flux apparaissent avec des modalités alternatives. De nouveaux donateurs sont apparus envers les pays africains : la Chine, le Brésil, la Russie en tête[12], en nourrissant le projet d’une banque de développement. Toutefois, ces financements dits « Sud-sud » obéissent à des règles relativement nouvelles : l’obligation d’investir les bénéfices tirés des ressources naturelles dans des infrastructures (« accords ressources contre infrastructures ») ; l’accent mis sur le développement du secteur privé dans l’investissement ; l’importance des projets « clef en main » ; un transfert de compétence facilité par des conditions similaires ; une plus grande flexibilité sur certains principes et avec moins de contreparties à respecter ; la primauté de l’aide au projet, visant directement les entreprises, sur l’aide programme, plus sujette au détournement et à la corruption. Si les échanges de cette nature se multiplient[13], reste à mesurer l’impact de ces investissements sur le développement en Afrique.

Les financements innovants et le recours à d’autres mécanismes que l’APD constituent indéniablement une partie de la solution pour combler le déficit des ressources disponibles pour le développement. Si l’APD garde un rôle central et catalyseur dans la stratégie internationale de financement du développement, les mécanismes de financement innovant permettent de lever des ressources complémentaires, plus stables et pérennes que les flux d’aide traditionnels. Néanmoins, et compte tenu de la diversité de ces mécanismes, la question qui demeure est d’identifier ceux qui seraient les plus appropriés à l’environnement et aux besoins des pays africains.

Pauline Deschryver


[1] Le 4ème forum de haut niveau sur l’efficacité de l’aide tenu à Busan (Corée du Sud) en 2011 a ainsi permis l’adoption pour la première fois d’un « partenariat global » pour l’efficacité de l’aide élargi à l’ensemble des acteurs du développement notamment les donateurs émergents et le secteur privé.

[2] Ainsi, la Fondation Bill et Melinda Gates a octroyé 3,4 milliards de dons, en 2012, en matière d'aide à la santé, soit l'équivalent de ce que dépense le Fonds Mondial de lutte contre le Sida, la Tuberculose et la Malaria.

[3] Le concept de financements innovants est né selon les étapes suivantes : l’idée a été évoquée lors de la Conférence internationale sur le financement du développement Monterrey (Mexique,18-22 mars 2002) ; un groupe pilote pour les financements innovants du développement a été créé en février 2006 ; la Conférence de Doha a repris cette problématique en 2008 ; les financements innovants figuraient notamment à l’agenda de la présidence française du G20 en 2011. Certains financements ont depuis été appliqués et connaissent une mise en œuvre fructueuse, tandis que d’autres sont encore à l’étude ou bien font l’objet d’âpres négociations

[4] http://www.danonecommunities.com

[5] Dans le cadre des OMD 2015, les estimations du  rapport du Groupe d’experts (issu de la Task Force sur les financements innovants) pour la période 2012-2017 sont de l’ordre de 324 à 336 milliards d’euros par an (http://www.leadinggroup.org/IMG/pdf_RapportFR.pdf)

[6] La catégorisation des financements innovants a été esquissée lors de la conférence de Paris en 2011

[7] Taxe employée par 13 pays et créée à l’initiative du gouvernement franco-allemand en 2006, elle représente un premier exemple de taxe de solidarité imposée par les Etats en finançant la lutte contre des maladies telles que le Sida, le paludisme ou la tuberculose via le fonds UNITAID.

[8] La Facilité Internationale de financement pour la vaccination (IFF) et GAVI participent de ce type de financement innovant : cette facilité de financement internationale encourage l’emprunt sur les marchés financiers pour doubler d’aide au développement.  Créée en 2006 à l’initiative du Royaume-Universel, elle vise à financer d’ici 2015 les programmes de vaccinations des pays les plus pauvres via le fonds GAVI (Global Alliance for Vaccine and Immunization).

[9] Les transactions financières s’élèvent aujourd’hui à environ 4 000 milliards de dollars et sont très variées – valeurs mobilières, titres de dettes, produits dérivés sur matières premières et transactions de change.

[10] Groupe pilote sur les financements innovants pour le développement, Mondialiser la solidarité : pour des contributions du secteur financier, rapport du groupe d’experts à la Taskforce sur les transactions financières internationales pour le développement, juin 2010

[11] En France, la loi « Oudin-Santini » permet les collectivités territoriales de prélever jusqu’à 1% des recettes hors taxes afin de financer des actions de solidarité dans le secteur de l’eau et de l’assainissement.  

[12] En termes d’évènements institutionnels attestant de ce nouvel engouement des BRICS pour le financement du développement des PED on peut citer le 5ème Forum des BRICS à Durban ainsi que le Forum de coopération Afrique-Chine (FOCAC)

[13] A savoir, la Chine est devenue le principal partenaire commercial de l'Afrique en 2009 (le commerce entre la Chine et l'Afrique a connu un taux de croissance moyen annuel de 33,5% entre 2000 et 2008). En outre, pendant la même période, la Chine a annulé les dettes de 35 pays africains pour un montant de 2,9 milliards de dollars (1,6 milliard d'euros)