Cap Vert : Un nouvel émergent

La disparition récente de la chanteuse Cesária Évora aura mis, le temps des hommages rendus à la Diva aux pieds nus, un coup de projecteur sur son pays natal, le Cap Vert. Nation insulaire de l'océan Atlantique située à l'extrémité occidentale du continent africain, le pays a longtemps souffert de son isolement. Confetti d'îles aux ressources naturelles insignifiantes, dénué de tout et frappé épisodiquement de terribles sécheresses qui auront éprouvé au-delà du raisonnable ses habitants, le Cap Vert sait ce que signifie l'hostilité de l'environnement et l'adversité des circonstances. Il a toujours dû composer avec et s'adapter en conséquence. L'émigration a longtemps été le choix le plus judicieux pour fuir cette difficile condition, et le pays est l'un des rares au monde (avec le Liban et l'Arménie notamment) à avoir aujourd'hui une Diaspora dont la population est supérieure à celle restée sur l'archipel (700.000 personnes contre une population de 500.000 résidents au Cap-Vert proprement dit). On l'aura bien compris, contrairement à d'autres nations qui semblent avoir bénéficié de la sollicitude de la Providence (ressources naturelles variées et abondantes, population nombreuse) le pays n'a pas pu compter sur une situation initiale qui lui soit favorable et son peuple a par la force des choses dû déployer des trésors d'ingéniosité pour simplement faire face au sort. Pourtant, ce qui a longtemps été perçu comme un désavantage semble aujourd'hui progressivement se retourner en faveur du pays.

Colonie du Portugal pendant plus de cinq siècles (les îles du Cap-Vert, alors inhabitées, sont découvertes et occupées par les explorateurs portugais à partir de 1456) jusqu'à son accession à l'indépendance en 1975 dans le sillage de la révolution des Œillets et de la fin de l'empire colonial portugais en Afrique, le Cap-Vert est une nation souveraine jeune. Mais qui peut d'ores et déjà se prévaloir d'une histoire contemporaine riche de périodes décisives : guerre d'indépendance, établissement d'une nouvelle souveraineté nationale d'inspiration socialiste sous la férule du Parti Africain pour l’Indépendance du Cap-Vert (PAICV) qui devra céder les rênes du pouvoir à son rival, le Mouvement pour la Démocratie (MPD) à partir de 1990 avec l'instauration du multipartisme, apprentissage graduel du jeu démocratique (avec la consécration de l'alternance par le retour du PAICG aux affaires, de 2001 jusqu'à 2011) et instauration progressive d'une gouvernance économique pragmatique et efficace, fondée sur l'économie de marché. L'énoncé succinct de ces différents cycles pourrait laisser penser à un enchaînement linéaire et régulier vers le progrès. A tort cependant, car il s'agit d'une construction empirique encore fragile, et en définitive toujours en devenir.

Le point d'inflexion majeur est à chercher au début des années 90, période correspondant à l'instauration du multipartisme et à la mise en place effective d'une économie de marché. 20 ans pour transformer progressivement le pays et faire d'une petite nation insulaire pauvre et isolée, un jeune modèle africain de croissance et de bonne gouvernance désormais considéré comme pays à revenu intermédiaire (depuis 2007). Une évolution heureuse qui doit être expliquée dans le contexte spécifique du Cap-Vert. Un constat tout d'abord, et on ne le redira jamais assez : A l'exception de ressources halieutiques importantes, le pays est dénué de tout. En raison de la configuration très particulière de l'archipel, seules 4 îles sur 10 disposent d'une activité agricole digne de ce nom et 90 % des besoins alimentaires doivent être importés. Dans le secteur primaire, seule la pêche couvre les besoins locaux et peut être partiellement exportée. Les ressources minérales sont insignifiantes et les activités de transformation dans l'industrie sont encore négligeables. Au large des côtes africaines et sans richesses propres, la tentation de prendre le large (émigration) a donc longtemps été le choix par excellence.

Transformer ses faiblesses en forces : un pari en passe d'être réussi

A partir d'un modèle économique initial centré sur une vaine tentative (mise en échec au vu des particularités géographiques du Cap-Vert) d'autosuffisance alimentaire, le pays se tourne progressivement vers les activités de services à haute valeur ajoutée (exploitation de la position géostratégique du pays pour développer le commerce de transit, le transport mais aussi le tourisme), le Cap-Vert devenant de facto partie prenante (et bénéficiaire) de l'économie mondialisée (il est officiellement membre de l'OMC depuis 2008). Et son isolement d'antan se transforme aujourd'hui en atout puisque désormais inséré dans le circuit des échanges mondiaux, le pays est positionné à équidistance du Brésil (le géant lusophone d'aujourd'hui et superpuissance de demain) et du Portugal (la puissance tutélaire d'hier et porte d'entrée du marché commun de l'Union Européenne). Les ressources halieutiques sont progressivement mises en valeur avec l'installation d'unités de transformation et de pêcheries industrielles.

La Diaspora cap-verdienne, présente principalement en Afrique de l'Ouest (Sénégal notamment) et en Occident (Europe, Amérique du Nord), et longtemps vue comme un triste symbole de la fuite des forces vives, est aujourd'hui à l'avant-garde du changement structurel que connaît le pays. Travaillant de concert avec les autorités du pays qui cherchent à canaliser sa contribution pour l'inscrire dans le schéma directeur de développement du Cap-Vert, elle apporte avec elle argent (12 % du PIB du pays), réseaux et compétences. Un concours décisif dans les circonstances actuelles. Même le relief accidenté, sec et venteux de l'archipel, jusqu’alors frein majeur au développement, est désormais mis à contribution avec l'essor des énergies renouvelables (l'éolien notamment). C'est ainsi qu'une situation initialement défavorable est progressivement inversée pour se changer en dynamique gagnante. Les chiffres corroborent en tous les cas ce changement : 7 % de croissance annuelle moyenne depuis 1993, un revenu par habitant qui a progressé de 165 % nets sur la même période et des indicateurs sociaux qui sont parmi les meilleurs du continent (espérance de vie de 72 ans, mortalité globale inférieure à 7 ‰, taux d'alphabétisation et accès à l'eau potable approchant tous deux les 80 %).

Mais le Cap-Vert "nouvelle mouture" a aussi son revers de la médaille qui ne saurait être passé sous silence. La croissance demeure inégalement répartie car elle bénéficie surtout au tourisme, au secteur financier, aux transports et aux télécommunications. C’est la raison pour laquelle, en dépit de la croissance soutenue enregistrée par le pays au cours des dernières années, la pauvreté et le chômage (30 % de la population active) continuent de toucher une partie importante de la population. Sans parler de l'aggravation des inégalités, notamment entre les populations urbaines et rurales, ces dernières se sentant laissées pour compte. De même, la plus grande exposition du pays aux échanges mondiaux, tout en étant un facteur de croissance majeur, rend aussi le Cap-Vert plus vulnérable à tout choc externe. Le modèle a ses propres ratés. Qui ne remettent cependant pas en cause le bien-fondé et la pertinence de celui-ci. La clé du succès actuel du Cap-Vert pourrait se résumer comme suit : Etre suffisamment réaliste et lucide pour faire avec ce que l'on a, tout en capitalisant opportunément sur le moindre avantage comparatif. Le tout dans un cadre d'ensemble garant de l'ordre et la stabilité (tant politique qu'économique) pour pouvoir faire à la longue la différence.

A l'origine du succès : Une classe politique responsable

Pedro Pires

Une recette gagnante, empreinte de réalisme et de pragmatisme. Sans miracle, mais fondée sur le bon sens, et dont la bonne exécution est à mettre à l'actif des dirigeants qui se sont succédés à la tête du pays depuis l'instauration du multipartisme en 1990. Il y a tout d'abord le courage du parti unique qu'était alors le PAICG de reconnaître que suite à l'effondrement du communisme, la nouvelle ère qui s'ouvrait imposait un nouveau paradigme politique (fin de la domination sans partage du PAICG et instauration du multipartisme) et économique (fin de la logorrhée anti-capitaliste d'inspiration socialiste et acceptation de la réalité de l'économie de marché) et qu'il fallait prendre le train en marche de l'Histoire. Au risque de perdre le pouvoir, le parti d'opposition du MPD accédant finalement aux commandes de l'Etat à partir de 1991, et ce jusqu'en 2001. Il y a ensuite l'audace du MPD de mettre en place un programme sociétal et économique en rupture complète avec ce qui s'était fait jusqu'alors et qui une décennie durant (de 1991 à 2001) contribuera à poser les fondations de ce qu'est aujourd'hui devenu le modèle cap-verdien. Il y a enfin la sagesse du PAICG, revenu aux affaires à la faveur d'une alternance réussie, de faire fi des querelles partisanes et de consolider définitivement les acquis engrangés par ses précédents adversaires politiques. Et enfin, de reconnaître une fois encore le verdict des urnes et de s'effacer de nouveau sans fracas devant la victoire électorale incontestable du MPD, de retour au pouvoir depuis 2011. Un modèle politique de démocratie et de bonne gouvernance qui aura été consacré de façon éclatante par la remise du prix de la fondation Mo Ibrahim à l'ancien président Pedro Pires qui a quitté le pouvoir l'année dernière par la grande porte. Cette réussite n'était pas gagnée d'avance. Il suffira pour s'en convaincre d'observer la trajectoire du frère lusophone qu'est la Guinée Bissau, état failli aujourd'hui qualifié de "narco-état" et soumis à une instabilité chronique, dont l'Histoire est pourtant si intimement liée à celle du Cap-Vert. Deux pays, deux parcours distincts, pour finalement aboutir à deux Destins que tout semble désormais opposer. 
 

Jacques Leroueil 

Burundi : une Nation qui joue avec le feu

L’Afrique des Grands Lacs a souvent fait l'actualité au cours des dernières années, et trop souvent pour les mauvaises raisons (Génocide au Rwanda et guerre dans l’Est du Congo notamment ). Les conflits et drames qui l’ont frappée ont marqué les esprits et nul doute que ces traces sulfureuses resteront longtemps encore dans les mémoires. La géopolitique de cette partie du continent est cependant dynamique et la donne change progressivement (stabilité et “miracle” économique rwandais, fragile retour a la normale au Congo orientale ).

Comparativement à ses deux voisins que sont le Congo et le Rwanda, le Burundi fait rarement les gros titres de l'actualité internationale et les grands médias semblent peu s’y intéresser. On pourrait en conclure que le pays est relativement épargné par les fléaux qui ont si durement frappé les pays limitrophes (tensions ethniques, génocide, conflits inter-étatiques, pillage des ressources naturelles). Ce serait néanmoins pécher par empressement, ignorance et naïveté que d’en arriver à cette conclusion. La faute sans doute à une illusion d’optique qui, en focalisant les regards sur l’ampleur des tragédies rencontrées ailleurs dans la région des Grands Lacs, aura insidieusement éludé les propres drames du Burundi, moins spectaculaires mais plus durables. Et qui sont toujours latents dans l’actuelle configuration politique du pays. “L'abcès” burundais n’a jamais complétement crevé comme chez ses voisins et le processus de putréfaction est toujours à l'œuvre, ignoré du plus grand nombre et sans possibilité immédiate de catharsis.

L'impasse de la situation politique actuelle

Le dernier soubresaut en date fait suite aux élections législatives et présidentielles de l’été 2010. L'opposition, unie face au président Pierre Nkurunziza, décide de boycotter ces deux scrutins et de pratiquer la politique de la chaise vide. Calcul stratégique déplorable dans un système pourtant conçu de telle manière que la mutualisation du pouvoir, et donc son partage, soit obligatoire. Validées par les observateurs internationaux, les élections ont été un succès technique, mais un désastre politique. Le processus électoral n’était pas terminé que les principaux dirigeants de l'opposition se réfugiaient à l’étranger ou prenaient le maquis (c'est le cas d'Agathon Rwasa, dirigeant des Forces nationales de libération [FNL], premier parti d'opposition). La violence n'a depuis cessé de s'amplifier (le massacre récent de Gatumba venant compléter la longue série macabre des attaques par des éléments "rebelles"). Dans un pays sortant d'une guerre civile larvée qui aura perduré plus d'une décennie (1993-2005), ce contexte exécrable peut être lourd de conséquence pour l'avenir. Dans une récente tribune (intitulée "Au Burundi, les symptômes de la rechute") parue dans l'hebdomadaire Jeune Afrique (numéro 2656), Thierry Vircoulon, directeur Afrique centrale d'International Crisis Group dressait un tableau sombre de la situation politique actuelle du pays. Et terminait sur une note menaçante : " Tout le monde est prévenu. Le feu est en train de couver dans le sous-sol de la maison Burundi et il pourrait facilement embraser les maisons voisines". Les observateurs attentifs de l'histoire du pays ne pourront que reconnaitre la validité de cette présente menace qui pèse sur le Burundi.

Une histoire contemporaine mouvementée

Le Burundi et le Rwanda ont plus que des points communs. Mêmes ethnies (hutus, tutsis, twas), un État-Nation centralisé de part et d'autre et antérieur à l’arrivée des premiers européens, une langue unique pour chaque pays (Kirundi au Burundi et Kinyiarwanda au Rwanda) et une même foi ancestrale en un Dieu unique (Imana), mêmes colonisateurs (allemand, puis belge), même politique néfaste avant l'accession aux indépendances (notamment sous l’ère coloniale belge qui en favorisant la minorité tutsie pratiquait le "diviser pour mieux régner", source de bien des frustrations dans la majorité hutue) et même climat délétère de tensions consécutives.

Après l’indépendance en 1962, l'aristocratie tutsie parviendra à conserver le pouvoir au travers de l'action de son parti politique (UPRONA), force dominante à l’échelle de tout le pays et les mouvements défendant les revendications hutues seront le plus souvent mis de côté. La monarchie ne sera abolie qu'en 1966 et les régimes successifs de Micombero, Bagaza et Buyoya tenteront, souvent de bonne foi mais en vain, d'apaiser les exigences de la majorité hutue tout en préservant le subtile équilibre permettant la conservation des acquis de la minorité tutsie. Sans même parler de sa préservation physique ; l'exemple rwandais ayant montré que la majorité hutue arrivée au pouvoir avait cherché à se venger des tutsis désormais déchus de leur précédente hégémonie. Meilleure garante de l'ordre et de la stabilité du statut quo, l’armée burundaise aura longtemps été une chasse gardée tutsie. Seul moyen avéré de pouvoir prévenir toute tentative de déstabilisation qui pouvait aller à l'encontre de ses intérêts, si ce n'est de sa survie. Mais ce dispositif défensif n'a cependant pas empêché des massacres inter-ethniques de grandes ampleurs tout au long de l'histoire contemporaine du pays (1965, 1969, 1972, 1988, 1991, 1993). Le scenario est toujours le même : les populations hutues, instrumentalisées par les partis extrémistes, se mettent a attaquer leurs concitoyens tutsis. L'ampleur des tueries est telle que l'on pourrait parler à bon droit d'une volonté génocidaire dont la conclusion n'a pu être menée à son terme qu'en raison de l'intervention décisive de l’armée. Cette dernière exerce alors le plus souvent une répression impitoyable et meurtrière qui contribue à figer les groupes ethniques de la société burundaise en ennemis irréductibles.

En 1993, le président Pierre Buyoya (leader du parti historique UPRONA) organise les premières élections pluralistes dans le pays. Il perd la présidentielle face au candidat du FRODEBU (Front pour la Démocratie au Burundi) le hutu Melchior Ndadaye. Celui-ci est assassiné peu après par des éléments conspirateurs de l’armée. Le pays s'embrase et les massacres contre les tutsis reprennent de plus belle. L'armée réagit de nouveau très violemment. C'est le début d'une guerre civile impitoyable qui durera plus d'une décennie, ponctuée de quelques épisodes saillants (mort accidentelle du président Ntaryamira, coup d’État de Buyoya en 1996, accord d'Arusha en 2000, partage progressif du pouvoir, montée en puissance politique du mouvement rebelle du CNDD-FDD) et qui fera plus de 300.000 morts .

Pierre Nkurunziza, président du Burundi

Le CNDD-FDD, dirigé par Pierre Nkurunziza, s'impose progressivement comme la principale force politique au cours d'une série de batailles électorales. Les victoires successives de ce parti majoritairement hutu sont en elles-mêmes la preuve éclatante de la recomposition du paysage politique après douze années de guerre civile, et mettent un terme au long tête-à-tête entre l'UPRONA et le FRODEBU. Nkurunziza est élu président en août 2005 et son accession à la tête de l’État a suscité de grands espoirs. En donnant le pouvoir aux anciens rebelles qui avaient été la cause de tant d’instabilité, une majorité de burundais a probablement espéré instaurer une paix durable. Mais ce pari initial et optimiste sur l'avenir semble aujourd'hui tourner court. Et les élections de 2010 n'ont au final que cristallisé les différents opposants du CNDD-FDD aux autres groupes hutus (PALIPEHUTU-FNL notamment) qui se sentent lésés et délaissés dans la nouvelle configuration politique. La recrudescence de la violence est depuis manifeste et elle va s'amplifiant. La courte accalmie des dernières années semble de plus en plus menacée. Certes, cette tension latente ne signifie pas que le pays a déjà basculé dans une situation de guerre. Mais elle dénote néanmoins avec acuité un contexte de passions qui pourraient s'embraser rapidement. Le Burundi doit veiller à ne pas jouer avec le feu.

L'économie en berne

Cette précarité de la situation socio-politique se répercute sur les fondamentaux économiques du pays. Il ne pourra en effet prétendre à une croissance forte et soutenue aussi longtemps que son environnement politique sera instable. Et en dépit des encouragements des institutions internationales qui dressent un bilan positif des progrès enregistrés au cours des dernières années en matière de gouvernance économique (discipline budgétaire, libéralisation du commerce extérieur), le Burundi reste l’un des pays les plus pauvres du monde (au dernier rang mondial pour le PIB par habitant selon les données du FMI en 2010). L’économie reste basée sur une agriculture de subsistance et la principale source de devises provient des exportations de café et de thé, deux productions très sensibles aux aléas climatiques et aux variations de cours sur les marchés mondiaux. Le budget est financé pour plus de moitié par l’aide extérieure (300 millions de $ par an en moyenne), ce qui rend la marge de manœuvre quasi-inexistante et la moindre réduction significative de cet apport peut avoir de fâcheuses conséquences. L’espérance de vie reste peu élevée et les deux tiers de la population ne mangent pas a leur faim.

En définitive, après un demi-siècle d’indépendance, le Burundi se cherche toujours. Tiraillé de toutes parts par des passions antagonistes meurtrières qui l'ont souvent mené au bord du précipice. Aujourd'hui, une fois encore, le pays connait des regains de tension qui pourraient faire basculer les circonstances et rouvrir la boite de Pandore des démons du passé. C'est un sérieux avertissement qui ne saurait être éludé, notamment par la communauté internationale qui a si souvent détourné les yeux et bouché les oreilles s'agissant du Burundi.

 

Jacques LEROUEIL

La Communauté d’Afrique de l’Est : une intégration prometteuse

La première décennie du XXIe siècle (2001-2010) aura consacré en matière géopolitique une tendance lourde qui était déjà à l’œuvre à la fin du siècle précédent : la montée en puissance des grands pays émergents (Chine, Inde, Brésil notamment) et le relatif déclin de l'Occident (le Vieux monde européen plus encore que le Nouveau monde américain). Elle aura aussi mis en relief la nouvelle dynamique de croissance africaine, porteuse d'ambitions et d'espoirs inédits, tout autant que d'une perception renouvelée du continent.

L'Afrique dans l’économie-monde : un continent au poids négligeable….

Pourtant, en dépit des progrès enregistrés au cours des dernières années, l'Afrique part de loin : un septième de l’humanité (1 milliard d'habitants sur les 7 milliards que comptent la planète) sur un cinquième de la surface terrestre (30 millions de km² sur 150 millions de km²) mais pour seulement 2.7 % du PIB mondial (1.7 trillions de $ sur une masse globale de 63 trillions de $ en 2010, bien que cette donnée soit à considérer avec circonspection car elle n’intègre pas l'économie informelle, significative sur le continent africain, et par définition non comptabilisée). L’Afrique jeune et dynamique, milliardaire en habitants, pèse toujours moins que l'Italie vieillissante et à bout de souffle avec ses 60 millions d’âmes (2 trillions de $ de PIB en 2010). La réalité factuelle fait ici office d'impitoyable rappel à l'ordre et elle ne saurait être ignorée.

Il est bon aussi de redire que l'Afrique, en tant qu’entité politico-économique unique et cohérente, n'existe pas. Le continent, loin d’être un ensemble monolithique, est d'abord un agrégat de 54 nations hétérogènes, caractérisé par des situations disparates et aux intérêts parfois contradictoires. Quel point commun entre les préoccupations algériennes et sierra-leonaises, les ambitions sud-africaines et gambiennes ? Et quid d'une comparaison des structures socio-économiques de l'ile Maurice et du Tchad ? L’unité africaine à l’échelle du continent, en tant qu'alliance effective de nations œuvrant résolument en faveur d'un objectif commun, reste pour l'heure une vue de l'esprit. En un mot comme en mille, la totalité du continent pèse peu, même pris "imaginairement" comme un ensemble homogène. Divisé par les forces centrifuges des pays qui le compose, son influence devient carrément négligeable à l’échelle du monde.

… qui gagnerait à renforcer son intégration économique et politique : la Communauté d'Afrique de l'Est comme modèle.

Il existe pourtant une solution à ce diagnostic de double difficulté africaine (faiblesse intrinsèque du continent à l’échelle macro-économique et absence de réel projet fédérateur entre pays) : l’intégration au sein de sous-ensemble qui réuniraient un certain nombre de nations autour d'un communauté de destin, fédératrice des forces vives de toutes les parties prenantes. Une approche inclusive et globale qui sans être parfaite, ni dénuée d’inconvénients, n'en constitue pas moins une sérieuse option. Probablement la meilleure en l’état actuel des choses. Le continent dispose déjà d'un certain nombre d'organisations intégrées économiquement et politiquement (UMA, UEMOA, CEMAC, SADC, COMESA…), mais les résultats obtenus jusqu’à présent sont, au mieux, incomplets et peu concluants. Une communauté intégrée se détache néanmoins progressivement du lot, et ce pour une raison simple : elle est globalement effective.

La Communauté d'Afrique de l'Est (plus connue sous son acronyme anglophone d'EAC (East African Community) comprend cinq pays de l'Afrique de l'Est qui sont le Burundi, le Kenya, l'Ouganda, le Rwanda et la Tanzanie. Un ensemble géopolitique qui s’étend sur 1.8 millions de km² pour une population totale d'environ 140 millions d'habitants. Elle est entrée officiellement en vigueur le 7 juillet 2000, bien qu'une précédente tentative infructueuse d'organisation commune ait déjà existe par le passé (de 1967 à 1977). La vraie réussite de la Communauté d'Afrique de l'Est est cependant récente puisqu'elle date de 2010 avec l'instauration effective d'un marche commun permettant la libre circulation des biens, du travail et des capitaux sur tout son territoire. Ce marché est le premier du genre en Afrique et nul doute que son évolution sera attentivement suivie. Après moins de 2 ans d'existence, une chose est néanmoins sure : les effets de cette libre circulation se font d'ores et déjà sentir et les conséquences en sont globalement positives. Même pour des pays membres dont les spécificités (exiguïté du territoire, enclavement, relative faiblesse économique) pouvaient laisser penser que ce nouveau défi était à priori difficile a relever. Le Rwanda en est le meilleur exemple.

Signature des accords instituant la Communauté d'Afrique de l'Est

Un certain nombre de tendances récentes suggère que l'environnement économique évolue dans le sens d'une intégration réussie (voir à ce sujet le rapport "Doing Business in the East African Community" [en anglais] de la Banque Mondiale). A l’échelle de la sous-region, le commerce transfrontalier de biens et services enregistre partout des hausses significatives (allant parfois jusqu’à 50 % de progression) et ce mouvement d'accroissement n'en est encore qu'à sa phase initiale. L’Ouganda exporte avec succès ses compétences en matière de santé et d’éducation, tandis que les kényans sont les plus en pointe en matière de services financiers. La Tanzanie bénéficie de nombreux projets d'investissements liés à l'exploitation de ses terres et de son sous-sol, alors que le Rwanda cherche à compenser la faiblesse de son marché intérieur en devenant un hub régional de prestations à haute valeur ajoutée. Plus important encore est le nouveau sentiment partagé par le monde des affaires qui voit la Communauté de l'Afrique de l'Est comme une occasion historique de progresser, et non comme une menace au statut quo. Il s'agit désormais de raisonner non plus en lobbying protectionniste de défense des acquis nationaux, mais en économie d’échelle dans un cadre économique unique considérablement dilaté, et qui est le foyer de 1 africain sur 7. Au vu de l'influence que peut exercer cette caste dirigeante sur le reste de la société, on imagine sans peine les conséquences en cascade que cette inclination forte pourrait avoir dans le succès durable de ce nouvel ensemble.

Car au-delà de cette première étape réussie pointent déjà de nouvelles échéances destinées à renforcer encore un peu plus l’intégration de la Communauté d'Afrique de l'Est. Le prochain rendez-vous majeur n’étant rien de moins que l'instauration d'une monnaie unique. Le nom de cette devise commune en devenir est connue – le Shilling est-africain – et sa date de lancement initialement prévue aussi – 2012. La plupart des responsables proches de ce dossier reconnaissent volontiers en privé que cette date ne sera pas tenue en raison de la complexité de sa mise en place, mais que l'introduction de cette monnaie communautaire ne fait quant à elle aucun doute. Le lancement est simplement reporté, certains observateurs tablant désormais autour de 2016. Le contretemps est fâcheux, certes, mais si les réalisations déjà accomplies peuvent servir de caution à la bonne fois des parties prenantes, il semble alors raisonnable de leur accorder le bénéfice du doute.

Il serait cependant erroné de croire que le projet n'est qu’économique. Il est aussi, et surtout politique. Après l’adhésion du Burundi et du Rwanda en 2007, les dirigeants de la Communauté d'Afrique de l'Est se proposent aujourd'hui d'y inclure le Malawi, la République démocratique du Congo et la Zambie. Sans parler du Soudan du Sud, dernier pays africain à accéder a l’indépendance, et qui a d'ores et déjà posé sa candidature. Il est considéré par nombre d'analystes comme le prochain membre le plus probable, et ce dans un délai relativement court. La Communauté d'Afrique de l'Est est donc amenée à s’élargir et à se renforcer encore un peu plus. C'est le préalable nécessaire vers l'ultime objectif visé : la Fédération d'Afrique de l'Est. Une union politique qui agrégerait la totalité des pays membres en un état fédéral souverain (à l'image de l'exemple américain) et dont la date proposée d'instauration est fixée à 2015. En l’état actuel des circonstances, il y a tout lieu de penser que cette échéance ne sera là aussi pas respectée, car elle présuppose tant une consolidation économique avancée (qui n'est pas encore le cas, notamment s'agissant du retard rencontré avec la monnaie commune) qu'une volonté politique suffisamment forte pour pouvoir abandonner une logique de souveraineté nationale étroite au profit d'une démarche fédérative inédite. Deux conditions qui ne sont pas encore remplies à l'heure actuelle. Mais qui pourraient l’être dans un avenir pas si éloigné.

 

Jacques Leroueil

Ouganda : A la croisée des chemins

Surnommée la "perle de l'Afrique" pour la richesse de sa faune et de sa flore, l'Ouganda est un concentré de la diversité du continent africain. Dans un registre plus prosaïque, le pays pourrait également s’enorgueillir d'une histoire contemporaine riche en rebondissements. Raccourci saisissant là également de la variété des situations socio-politiques connues jusqu’à nos jours sous les latitudes africaines . Le roman national ougandais depuis l’indépendance (1962) se lit comme un drame, chaque nouveau chapitre venant bousculer le précédent dans une succession ininterrompues de péripéties qui font constamment tanguer le pays, mais sans jamais le faire sombrer définitivement : Lutte de pouvoir initiale entre les tenants de la Monarchie et les partisans de la République, jusqu’à la victoire de ces derniers. Ce sera la première ère Milton Obote. Une accalmie qui sera vite troublée par le coup d’État et la prise du pouvoir par l'ubuesque Idi Ami Dada au cours de la "décennie maudite (années 70)". Puis, renversement de celui-ci par une large coalition d'adversaires résolus et retour aux affaires d'Obote (appelée souvent par dérision l’ère Obote II). Mais rapidement des dissensions insurmontables, la reprises des hostilités et l'accession au pouvoir de Yoweri Museveni, ci-devant chef de l’état ougandais depuis 1986.

Situation géographique de l'Ouganda

Un quart de siècle qui n'aura pas été avare aussi en aventures…. et mésaventures : Un retour à l'ordre et à la stabilité dans la majeure partie du pays, mais une région Nord dévastée par les affres de la guerre civile, née dans le sillage du sulfureux mouvement de la Lord's Resistance Army (LRA ou Armée de résistance du Seigneur). Une croissance économique retrouvée et une amélioration significative des principaux fondamentaux (éducation [lire à ce sujet une étude en anglais de la banque mondiale, page 20 ] et santé notamment), mais un État encore imparfait où les accusations de complaisance, népotisme et corruption défraient régulièrement la chronique. Une puissance géopolitique respectée dans la sous-région, qui a cependant vu une partie de son crédit entamée par son rôle dans la guerre civile au Congo et par sa difficulté à stopper la folie pseudo-messianique et meurtrière d'un Joseph Kony dans ses provinces septentrionales. Une culture et des acquis démocratiques conquis progressivement, mais aujourd'hui remis en cause par une dérive autoritaire au sommet de l’État. On l'aura bien compris, ici encore peut-être plus qu'ailleurs, l'art de la nuance est indispensable pour comprendre la complexité du pays, avec ses forces et ses faiblesses, ses plaies d'hier et ses enjeux d'aujourd'hui, ses difficultés présentes et ses espoirs à venir. Le roman national s’écrie toujours et nul n'en connait le dernier acte.
 
Une nation qui revient de loin….
 
Le 26 janvier 1986, après plusieurs années de combats intensifs (période dénommée la "guerre du bush") contre les troupes loyalistes du gouvernement Obote (puis brièvement Tito Okello à partir de 1985), le guérillero Yoweri Museveni prêtait serment et devenait officiellement chef de l’État. A la tête de la National Resistance Army (NRA), il était triomphalement entré quelques jours plus tôt dans la capitale Kampala. Les anciens maitres du pays avaient fuit précipitamment les lieux devant l’avancée inexorable des troupes "rebelles". C’était un énième retournement de l'Histoire pour cette jeune nation indépendante qui en avait connu d'autres. En conséquence, le scepticisme était probablement l'attitude la plus raisonnable à adopter vis-a vis des intentions du nouveau président lorsque ce dernier prononça ces mots au cours de la cérémonie de prestation de serment : " Ce n'est pas d'un changement de garde dont il s'agit, mais d'un changement fondamental… (This is not a mere change of guard, it is a fundamental change)" 25 ans plus tard, la promesse d'une transformation de fond a été globalement respectée.
 
La situation de départ était pourtant des plus délicates. Après des décennies d’instabilité politique et de guerre civile (ayant provoqué la mort de plus d'un demi-million de personnes sous les régimes combinés d'Amin Dada et d'Obote), le pays était en ruine. Un gouvernement d'union nationale fut instauré et les violences sectaires qui avaient si souvent entaché l'histoire récente du pays servirent de prétexte pour restreindre les activités (aux relents souvent ethnicistes) des différents partis politiques. Neutraliser les contestataires et remettre en marche de façon volontaire et dirigiste une nation qui s’était trop longtemps égarée. Telle fut la méthode appliquée, et les premiers résultats ne tardèrent pas. Aidé du soutien de la communauté internationale, le gouvernement Museveni a initialement mis en place une série de mesures économiques (lutte contre l'hyperinflation, amélioration de la balance des paiements, rigueur budgétaire…) destinées à insuffler une nouvelle dynamique vertueuse. Abandonnant sans remords les anciens idéaux marxistes et embrassant sans sourciller la doxa libérale des institutions de Bretton Woods, l'admirateur du Che qu’était Museveni a compris avec un art consommé de la pirouette que, en politique l'essentiel n’était pas dans le discours, mais dans le résultat. Son contemporain chinois Deng Xiaoping n'aurait pas mieux dit : "Peu importe que le chat soit noir ou blanc, pourvu qu'il attrape des souris". Depuis la fin des années 80, l’économie ougandaise connait une croissance soutenue, progressant en moyenne de 7 % par an depuis 1997. Plus significatif encore sur le plan social est la forte réduction du taux de pauvreté: un tiers de la population vit aujourd'hui sous le seuil de pauvreté contre 56 % il y a 20 ans. C'est toujours trop, mais l'Ouganda s'est assurément affirmée comme l'un des pays africains les plus en pointe dans la lutte contre la misère et l’amélioration sensible des fondamentaux (santé et éducation notamment). Les politiques publiques mises en place depuis 1986 y sont indubitablement pour beaucoup.

Kampala, capitale de l'Ouganda

La population active demeure encore majoritairement tournée vers l’activité agricole (à plus de 60 %) mais la chute continue du secteur primaire dans le PIB est révélatrice d'un changement plus profond, celui inhérent à un déplacement du centre de gravité vers des secteurs à plus haute valeur ajoutée (industrie et surtout services) qui bénéficient à plein de la vitalité d'une classe moyenne montante, souvent jeune, urbaine et qualifiée. Une tendance haussière lourde, également à l’œuvre ailleurs sur le continent africain, et qui dans le cas en l’espèce de l'Ouganda sera encore renforcé par la récente découverte d'importantes réserves d'hydrocarbures, et par l’intégration croissante dans la communauté économique est-africaine (dont Museveni est un des grands avocats et chefs de file).
 
Aujourd'hui, la "perle de l'Afrique" est sans conteste une nation où il fait mieux vivre qu'il y a un quart de siècle. La grande majorité des habitants peut prétendre vivre dans un environnement où règnent l'ordre et la stabilité (avec pour exception notable les provinces de l’extrême nord, longtemps ravagées par les raids meurtriers de Joseph Kony et de ses séides). L’état de droit, encore imparfait et parfois sujet à de temporaires régressions, y est globalement respecté. Et le règne de l'arbitraire et de l’impunité s'est progressivement rétracté au profit d'une conscience démocratique de plus en plus vive et revendicatrice. Un tableau d'ensemble en demi-teinte que d'aucuns jugera idyllique, mais qui devrait être apprécié à l'aune de ce que fut l'Ouganda des années 70-80.
 
…mais aux nombreux défis encore à relever.
 
Reste une question lancinante : A quand le retour définitif à la paix dans le Nord ? Plus de deux décennies maintenant que les populations des régions septentrionales de l'Ouganda se posent cette question. Elles qui ont si longtemps été prises en otages entre les exactions meurtrières du mouvement de la Lord's Resistance Army et les représailles brutales des forces armées régulières. La situation se stabilise aujourd'hui, mais le bilan est lourd : Plusieurs dizaines de milliers de tués et plus d'un million et demi de personnes déplacées. Crée en 1988 par Joseph Kony, personnage énigmatique souvent qualifie d’illuminé, le mouvement s'est toujours affirmé pour le renversement du pouvoir de Museveni et pour l'instauration d'une théocratie qui serait fondée sur les 10 commandements bibliques. Mais les réalités cruelles de la guerre forcent visiblement à prendre certaines libertés avec la sagesse des préceptes religieux : vols, mise en esclavage, viols, massacres… La liste des forfaits à mettre au compte du mouvement est un inventaire à la Prévert d'horreurs, et on ne sera pas étonné d'apprendre que nombre d'observateurs sont parfois allés jusqu’à qualifier la Lord's Resistance Army de mouvement de guérilla parmi les plus néfastes d'Afrique. Et qui est aujourd'hui inscrite sur la liste officielle des organisations terroristes recensées par les États-Unis. Au cours des dernières années cependant, la pression accrue de l’armée ougandaise, combinée a un soutien américain de plus en plus massif a profondément modifié la donne. Acculées de toutes parts, les forces de la LRA ont depuis cessé de commettre des actions sur le sol ougandais et en sont réduites à frapper les territoires voisins de la RDC, du Soudan du Sud et de la Centrafrique ; maillons faibles de la sous-région dont les états n'ont pas les moyens de mettre en œuvre une efficace politique de sécurisation de leur territoire. La façon d’opérer du mouvement reste invariablement la même : pillages, viols, tueries… Et les victimes sont encore une fois les populations civiles. Quant à Joseph Kony, en dépit de l’étau qui se resserre autour de lui, il demeure toujours introuvable. Et Museveni est a ses yeux plus que jamais l'ennemi irréductible.
 

Yoweri Museveni

Le président ougandais ne laisse pas indifférent. De l’étudiant boute-en-train partant au Mozambique pour recevoir une formation à la guérilla auprès du Front de libération du Mozambique (Frelimo), au jeune espion des services secrets d'Obote, en passant par le tacticien habile et victorieux de la guerre du bush, l'homme aura connu plusieurs vies. Un itinéraire personnel mouvementé mais qui dénote néanmoins une constante : un caractère affirmé et un sens de l'art politique particulièrement aiguisé. Le voila désormais devenu homme d’État. Salué à la fin des années 90 par un Clinton dithyrambique de "figure de proue de la nouvelle génération des leaders africains [voir article de la BBC en anglais ]" et parfois surnommé le "Bismarck des Grands Lacs" pour son influence supposée tout autant que pour sa maitrise de la Real Politik, Museveni peut à bon droit prétendre à une place particulière dans l'histoire de son pays : le retour à l'ordre et à la stabilité, c'est lui. La croissance économique et l’amélioration des conditions de vie, c'est encore lui. La majorité des ougandais le sait et lui en sait gré. Mais la reconnaissance et la gratitude pour les faits passés ne sauraient signifier un blanc-seing au maintien ad vitam eternam du capitaine à la proue du navire. Et celui qui fut si longtemps la solution aux difficultés que connaissaient le pays, pourrait bien être devenu lui-même le problème. Réélu de nouveau (la constitution a été modifiée pour qu'il puisse se représenter) le 27 février dernier avec plus de 68% des voix, l'annonce de sa victoire a provoqué une levée de boucliers. Dans un pays où la culture démocratique s'affermit peu à peu, et probablement portée par le vent de l'Histoire ayant cours ailleurs (le printemps arabe), l'opposition a pour la première fois montré un front uni. Kizza Besigye, principal challenger de l'actuel président, est allé jusqu’à déclarer «…qu'il fallait mettre un terme à ce gouvernement illégal». Mais tout en refusant d’appeler ouvertement ses partisans à marcher dans la rue. La tension est depuis retombée, mais un seuil a été franchi. L'usure du pouvoir n'est pas seule en cause dans cette désaffection populaire. Affaires de corruption et népotisme entachent régulièrement la scène politique ougandaise. Et même si l’intégrité martiale de Museveni (qui affectionne d’être photographié en simple tenue de vacher au milieu de son troupeau) n'est pas remise en cause, il semble que le détachement matériel du chef ne soit pas partagé par tous les membres de son entourage.

Au final, les années à venir seront décisives pour l'Ouganda. Le pays est à la croisée des chemins : consolider de façon durable les acquis démocratiques naissants, asseoir en bonne harmonie avec ses voisins sa position de puissance régionale, poursuivre dans la voie d'une croissance économique durable et avec une paix définitive rétablie sur tout le territoire. Quitte si nécessaire à "tuer le père" Museveni en le remplaçant à plus ou moins brève échéance par une nouvelle génération de leaders politiques. Ce serait le scénario rose. Ou bien jouer avec le feu et transformer la patience du peuple ougandais en colère sourde qui ne demanderait qu'une étincelle pour se manifester. Dans ce cas, ce serait l'ensemble des précédentes réalisations qui serait remis en cause. Ce serait le scenario noir. Le pire n'est jamais sur, et le meilleur toujours possible. Jusqu'au bout en tous les cas, la chronique nationale ougandaise aura cultivé l’imprévisibilité dans le dénouement de son chapitre contemporain.

 

Jacques Leroueil

Sierra Leone : une nation en convalescence (2)

Ancien assureur entré sur le tard en politique à la fin de la guerre (il se présenta aux élections présidentielles de 2002 face a Ahmad Tejan Kabbah et fut battu), Ernest Bai Koroma personnifie le changement qui a cours en Sierra Leone. A la tête de "Sierra Leone Inc", il veut diriger le pays comme un manager compétent gère une entreprise profitable : transparence, culture du résultat et responsabilité assumée. Il a pour lui de représenter le changement et de disposer du soutien de la communauté internationale. Après les déviances de la guerre, c'est la consécration du retour à une trajectoire normalisée. La démobilisation des anciens belligérants s'est achevée en bon ordre, les dernières élections ont consacré sans ambigüité aucune le retour au principe démocratique, et désormais la loi prévaut sur la force. C'est déjà beaucoup. Enfin, un ultime vecteur de transformation politique est dorénavant assuré par un meilleur partage des pouvoirs a l’échelle du pays. La Sierra Leone a longtemps souffert d'une concentration excessive des instances de décision dans la capitale Freetown ; les provinces étant trop souvent marginalisées et les populations laissées pour compte. L'instauration du Local Government Act en 2004 a permis de corriger cet état de fait en répondant au besoin longtemps nié de décentralisation : des autorités locales sont désormais élues a la tête de conseils urbains et ruraux et administrent directement leur territoire respectif dans les domaines de la santé, l’éducation et l’accès aux services de base (eau potable et électricité notamment). Les résultats sont déjà au rendez-vous (lire à ce sujet [page 12 du document] l’étude de la Banque Mondiale) bien qu'encore modestes face a l'immensité des besoins qu'il reste encore à combler et aux défis dantesques qu'il faudra d'abord surmonter.

Au premier rang de ces challenges à relever : l’extrême pauvreté. En dépit des progrès enregistrés au cours des dernières années, la Sierra Leone demeure l'un des pays les plus pauvres et son indice de développement humain (IDH) est parmi les plus faibles de la planète. Les statistiques le disent a longueur d’années avec un confondant unanimisme : Plus de 60 % de la population vit avec moins de 1 $ par jour (taux qui dépasse même les 80 % en milieu rural), la mortalité maternelle à l'accouchement est la plus élevée au monde, de même que celle des enfants de moins de 5 ans, et l’espérance de vie tourne autour de 40 ans. On pourrait égrener longtemps encore ce genre de triste énumération. C'est le prix à payer pour une nation qui a trop longtemps souffert de la guerre et dont les gouvernements successifs ont souvent été corrompus et inefficaces. Tout est à (re)faire avec des moyens dérisoires et dans un délai qui devra être suffisamment court pour ne pas mécontenter des sierra-leonais qui ont trop longtemps attendu en vain. Une douloureuse quadrature du cercle dont les trous béants laissent passer de nouvelles menaces. Profitant de la faiblesse évidente de l’État, encore en phase de reconstruction, les barons de la drogue latino-américains semblent vouloir progressivement refaire en Sierra Leone un coup similaire a celui déjà réalisé en Guinée Bissau, devenu de facto un narco-état : une base arrière africaine servant d’entrepôt à la drogue d’Amérique du Sud avant d’être réexpédiée sur le marché européen. Généreusement "arroser" les intermédiaires coopératifs (parfois bien placés dans la hiérarchie du pouvoir) et faire taire les récalcitrants qui oseraient émettre la moindre protestation. La tactique a malheureusement toujours bien fonctionné dans des environnements politiques faibles où la grande majorité de la population lutte pour pouvoir manger a sa fin.

Les obstacles à surmonter sont incontestablement nombreux mais la Sierra Leone a aussi un certain nombre d'atouts : une stabilité retrouvée, un consensus national fort autour des grandes questions (paix, justice, réforme de l’État, développement), une politique gouvernementale cohérente, et un soutien appuyé (notamment financier) de la part de la communauté internationale. Autant d’ingrédients indispensables à une reprise économique, seule à même de générer les emplois et les richesses dont le pays a tant besoin. Celui-ci retrouve progressivement le chemin de la croissance depuis la fin de la guerre en 2002, en progression annuelle moyenne de 5 %. Une performance honorable et qui pourrait être sensiblement accrue si la Sierra Leone parvient à capitaliser sur la double chance historique dont elle dispose présentement : un sous-sol riche en ressources naturelles (diamant, rutile fer, or, bauxite…) allié à une conjoncture économique longue favorable aux matières premières et qui pourrait faire la fortune du pays selon certains opérateurs économiques étrangers (voir interview de Frank Timis). On pourra toujours discuter de l'ampleur de "l'aubaine" que cette situation représente réellement pour la Sierra Leone ; personne en revanche ne pourra contester de bonne foi son existence.

Et au-delà de ce coup de pouce inespéré du Destin, les hommes devront reprendre la main en transformant cette bonne disposition conjoncturelle en avantage structurel décisif. Cela passera notamment par le réinvestissement des dividendes de la manne minière à d'autres secteurs d’activité (agriculture et tourisme en particulier). C'est la seule approche susceptible d’élargir l'assise économique du pays, et partant son aptitude à s'assurer un développement pérenne. Car là est bien l'enjeu. Après avoir consolidé la paix et assurer la stabilité, reste désormais à créer la richesse et générer les emplois qui assureront le développement auquel aspire légitimement depuis si longtemps le peuple sierra-leonais. Le chemin est encore long et le résultat loin d'être acquis. Mais si ce jour advient, alors la patience si souvent mise à l’épreuve n'aura pas été vaine et les idéaux originels de liberté et de dignité retrouvées qui présidèrent à la fondation du pays pourront de nouveau être réaffirmés avec force.

 

Jacques Leroueil

Salva Kiir : Homme d’Etat malgré lui

Il est des moments décisifs de l'Histoire où les hommes suspendent leur souffle, et observent dans un mélange d'étourdissement, d'espoir et d'appréhension ces césures marquant la fin d'une époque et le début d'une nouvelle ère. Une page vierge où tout est à écrire, et où la dimension dantesque des défis à relever le dispute à l’exaltation d'être enfin maître de sa Destinée. Pour la jeune nation sud-soudanaise, le 9 juillet fut assurément l'un de ces instants rares. Après plus d'un demi-siècle de conflit avec son voisin du nord, le pays a enfin accédé à une indépendance acquise de si haute lutte, et payée avec le prix du sang, de la sueur et des larmes. A l'image de l'exhortation churchilienne, la cause était noble et il y a au fond une certaine justice à ce que cette dernière ait prévalu. Dans la nouvelle capitale Juba, à la tribune officielle, un homme de haute stature et à la peau sombre se leva et se dirigea vers le pupitre. Il prononça alors cette courte allocution devant une foule recueillie et attentive :

I … do hereby swear by Almighty God that as the president of the Republic of South Sudan I shall be faithful and bear true allegiance to the Republic of South Sudan (Je…jure solennellement devant Dieu Tout-Puissant que, en tant que président du Soudan du Sud, je demeurerai fidèle et porterai allégeance à la république du Soudan du Sud)”, prononça Salva Kiir, le nouveau président du 54 ème état africain. Et désormais aussi plus jeune nation du monde. Au terme de la prestation de serment, c'est tout un pays qui laissa éclaté sa joie. Après les humiliations et les tragédies du passé, c'était la douce saveur d'un présent euphorique qu'il fallait goûter. En attendant les gigantesques défis à venir.

Cette victoire de l'indépendance du Soudan du Sud, c'est aussi celle d'un homme, Salva Kiir. Soldat de métier, homme de conviction et longtemps fidèle lieutenant de la figure tutélaire qu'était John Garang. A la mort de celui-ci, survenue dans un accident d'hélicoptère en 2005, il acceptera avec réticence la charge suprême du pouvoir, devant se faire violence pour accepter cette charge exorbitante confiée par le Destin. Lui, l'ancien sergent, guerrier taciturne du bush plus à l'aise au milieu de ses hommes dans le fracas des déflagrations que dans les salons lambrissés à converser avec des diplomates. Au soir de ce jour triomphal du 9 juillet, il a certainement dû mesurer mieux que quiconque le prodigieux chemin accompli depuis les modestes débuts de la résistance, et ce jusqu'à cet heureux dénouement, 5 décennies plus tard. Une vie d'homme, mouvementée et meurtrie à souhait, où les victoires sur les champs de bataille ne pouvait compenser l'affliction de la perte des valeureux camarades, morts pour une cause dont ils ne verraient jamais les fruits arrivés à maturité. Et où les accords politiques de circonstance n'étaient qu'un pis-aller cachant mal l'arrogance nordiste et les drames quotidiens vécus par les populations du Sud. Triomphe amer, mais où le sens de l'honneur et de la dignité ont symboliquement été retrouvés par l'indépendance officielle du pays.

Un parcours singulier

Né au début des années 50 (1951 est la date retenue par plusieurs sources), Salva Kiir Mayardit n'aurait probablement jamais songé à accéder un jour à cette consécration suprême : devenir le premier chef d'Etat du Soudan du Sud. Certains hommes, mûs par l'ambition, passent leur vie entière à multiplier les calculs et les combinaisons, déterminer au plus juste les actions qui permettront de faire la différence et d'accéder au sommet. D'autres en revanche, guidés par la nécessité de défendre une juste cause et leur courage, accepteront parfois la charge de primus inter pares. Mais plus par l'obligation née de la force des choses, par sens d'un devoir élevé et impératif que par inclination jouissive pour le pouvoir. C'est là leur grandeur, mais peut-être aussi leur faiblesse. Salva Kiir est de ceux-là.

Homme du Sud, il rallie une première fois à la fin des années 1960 la rébellion Anyanya, en lutte contre le pouvoir nordiste. L'aventure tourne court peu après. En 1972, les accords d’Addis-Abeba scellent la fin de la longue guerre qui opposait le Nord et le Sud depuis 1956. Une période de relative accalmie s'instaure, mais le feu couve toujours sous la cendre et la nature foncièrement discriminatoire du régime à l'encontre des populations sudistes est maintenue. Salva Kiir rejoint les rangs de l’armée régulière, avec le grade de sergent. Une vie routinière de caserne, des débuts sans éclats, et la douloureuse prise de conscience d'avoir été floué, après les espoirs nés au lendemain des accords de paix. Le vent de la colère et de la révolte se lèvera de nouveau en 1983, plus fort que jamais. Le sous-officier est alors envoyé par sa hiérarchie pour mater une mutinerie dans le Sud. Terrible erreur de jugement qui sera finalement fatale. Kiir fait fi des ordres, passe résolument à l’ennemi, et prend bientôt le commandement du SPLA, branche armée du SPLM, le nouveau mouvement de la cause sudiste qui sera dirigé pendant plus de deux décennies par le charismatique John Garang. Salva Kiir passe alors de longues années au front avec ses hommes, dans des conditions souvent épouvantables et sous le feu nourri d'un ennemi supérieur en nombre, mieux équipé, et acharné à leur perte. Son courage et son sens de la tactique militaire lui valent de belles victoires, qui provoqueront à la longue un changement dans le rapport de force, ainsi qu’une grande popularité parmi les hommes ayant servi sous ses ordres et dans la population civile. Tous s'accordent à reconnaître sa rectitude morale et ses sincères convictions dans la défense des droits sudistes. C’est cette réputation qui lui vaudra d’être finalement adoubé comme second par John Garang, au milieu des années 1990.

Beaucoup a été dit sur l'opposition de style entre les deux hommes. Économiste formé aux États-Unis et personnage cultivé, John Garang est maître dans l'art subtil de la négociation et du compromis. Entouré d'une équipe de technocrates rompus aux arcanes de la diplomatie lorsqu'il est à l'étranger et d'une cour de fidèles lorsqu'il prêche sur ses terres, il incarne de par sa stature de grand communicant la cause du Sud oublié. Salva Kiir, lui, n’est pas un intellectuel mais un homme d'action, centré sur le pragmatisme et le résultat. Il n'a pas la maestria oratoire de Garang, mais c'est à sa façon un homme respecté et écouté, dont les discours simples et sans prétention portent. Son univers est d'abord celui de la guérilla, monde austère et rude fait de tension permanente et danger. Mais dont les épreuves répétées tissent entre les hommes des liens du sang indéfectibles, faits de respect et de loyauté. Les relations entre les deux dirigeants du SPLM, tous deux issus de l’ethnie dinka (majoritaire au Sud) sont à la mesure de ces différences de personnalités. Les dissensions sont parfois houleuses. Et pourtant, en dépit de tout, cet improbable attelage tient. Car leur complémentarité est si évidente et les enjeux si immenses que les désaccords personnels doivent s'effacer. Ils ne peuvent se passer l'un de l'autre. A l'un, la capacité à formuler une vision politique claire et cohérente, et le leadership sur les masses. Là où se gagne la bataille des coeurs et des esprits. A l'autre, la maîtrise du sens tactique dans les opérations militaires et l'avantage stratégique pour pouvoir capitaliser à long terme sur toute possible faiblesse de l'ennemi nordiste. Là où se gagne la guerre.

En 2005, lorsque John Garang trouve la mort dans un accident d’hélicoptère, peu après avoir été investi vice-président du Soudan, le taciturne guérillero se retrouve bien malgré lui catapulté dans une carrière politique dont il n'a pas voulu. Mais il est le seul individu disposant d'une légitimité suffisante pour remplacer au pied levé le chef disparu et poursuivre la voie tracée. Cette nomination à la tête du SPLM fait cependant grincer des dents au sein de l’organisation. Nombreux sont ceux qui médisent et critiquent le manque de formation et d’éducation de Salva Kiir. L’ancien militaire a cependant vite appris, consultant et écoutant beaucoup, gardant le plus souvent les anciens conseillers proches de Garang. Il est progressivement venu à bout des réserves et a su diriger avec brio le processus menant au référendum du 9 janvier 2011, consacrant de facto la partition du Soudan en deux nations (effectif depuis le 9 juillet 2011). Contrairement à un John Garang qui considérait le maintien de l'unité territoriale du Soudan comme une nécessité, Salva Kiir a voulu cette indépendance du Soudan du Sud. Seule façon selon lui d'entériner dans les faits le clivage séculaire et quasi insurmontable qui existait entre le Nord Soudan (à dominante arable et musulmane, contrôlant de fait les leviers du pouvoir) et le Sud Soudan (ethniquement et religieusement plus hétérogène). La victoire du "oui" au référendum d'autodétermination a donc été "sa" victoire. C'est ainsi que par une incroyable ironie, l'homme de l'ombre est définitivement entré dans l'Histoire, portant à la lumière des fonds baptismaux son pays, le Soudan du Sud. Le militaire a remporté la guerre. Il appartient maintenant à l'homme d'Etat de faire définitivement triompher la paix et remporter la bataille du développement. La trajectoire de ce singulier parcours aura alors été définitivement bouclée.
 

Jacques Leroueil

 

Zimbabwe : voyage au bout de la nuit

Les superstitieux y verront sans doute une confirmation de leur mauvais présage. Dernier pays dans l'ordre alphabétique, le Zimbabwe occupe également la dernière place du classement des Nations Unies sur le développement humain. Une triste position de lanterne rouge qui témoigne de l'état de déliquescence engendré par la crise aiguë que connaît le pays depuis une décennie maintenant. Opposition baillonée et violation récurrente des droits de l'homme, mise au ban de la communauté internationale, corruption endémique et clientélisme, hyperinflation et économie en lambeaux, délabrement inquiétant des structures sanitaires et éducatives, taux de prévalence élevé du VIH et espérance de vie en chute libre, émigration accélérée des forces vives de la nation…

Dans la vaste galerie des trophées chers aux afro-pessimistes, le Zimbabwe est assurément une pièce de choix. Celle que les esprits chagrins du continent noir montrent afin de conforter leur propos, balayer définitivement toute objection, comme pour dire d'un air entendu : "Vous voyez, c'est bien ce que je vous disais…" Un condensé poussé jusqu'à la caricature de toutes les tares frappant encore l'Afrique, où même les meilleures volontés s'échinent à trouver des motifs d'espérance.

Il semble y avoir dans le destin contemporain du Zimbabwe une fatalité dont la logique défie le bon sens. Voilà une nation qui est à bien des égards favorisée : des ressources minières importantes, des terres fertiles en abondance, un réseau décent d'infrastructures laissé par l'ancien colonisateur britannique, et surtout une population jeune et proportionnellement mieux éduquée que dans bon nombre d'autres pays africains. Une combinaison a priori gagnante et qui permettait de justifier un optimisme de bon aloi lorsque le pays accéda définitivement à l'indépendance en 1980. Trois décennies plus tard, l'espoir raisonnable de lendemains meilleurs s'est mué en défiance absolue. Tragique présent fait d'accablements, et sans perspective immédiate d'horizon plus dégagé.

Un pays en faillite

Précaire, difficile, préoccupante, catastrophique… Les qualificatifs pour juger la situation actuelle du Zimbabwe donnent le ton. La violation des droits élémentaires de la personne restent pratique courante et malheur à qui ose protester. Le tout puissant parti ZANU-PF continue toujours d'exercer son impitoyable magistère et contrôle sévèrement médias, armée, police, services secrets et justice. Il lui faut bien cela pour faire le vide autour de lui et régner sur un pays en banqueroute, où 95 % de la population active est au chômage (terreau propice au secteur informel et aux combines en tous genres qui sont nécessaires à la survie de tout un chacun). Autrefois grenier de toute l'Afrique Australe, le Zimbabwe est désormais dans la situation ubuesque de vivre sous perfusion de l'aide alimentaire mondiale (près de la moitié de ses 12 millions d'habitants avait ainsi besoin d'une assistance nutritionnelle en 2008). L'expropriation massive des fermiers blancs alliée à un clientélisme dévastateur (consistant principalement à redistribuer les terres ainsi libérées aux anciens compagnons de lutte de la guerre d'indépendance) auront à cet égard été particulièrement néfastes.

Conséquence de la dégradation continue des infrastructures, les coupures d'électricité sont légion et les systèmes éducatifs et sanitaires partent à vau l'eau. S'agissant de ce dernier, les conditions sont désastreuses : fermeture de structures hospitalières pour défaut de paiement des fonctionnaires, choléra endémique, prévalence élevé du VIH (près d'un cinquième de la population adulte est infecté, un des plus forts taux de la planète) et chute continue de l’espérance de vie (tombée de 60 ans à 45 ans entre 1990 et 2009).

Cette conjonction de difficultés ne pouvait qu'aboutir à une catastrophe économique. Le PIB actuel est ainsi inférieur à ce qu'il était en 1980, au moment de l'indépendance. 30 ans pour rien. Quant à l'inflation, les zimbabwéens se souviendront pendant longtemps des dernières années de la décennie 2001-2010. Au pic de la crise économique à la fin de 2008, alors que le monde entier faisait face au spectre de la pire dépression depuis 1929, le pays s'asphyxiait à lutter en vain contre une hyperflation qui ravageait le pouvoir d'achat de ses résidents, déjà dérisoire.. Un taux annualisé de 231 millions % et 1 $ américain correspondant à un peu plus de… 11 milliards de $ du Zimbabwe. Dans l'histoire contemporaine, il faut remonter à l'Allemagne vaincue de la république de Weimar des années 20 pour pouvoir disposer d'un exemple comparativement équivalent.

Un problème nommé Robert Mugabé

Alors, à qui la faute ? On ne saurait réduire l'explication de la trajectoire (malheureuse) de toute une nation à un seul élément. Pourtant, s'il était donné de fixer un visage à la fatalité qui touche si durement le Zimbabwe, celle-ci prendrait les traits d'un vieillard cacochyme et ombrageux. Vindicatif, tout en étant doué de lucidité et de rouerie. Et quand cette fatalité personnifiée se trouve tenir le gouvernail du navire depuis plus de 30 ans, les conséquences ne peuvent qu'être à la mesure du pouvoir exercé sur les destinées de la nation : énormes. Hier héros de la guerre d'indépendance et chef d'Etat portant sur les fonds baptismaux la jeune nation zimbabwéenne, Robert Mugabe n'est plus aujourd'hui qu'une figure lugubre de président s'accrochant désespérément à un pouvoir qui l'a enivré jusqu'à la dernière extrémité. Résumant fort justement le cas Mugabe, un article paru sur le site d'information Rue 89 le qualifiait de "libérateur devenu oppresseur". On ne saurait mieux dire.

L'homme est complexe. De Mugabe le chef de guérilla en Rhodésie du Sud (ancien nom du Zimbabwe avant l'indépendance), on retiendra le courage, la combativité et la détermination. Courage d'affronter un adversaire aux forces très souvent supérieures. Combativité lorsque le révolutionnaire "Comrade Bob" dirigeait en personne les opérations coups de poing de la ZANLA (branche militaire et clandestine de la ZANU), au péril souvent de sa propre vie. Enfin, détermination à ne jamais abandonner la lutte, et ce en dépit de toutes les afflictions qu'il eut à connaître (10 ans de prison entre 1964 et 1974, perte de nombre de ses proches…) jusqu'à la victoire finale des accords de Lancaster House qui aboutirent à la véritable indépendance du pays en 1980 (par opposition à celle décrétée unilatéralement par la minorité blanche en 1965 et fondée sur un régime raciste similaire à l'apartheid du voisin sud-africain). C'est le Mugabe héros, celui chanté et célébré par toute une nation en liesse il y a trente ans. Mais un homme doit toujours être pris d'un bloc, afin d'être pesé et jugé à l'aune de ses forces et faiblesses, sa part de grandeur et de compromissions.

A cet exercice délicat, l'actuel président zimbabwéen a échoué, d'ores et déjà condamné unanimement par ses contemporains. Quant à la Postérité, elle se chargera probablement de remettre en perspective ce singulier parcours, mais on a peine à croire que son jugement sera différent. Personne ne pouvait prédire en 1980 ce qu'il adviendrait au cours des décennies suivantes. L'observateur attentif de l'Histoire a néanmoins pour lui cette faculté de regarder la séquence des évènements a posteriori et d'en tirer ainsi une logique susceptible de clarifier le cheminement ultérieur suivi. Tout ce raisonnement pour répondre à cette lancinante double question : comment en est-on arrivé là ? Et à qui en incombe la responsabilité ?
La mainmise écrasante du parti ZANU-PF aujourd'hui fait oublier qu'il ne fut pas le seul récipiendaire de la légitimité acquise dans le sang et les larmes, pour la lutte indépendantiste. Au vrai, il fut précédé par un autre grand parti historique, le ZAPU, et trouva à se distinguer en jouant sur la corde ethnique (les Shonas majoritaires de Mugabe face aux Ndébélés dont était issu l'autre grand leader, Josuha Nkomo). Première erreur funeste de divisionnisme, et qui atteindra son paroxysme au début des années 80 par la violente répression dont furent victimes les Ndébélés(10.000 morts). En tant que membre fondateur et dirigeant du ZANU, puis plus tard chef du gouvernement, la responsabilité de Mugabe est incontestable.

L'arrivée aux affaires de ce dernier à partir des années 80, correspond à un violent retournement de conjoncture économique, le prix des matières premières exportées par le Zimbabwe chutant fortement (et partant les recettes générées au profit de l'Etat et des opérateurs économiques). Une contingence extérieure aux effets négatifs, qui ne relève donc pas de la responsabilité du pouvoir zimbabwéen. En revanche, les réponses apportées à cette nouvelle donne le furent et force est de constater qu'elles s'avérèrent désastreuses (mesures protectionnistes contre-productives, établissement de la loi martiale pour mater toute agitation sociale, stigmatisation raciale de la minorité blanche et expropriation de ses terres, clientélisme forcené pour s'assurer la base des supporters du ZANU, souvent composée d'anciens guérilleros démobilisés et sans ressources).

A partir des années 2000, face à l'effondrement économique, à la contestation sociale grandissante et aux protestations internationales, Mugabe a alors sciemment décidé de jouer l'épreuve de force. Quitte à voir tout l'édifice s'effondrer. Au mépris de son propre peuple, et en foulant aux pieds des précédents idéaux révolutionnaires. Un nouveau Néron pyromane contemplant Rome en train de brûler.

Un fragile espoir à confirmer

Il ne pourra lutter indéfiniment contre le vent du changement historique. D'autant plus que celui-ci frappe déjà à la porte. Après une campagne électorale pour les présidentielles de 2008 marquée par la violence et la fraude massive, le rapport de force s'est progressivement détérioré pour Mugabe. Sous la pression grandissante de la société civile et des états voisins, un gouvernement d'union nationale avec Morgan Tsvangirai (le dirigeant du parti d'opposition MDC) a été mis en place depuis février 2009. Ce changement est assurément porteur d'espoir. Mais d'un espoir qui se veut mesuré et lucide, car ayant conscience des innombrables difficultés et contrariétés rencontrées dans l'exercice effectif du pouvoir. Rien n'est gagné et deux ans et demi après la constitution de ce gouvernement élargi, Mugabe bloque toujours l'accord concernant l'équilibre des pouvoirs.

De petites améliorations apparaissent pourtant. L'hyperinflation a finalement été stoppée par un moyen radical : L'abandon du dollar zimbabwéen au profit du dollar US. Tant pis pour la souveraineté économique nationale mais dans les présentes circonstances, c'était très certainement la meilleure décision à prendre. Les salaires des fonctionnaires sont de nouveau payés, ce qui a permis de rouvrir écoles et hôpitaux. Les denrées alimentaires qui avaient au plus fort de la crise disparues des échoppes réapparaissent et le pays revient progressivement à un semblant de normalité. Les indicateurs sociaux ont cessé de chuter et après une décennie de récession économique profonde, le pays a enregistré un taux de croissance de 5.9 % en 2010. Conséquence de la remontée du cours des matières premières et d'un environnement socio-politique plus stable.

Cette reprise demeure cependant extrêmement précaire, car à la merci d'un possible retournement. Tant conjoncturel que (surtout) politique. En la matière, les écueils à surmonter au cours du proche avenir ne manqueront pas. Le bras de fer Mugabe-Tsvangirai est plus que jamais d'actualité, celui-ci s'étant récemment cristallisé sur les prochaines présidentielles, qui devraient finalement avoir lieu en 2012. Mugabe, fidèle à lui-même, s'est déclaré candidat à sa propre succession. Il est plus que jamais dans une logique jusqu'au boutiste où tous les coups sont permis, et où la force seule prévaut. Et puis il y a enfin cette dernière inconnue qui plane, telle une épée de Damoclès : quid après la disparition du vieux dirigeant ?

Pour un homme de sa génération arrivé au soir de sa vie, et qui aura consacré une grande partie de celle-ci à lutter pour accéder au pouvoir, et le conserver ensuite coûte que coûte, la perspective du néant est probablement terrifiante. Mais pour son adversaire plus jeune qu'est Tsvangirai, nul doute que l'hypothèse ne soit à considérer avec la plus grande attention. Le leader du MDC sait pertinemment que le temps joue pour lui, et que la patience est une vertu en politique. N'en déplaise à certains de ses partisans qui estiment que le changement tant espéré ne s'est pas encore matérialisé et que chaque jour qui passe est une trahison de plus au regard des attentes immenses de tout un peuple qui, trois décennies après son indépendance officielle, attend toujours de pouvoir assumer librement son Destin.
 

 

Jacques Leroueil

 

Internet en Afrique : état des lieux

Entre les prémisses d’ARPANET, projet confidentiel de réseau à distance du ministère de la Défense américain, et son populaire héritier civil qu’est Internet, moins d’un demi-siècle s’est écoulé. Une période brève qui aura vu une idée visant initialement à sécuriser les communication sensibles du Pentagone dans un contexte de guerre froide se répandre progressivement à la sphère des chercheurs universitaires américains, puis in fine toucher la totalité de la planète. Une révolution comparable aux précédentes innovations (imprimerie, chemin de fer, télégraphe, électricité, automobile, télévision…)qui ont bouleversé en profondeur les modes de vie individuels.

Les statistiques disponibles peuvent témoigner de cette croissance exponentielle : 23 ordinateurs connectés au réseau ARPANET en 1971. 40 ans plus tard, le cap des 2 milliards d’internautes a été franchi à l'échelle mondiale. L’idée avant-gardiste de scientifiques s’est ainsi muée en outil de masse, transformant radicalement la façon de communiquer, échanger, commercer.
A l'image de cette (r)évolution globale, Internet en Afrique a également connu une fantastique croissance depuis la fin des années 90. Le réseau a cependant deux particularités qui lui sont propres sur le continent : Le plus faible taux de pénétration de la planète, compensé cependant par la plus forte croissance mondiale.

Un taux de pénétration faible…

Selon les dernières données compilées par Internet World Stats, sur près de 2.1 milliards d'utilisateurs internet recensés dans le monde en mars 2011, seuls 110 millions d'entre eux sont africains, soit 5 % du total. Le taux de pénétration sur le continent atteint aujourd'hui les 11 %, à comparer avec un taux de 30 % pour l'ensemble du monde (l'Amérique du Nord approchant les 80 %, tandis que l'Europe avoisine les 60 %). Ces chiffres donnent un ordre de grandeur à une réalité qui n'aura échappé à personne : Internet demeure un moyen de communication inégalement partagé. Et en Afrique plus qu'ailleurs, il continue d'être l'apanage des classes moyennes et supérieures en milieu urbain. Un outil dont l'usage quotidien depuis son domicile reste un luxe pour l'immense majorité des habitants du continent. A noter que cette disparité est aussi visible suivant les différentes sous-régions évoquées : l'Afrique du Nord et l'Afrique du Sud font, et de loin, la course en tête. A contrario, le reste de l'Afrique subsaharienne fait toujours figure de parent pauvre.

Au-delà des données statistiques, le réseau internet doit faire face sur le continent à trois difficultés spécifiques :

– 1) Une couverture du réseau insuffisante qui privilégie le plus souvent les bordures côtières fortement densifiées et urbanisées au détriment du reste du territoire.

– 2) La faiblesse régulière de la vitesse des connexions internet (l'usage du haut débit demeure très limité), liée à l'indigence des infrastructures de télécommunications.

– 3) Le coût élevé de la connexion, qui s'explique principalement par la charge des liaisons longue distance et l'étroitesse du marché qui rendent difficile la réalisation d'économies d'échelle significatives.

Outre les freins à l'expansion mentionnés ici, les principaux obstacles à la croissance de l'Internet en Afrique demeurent la faiblesse du pouvoir d'achat, une trop longue négligence des politiques publiques à l'égard des nouvelles technologies (encore aggravée par la faiblesse des moyens mis en oeuvre) et un rapport de force le plus souvent en faveur des grands opérateurs privés. Ces derniers privilégiant le plus souvent une optique de rentabilité à court terme (logique de "comptoirs" dénoncée par certains observateurs pour qualifier la recherche d'une rentabilité immédiate et garantie consistant à n'offrir des prestations que dans les zones fortement peuplées et urbanisées le long des côtes, sans tenir compte des populations moins solvables de l'intérieur), parfois au détriment d'un schéma de développement à échéance longue qui serait plus profitable pour l'ensemble de la collectivité.

Néanmoins, ce retard africain est progressivement résorbé par un phénomène de rattrapage.

…mais en forte progression.

En dépit des nombreux défis à relever et obstacles à surmonter, l'Afrique est aujourd'hui le continent enregistrant la plus forte croissance au monde du réseau internet. Une progression de 2527 % entre 2000-2011, là où le reste du monde faisait + 480 % sur la même période. La dernière frontière. L'endroit où il faut désormais être (Orange, Vodafone, Bharti…) pour capter les réservoirs de croissance que ne peuvent plus apporter les marchés matures des pays développés.

Pendant longtemps, l'Afrique n'a eu qu'un accès extrêmement limitée à la toile : un seul câble sous-marin reliait le sud de l'Europe à l'ouest du continent africain. Aujourd'hui, initiatives et autres projets d'envergure sont partout engagés pour développer les réseaux internationaux et mieux raccorder l'Afrique au reste du monde. Avec la promesse d'une augmentation significative des débits pour les usagers. Cette nouvelle dynamique se traduit logiquement par une hausse des investissements sur le continent, les principaux projets en cours se chiffrant à plusieurs milliards de dollars, essentiellement financés par les grands opérateurs de télécommunications. C'est une véritable course contre la montre qui s'est engagée pour rafler la plus large portion d'un gâteau qui grossit d'année en année. A tel point que certains vont jusqu'à craindre un prochain excès de capacité en fibre optique pour les besoins du réseau internet en Afrique. Annie Chéneau-Loquay, directrice de recherche au CNRS, dans une étude intitulée L'Afrique au seuil de la révolution des télécommunications, résume assez bien ce nouveau sentiment : "Depuis 2009, le paysage de la connexion du continent au reste du monde est en train de changer radicalement, à tel point que l'on se demande si on ne passe pas d'un extrême à l'autre, d'une situation de pénurie à une situation de surcapacité en ce qui concerne les câbles à fibre optique".

Enfin, le tableau de l'évolution actuelle d'Internet en Afrique serait incomplet s'il n'était tenu compte aussi d'un phénomène de convergence technologique actuellement à l'oeuvre sur le continent et qui contribue grandement à la diffusion du web : l'Internet mobile. Avec près d'un demi-milliard d'utilisateurs de mobiles en Afrique, l'usage de terminaux portatifs est désormais entièrement entré dans les moeurs. Avec toutes les possibilités que cela implique, notamment l'usage d'une connexion internet mobile. L'Union internationale des télécommunications (UIT) estime ainsi que 29 millions de personnes sont déjà abonnées à des services d'Internet à haut débit sur mobile en Afrique. Il n'y en avait que 7 millions en 2008…

A quoi dès lors attribuer ce changement progressif de paradigme dans l'usage de l'Internet en Afrique ? Plusieurs explications pourraient être avancées, mais quelques-unes se détachent cependant.

– 1) Une dynamique démographique porteuse, se traduisant par une population jeune, réceptive aux nouvelles technologies.

– 2) Une croissance économique soutenue au cours des dernières années sur la majeure partie du continent, alimentant un pouvoir d'achat sans cesse accru d'une classe moyenne montante.

– 3) Une plus grande implication des pouvoirs publics dans la définition des schémas directeurs liés aux nouvelles technologies (notamment celles liées à Internet), associée à une modification progressive des rapports de force en leur faveur (face aux opérateurs privés).

Pour conclure

En définitive, la faiblesse du taux de pénétration d’Internet en Afrique et le corollaire négatif qui en découle (fameuse notion de "fracture numérique") sont plus que jamais d'actualité. Mais cet écart est progressivement comblé par la très forte croissance du réseau sur le continent, ce qui laisse penser qu’une uniformisation du taux de pénétration d'Internet est en cours désormais à l’échelle du monde. Perspective certainement encore lointaine mais en ligne de mire.

La démocratisation et la maturité désormais éprouvées d’Internet augurent donc encore de nombreux changements en perspective, et l'Afrique dispose d'une opportunité historique de sauter des étapes dans une perspective de développement accéléré en s'appropriant pleinement ce formidable médium que constitue Internet. La saga continue plus que jamais et l'avenir est encore à écrire.
 

Jacques Leroueil
 

Les nouveaux milliardaires africains

Comme chaque année, le palmarès Forbes des plus grosses fortunes de la planète apporte immanquablement son lot de commentaires plus ou moins inspirés ; les uns pour critiquer des niveaux de richesse qui friseraient l'indécence au regard des difficultés et de l'indigence du plus grand nombre, les autres pour encenser le triomphe de la prise de risque calculée et rémunératrice. Avec 1210 milliardaires et une fortune cumulée s'élevant à 4.5 trillions $ (un montant supérieur aux PIB combinés de la France et de l'Italie en 2010), la classe des hyper-riches aura vu ses effectifs progresser de près de 170 % depuis 2000. Il y avait alors 454 milliardaires, la moitié d'entre eux étant citoyens américains contre un tiers aujourd'hui.

En dix ans, une nouvelle répartition géographique de la richesse s’est progressivement mise en place, consacrant plus que jamais le statut des grandes puissances émergentes (Chine, Inde, Brésil…). Et dans ce mouvement de balancier planétaire de la prospérité, à côté de ses pairs asiatiques et latino-américains, une grande gagnante : l'Afrique.

L'Afrique et son milliard d'habitants, c'est une classe moyenne évaluée à 100 millions de personnes (contre 27 millions en 1980 selon les estimations de l'agence française de développement…), coiffée d'une minorité ultra-privilégiée de 100.000 millionnaires en $ selon le World Wealth Report 2010. Enfin, au sommet de la cime capitaliste, dans l'atmosphère raréfiée des grands financiers et capitaines d'industrie, se trouvent les Crésus africains (dont 14 détiennent une fortune supérieure au milliard $). En somme, une nouvelle Afrique élitiste, triomphante et conquérante, à des années-lumière de l'afro-pessimisme qui a souvent nourri une perception complaisante et misérabiliste du continent noir.

Un passage en revue de quelques-uns de ces nouveaux tycoons permettra de mieux cerner le parcours type de cette richisssime caste.

Aliko Dangote : A tout seigneur, tout honneur, le premier profil est celui de l'homme le plus riche du continent, Aliko Dangote. Milliardaire nigérian à la fortune valorisée à 13.8 milliards $ par le magazine Forbes, il est l'archétype de ces nouveaux titans du capitalisme africain, dont le terrain de jeu est le continent tout entier et l'unité de mesure le milliard $. Dangote est issu d'une grande famille de commerçants musulmans originaire de la région de Kano (où se concentre historiquement la production industrielle du Nigéria), et dont la fantastique saga commence à la fin des années 70.

Son histoire professionnelle aurait commencé lorsque son prospère grand-père aurait confié au jeune Dangote un capital fixe conséquent (une petite flotte de camions pour le transport) et une ligne de crédit importante et sans intérêt. A cela, ajoutons un environnement familial favorable à l'apprentissage des ficelles du commerce, où nombre de proches parents sont déjà de riches praticiens. Le jeune Dangote se spécialise très tôt dans l'importation et la vente de ciment. Le succès venant vite, il lui faut changer d'échelle, quitter sa province pour s'approcher du cœur du réacteur économique : Lagos, capitale économique du Nigéria. Peu après son arrivée, le nouveau régime de putschistes militaires met aux arrêts les principaux hommes d'affaires de la ville, réputés corrompus. C’est la chance de sa vie, qu’il saura saisir. Trop faible par rapport aux grands compétiteurs récemment déchus, il est en revanche suffisamment puissant pour s'imposer face aux autres concurrents de plus petite dimension. La nature ayant horreur du vide, c'est lui qui occupera les places laissées vacantes, notamment dans les domaines hautement lucratifs du commerce du sucre et de l'importation du riz.

L'homme a depuis poursuivi sur sa lancée et l'empire s'est considérablement étendu (ciment, sucre, agroalimentaire, immobilier, hydrocarbures…). Les intérêts du groupe Dangote (qui représente le quart de la capitalisation de la bourse de Lagos !) recouvrent désormais l'ensemble du continent africain.

Patrice Motsepe : L'Afrique du Sud a longtemps été le seul pays africain à disposer d'un cercle très restreint de milliardaires en $, issus des grandes dynasties blanches de capitaines d'industrie (les Oppenheimer et Rupert étant les plus connus). Mais les temps ont changé depuis la fin de l'Apartheid et la nouvelle success story de la nation Arc-en ciel a trouvé en Patrice Motsepe son modèle le plus achevé. Cet ancien avocat, crédité d'une fortune de 3.3 milliard $, est ainsi devenu le premier noir (et seul pour l'heure, ses pairs appartenant encore à la minorité blanche) milliardaire d'Afrique du Sud en bâtissant un puissant groupe dans le secteur minier, African Rainbow Minerals.

A l'image d'Aliko Dangote, notre entrepreneur sud-africain a su exploiter au mieux les opportunités qui lui étaient offertes. Né au début des années 60 dans une Afrique du Sud dominée par le régime d'Apartheid, le jeune Motsepe a cependant la chance d'appartenir à la classe moyenne noire. Le père, propriétaire d'un débit de boissons alcoolisées, parviendra à financer les études supérieures du fils jusqu'à son obtention du diplôme d'avocat. Nous sommes à la fin des années 80 et l'Histoire s'accélère. De nouveaux droits sont accordés à la majorité noire et l'horizon s'élargit brusquement. Patrice Motsepe intègre un cabinet d'avocat et se spécialise dans le droit minier et des affaires.

Plus tard, lorsque Nelson Mandela devient président en 1994 et initie la politique du Black Economic Empowerment visant à mieux répartir le pouvoir économique dans la nouvelle Afrique du Sud, l'avocat saura mettre à profit son expertise du secteur minier pour entrer à des conditions avantageuses dans le capital de sociétés minières, restructurer habilement l'outil de production à sa disposition (notamment en exploitant avec succès des champs de production miniers considérés comme trop petits et peu rentables par les grands groupes) et bâtir progressivement son empire.

Dernière variable à prendre en compte quand on cherche à s'expliquer la réussite insolente de Patrice Motsepe : la conjoncture longue, favorable depuis le début des années 2000 aux matières premières. Cette tendance à la hausse du prix des matières premières, notamment minières, aura contribué a accroître significativement la marge opérationnelle des entreprises du secteur. Et partant, la fortune de leurs propriétaires. Etre au bon endroit, au bon moment, et avec le bon savoir-faire. Ce triptyque reste à coup sûr l'un des plus efficaces pour qui veut comprendre les conditions nécessaires au succès ; bien qu'il ne suffise pas à lui seul. Patrice Motsepe en est le parfait exemple. 

Cheikh Yerim Sow : le dernier personnage de ce bref tour d'horizon est le plus jeune, le seul également qui ne soit pas recensé comme milliardaire par le magazine Forbes. Le plus énigmatique enfin. Comparativement à Dangote et Mostepe, l'homme d'affaires sénégalais Cheikh Yerim Sow pèse assurément moins lourd. Un récent article de l'hebdomadaire Jeune Afrique évaluait sa fortune à 150 milliards de francs CFA, soit environ 330 millions $. Mais cette différence s'explique avant tout par le manque de "profondeur" des marchés sur lesquels il intervient. Principalement le Sénégal et la Côte d'Ivoire, locomotives de l'Afrique de l'Ouest francophone, mais poids plume face aux géants nigérians et sud-africains. Pour le reste, le tycoon sénégalais n'a rien à envier à ses pairs. Bien au contraire. Dans cette partie du continent, il est sans conteste la figure de proue du grand capitalisme, brûlant la politesse à d'autres figures de l'establishment financier ouest-africain (Oumarou Kanazoe, Serigne Mboup, El Hadj Mamadou Sylla…).

Télécoms, immobilier, banque… La liste des secteurs où opère l'investisseur sénégalais se confond avec les réservoirs de croissance les plus dynamiques d'aujourd'hui, et la réputation de Midas qu'a Yerim Sow, transformant tout ce qu'il touche en or, n'est plus à faire. A bon droit certainement. L'historien français Fernand Braudel dans son ouvrage La dynamique du capitalisme évoquait le grand capitaliste en ces termes : " Il a pour lui la supériorité de l'information, de l'argent, de l'intelligence. Et il sait mieux que quiconque saisir autour de lui ce qui est bon à prendre – les rentes, les immeubles, la terre." Parfaite définition du mode opératoire de nos trois magnats.

Ce n'est cependant pas minorer ses évidentes aptitudes que de rappeler que Cheikh Yérim Sow est un "fils à papa". Habile, talentueux et fin stratège, à n'en pas douter. Mais aussi chanceux, car né sous la bonne étoile. Le père, Aliou Sow, est en effet le fondateur du prospère groupe de BTP la Compagnie Sahélienne d'entreprise (CSE). Lui-même déjà un capitaine d'industrie puissant, et qui saura opportunément aider son fils en lui confiant un énorme capital de départ (un milliard de francs CFA selon l'article précité de Jeune Afrique) lorsque celui-ci se lancera à grande échelle dans les affaires au milieu des années 90. La suite fait partie de l'Histoire et à ce rythme, il est raisonnable de penser que Cheikh Yerim Sow fera un jour pas si lointain partie du très select club des milliardaires de Forbes. Il aura alors définitivement bouclé la boucle.

Une logique d'enrichissement universelle 

Aliko Dangote, Patrice Motsepe, Cheikh Yérim Sow : aucun de ces trois tycoons africains n’a bâti à la seule force de ses poignets sa fortune. N'en déplaise au mythe du self-made man. Le cadre familial et ses sollicitudes, le réseau et ses bons contacts, l'argent et ses facilités, tout cela compte. Et pour peu que le talent, la persévérance, la faculté à avoir l'esprit de synthèse, et un art consommé du timing soient de la partie comme dans le cas de ces tycoons, "the sky is the limit " (le ciel est la seule limite) comme le répète à l'envie l'antienne anglo-saxonne.

Jacques Leroueil

Somalie : autopsie d’un Etat failli

Responsable du bureau de l'Afrique de l'Est pour le New York Times et auteur de nombreux articles sur la Somalie, le journaliste américain Jeffrey Gettleman avait en 2009 qualifié cette nation de la Corne africaine de "pays le plus dangereux du monde". Deux ans plus tard, dans son dernier rapport "Global Risks Atlas 2011", la société britannique de conseil et d'analyse Maplecroft enfonce le clou en confirmant la Somalie comme destination la plus dangereuse de la planète.  Chaos, extrême pauvreté, luttes claniques entre chefs de guerres, islamisme rampant et rétrograde, piraterie… Les mots de l'actualité le plus souvent associés à la Somalie ces dernières années traduisent avec une évidence implacable la descente aux enfers qu'a connu le pays depuis la chute du régime de Syad Barre.

Un bref retour en arrière s'impose pour bien comprendre la situation et les enjeux d'aujourd'hui. Au lendemain de la guerre froide en 1991, la Somalie assiste perplexe à la chute de l'autocrate Mohammed Syad Barre et au début de la guerre civile entre différentes factions de seigneurs de guerre. Nul ne peut alors imaginer les conséquences à long terme qui découleront de ce vide. Tant pour des raisons humanitaires que pour contrôler cette zone stratégique dominant l'accès à la Mer Rouge et à son canal de Suez, les Etats-Unis lancent en 1992 l'opération "Restore Hope". Un déploiement rapide de 25.000 soldats américains suit alors. Mais au lieu d'apporter l'espoir et la paix tant attendus, l'échec patent de cette opération ne fera qu'accentuer la situation de détresse du pays. Celui-ci se voit dès lors abandonné par la communauté internationale et laissé seul face à ses propres démons.

Deux décennies plus tard, le pays en est toujours là. Plus grand que la France et peuplé d'environ 9.5 millions d'habitants, la Somalie est un rare exemple dans l'histoire moderne d'un pays sans Etat. Ce qui en fait office, le gouvernement fédéral de transition, est soutenu à bout de bras par les quelques 7000 soldats de l'Union africaine (AMISOM). Intervention militaire panafricaine qui, en dépit des meilleures intentions du monde, ne parvient même pas à assurer un semblant d'ordre dans les rues dévastées de la capitale Mogadiscio, toujours aux mains de puissantes factions claniques et de milices islamistes. L'actuel chef d'Etat, Sharif Ahmed, est assurément un homme à plaindre, non à envier. Vivant sous perfusion de la communauté internationale, ne disposant d'une autorité effective que sur les quelques pâtés de maison entourant son palais bunkerisé, il fait face à la sécession de facto des deux-tiers du territoire national (Somaliland et Puntland). Une conscience aiguë de sa position lui ferait cruellement goûter l'ironie de son titre : Président de la république de Somalie. Maire de palais eut paru plus approprié…

Rue de Mogadiscio

Les commentateurs politiques anglophones ont popularisé la notion de "Failed State" pour décrire l'incapacité plus ou moins étendue d'un Etat à assurer ses fonctions régaliennes (sécurité intérieure, défense, justice, souveraineté financière nationale par le biais de la monnaie…). Dans les milieux francophones, la traduction française du terme « Failed State » par « État failli » (on parle aussi d'Etat "faible" ou "fragile", voire en "déliquescence") ne fait pas l’unanimité, mais rend bien compte de l’idée en vogue depuis quelques années selon laquelle les sources d’instabilité internationale se trouvent dans l’impotence d’un grand nombre d’États. Dans l'exemple somalien, cette incapacité à maintenir une structure étatique effective s'est traduite par la constitution d'un terreau fertile aux trois grands maux que connaît le pays : les guerres de clans, l'islamisme et la piraterie.

Les guerres de clans : La Somalie n'est pas à un paradoxe près. C’est un pays uni en surface, mais profondément divisé en profondeur. La population y est homogène, et les habitants parlent quasiment tous la même langue (le somali), ont tous la même religion (l’islam sunnite), la même culture et la même appartenance ethnique. Mais tout ici repose sur les clans (Marehan, Ogadeen, Dulbahante,Hawije…). Ces groupes, fondés sur les liens de parenté, doivent être appréhendés à la lumière du contexte historique de la Somalie (vaste territoire sec, caractérisé par la rareté des ressources naturelles et par une multitude de tribus nomades se faisant concurrence pour les obtenir). Ces clans s'appuient sur un strict code social, seul à même de leur fournir un ensemble commun de valeurs et d'intérêts, tout en leur assurant une protection collective. Les rivalités entre clans ont toujours existé, mais le système traditionnel, basé sur un ensemble complexe de diplomatie, échanges, responsabilités et compensations, faisait que l'ordre et la paix sociale étaient maintenus.

La nouveauté, apportée par les forces coloniales, et plus tard encore renforcée sous la férule du régime de Syad Barre, fut d'introduire l'Etat centralisé. Innovation indubitablement funeste au regard du bilan spécifique de la Somalie jusqu'à nos jours. Cet Etat centralisé devenait de facto la seule instance souveraine s'imposant à tous, et le plus souvent au mépris des précédentes conventions sociales qui liaient les différents acteurs. Mais plus que tout, le tort majeur de Syad Barre aura été de se servir du levier qu'était le pouvoir central pour détourner au profit de sa propre parentèle clanique les fruits du bien collectif. Délaissés mais perspicaces, les autres clans comprirent dès lors que qui possédait le pouvoir central détenait les "clés du coffre". La chute de Barre est un moment décisif dans l’évolution du pays. Avec lui, la seule entité capable d'imposer son autorité disparaît et les clans eux-mêmes, pour les raisons invoquées plus haut, vont se mettre à lutter avec acharnement pour l'obtention du pouvoir, source de prébendes et autres avantages. (lire à ce sujet l'excellent article "Le rôle des clans somaliens dans le conflit et la construction de la paix" de Anne Marouze et Antje Mengel ). Circonstance aggravante, les différentes factions en présence en sont arrivées à un point où elles s’accommodent volontiers de l'absence d'Etat, aussi longtemps que celui-ci ne tombe pas entre les mains d'un adversaire. L'usage pernicieux du pouvoir central a contribué a dévoyé durablement la notion de "bien commun". Mais aussi longtemps que la situation actuelle perdurera, détestable état sans vainqueur et aux innombrables perdants, la Somalie continuera à être ballottée par les vents contraires de l'Histoire. Et Mogadiscio à ressembler à un champs de bataille.

L'islamisme : C'est la seconde variable de l'équation somalienne, et pour des raisons liées à l'actualité contemporaine, elle est devenue la principale préoccupation des états-majors étrangers. Cette progression de l'islamisme en Somalie doit cependant être restituée dans le temps plus long de l'histoire du pays et non simplement au gré d’évènements récents qui pourraient parfois faire perdre le sens de la perspective. Contrairement à la logique de clans, facteur de division où chacun se retranche à l'abri de sa communauté, la religion est ici un agent unificateur qui fait le lien entre toutes les parties. Musulmane dans sa quasi-totalité, la population somalienne a vu dans sa religion un élément de stabilité et d'ordre. Point de référence ultime dans un univers où tout semble s'écrouler. Et lorsqu'au début des années 90, le monde abandonna à son sort la Somalie dans le sillage des derniers Hummers de l'armée américaine, les organisations religieuses (souvent financées par des fonds saoudiens, aux généreux bienfaiteurs adeptes d'un rigoriste wahhabisme) furent parmi les seules à ne pas quitter le navire en perdition. Outre la construction de mosquées et l'implantation d'écoles coraniques, elles mirent en place un système rudimentaire mais tangible d'action sociale, au profit d'une population désemparée et démunie de tout.

Ces organisations islamistes ont alors progressivement occupé un terrain depuis longtemps abandonné par l'Etat, créant un réseau informel de tribunaux de quartiers, instaurant un minimum d'ordre là où régnait le chaos. La charia, appliquée strictement et suivie à la lettre sous peine de sévères châtiments, fut acceptée par les différents clans. Ces derniers reconnurent alors graduellement ce réseau d'autorités religieuses (plus tard baptisé Union des tribunaux islamiques) comme une influence tutélaire devant être respectée en conséquence. Quant aux récalcitrants, ils furent chassés sans ménagement de Mogadiscio. De même, en contribuant à réinstaurer la sécurité et la stabilité, mais sans exiger d'impôts et autres taxes, en surveillant étroitement les comportements déviants des particuliers mais sans s'immiscer dans leurs affaires d'argent, l'Union des tribunaux islamiques s'assura le soutien constant des opérateurs économiques.

Miliciens de la mouvance Al-Shabab

Cette union de circonstance ne doit cependant pas faire oublier ce qu'elle a toujours été. Un rassemblement hétéroclite d'organisations religieuses ayant leur propre interprétation de l'Islam et leur propre agenda politique. Des vieux leaders modérés aux jeunes milices fanatisées et surarmées des Al-Shabab, il y a plus qu'un fossé. Tout un monde. Et ce qui avait auparavant permis son ascension collective (l'Islam comme porte-étendard commun) est finalement devenu la cause de sa chute en 2006 (la crainte de voir le pays devenir un no man's land aux mains d'une internationale islamiste). Année qui vit les troupes éthiopiennes rentrer dans Mogadiscio et metttre fin à cette courte expérience de régime islamique. Addis-Abeba n'était il est vrai que le faire-valoir d'une administration Bush à la logique manichéenne et ne s'encombrant pas des subtilités du marigot politique somalien. La nuit, tous les chats sont gris. C'est bien connu. Les troupes de l'occupant sont depuis reparties, sans rien résoudre. Et les islamistes radicaux (milices Al-Shabab en tête, ces dernières s'étant depuis jurées de rendre gorge aux mécréants, en Somalie comme à l'étranger) qui ont souvent payé le prix fort de la résistance à l'envahisseur font plus que jamais figure aux yeux d'une frange importante de la population de nationalistes déterminés à rétablir l'ordre et la cohésion sociale. Leur précédent bilan est le meilleur des arguments. Et l'embarras moral lié à la pratique de la lapidation, du sectionnement des mains pour menus larcins, la soumission de la femme au diktat masculin et autres moeurs moyenâgeuses n'a que peu de poids face à la hantise du vide et de l'anarchie. Pendant ce temps, les combats entre différentes factions ont repris de plus belle…

La piraterie : La piraterie en Somalie a défrayé la chronique au cours des dernières années, rejetant presque en arrière-plan aux yeux du grand public les autres fléaux touchant le pays (chaos, luttes claniques et islamisme, déjà évoqués plus haut). Il est vrai aussi que ces flibustiers des temps modernes s'attaquent principalement aux navires marchands internationaux qui croisent au large des côtes somaliennes. Autrement dit aux intérêts économiques et stratégiques bien compris des grandes puissances ; ce qui explique la large couverture médiatique du phénomène. La plupart des téléspectateurs a plus ou moins encore vaguement en mémoire ces images de pirates audacieux s'approchant en haute mer et à vive allure de gigantesques vaisseaux, lançant des cordes sur les ponts, grimpant à bord lourdement armés et menaçants, prenant des équipages entiers en otage et ne les libérant qu'une fois la lourde rançon versée en liquide. Ce genre d'équipée fantastique captive toujours l'imagination populaire et des forban somaliens tels que Abshir Boyah, Abdul Hassan ou Garaad Mohammed ont aujourd'hui acquis une réputation qui les rapprochent de leurs "illustres" prédécesseurs qu'étaient les Jean Bart et autres frères Barberousse.

Mais sauf exception, on ne devient jamais pirate par simple goût du défi à l'autorité. Nécessité fait loi et les anciens pêcheurs devenus bandits de haute mer le diront mieux que quiconque. L'économiste Samir Amin, dans un article intitulé "Y a-t-il une solution aux problèmes de la Somalie ?" résume fort bien cette délicate situation : "Sans doute la piraterie dans l’Océan Indien fait-elle désormais problème. Encore doit-on rappeler ici – ce qui n’est jamais dit dans les médias dominants – que cette piraterie vient en réponse à une autre qui l’a précédé. Le pillage des ressources halieutiques et leur destruction par la pollution de l’Océan Indien désormais sans restriction faute d’Etat somalien pour faire respecter les lois internationales. Les populations somaliennes de pêcheurs, qui en sont les victimes, n’avaient alors guère d’autre alternative que de se livrer à leur tour à la piraterie".

Aire de la menace pirate somalienne

Le journaliste Jeffrey Gettleman (précédemment cité), correspondant fréquent en Somalie, ne dit pas autre chose dans son article "The Pirates Are Winning!". Il est bon de rappeler que la piraterie somalienne a prospéré d'autant plus aisément que trois conditions idéales étaient réunies : l'anarchie, une profusion d'armes (héritage de la guerre froide) et une côte de 3000 km débouchant dans le Golfe d'Aden, fréquenté par plus de 20.000 navires annuellement. Enfin, contrairement à d'autres Etats également touchés par la piraterie tels que le Nigeria et l'Indonésie, les pirates de la Corne africaine disposent d'un immense hinterland où ils peuvent se replier sans difficulté, à l'abri de toutes représailles et avec le total soutien d'une population qui profite de leurs largesses. La partie est cependant devenue plus ardue, armateurs et grandes nations coordonnant désormais leurs efforts (l'opération Atalante de l'Union Européenne est la principale réponse militaire et diplomatique à ce jour) pour lutter contre la piraterie. Avec un succès tout relatif : selon des informations récentes fournies par le International Maritime Bureau, le taux de "succès" dans la prise de contrôle de vaisseaux par des pirates somaliens est passé de 12.1% à 11.6% entre 2009 et 2010. Mais la même étude constate également que les attaques de pirates ont progressé de 8.4% sur la même période. Et aussi longtemps que l'obtention de juteuses rançons sera infiniment plus lucrative que les chiches revenus dégagés par une capricieuse pêche, il est raisonnable de penser que les pirates somaliens continueront à prendre tous les risques pour décrocher le jackpot.

Les motifs d'espoir 
Alors la Somalie, terre damnée ? Dans les circonstances actuelles et après énumération des calamités touchant le pays, cela y ressemble fort. Et pourtant, s'arrêter à cela constituerait une erreur. Plus encore, une faute. Car les motifs d'espoir existent. Dans les zones rurales, loin du fracas des armes et des querelles de pouvoir des seigneurs de guerre, les populations se sont réorganisées, réactivant leurs précédentes lois coutumières et vivant tant bien que mal, mais dignement et en paix. La diaspora somalienne, constituée par les vagues successives d'exilés ayant souvent tout perdu, est aujourd'hui une puissante et entreprenante communauté forte d'environ 1.5 millions de personnes. Connaissant parfois de brillants succès économiques dans ses nouvelles contrées d'accueil (Afrique de l'Est, Europe, Amérique du Nord), elle contribue par ses transferts d'argent aux parents restés sur place et par ses investissements à maintenir debout, envers et contre tout, une nation qui à l'image du roseau de la fable "plie mais ne rompt pas". Et aussi incroyable que cela puisse paraître, dans un pays où tout semble s'être effondré, certains secteurs économiques sont florissants. Les télécoms en sont le meilleur exemple. Il n'en faut pas plus pour que certains commentateurs qualifient la Somalie de "relatif succès économique". A voir quand même ; tout est dans la mesure et l'appréciation.

En revanche, et sans faire abstraction de l'épineuse question liée à la partition de fait du pays, le jugement porté à l'égard de l'expérience du Somaliland depuis l’auto-proclamation de son indépendance en 1991 est quant à lui assurément positif. Ayant eu à faire face aux mêmes maux que le reste du pays, le Somaliland a réussi en grande partie grâce à sa faculté à faire habilement jouer les structures de concertation claniques pour parvenir à une solution globale, satisfaisant toutes les parties. Ces organes coutumiers sont dès lors devenus la solution plutôt que le problème, travaillant main dans la main avec l'Etat. Une leçon majeure pour le futur, à l'heure de réfléchir à de possibles solutions.

Prospective

Les solutions justement. Autant tout le monde s'accorde sur le diagnostic et les symptômes du mal somalien, autant le traitement à prescrire au patient fait l'objet de recommandations et d'avis divers. A l'image de la médecine, la politique est un art, non une science exacte. Samir Amin, dans son article évoqué plus haut, considère les parties somaliennes en présence (islamistes et seigneurs de guerre) comme impuissantes dans leur capacité à proposer une solution constructive sur le long terme. Il estime en revanche que les pays de la sous-région auront un rôle majeur à jouer dans le devenir de la Somalie, à commencer par le plus grand d'entre eux : l'Ethiopie. Autre analyse, autre préconisation, celle de Bronwyn Brutton. Ce spécialiste américain des questions africaines au Council on Foreign Relations est l'auteur d'un rapport intitulé "Somalia, a new approach" dans lequel il préconise le "désengagement constructif" (constructive disengagement) à l'égard de la Somalie. En clair, observer attentivement la situation du pays mais sans y prendre part, la seule exception ne pouvant être qu'une menace terroriste réelle. Ce qui n'est pas le cas présentement, les craintes des Etats-unis sur les supposées liens entre les islamistes somaliens et Al-Qaïda étant selon lui excessives, voire injustifiées. En revanche, en cas de menace avérée, frapper vite et fort. On l'aura bien compris : voilà une approche de pure realpolitik, centrée exclusivement sur les intérêts américains et que l'on traduira lapidairement par un "débrouillez-vous, je m'en lave les mains". Cette recommandation ne saurait donc être considérée comme satisfaisante.

Aucune solution digne de ce nom ne doit reposer aussi largement sur la contingence extérieure (Samir Amin), ni tomber dans un cynisme aussi étroit de grande puissance (Bronwyn Brutton). L'expérimentation réussie du Somaliland, basée sur la reconnaissance des structures claniques traditionnelles et sur la nécessité absolue de les inclure dans la recherche d'une entente globale, est à mon sens la plus belle démonstration qu'une solution nationale peut être obtenue. Solution qui s'obtiendra probablement avec une aide étrangère, mais uniquement en complément à une dynamique autochtone qui doit rester maîtresse chez elle. Et si la résolution du problème doit passer par l'inclusion au sein du gouvernement d'éléments islamistes modérés (c'est déjà le cas dans l'actuel gouvernement) et de seigneurs de guerre jouant le jeu, qu'il en soit ainsi. C'est une solution très imparfaite mais qui a l'avantage d'être immédiatement praticable. L'heure est à la reconstruction sommaire d'un Etat tant soit peu effectif, pas à la recherche d'un énième raffinement politique au sein d'une république idéale. Une approche pragmatique du cas somalien, expurgée de tout idéalisme et de bons sentiments, mais qui n’empêche pas de regarder vers l'avenir.

Une fois l'Etat définitivement consolidé et normalisé, les querelles du passé devenues caduques et la nation enfin remise en ordre de marche, les somaliens pourront regarder dans le rétroviseur de leur passé et s'interroger, interloqués, sur cette période sombre de leur histoire. A ce moment précis de l'Histoire, dans le pire exemple de désordre et de violence que le continent ait autrefois connu, l'exhortation à l'adresse de l'Afrique de se doter de "fortes institutions et non d'hommes forts" chère à Barack Obama sera devenue réalité. Le chemin est encore long, mais du moins l'horizon est-il fixé.
 

Jacques Leroueil

Zoom sur un pays : Guinée Équatoriale

Situation géographique de la Guinée Equatoriale

Situation géographique de la Guinée Équatoriale 

Lorsqu'il s'agit d'évoquer le palmarès des régions enregistrant les taux de croissance économiques les plus élevés de la planète, la plupart des observateurs s'accordent spontanément pour mentionner certains pays asiatiques, plus connus sous les vocables de dragons et tigres économiques (Chine, Corée du sud, Taiwan, Thailande, Vietnam, Inde, Philippines, Malaisie, Indonésie). Et il est vrai que la performance d'ensemble de ces nations conquérantes laisse souvent rêveur. Et pourtant, le recordman mondial de l'expansion économique au cours des vingt dernières années n'est pas asiatique, mais africain. Un lion plutôt qu'un dragon.

Un lion africain à la croissance rugissante…

Petit pays d'Afrique Centrale de 28.000 km², pour une population d'environ 500.000 habitants, la Guinée Équatoriale demeure peu connue du plus grand nombre. Un confetti de territoire noyé dans l'immensité du continent noir. Après avoir gagné son indépendance du colonisateur espagnol en 1968, le pays à longtemps vécu chichement des exportations de cacao, et des revenus de ses expatriés en Espagne, au Cameroun et au Gabon où ils occupaient le plus souvent les petits métiers délaissés par les nationaux. Les voisins gabonais et camerounais, condescendants à l'égard des ressortissants de cette chétive nation, les appelaient dans un mélange de morgue et de dérision, les équatos.

La logique aurait donc voulu que cette petite république poursuive son chemin sans bruit, loin des agitations et bouleversements de la scène mondiale. Le Destin en a décidé autrement : Les fées semblent s'être penchées sur le berceau de cette nation au début des années 90, avec la découverte d'importantes réserves de pétrole et de gaz naturel. Depuis, avec l'exploitation de ces nouvelles ressources providentielles, la croissance carbure à marche forcée aux hydrocarbures. Jusqu'en 1991, à la veille du grand bond en avant, le PIB de ce petit pays agricole et arriéré était dérisoire, s'élevant péniblement à 147 millions de dollars. Et puis, vient le miracle de l'or noir. Les découvertes importantes ont alors attiré les majors américains, qui y règnent aujourd'hui en maîtres. ExxonMobil, Hess, Marathon, Chevron sont désormais les premiers investisseurs dans le pays, et de très loin. Naguère ignoré, dorénavant propulsé quatrième producteur subsaharien derrière le Nigeria, l'Angola et le Soudan, le pays est devenu un véritable émirat tropical, envié et courtisé, propulsé en à peine deux décennies au coeur de la mondialisation.

Contribuant à 82% à la formation du PIB, le secteur pétrolier aura joué le rôle de thaumaturge, apportant dans son sillage le miracle de la croissance tant espérée. Les chiffres sont éloquents : entre 1991 et 2010, le PIB est passé de 147 millions $ à 14,547 milliards $ (estimations du FMI, voisines de celles de la banque mondiale et de la CIA), soit une progression de près de… 10.000 %. Sur le papier, le demi-millions d"équatos" peut aujourd'hui se targuer de dégager une richesse nationale annuelle supérieure à celle produite par le Sénégal et ses 13 millions d'habitants. C'est la plus forte croissance économique du monde et elle a de quoi donner le vertige. Il est vrai aussi que l'évolution est d'autant plus spectaculaire que le pays vient de très loin.

A l'extérieur, la nouvelle puissance financière de la Guinée Équatoriale a complètement rebattu les cartes du jeu géopolitique dans la sous-région. Autrefois parent pauvre au regard de ses voisins, qui n'avait que rarement voix au chapitre dans les pourparlers multilatéraux, le pays est aujourd'hui un acteur incontournable, capable de peser décisivement sur les plus grands dossiers. Le dernier en date étant l'épisode de la Banque des états de l'Afrique Centrale (BEAC), où suite à une sombre affaire interne de détournement de fonds, Malabo est parvenu à imposer sans coup férir son homme (Lucas Abaga Nchama). Qui paie commande, et la diplomatie équato-guinéenne l'a fort bien compris.

…mais aux fruits confisqués par une oligarchie

Alors, la Guinée Équatoriale, eldorado où il ferait bon vivre, contrée protégée où tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Le pays remplit a priori trois conditions jouant en faveur de son développement : Une importante manne pétrolière concentrée sur un petit territoire et au service des intérêts d'une faible population. On l'aura bien compris : Il est toujours plus facile de partager un imposant gâteau avec peu de convives autour d'une table que de distribuer d'infimes portions d'une chétive pâtisserie entre une horde de nécessiteux. Dont acte. La réalité est malheureusement fort différente.

Plateforme pétrolière en Guinée Équatoriale

En dépit du boom économique, près de 80 % de la population vit encore sous le seuil de pauvreté. Cruelle démonstration d'une ruée vers l'or noir qui, loin de profiter à tous, est d'abord l'affaire de quelques-uns. Voici un pays, dont le PIB par habitant fait aujourd'hui jeu égal avec celui de son ancien maître ibère, mais dont les conditions de vie font plus penser à l'Afghanistan ou à la Sierra Leone. Les indicateurs sociaux, dans leur quasi-totalité, se situent à des niveaux inférieurs aux moyennes continentales. L'espérance de vie à la naissance, en 2008, était de 50,3 ans, contre 54,2 pour l'Afrique dans son ensemble. Les dépenses en éducation et formation représentent 0,6% du PIB, ce qui se traduit par des infrastructures scolaires indignes de ce que l'on pourrait attendre d'une nation apparemment si favorisée. Autre conséquence de cette indigence en matière de formation, un lourd déficit en matière de compétences locales, ce qui se traduit par la nécessité de faire appel dans certains secteurs clés ( industrie pétrolière, santé, commerce…) à une main-d'oeuvre étrangère hautement spécialisée, et souvent payée à prix d'or. Quant à la santé, elle n'est pas mieux lotie. Révélateur de la difficulté qu'à encore le pays à protéger ses plus faibles citoyens, le taux de mortalité des moins de cinq ans a ainsi augmenté de 170 pour 1000 en 1999 à 206 pour 1000 en 2009. Le pétrole coule, mais pas l'eau, puisque seulement 43% de la population a accès à l'eau potable.

Pour les dignitaires du régime en revanche, les colossales richesses engendrées par le boom économique permettent toutes les extravagances. La vie est assurément fort différente pour ces privilégiés à qui tout est permis. A commencer par le premier d'entre eux, Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, autocrate militaire au pouvoir depuis 1979, à la suite d'un coup d'état contre son propre oncle, Francisco Macias Nguema. Et aujourd'hui, c'est Teodorin Nguema Obiang, fils du président et héritier putatif de celui-ci qui est progressivement mis sur orbite. La Guinée Équatoriale, une vraie affaire de famille. Mais une affaire inique, où le partage léonin au profit d'une petite caste est la règle.

Teodoro Obiang Nguema, président de la Guinée Équatoriale

Magazine économique de référence, la revue américaine Forbes a évalué en 2006 à 600 millions de $ la fortune du chef d'etat Equato-Guinéen, le classant parmi les dirigeants politiques les plus riches de la planète, derrière le roi Abdallah d'Arabie Saoudite ou le sultan Hassanal Bolkiah de Brunei. Rien de moins.

Dans un rapport retentissant rendu public en juillet 2009, et comme pour faire écho aux précédentes supputations de la presse financière, les observateurs de Human Right Watch ne peuvent que constater, incrédules : « Le gouvernement de la Guinée équatoriale a pillé des milliards de dollars des recettes du pétrole au lieu d'améliorer les vies de ses citoyens». Intitulé "Well Oiled (Bien Huilé), le document est un implacable réquisitoire contre le régime actuel. Il doit donc être pris avec les nécessaires précautions que sa lecture impose, mais cela n'en demeure pas moins révélateur de graves dysfonctionnements.

De même, non contente de se servir plutôt que de servir ses concitoyens, l'oligarchie au pouvoir a également la fâcheuse tendance à décevoir nombre d'investisseurs étrangers, certains ayant déjà quitté le pays ou envisageant de le faire prochainement (cas des sociétés SGS, Veritas, Cotecna, Tractafric, Sogafric, SNC Lavallin). Initialement attirés par le séduisant mirage du miracle économique et depuis revenus de leurs désillusions, ces groupes internationaux, pourtant habitués à opérer sous toutes les latitudes, sont las de la corruption, de la fraude, de la lenteur des procédures administratives et de l'absence de personnel qualifié. Quand ce n'est pas de l'arbitraire pur et simple ( Exemples de la Commercial Bank du Cameroun et de sa compatriote Air Leasing Cameroon). Pour ceux qui restent, ne reste plus qu'à subir des conditions toujours plus désavantageuses ( délais de paiement incroyablement longs, dessous-de-table, bureaucratie tatillonne .. ). Révélateur de cet environnement difficile, le dernier rapport "Doing Business 2011" de la Banque Mondiale classe le pays 164e sur 183 pour la facilité à faire des affaires et même carrèment dernier lorsqu'il s'agit de fermer une entreprise (183e sur 183)…  

Et au-delà de cette prédation systématique et de la corruption omniprésente, quid de la démocratie et des droits de l'homme ? La démocratie est en droit pluraliste, avec une douzaine de partis politiques, mais le président a été réélu à 97% aux dernières élections de novembre 2009. Un score qui aurait fait la joie du Politburo soviétique. Les droits de l'homme quant à eux y sont le plus souvent à géométrie variable, et le chef de l'opposition (Severino Moto Nsa) s'est vu condamné à cent ans de prison par contumace pour une tentative de coup d'état en 1997, pour lequel son implication reste encore à démontrer. Le problème n'est pas tant au fond l'imperfection de la pratique démocratique (les exemples de nations au pouvoir autoritaire, mais au bilan social positif abondent tout au long de l'Histoire) que la formidable gabegie de l'élite au sommet de l'Etat, incapable de capitaliser sur les importantes ressources naturelles du pays pour assurer le bien-être de ses concitoyens. Si ce n'est le sien propre.

Pour être tout à fait juste et complet, le président Nguema semble avoir progressivement pris la mesure des risques liés à cette donne explosive, et un certain nombre de décisions gouvernementales récentes vont dans le sens d'une amélioration (programmes d'investissements massifs dans les infrastructures, transparence accrue, lutte contre la corruption…). Il était temps, et reste encore à voir si au-delà du simple effet de manche, cette nouvelle inflexion sera suivie de résultats probants.

En définitive, l'exemple de la Guinée Équatoriale est révélateur du complexe lien de causalité existant entre les variables que sont la croissance économique et le développement. Complexe, car bien que condition nécessaire à un développement collectif durable, la croissance en elle-même ne suffit pas à initier un cycle vertueux d'amélioration des conditions de vie. Ce n'est pas tant le niveau de croissance que l'usage raisonnée qui en est fait qui importe. A cette aune-là, le bilan du président Nguema est franchement médiocre. A la tête d'une petite nation faiblement peuplée mais pourvue de richesses importantes, il est resté prisonnier d'un schéma d'économie de rente, certes extrêmement profitable pour certains, mais condamné à terme lorsque les ressources s'épuiseront. Un archétype africain du syndrome hollandais que l'on aurait aimé éluder et qui pourrait parfois pousser à s'interroger à voix haute sur l'or noir. Le pétrole, malédiction ou bénédiction ? Il est en tous les cas une formidable tentation. Une chose est cependant sûre : la Guinée Équatoriale mérite mieux que ce qu'elle a connu jusqu'ici.

 

Jacques Leroueil

Le Rwanda, une Nation phénix (2ème partie)

 

Les causes de cette Renaissance

Les facteurs explicatifs de cette réussite sont nombreux et il serait vain de vouloir établir une liste exhaustive de ceux-ci. Toutefois, un certain nombre d'entre eux peuvent être dégagés. Autant par commodité que par souci de clarté du propos, ils pourraient être résumés en 4 axes, sans intention de les hiérarchiser :

Une aide massive de la communauté internationale qui a d'une certaine façon voulu racheter son impuissance, si ce n'est sa lâcheté au moment du Génocide. Ce soutien extérieur étant soit de nature inter-étatique, soit non gouvernemental (via le biais des nombreuses ONG). Aujourd'hui, environ 50 % du budget de l'Etat (410 milliards de francs rwandais sur un montant total de 838 milliards en 2009, soit environ 700 millions $) provient de l'aide internationale, une part qui se réduit progressivement au fil des ans. Non pas tant en raison d'un apport financier externe qui diminuerait dans l'absolu, que parce que les ressources domestiques générées sont de plus en plus importantes. A noter que les principaux donateurs sont aujourd'hui anglo-saxons (Royaume-Uni et Etats-Unis), devant les anciennes puissances tutélaires (France, Belgique) qui perdent irrémédiablement de leur influence, bien que toujours partenaires importants. Dans le jeu subtil des rapports géopolitiques, nul doute que le Rwanda a su jouer habilement sa carte, en diversifiant ses interlocuteurs et en s'affirmant comme une puissance régionale sur laquelle il faudra compter pour l'avancement de certains grands dossiers (conflit au Congo, instauration de la Communauté Est-africaine…). Élément important de la réalité rwandaise post-Génocide, l'aide étrangère ne saurait toutefois à elle seule expliquer les résultats spectaculaires obtenus. Elle apporte tout au plus un premier élément de réponse. Continue reading « Le Rwanda, une Nation phénix (2ème partie) »

Le Rwanda, une Nation phénix (1ère partie)

La polémique qui a entouré l'inauguration de la statue de la Renaissance africaine à Dakar, pour les festivités du cinquantenaire de l'indépendance, aura presque réussi à faire oublier le message que le monument veut transmettre: Le réveil du continent noir, faisant fi de ses complexes d'hier, dissipant ses doutes présents, et regardant résolument vers l'avenir. Mais pour que ledit message porte, encore faut-il qu'il repose sur un début de réalité tangible, un précédent. Une voie qui, aussi ténue et perfectible soit-elle, indiquerait une possible piste, un chemin éventuel vers des lendemains meilleurs. C'est ce qu'apporte le Rwanda, dont l'étude du spectaculaire renouveau des dernières années constitue un matériau de choix dans le cadre d'une réflexion plus large sur ce que pourrait être une Renaissance africaine.

Les limites propres à cet exercice sont bien entendu connues. Les spécificités nationales et le contexte d'ensemble rendent difficilement transposables un modèle unique de réussite qui n'aurait plus alors qu'à être dupliqué par chaque pays ; a fortiori plus encore à l'échelle entière du continent africain. Au reste, le Rwanda ne doit nullement être vu comme un modèle (susceptible d'être copié) mais préférablement comme un exemple (susceptible d'être analysé, à la lumière de ses succès et échecs, réussites et insuffisances). Celui d'une nation ayant su insufflé une dynamique nouvelle forte, faite d'une croissance économique élevée profitant au plus grand nombre et d'une stabilité politique enviable, mais qui n'est pas dénué de zones d'ombre. Cette précaution une fois prise, un examen attentif de la Renaissance rwandaise peut à présent être envisagé.

S'agissant de ce pays, le terme de Résurrection paraît même plus approprié que celui de Renaissance, tant il revient de loin et qu'il aura vécu dans sa propre chair la symbolique liée à ce terme : Mort et retour à la Vie. Dans l'imaginaire collectif de notre temps, il restera pour longtemps associé à l'indicible horreur du Génocide contre les Tutsis en 1994. Drame effroyable qui vit un million d'hommes, femmes et enfants (un huitième de la population totale du pays à cette époque) périr sous les coups de machette de leurs propres compatriotes en l'espace d'à peine trois mois. Ce fut finalement le Front Patrotique Rwandais, dirigé par Paul Kagamé, qui parvint à reprendre le contrôle définitif du pays mais sans avoir pu empêcher l'hécatombe.

Depuis, 17 ans ont passé. C'est progressivement une nouvelle nation qui se fait jour, se libérant peu à peu de sa gangue traumatique et de ses cicatrices, et tournant résolument son regard vers l'avenir. A l'image de la mythologie du Phénix, oiseau légendaire qui renaîtrait perpétuellement de ses cendres après s'être consumé sous l'effet de sa propre incandescence et symbole par excellence des cycles de Vie et de Mort, le pays des Mille Collines semble avoir fait sienne cette surprenante faculté de régénération.

Une success story africaine Petit pays d'Afrique Centrale (26.000 km²) dépourvu de ressources naturelles significatives et devant nourrir une population jeune et nombreuse (environ 11 millions d'habitants), le Rwanda a réussi le tour de force d'absorber avec une remarquable résilience les conséquences du choc consécutif au Génocide et de progresser depuis à marche forcée vers le développement. Un bref rappel des faits s'impose. En 1994, l'année du Génocide, en raison des pertes humaines terribles subies et du chaos qui en avait résulté, l'économie rwandaise avait entamé une véritable descente aux enfers, chutant de plus de moitié. Au cours des années qui ont suivi, et sous le strict contrôle de l'actuel pouvoir en place, le pays s'est alors lancé dans une reconstruction nationale considérable, ramenant dès 1999 son PIB (Produit Intérieur Brut) au niveau d'avant le Génocide. En une décennie et demi, la tâche prométhéenne de panser les plaies du passé, redémarrer de zéro, insuffler un sentiment nationaliste dénué de tout ethnicisme, et relancer à toute vapeur la croissance (en moyenne 7 % par an au cours des dernières années, avec un pic à 11,2% en 2008, supérieur à celui de la Chine) tout en renforçant les bases économiques a été accomplie. Toute proportion gardée, ce gigantesque mouvement collectif d'efforts concertés, tendu comme un seul corps vers cette Renaissance est comparable à la dynamique du Japon de l'ère Meiji, au miracle allemand de l'après guerre, à la vague montante de la Chine de Deng Xiaoping.

Pays agricole et rural, où près de 90 % de la population vit encore d'une agriculture de subsistance, le Rwanda n'en a pas moins une conscience aiguë des enjeux et défis de demain. Les autorités du pays ont ainsi proposé au début des années 2000 la mise en place d'un projet national transformationnel, à l'échelle de deux décennies, et fort ambitieusement dénommé "Vision 2020". Vaste plan qui vise à faire du Rwanda à l'horizon 2020 un pays émergent à revenu intermédiaire, et pariant pour ce faire dès aujourd'hui sur le "triptyque gagnant" : Un développement massif d'infrastructures modernes, un cadre politique stable et libéral (le Rwanda est classé depuis plusieurs années par la Banque Mondiale dans son rapport "Doing Business" comme l'un des pays les plus réformateurs au monde en matière d'environnement économique), enfin la primauté accordée à l'économie du Savoir et aux nouvelles technologies. Devenu un véritable leitmotiv national, Vision 2020 se veut l'étalon de mesure ultime, à l'aune duquel toutes les forces vives doivent converger pour réaliser cette grande entreprise.

 

Image de synthèse du futur Convention Complex de Kigali Les résultats sont déjà visibles : Le pays, à commencer par sa capitale Kigali, est un chantier à ciel ouvert permanent où les entreprises chinoises, aidées de leurs sous-traitants nationaux et de leur main d'oeuvre locale, s'affairent pour achever dans les temps les ouvrages qui seront plus tard livrés à leur commanditaire. Les gens, petites comme grandes, se lèvent tôt, travaillent dur et trouvent souvent encore le temps de suivre des cours du soir dans l'un des nombreux établissements d'enseignement technique et supérieur qui ont éclos dans le pays au cours des dernières années. Les uns pour apprendre l'anglais (devenu de facto principale langue d'enseignement du pays depuis 2008, en remplacement du français), les autres pour obtenir une spécialisation financière ou informatique, tous pour saisir les opportunités de ces temps nouveaux et ne pas rester à quai. Une classe moyenne de fonctionnaires et de commerçants apparaît progressivement, tandis qu'une bourgeoisie naissante goûte aux joies de la grande consommation dans les nouveaux temples commerciaux du centre-ville, ouverts non-stop.

Certes, tout n'est pas rose. Au pays de Kagamé, il est recommandé de rester dans le rang et de ne pas faire de vague. Certains observateurs soulignent la mainmise absolue du FPR (actuel parti au pouvoir) sur les destinées de la Nation, le bâillonnement de l'opposition et parfois la disparition pure et simple de certains de ses membres. La majorité s'accordera en tous les cas à reconnaître, et avec raison, le dirigisme assumé des autorités et le nationalisme sourcilleux qui peut à l'occasion être affiché, au gré de l'actualité (relations avec la France, rapport de l'ONU sur les supposées exactions passées des forces armées rwandaises au Congo…). Néanmoins, le pouvoir en place dispose d'une légitimité populaire incontestable. Celle d'hier, acquise de haute lutte sur les champs de bataille et qui permirent in fine d'arrêter les dernières exactions du Génocide et de ramener à la normale la trajectoire tragique du pays. Celle d'aujourd'hui, liée au miracle économique et à la prospérité pour tous.

Plus prosaïquement, la vie est chère, pénible condition d'un modeste pays sans accès à la mer, qui dépend intégralement de ses grands voisins limitrophes (Tanzanie, Kenya, Ouganda) pour son approvisionnement. Les salaires demeurent faibles également, même si ils sont en progression constante car tirés par la croissance et le besoin de plus en plus pressant de collaborateurs qualifiés et compétents. Parents et étudiants se plaindront du coût de la scolarité, prohibitif au regard du revenu d'un ménage moyen, surtout s'agissant des études supérieures (600.000 francs rwandais par an, soit 1.000 $ environ). Mais cela ne les empêchera nullement de s'acquitter du montant exigé, car cette charge immédiate est considérée ici encore plus qu'ailleurs comme un investissement indispensable pour le futur.

 

Cérémonie de remise de diplômes au Rwanda Les chiffres parlent d'eux mêmes : 1 Université Nationale en 1994 pour environ 5.000 étudiants ; aujourd'hui 13 établissements d'enseignement supérieur (6 publics et 7 privés, sans compter les actuelles demandes d'accréditation) pour plus de 45.000 étudiants. Quant au taux d'alphabétisation à l'échelle du pays, il est passé durant ce laps de temps de 48 % à plus de 70 %. Certes, il est bon de rappeler que cette tendance à la massification de l'éducation touche aujourd'hui toutes les zones en développement du monde, à commencer par l'Afrique. Mais rares sont les exemples d'un tel saut quantique.

Dans le domaine de la santé aussi, le pays montre la voie. En instaurant le dispositif de la Mutuelle, le Rwanda peut se targuer d'avoir l'une des meilleures couvertures de soins médicaux du continent. Couverture maladie universelle, la Mutuelle permet à tout un chacun de bénéficier des équipements et services médicaux de base, et ce moyennant le paiement d'une annuité de 1000 francs rwandais par personne(1.6 $ environ), auxquels seront rajoutés les coûts liés au ticket modérateur, principe selon lequel le patient prend à sa charge 15 % (Le reste étant subventionné par l'Etat) des frais de son ordonnance. Et pour les personnes désireuses d'une offre de services de santé plus sophistiquée et complète, des mécanismes d'assurances privées sont bien entendu proposés en parallèle, au prix du marché dans ce cas de figure. Seul point noir majeur : un taux de prévalence du Sida élevé, fort heureusement en diminution régulière depuis plusieurs années grâce à une effective politique de prévention et à la généralisation de nouveaux traitements (trithérapie).

Dans ce contexte, on ne sera guère étonné d'apprendre que nombre de rapports et études des principales institutions financières internationales (FMI, Banque Mondiale, Banque Africaine de Développement…) soulignent avec un confondant unanimisme, les remarquables progrès accomplis par le pays depuis le début de l'ère post-Génocide. Dans tous les domaines socio-économiques de quelque importance (croissance économique stable et conséquente, dépenses publiques importantes en matière de santé et d'éducation, haut niveau de bonne gouvernance, faible niveau de corruption, niveau de sécurité élevé, environnement des affaires qualifié de "stable et attractif"…), les félicitations succèdent aux dithyrambes. A une époque où calamités et autres mauvaises nouvelles semblent frapper avec une perverse régularité l'Afrique, générant par ricochet et pas toujours à tort des représentations souvent sombres du continent Noir, l'exception rwandaise constitue un salutaire exemple d'indéniable réussite.

Interrogé en Juillet 2009, le journaliste vedette Fareed Zakaria de la chaîne américaine CNN n'hésitait pas à qualifier le pays de "plus belle success story d'Afrique" (Africa's biggest success story), opinion éminemment subjective que l'on pourra toujours discuter mais aucunement infondée et traduisant au fond assez bien le nouveau regard positif de la communauté internationale à l'égard du pays.

Jacques Leroueil

Bibliographie sur le sujet "A Thousand Hills: Rwanda's Rebirth and the Man Who Dreamed It" (anglais), de Stephen Kinzer "Paul Kagame And Rwanda: Power, Genocide and the Rwandan Patriotic Front" (anglais), de Colin Waugh "Rwanda : histoire d'un génocide" (français), de Colette Braeckman

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