Restructurer les stratégies de croissance pour l’atteinte des ODD en Afrique

Depuis le début des années 2000, l’Afrique connaît une phase d’expansion économique soutenue, avec un taux de croissance réel moyen du PIB avoisinant 5 % entre 2000 et 2014. Cette dynamique, portée par une amélioration de la gouvernance macroéconomique, un afflux croissant d’investissements directs étrangers, la flambée des prix des matières premières et le renforcement des partenariats Sud-Sud, notamment avec la Chine, a nourri l’idée d’un « réveil économique » du continent.

Pourtant, derrière cet élan apparu au tournant du siècle, les fondements structurels du développement africain demeurent précaires. À partir de 2015, le ralentissement de la demande mondiale, la chute des cours du pétrole, et les fragilités internes de plusieurs économies majeures (Nigéria, Angola, Afrique du Sud) provoquent un net ralentissement. En 2016, la croissance tombe à 2,2 %, son niveau le plus bas depuis deux décennies. Et si la reprise amorcée en 2017 (3,6 %) et 2018 (4,1 %) témoigne d’une certaine résilience, elle reste inférieure au seuil requis pour absorber la croissance démographique et répondre aux besoins d’investissement productif et social du continent.

Dans le même temps, les déséquilibres structurels persistent. L’économie africaine reste dominée par l’exportation de matières premières non transformées, l’industrialisation tarde à s’imposer comme moteur de croissance, les systèmes agricoles stagnent en productivité, et la transition démographique s’accompagne d’un chômage massif des jeunes. Le tout dans un contexte d’urbanisation accélérée, mais peu connectée à une base productive solide.

Ce paradoxe interroge : comment un continent aussi riche en ressources naturelles, en capital humain et en potentiel agricole peut-il demeurer prisonnier d’une trajectoire de croissance peu inclusive, faiblement diversifiée, et structurellement vulnérable aux chocs externes ? La réponse réside peut-être dans les stratégies elles-mêmes : trop orientées vers la captation de flux exogènes, insuffisamment articulées à la transformation productive, et souvent découplées des dynamiques territoriales et démographiques profondes.

Ce texte propose une relecture critique des stratégies de croissance en Afrique à la lumière des dynamiques observées jusqu’en 2018, en s’interrogeant sur leur capacité à générer une véritable transformation structurelle. Il explore les conditions d’un basculement vers une trajectoire plus souveraine, plus résiliente, et plus soutenable, à travers huit axes d’analyse, chacun structuré autour d’une question fondatrice sur l’avenir économique du continent.

 

Les ressources naturelles peuvent-elles fonder un développement soutenable en Afrique ?

Les ressources naturelles constituent encore l’un des principaux moteurs de l’activité économique dans la majorité des pays africains. Elles représentent environ 70 % des exportations totales du continent et près de 28 % du PIB, concentrées dans les secteurs extractifs — pétrole, gaz, minerais métalliques, métaux précieux — qui alimentent directement les recettes publiques et les réserves de change. Cette forte intensité minérale de la croissance soulève une question essentielle : l’Afrique peut-elle bâtir un développement soutenable sur la base de sa rente naturelle ?

Le continent dispose d’un capital géologique exceptionnel, difficilement égalé à l’échelle mondiale :

  • Il concentre 40 % des réserves mondiales d’or, avec des pôles majeurs au Ghana, en Afrique du Sud et au Mali.
  • Il détient plus de 90 % des réserves mondiales de platine et de chrome, stratégiques pour l’industrie automobile et la catalyse.
  • La RDC fournit près de 70 % du cobalt mondial, un métal critique pour les batteries lithium-ion.
  • Le lithium (Zimbabwe, Mali, Namibie), le graphite (Mozambique), l’uranium (Namibie, Niger) et les terres rares (Angola, Tanzanie, Afrique du Sud) positionnent l’Afrique au cœur de la transition énergétique mondiale.
  • En matière d’énergie fossile, le continent détient 12 % des réserves prouvées de pétrole et 8 % de gaz naturel, concentrées au Nigéria, en Angola, en Algérie et au Mozambique.
  • Enfin, 65 % des terres arables non encore exploitées de la planète se trouvent en Afrique, ce qui confère au continent un avantage stratégique face à la crise alimentaire mondiale émergente.

Ce patrimoine minéral et écologique constitue un atout géoéconomique majeur dans un contexte où la demande mondiale en métaux critiques explose. L’Agence internationale de l’énergie estime que, d’ici 2040, les besoins mondiaux en cobalt, lithium et graphite seront multipliés respectivement par 20, 40 et 25, sous l’effet combiné de la transition énergétique, de l’électrification des mobilités et de la numérisation de l’économie.

Le modèle extractif africain reste essentiellement rentier, extraverti et faiblement transformateur. Les matières premières sont exportées à l’état brut, avec une intégration très limitée dans les chaînes de valeur locales. Les secteurs miniers et pétroliers ne créent que peu d’emplois — moins de 5 % de l’emploi formel dans la majorité des pays exportateurs — et n’induisent que faiblement de transfert technologique. Les infrastructures associées restent souvent enclavées et peu interconnectées avec les systèmes productifs nationaux.

La volatilité des prix internationaux renforce cette vulnérabilité structurelle. L’effondrement des cours du pétrole entre 2014 et 2016 continue, en 2018, de produire ses effets sur les soldes budgétaires, les niveaux d’endettement et la capacité de financement public dans plusieurs pays comme le Nigéria, l’Angola ou la Guinée équatoriale.

Dans ce contexte, la gouvernance des ressources devient une question cardinale. Le continent perd chaque année jusqu’à 195 milliards de dollars en flux financiers illicites, évasion fiscale et exploitation illégale. De nombreux contrats miniers sont renégociés ou revisités, dans un effort de sécurisation des recettes et de redéfinition du rapport entre les États et les multinationales extractives.

Mais des dynamiques positives émergent. Des pays adoptent des politiques locales de contenu, créent des fonds souverains pour lisser la rente dans le temps, et tentent d’orienter la ressource vers le financement des infrastructures, de l’éducation ou de la transition énergétique. Le développement de corridors miniers intégrés (infrastructures ferroviaires, zones industrielles, hubs logistiques) vise à articuler l’exploitation des ressources à une stratégie plus large de transformation structurelle.

Il ne s’agit plus de savoir si les ressources naturelles constituent une chance ou un risque, mais dans quelle mesure les institutions africaines sont capables de les convertir en leviers de souveraineté productive, de transformation industrielle et d’intégration régionale. La ressource, seule, ne fonde pas un développement. Elle devient un outil stratégique, si et seulement si elle s’inscrit dans une trajectoire d’investissement long terme, de structuration des filières et d’intelligence politique.

Pourquoi l’Afrique se désindustrialise-t-elle avant même d’avoir industrialisé ?

Alors que l’industrialisation constitue historiquement le socle de la transformation économique des pays émergents, l’Afrique semble suivre une trajectoire inverse. Le continent affiche une part de l’industrie manufacturière dans le PIB qui reste structurellement faible, oscillant autour de 10 %, contre 15 % à 20 % au moment des indépendances. Cette part recule même dans plusieurs sous-régions, alors même que le continent n’a pas encore atteint les seuils critiques de diversification et de montée en gamme observés ailleurs dans le monde en développement.

Ce phénomène, qualifié de désindustrialisation précoce (Rodrik, 2016), pose un problème structurel majeur. L’Afrique semble se spécialiser dans les services à faible productivité — souvent informels — sans être passée par une phase intermédiaire de consolidation industrielle. La base productive reste étroite, concentrée dans quelques filières (textile, ciment, agrotransformation, matériaux de construction), avec un tissu de PME peu dense, une spécialisation à faible contenu technologique, et une dépendance persistante aux intrants importés.

Les écarts régionaux sont significatifs :

  • En Afrique australe, l’industrie conserve une contribution relativement élevée au PIB (autour de 15–18 %), grâce à l’Afrique du Sud et à ses infrastructures industrielles historiques.
  • En Afrique de l’Est et de l’Ouest, cette part stagne entre 6 % et 10 %, malgré les efforts récents de réindustrialisation au Kenya, au Nigéria, au Ghana ou en Éthiopie.
  • L’Afrique centrale affiche une performance plus faible encore, tributaire des exportations de matières premières non transformées.

Plusieurs facteurs convergents expliquent cette désindustrialisation silencieuse :

  1. Manque d’infrastructures : l’électricité, le transport, la logistique portuaire, les télécommunications restent coûteux, instables ou inaccessibles, pénalisant la compétitivité des unités industrielles locales.
  2. Faible accès au financement de long terme : la faiblesse des marchés financiers, l’insuffisance des banques de développement et le manque de garanties empêchent le déploiement de stratégies industrielles intensives en capital.
  3. Insertion défavorable dans les chaînes de valeur mondiales : l’Afrique reste majoritairement en position de sous-traitance peu qualifiée ou d’exportateur de matières premières, sans capacité d’absorption technologique significative.
  4. Contraintes commerciales : la fragmentation des marchés régionaux, les barrières non tarifaires et l’insuffisance de coordination des politiques industrielles affaiblissent les perspectives de montée en échelle.

Ce déficit d’industrialisation a des implications profondes sur la productivité globale, la création d’emplois qualifiés, la capacité d’absorption de la main-d’œuvre urbaine croissante, et la résilience aux chocs externes. Dans une économie mondialisée, l’absence d’un tissu industriel robuste fragilise la souveraineté économique et technologique, accroît la dépendance aux importations manufacturières (estimées à plus de 500 milliards de dollars par an pour l’ensemble du continent) et limite la capacité de réponse aux crises systémiques.

Pourtant, des signaux émergents dessinent une volonté de rupture. Plusieurs pays adoptent ou réactualisent des stratégies industrielles nationales, investissent dans des zones économiques spéciales, et mobilisent les outils de politique industrielle — incitations fiscales, financement ciblé, partenariats public-privé, contenu local obligatoire — pour stimuler la production nationale.

Mais une politique industrielle cohérente ne peut être pensée sans une vision d’ensemble qui articule :

  • le renforcement des infrastructures régionales,
  • la structuration des chaînes de valeur continentales,
  • l’investissement dans les compétences industrielles (ingénierie, robotique, logistique),
  • et l’exploitation stratégique du marché commun africain, avec la ZLECAf comme catalyseur.

L’enjeu dépasse la simple création d’usines : il s’agit de reconstruire les fondations productives du développement africain, en articulant industrie, emploi, innovation et souveraineté. La désindustrialisation précoce n’est pas une fatalité. Elle peut être inversée par une reprogrammation stratégique ambitieuse, fondée sur un État développeur, des partenariats intelligents et une vision panafricaine de la transformation productive.

L’agriculture africaine peut-elle devenir un moteur de productivité et de souveraineté alimentaire ?

L’agriculture reste, en 2018, le principal secteur d’emploi en Afrique, représentant près de 60 % de la population active dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne. Pourtant, malgré cette centralité socio-économique, la productivité agricole africaine demeure structurellement faible : la production vivrière par habitant n’atteint que 56 % de la moyenne mondiale, selon la Banque africaine de développement. Ce déficit chronique de productivité, combiné à une forte croissance démographique, fait de la sécurité alimentaire un défi critique.

Historiquement, les gains de production sont majoritairement obtenus par l’expansion des superficies cultivées, plutôt que par l’intensification productive. Mais cette stratégie extensive atteint ses limites face à la pression foncière, à la dégradation des sols et à la fragmentation des exploitations rurales. Dans de nombreux contextes, la taille moyenne des exploitations est en baisse continue, tandis que les populations rurales sont repoussées vers des terres plus marginales et plus vulnérables aux chocs climatiques.

L’Afrique possède pourtant 65 % des terres arables non exploitées de la planète, ainsi qu’un potentiel hydraulique encore sous-utilisé, avec à peine 6 % des terres irriguées, contre plus de 35 % en Asie du Sud-Est. Ces indicateurs révèlent un paradoxe productif : une abondance de ressources naturelles agricoles, mais une faible conversion en valeur économique et sociale.

Plusieurs facteurs structurels expliquent ce blocage :

  • Manque d’accès aux intrants modernes (semences améliorées, engrais, irrigation),
  • Faible mécanisation : en moyenne, moins de 13 tracteurs pour 10 000 hectares cultivés (contre plus de 200 en Inde),
  • Insuffisance des infrastructures rurales (routes, stockage, marchés),
  • Accès limité au crédit agricole et à l’assurance climatique,
  • Déficit de structuration des filières et des circuits de distribution.

Les conséquences sont lourdes. L’Afrique, bien que dotée d’un potentiel agroécologique exceptionnel, importe plus de 60 milliards de dollars de denrées alimentaires par an, principalement des céréales, des produits laitiers et des huiles. La facture alimentaire ne cesse de croître, accentuant les déséquilibres extérieurs. Par ailleurs, près de 20 % de la population est sous-alimentée, avec des poches aiguës d’insécurité nutritionnelle dans des zones touchées par les conflits, la sécheresse ou la mauvaise gouvernance.

Pourtant, des dynamiques positives émergent. Des pays comme le Maroc, l’Éthiopie, le Rwanda ou le Nigeria expérimentent des stratégies agricoles intégrées : subventions ciblées, développement de filières agro-industrielles, réforme foncière, plateformes logistiques régionales. L’investissement privé dans l’agriculture contractuelle, les chaînes de valeur horticoles, ou les technologies climato-intelligentes ouvre également de nouvelles perspectives.

À moyen terme, l’agriculture peut devenir un moteur de transformation structurelle, à condition d’être articulée à une vision industrielle (agro-industrie, biotechnologie, agroéquipements), technologique (numérisation des services agricoles, collecte de données), et territoriale (désenclavement, aménagement des bassins de production).

Il ne s’agit plus seulement de nourrir les populations, mais de transformer l’agriculture en un secteur de croissance, d’innovation et d’emplois qualifiés, capable de résorber le sous-emploi rural et de contribuer à la souveraineté alimentaire du continent. En ce sens, la révolution agricole africaine n’est pas un retour à la terre, mais une conquête technologique, organisationnelle et politique du système alimentaire.

Urbanisation sans base productive : vers une fracture territoriale durable en Afrique ?

L’Afrique connaît l’un des processus d’urbanisation les plus rapides au monde. En 2000, environ 35 % de la population vivait en milieu urbain ; cette part dépasse 43 % en 2018 et devrait atteindre plus de 50 % d’ici 2035, selon les projections de la Commission économique pour l’Afrique (CEA). Chaque année, ce sont plus de 20 millions de nouveaux citadins qui s’ajoutent au tissu urbain africain, créant une pression considérable sur les infrastructures, les services publics et les marchés de l’emploi.

Mais cette urbanisation fulgurante ne s’appuie pas sur une base productive consolidée. Contrairement aux trajectoires historiques des pays industrialisés ou émergents, où l’urbanisation est portée par l’industrialisation ou par une révolution agricole préalable, la dynamique urbaine africaine est décorrélée de la transformation structurelle. Elle se nourrit principalement :

  • de la rente issue des ressources naturelles (qui stimule la consommation urbaine mais peu la production),
  • de la croissance démographique naturelle,
  • et des migrations internes induites par le déclin rural, les conflits, ou les chocs climatiques.

Ce phénomène engendre une urbanisation sans industrialisation, marquée par :

  • une prédominance de l’économie informelle (jusqu’à 80–90 % de l’emploi urbain dans certaines métropoles),
  • une polarisation extrême entre centres dynamiques et périphéries précaires,
  • un accès inégal aux services essentiels (eau, électricité, transport, assainissement),
  • et une absence de structuration des espaces productifs urbains (zones industrielles, hubs logistiques, infrastructures numériques).

La multiplication de villes de taille moyenne n’implique pas nécessairement un développement inclusif. Plusieurs études montrent que les villes africaines restent plus chères et moins productives que leurs homologues asiatiques ou latino-américaines, en raison de coûts logistiques élevés, d’un manque de connectivité régionale, et d’une informalisation croissante des chaînes de valeur.

Pourtant, l’urbanisation offre aussi des opportunités. Elle peut catalyser l’investissement, la consommation, l’innovation sociale et technologique, et l’émergence d’une classe moyenne. À condition toutefois de repenser la fonction économique des villes. Cela suppose :

  • d’articuler urbanisation et stratégie industrielle (zones économiques, corridors urbains),
  • de planifier l’expansion urbaine avec une approche polycentrique, inclusive et résiliente,
  • de mobiliser des financements durables pour les infrastructures, notamment par la fiscalité foncière et la titrisation de l’investissement local,
  • et de connecter les villes aux espaces ruraux dans une logique d’intégration territoriale.

L’urbanisation ne doit plus être vue comme un problème à gérer, mais comme un levier de transformation économique. Si elle reste chaotique et non adossée à une base productive, elle risque d’accroître les inégalités spatiales, d’alimenter les tensions sociales et de renforcer les vulnérabilités structurelles. Mais si elle est intégrée à un projet de développement économique structurant, elle peut devenir un moteur d’innovation, de création d’emplois et de diversification.

Comment convertir le dividende démographique africain en dynamique inclusive d’emploi ?

L’Afrique détient aujourd’hui l’une des populations les plus jeunes et les plus dynamiques au monde. Près de 60 % des Africains ont moins de 25 ans, et la tranche d’âge des 15–24 ans représente déjà plus d’un tiers de la population active. Selon les projections démographiques, l’Afrique comptera près de 1 milliard de personnes en âge de travailler d’ici 2030, faisant du continent l’épicentre potentiel du dividende démographique mondial.

Mais ce dividende reste largement théorique tant qu’il n’est pas encadré par des politiques économiques et sociales cohérentes. Le chômage et le sous-emploi des jeunes atteignent des niveaux préoccupants : environ 13,4 % des jeunes actifs sont sans emploi, et près de 63 % sont classés comme travailleurs pauvres, c’est-à-dire gagnant moins de 3,20 USD par jour. Ces chiffres traduisent une inadéquation structurelle entre la croissance de l’offre de travail et la création d’emplois décents.

La transition démographique africaine diffère radicalement de celle qu’ont connue les pays asiatiques ou latino-américains. En l’absence d’un tissu industriel dense et de services modernes formels, la majorité des jeunes se retrouvent cantonnés dans l’économie informelle, souvent sans protection sociale, ni perspectives de mobilité ascendante.

Plusieurs défis systémiques limitent la conversion du dividende en dynamique économique :

  • Faible création d’emplois formels : la croissance reste peu intensive en emploi (notamment dans les secteurs miniers, financiers ou extractifs).

  • Manque d’adéquation formation-emploi : les systèmes éducatifs produisent des diplômés mal adaptés aux besoins du marché.

  • Déficit de politiques d’apprentissage structuré : les systèmes d’enseignement technique et de formation professionnelle peinent à se déployer à l’échelle continentale.

  • Accès limité à l’entrepreneuriat : malgré un fort dynamisme, les jeunes entrepreneurs font face à d’importants obstacles d’accès au crédit, à l’encadrement et aux marchés.

Pour autant, le potentiel est immense. Le dynamisme entrepreneurial des jeunes Africains — visible dans les technologies, l’agrobusiness, les services logistiques, les industries culturelles — peut devenir un vecteur de transformation. Des plateformes d’innovation (hubs technologiques, incubateurs, fab labs) émergent dans plusieurs villes du continent, témoignant d’une volonté de rupture générationnelle.

La clé réside dans la mise en place d’une stratégie intégrée autour de trois piliers :

  1. Investir massivement dans le capital humain : éducation, formation, santé reproductive, et compétences transversales (numérique, soft skills, langues).

  2. Structurer des filières d’emplois productifs dans l’industrie légère, l’agriculture commerciale, l’économie numérique, les infrastructures vertes.

  3. Créer un écosystème inclusif pour l’emploi des jeunes, associant États, secteur privé, collectivités territoriales et bailleurs, avec des outils innovants : financements mixtes, garanties, fonds de microcapital-risque, politiques fiscales ciblées.

Le dividende démographique n’est pas automatique. Il ne se réalise que si le rythme de création d’emplois dépasse celui de l’accroissement de la population active, et si les jeunes sont intégrés dans un cycle vertueux de production, d’apprentissage et d’innovation. Dans le cas contraire, il devient un dividende différé ou, pire, un facteur de fragmentation sociale.

La transformation structurelle en Afrique : transition inévitable ou mirage stratégique ?

La notion de transformation structurelle occupe une place centrale dans les discours économiques africains contemporains. Elle désigne le processus par lequel une économie évolue d’une dépendance aux activités primaires de faible productivité vers des secteurs à plus forte valeur ajoutée — notamment l’industrie, les services modernes, et une agriculture mécanisée. Sur le papier, cette trajectoire est à la fois souhaitée et nécessaire. Dans les faits, elle demeure partielle, fragmentée et souvent retardée.

Les indicateurs macroéconomiques révèlent une dynamique paradoxale : alors que plusieurs pays enregistrent des taux de croissance relativement robustes, cette croissance s’accompagne d’une spécialisation persistante dans les produits de base, d’une faible diversification des exportations, et d’une économie informelle surdominante. L’emploi se concentre dans les secteurs les moins productifs (agriculture de subsistance, petits services), tandis que les secteurs manufacturiers stagnent ou reculent en proportion du PIB.

Plusieurs facteurs bloquent l’amorçage d’une véritable transition :

  • L’absence de politiques industrielles coordonnées, souvent remplacées par des cadres stratégiques généraux peu opérationnels.

  • La faible mobilisation du financement domestique au service de la transformation productive (taux d’investissement moyen autour de 20 % du PIB, très en dessous des standards asiatiques à leur période de décollage).

  • Le coût du capital, trop élevé pour les industriels locaux, en raison de la faible profondeur des marchés financiers.

  • Le découplage entre investissement public et création de capacités productives, de sorte que les infrastructures n’entraînent pas automatiquement de dynamique industrielle.

Les pays africains lancent néanmoins plusieurs initiatives structurantes : zones économiques spéciales, plans de transformation agricole, politiques de contenu local dans les secteurs extractifs, promotion de clusters industriels, stratégies d’économie numérique. Mais ces efforts restent souvent isolés, sous-financés ou dépendants de partenaires externes.

Sur le plan régional, la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) représente un levier stratégique pour briser l’enclavement des économies et stimuler l’émergence de chaînes de valeur régionales. Mais son potentiel transformateur repose sur une condition clé : l’existence d’une offre productive compétitive, capable de répondre à une demande continentale croissante. Or, cette base industrielle reste, à ce stade, insuffisante dans la majorité des pays.

L’autre défi structurel est celui du découplage ressources/croissance. L’Afrique ne peut pas engager un processus de transformation structurelle en reproduisant les logiques extractivistes du passé. Elle doit construire une transition fondée sur une valorisation durable des ressources, à travers des filières circulaires, une montée en gamme industrielle, et une réduction de l’intensité matérielle de la croissance. Cela implique de concevoir une transformation structurelle écologiquement soutenable, reposant sur l’innovation, l’efficience énergétique, et l’industrialisation verte.

Ainsi, la transformation structurelle ne peut être pensée comme un simple ajustement sectoriel ou un transfert mécanique d’activités. Elle suppose une reconfiguration complète du modèle de développement, articulant réforme foncière, politique industrielle, révision des cadres fiscaux et douaniers, et investissement dans les capacités institutionnelles. Elle requiert un État stratège, des coalitions sociales fortes et une vision de long terme.

L’Afrique est donc à la croisée des chemins : ou bien elle enclenche une transformation structurelle maîtrisée, inclusive et souveraine, ou bien elle risque de s’enfermer dans un modèle de croissance peu productif, vulnérable, et socialement instable.

Quelle souveraineté économique pour l’Afrique face aux limites du modèle rentier ?

Les trajectoires économiques africaines de ces deux dernières décennies mettent en lumière les limites structurelles d’un modèle fondé sur la croissance extensive, la rente naturelle et l’intégration commerciale inégalitaire. Si des progrès ont été réalisés — en matière d’infrastructures, d’initiatives régionales, de gouvernance macroéconomique — la transformation productive reste inachevée, la création d’emplois insuffisante, et les bases de la souveraineté économique encore fragiles.

Le continent se trouve aujourd’hui confronté à une série d’injonctions stratégiques :

  • Assurer une croissance forte et inclusive, capable d’absorber une population active en expansion rapide ;
  • Accélérer la diversification économique, pour sortir du piège de la spécialisation extractive ;
  • Maîtriser les chaînes de valeur pour transformer localement ses ressources ;
  • Réduire la dépendance aux chocs extérieurs, qu’ils soient liés aux prix des matières premières, à l’endettement ou aux crises climatiques ;
  • Et surtout, réinscrire les économies nationales dans des trajectoires de souveraineté, tant financière que technologique, productive et alimentaire.

Cette souveraineté ne peut être entendue comme un repli. Elle désigne plutôt la capacité des États et des sociétés africaines à orienter leurs trajectoires de développement, à maîtriser les leviers fondamentaux de production et de redistribution, et à protéger leurs intérêts stratégiques dans un monde caractérisé par la fragmentation géoéconomique et l’intensification des rivalités globales.

Concrètement, cela suppose :

  • La refondation de la fiscalité pour mobiliser les ressources domestiques, réduire les dépendances budgétaires et financer les priorités publiques sans surendettement.
  • La consolidation d’un appareil productif souverain, via l’industrialisation, l’agriculture stratégique, les services numériques, et l’innovation technologique locale.
  • L’ancrage d’un capital humain de qualité, par l’investissement massif dans l’éducation, la santé, et la formation professionnelle.
  • La régulation des marchés, pour favoriser l’émergence d’un secteur privé productif, compétitif et ancré dans le tissu local.
  • La coopération régionale, non plus seulement comme un idéal diplomatique, mais comme un levier opérationnel pour la mutualisation des politiques industrielles, des infrastructures, et de la défense économique collective.

La souveraineté économique africaine se construira à la croisée d’un État stratège, d’institutions renforcées, de coalitions entrepreneuriales endogènes et d’une jeunesse mobilisée. Elle ne pourra se réaliser sans une rupture assumée avec la logique rentière, extractiviste et désarticulée héritée de l’histoire coloniale et des ajustements structurels.

Il ne s’agit plus simplement d’adapter l’Afrique à la mondialisation, mais de refonder un modèle de développement propre, contextualisé, résilient, et capable de répondre aux aspirations profondes des populations : emploi, dignité, autonomie.

La question n’est donc pas de savoir si le continent peut croître, mais dans quelles conditions il peut croître de manière souveraine, transformante et soutenable. Ce défi est immense, mais il est aussi porteur d’un horizon de possibilité unique dans l’histoire économique contemporaine.

De la croissance à la transformation : l’Afrique face à son rendez-vous historique

L’Afrique se trouve à un moment charnière de son histoire économique. Jamais le continent n’a disposé d’un tel potentiel de levier : ressources naturelles critiques pour la transition énergétique mondiale, jeunesse démographique inédite, urbanisation rapide, marchés régionaux en construction. Et pourtant, jamais le risque d’enlisement dans un modèle désarticulé, fragile et dépendant n’a été aussi réel.

La croissance ne suffit plus. Elle doit se doubler d’une transformation structurelle profonde, qui implique de repenser les moteurs du développement : industrialiser, moderniser l’agriculture, valoriser les ressources localement, investir dans le capital humain, et intégrer les économies à l’échelle régionale. Cette transformation suppose des ruptures : avec la rente, avec les modèles importés, avec les dépendances financières, mais aussi avec les inerties institutionnelles internes.

Le défi africain n’est pas seulement économique. Il est politique, intellectuel et stratégique. Il concerne la capacité des États, des sociétés civiles, des entrepreneurs et des jeunes générations à définir un projet commun de développement fondé sur la souveraineté économique, la justice sociale et l’intelligence écologique.

Plus qu’un changement de rythme, c’est un changement de direction qui s’impose. Non pas pour imiter, mais pour innover à partir de l’histoire, des ressources et des aspirations propres au continent.

Bibliographie

Par Omar Ibn Abdillah

La jeunesse africaine : principale acteur du développement durable ?

L’Afrique constitue le continent le plus jeune au monde, avec environ 200 millions de personnes âgées de 15 à 24 ans et une population dont 70 % a moins de 30 ans. Cette « poussée jeunesse » représente un potentiel considérable pour la réalisation de l’Agenda 2030 des Objectifs de développement durable (ODD) adopté par l’Organisation des Nations Unies. Cependant, elle s’accompagne de défis socio-économiques majeurs, notamment en matière d’éducation, d’emploi et d’inclusion. Le chômage des jeunes atteint des niveaux préoccupants, au moins deux fois plus élevés que ceux des adultes, tandis que la majorité des jeunes travailleurs demeurent cantonnés à des emplois informels ou précaires. Chaque année, entre 10 et 12 millions de jeunes Africains accèdent au marché du travail, pour seulement 3 millions d’emplois formels créés, creusant ainsi un écart alarmant entre l’offre et la demande d’emplois. On estime que 30 millions de jeunes Africains rejoignent chaque année le marché de l’emploi d’ici 2030, représentant à eux seuls les trois quarts des nouveaux actifs au niveau mondial.

Dans ce contexte, la manière dont l’Afrique mobilise actuellement son dividende démographique devient déterminante pour la concrétisation des ODD. Les dirigeants africains et les partenaires internationaux considèrent la jeunesse non plus comme une simple catégorie vulnérable, mais comme un acteur clé du développement durable. Cette vision repose sur la conviction que la jeunesse incarne un vecteur de croissance économique, capable de stimuler l’innovation, de renforcer la résilience des communautés et de transformer les structures productives. L’Union africaine adopte ainsi une feuille de route dédiée à l’investissement dans la jeunesse, qui encourage les États membres à prioriser les politiques d’éducation, de formation professionnelle, de santé et de création d’emplois. Les Nations Unies, de leur côté, insistent sur l’importance d’inclure les jeunes dans les processus de décision et de leur offrir des opportunités concrètes de participation, estimant qu’ils constituent des partenaires indispensables de l’Agenda 2030.

La question de l’inclusion économique des jeunes se situe donc au cœur des débats sur la croissance inclusive et le développement durable. Les politiques publiques et les stratégies nationales doivent prendre en compte la jeunesse comme moteur de l’économie, en adaptant les systèmes éducatifs aux réalités du marché du travail, en favorisant l’entrepreneuriat et en soutenant l’émergence de secteurs porteurs (économie numérique, agriculture durable, énergies renouvelables). L’atteinte des 17 ODD ne peut s’envisager sans une stratégie ambitieuse et concertée en faveur de l’emploi décent et de l’autonomisation des jeunes, qui sont à la fois les bâtisseurs et les bénéficiaires du développement durable sur le continent.

La jeunesse, acteur clé de la mise en œuvre des ODD dans les pays émergents

La jeunesse africaine constitue un facteur de production majeur pour l’atteinte des Objectifs de développement durable, en particulier dans les économies émergentes et en développement. Avec près de 200 millions de personnes âgées de 15 à 24 ans selon les estimations de l’ONU en 2015, et une population dont 70 % a moins de 30 ans (données de la Banque mondiale), elle représente un levier démographique susceptible d’impulser une dynamique économique soutenue. Cette population en croissance rapide stimule la demande intérieure et produit des effets multiplicateurs sur la consommation, la productivité et la croissance du PIB.

Les contraintes structurelles persistent cependant : le taux de chômage des jeunes demeure deux fois plus élevé que celui des adultes, selon les données de l’OIT en 2016, et près de 80 % des jeunes actifs travaillent dans l’économie informelle, sans accès à la protection sociale ni à des revenus décents. Chaque année, entre 10 et 12 millions de jeunes accèdent au marché du travail en Afrique, pour seulement 3 millions d’emplois formels créés (données OIT, 2016). Cet écart alimente un sous-emploi massif qui freine l’absorption des jeunes dans les chaînes de valeur formelles et limite le potentiel de croissance inclusive.

La jeunesse compense ces déséquilibres par un engagement croissant dans des initiatives locales et régionales qui relèvent directement des ODD. En Afrique du Sud, les 100 000 ONG recensées dès la fin des années 1990 fournissent déjà plus de 1 % du PIB et mobilisent 9 % de la main-d’œuvre non agricole. Ces structures, souvent portées par de jeunes entrepreneurs sociaux, interviennent dans des secteurs essentiels tels que la santé communautaire, l’éducation de base, la transition écologique et la gouvernance participative. Ces contributions témoignent de la montée en puissance d’une économie associative qui complète les filières traditionnelles.

L’intégration des jeunes dans les mécanismes institutionnels de suivi des ODD progresse parallèlement. Dans plusieurs pays africains, les conseils nationaux de jeunesse participent aux consultations sur les politiques publiques et les arbitrages budgétaires. À l’échelle régionale, l’African Youth Initiative on Climate Change, qui fédère 30 000 jeunes dans 44 pays africains (données actualisées en 2016), structure des réseaux économiques autour des solutions climatiques et de la résilience des communautés rurales. Ces initiatives stimulent la création de micro-entreprises locales, l’émergence de filières de reboisement et le développement de pratiques agricoles durables, avec des impacts directs sur l’emploi et sur la valeur ajoutée.

La capacité d’innovation de la jeunesse se matérialise également par l’essor des solutions technologiques et numériques. Selon les rapports de la GSMA publiés entre 2015 et 2017, le taux de pénétration des smartphones dépasse 30 % dans plusieurs zones urbaines africaines. Des start-up dirigées par des jeunes proposent des services financiers mobiles, des plateformes de commerce électronique et des applications pour l’agriculture de précision, contribuant à l’amélioration de la productivité et à l’intégration des acteurs marginaux dans les circuits économiques formels.

La jeunesse se révèle ainsi comme un moteur essentiel de transformation économique. Les stratégies de développement et les politiques nationales doivent reconnaître ce capital humain et favoriser la formation de compétences en adéquation avec les besoins des secteurs productifs. Les investissements en faveur de la jeunesse – dans l’éducation, la santé et l’entrepreneuriat – constituent un multiplicateur économique à moyen et long terme. L’alignement des initiatives locales portées par les jeunes avec les programmes publics offre un levier pour stimuler la croissance endogène et garantir la stabilité macroéconomique et sociale du continent.

Entrepreneuriat des jeunes : un levier économique contre le chômage

L’entrepreneuriat des jeunes s’affirme comme un levier stratégique pour stimuler l’emploi et la croissance inclusive dans les économies africaines. Selon l’étude du Global Entrepreneurship Monitor (GEM) réalisée en 2015, 60 % des jeunes Africains âgés de 18 à 34 ans estiment avoir les compétences nécessaires pour créer une entreprise et considèrent l’entrepreneuriat comme une voie économique viable. Cette dynamique entrepreneuriale s’appuie sur la généralisation des technologies mobiles et numériques, qui offre des opportunités inédites pour la création d’entreprises locales et l’émergence de modèles économiques innovants.

La montée en puissance des start-up africaines se confirme cette année : 124 start-up technologiques lèvent plus de 366 millions de dollars en 2016, marquant une hausse de 33 % par rapport à l’année précédente (données rapport Disrupt Africa, publié cette année). Cette progression des investissements traduit la confiance croissante des acteurs régionaux et internationaux dans le potentiel économique de la jeunesse. Les principaux pôles de cette dynamique se situent au Nigeria, au Kenya et en Afrique du Sud, qui concentrent plus de 80 % des financements, mais des écosystèmes émergent aussi en Afrique de l’Ouest et dans l’océan Indien.

Les initiatives publiques et privées viennent renforcer cette trajectoire. Au Nigeria, le programme Youth Enterprise With Innovation in Nigeria (YouWiN !) accompagne depuis 2011 de jeunes porteurs de projets par des concours de business plans, un soutien financier pouvant atteindre 50 000 USD par lauréat et un mentorat structuré. Les évaluations disponibles cette année montrent que ces jeunes entrepreneurs créent en moyenne 5 à 10 emplois chacun, contribuant ainsi à la réduction du chômage des jeunes et à la dynamisation des économies locales.

Des initiatives régionales portées par des acteurs privés confirment également leur impact économique. La Fondation Tony Elumelu soutient depuis 2015 des jeunes entrepreneurs issus de 54 pays africains. Cette année, son bilan fait état de 3 010 jeunes entrepreneurs formés et financés, qui créent à leur tour plus de 12 000 emplois. Ce modèle d’accompagnement structuré (formation intensive, capital d’amorçage et mentorat) démontre qu’un investissement ciblé dans l’entrepreneuriat des jeunes produit un effet multiplicateur rapide et mesurable sur l’emploi et sur la croissance.

Par ailleurs, des initiatives individuelles attestent de la capacité des jeunes à créer des entreprises viables malgré les contraintes d’accès au crédit et aux infrastructures. À Madagascar, la société de services Kentia Holding, fondée par un jeune entrepreneur, lance cette année une campagne pour incuber 100 start-up locales, avec l’objectif de renforcer le tissu productif et les chaînes de valeur locales. Aux Comores, l’entreprise Sihuwo La Komor, dirigée par un jeune entrepreneur, développe des services de communication et de design tout en mobilisant de jeunes artisans locaux, participant ainsi à la structuration de filières créatives. Ces exemples concrets illustrent l’impact direct de l’entrepreneuriat des jeunes sur l’emploi et sur la valeur ajoutée au sein des économies locales.

Les perspectives économiques de l’entrepreneuriat des jeunes reposent sur la capacité des États et de leurs partenaires à lever les obstacles persistants : accès limité aux financements, lourdeurs administratives, inadéquation de la formation avec les besoins du marché. Les jeunes entrepreneurs constituent un segment stratégique pour la diversification des économies africaines, l’amélioration de la productivité et la consolidation des bases de la croissance régionale.

L’essor de l’entrepreneuriat des jeunes favorise l’industrialisation légère, la modernisation des services et la création de nouveaux emplois, contribuant ainsi à la transformation structurelle des économies africaines. Cette trajectoire requiert toutefois un environnement macroéconomique et institutionnel favorable : un cadre réglementaire clair, des infrastructures adaptées et des incitations fiscales efficaces pour accompagner les jeunes entreprises. Dans cette perspective, l’entrepreneuriat des jeunes se présente comme un multiplicateur de richesse et un instrument puissant de mise en œuvre des ODD, créant de la valeur économique et sociale à long terme

Engagement citoyen et actions communautaires des jeunes pour les ODD

La jeunesse africaine démontre une capacité d’engagement citoyen et communautaire qui complète ses initiatives entrepreneuriales et s’inscrit directement dans la dynamique des ODD. Cette participation prend la forme d’actions locales structurées au sein d’associations, d’ONG ou de mouvements de jeunesse, visant à résoudre les problèmes sociaux et économiques des communautés. Ces initiatives constituent des relais essentiels pour l’appropriation des ODD au niveau local et pour la création de valeur économique et sociale.

En Afrique du Sud, les 100 000 ONG enregistrées dès la fin des années 1990 représentent déjà plus de 1 % du PIB national et mobilisent environ 9 % de la main-d’œuvre non agricole. Ces structures animent des secteurs essentiels tels que la santé communautaire, l’éducation de base ou l’insertion économique des groupes marginalisés. Cette capacité de mobilisation traduit l’émergence d’une économie associative qui contribue à la diversification des sources de croissance et à la réduction des inégalités.

Des réseaux transnationaux renforcent cette dynamique. L’African Youth Initiative on Climate Change fédère plus de 30 000 jeunes dans 44 pays africains. Ces réseaux agissent comme des plateformes d’échanges de compétences et de bonnes pratiques, favorisant la montée en compétences de jeunes acteurs locaux. Cette année, ils multiplient les campagnes de sensibilisation au climat et les projets de résilience communautaire, tout en stimulant la création de micro-entreprises locales spécialisées dans l’adaptation aux changements climatiques.

La participation des jeunes s’étend également aux processus institutionnels. Dans plusieurs pays, les conseils nationaux de jeunesse interviennent dans l’élaboration des politiques publiques et dans la formulation des priorités budgétaires, en lien avec les ODD. Cette intégration permet d’aligner les stratégies nationales sur les besoins et les aspirations des jeunes populations, créant ainsi un cadre propice à la croissance inclusive.

Au-delà de l’impact social, l’engagement citoyen des jeunes génère des retombées économiques significatives. Selon les estimations disponibles cette année, le secteur associatif africain participe à la structuration de filières d’emploi nouvelles, notamment à travers les services de formation, les campagnes de sensibilisation et les activités de volontariat. Le Programme VNU des Nations unies déploie chaque année des milliers de jeunes Africains comme volontaires, leur offrant une expérience professionnelle valorisée sur le marché du travail et renforçant les capacités locales.

Cet engagement collectif et communautaire offre aux économies africaines un réservoir de compétences et de leadership à faible coût pour l’État. Il réduit les pressions sur les systèmes publics en mobilisant des ressources bénévoles et des financements alternatifs. Cette année encore, de nombreuses initiatives de jeunes contribuent à l’atteinte des ODD en développant des projets de proximité : par exemple, des programmes de reboisement, des réseaux d’éducation communautaire et des actions de santé préventive qui, tous, alimentent des chaînes de valeur locales et dynamisent l’économie sociale.

La jeunesse, en tant qu’acteur de la société civile, s’impose donc comme un catalyseur de solutions endogènes et un partenaire incontournable pour la mise en œuvre des ODD. Son engagement communautaire, lorsqu’il est reconnu et appuyé par des cadres institutionnels adaptés, constitue un levier économique à fort potentiel pour la résilience et la croissance durable des économies africaines.

Focus sur l’ODD 13 : climat et mobilisation de la jeunesse africaine

L’ODD 13, consacré à la lutte contre le changement climatique, s’impose comme un axe central des priorités pour les économies africaines. La jeunesse du continent, consciente des risques pesant sur son avenir et sur les ressources productives, se mobilise de plus en plus pour développer des solutions locales et participer au dialogue international.

Cette année, l’African Youth Initiative on Climate Change regroupe plus de 30 000 jeunes répartis dans 44 pays, constituant ainsi l’un des plus importants réseaux régionaux engagés sur les enjeux climatiques. Cette mobilisation traduit la prise de conscience de la jeunesse face aux impacts du climat sur les performances économiques des secteurs primaires, notamment l’agriculture et la pêche, qui représentent encore 60 % de l’emploi en Afrique subsaharienne (données BAD et OIT).

La Conférence des Nations Unies sur le climat (COP22) tenue à Marrakech en novembre 2016 a marqué une étape décisive pour l’implication des jeunes Africains. La Conférence africaine des jeunes sur le changement climatique, organisée en amont, a permis de formuler une position commune qui insiste sur la nécessité d’autonomiser la jeunesse dans les processus décisionnels. Cette année, les retombées de la COP22 se traduisent par une multiplication de projets locaux dirigés par des jeunes, notamment dans la reforestation, la sensibilisation communautaire et l’adaptation agricole.

Dans le domaine concret, les jeunes Africains développent des modèles économiques intégrant l’adaptation au climat. Par exemple, dans les zones sahéliennes, des initiatives de jeunes contribuent à la mise en œuvre de la Grande Muraille Verte, qui ambitionne de créer une barrière végétale de 7 000 km du Sénégal à Djibouti pour freiner l’avancée du désert et sécuriser les terres agricoles. Ces projets locaux créent des emplois directs et indirects dans la gestion des pépinières, le transport et les services associés.

Des start-up dirigées par de jeunes ingénieurs proposent également des innovations à fort contenu technologique. Cette année, des applications mobiles de suivi climatique sont développées au Kenya et au Nigeria pour alerter les agriculteurs sur les risques météorologiques, améliorer les rendements agricoles et renforcer la résilience des filières productives. Ces initiatives contribuent à la modernisation de l’agriculture, tout en consolidant la place des jeunes dans la chaîne de valeur.

La dimension économique de l’action climatique des jeunes se mesure également par l’émergence d’emplois verts. La transformation des déchets en matériaux de construction, le développement de systèmes d’irrigation économes en eau et les installations solaires sont autant de créneaux dans lesquels les jeunes Africains créent de petites entreprises, participant ainsi à la diversification économique et à la création de valeur ajoutée locale.

La participation des jeunes aux négociations internationales, notamment à travers YOUNGO, le groupe officiel des jeunes à la CCNUCC, contribue aussi à influencer les orientations des financements climatiques. Les revendications portées cette année incluent un soutien accru à l’adaptation, des transferts de technologies et la création de mécanismes financiers permettant de stimuler l’investissement privé dans les projets portés par les jeunes.

Ces dynamiques confirment que l’ODD 13 n’est pas uniquement un impératif environnemental : il représente un levier économique pour les jeunes Africains, qui en font un moteur de croissance verte et inclusive. La reconnaissance institutionnelle et l’appui technique à ces initiatives sont essentiels pour libérer le potentiel d’innovation et d’emploi de la jeunesse, tout en réduisant la vulnérabilité des économies africaines face aux chocs climatiques.

Dispositifs d’accompagnement institutionnel pour l’insertion des jeunes en Afrique

La réussite de l’intégration de la jeunesse africaine dans les économies nationales et régionales repose sur l’existence de dispositifs d’accompagnement structurels et institutionnels. Cette année, plusieurs initiatives coordonnées entre les États, les institutions internationales et le secteur privé visent à maximiser l’impact économique de la jeunesse et à garantir la réalisation des ODD.

Du côté continental, l’Union africaine appuie les États membres avec sa feuille de route sur le dividende démographique, qui identifie quatre axes prioritaires : emploi et entrepreneuriat des jeunes, éducation et développement des compétences, santé et bien-être, et participation civique. Cette année, les chefs d’État réaffirment l’importance d’aligner les plans nationaux sur ces priorités pour renforcer la résilience et l’inclusion économique.

La Banque africaine de développement structure son action autour de l’initiative « Emplois pour les jeunes en Afrique 2016-2025 ». Cette initiative, dotée d’objectifs ambitieux, prévoit de créer 25 millions d’emplois pour les jeunes Africains et de sortir 50 millions d’entre eux du sous-emploi. Elle s’appuie sur trois piliers : l’entrepreneuriat, le développement des compétences techniques et l’accès à des emplois verts et durables. Cette année, le Conseil consultatif présidentiel de la jeunesse est mis en place pour proposer des solutions innovantes et renforcer l’adéquation des programmes avec les réalités locales.

L’Organisation internationale du travail coordonne l’Initiative mondiale pour l’emploi décent des jeunes, qui mobilise les agences des Nations unies, les partenaires techniques et les gouvernements africains. Cette plateforme favorise la mise en commun des expériences et des financements, afin de faciliter la transition des jeunes vers des emplois décents. Les programmes nationaux intégrés, tels que le projet Emplois décents pour les jeunes et les femmes en Côte d’Ivoire, illustrent l’impact économique concret de ces dispositifs : ils permettent la création de filières agroalimentaires locales et renforcent l’industrialisation légère, levier clé de la diversification économique.

Au niveau des partenariats public-privé, des initiatives comme celles de la Fondation Tony Elumelu ou de Mastercard Foundation consolident un modèle de financement de l’entrepreneuriat des jeunes. Ces fonds, combinés à des programmes de formation et de mentorat, réduisent les barrières à l’entrée pour les jeunes entreprises. Ils contribuent à la structuration d’écosystèmes entrepreneuriaux régionaux, un facteur essentiel pour la transformation structurelle des économies africaines.

La jeunesse bénéficie également de réseaux associatifs et de volontariat international, tels que le programme des Volontaires des Nations unies et le Corps des Jeunes Volontaires de l’Union africaine, qui offrent des opportunités concrètes de formation professionnelle et d’insertion économique. Cette année, ces programmes se traduisent par des missions locales qui renforcent les compétences managériales et techniques des jeunes participants, consolidant ainsi leur employabilité.

Ces dispositifs, pour atteindre leur plein potentiel, doivent s’adapter aux spécificités culturelles et sociales de chaque pays et être conçus comme des leviers économiques. Les analyses économiques convergent sur un point : investir dans la jeunesse africaine constitue un multiplicateur de croissance à long terme, capable de générer des retombées positives sur la productivité, la diversification et la compétitivité des économies nationales.

Partenariats intersectoriels pour concrétiser les ODD

La jeunesse africaine incarne un moteur de croissance et un acteur incontournable pour la réalisation des ODD. Ses initiatives entrepreneuriales, son engagement citoyen et ses innovations technologiques constituent des réponses locales aux défis économiques et sociaux qui freinent encore la croissance inclusive sur le continent.

Cette année, les bases d’une approche plus intégrée se renforcent : les États reconnaissent la valeur économique de la jeunesse dans les plans de développement, les bailleurs de fonds structurent des programmes de financement dédiés et les acteurs privés intègrent de plus en plus les jeunes entrepreneurs dans leurs chaînes de valeur. Les ONG et les associations, quant à elles, mobilisent des ressources locales qui complètent les investissements publics et stimulent l’auto-emploi et la productivité des jeunes.

La réussite de ces efforts dépend de la qualité des partenariats intersectoriels. Les gouvernements doivent continuer à instaurer des cadres réglementaires favorables, le secteur privé doit s’engager durablement dans la formation et l’investissement, et la société civile doit être valorisée comme un partenaire stratégique de mise en œuvre des ODD. En conjuguant leurs expertises et leurs ressources, ces acteurs posent les jalons d’une croissance durable et inclusive, créatrice de richesses et de résilience pour les générations futures.

Sources

Par Omar Ibn Abdillah

Comment les femmes africaines peuvent-elles tirer parti de la révolution numérique ?

Davantage de transparence, davantage de renouvellement… le numérique est depuis plusieurs années l’allié des progrès de l’égalité entre les femmes et les hommes en entreprise. Toutefois, non seulement la route est encore longue, mais les disruptions technologiques à venir pourraient accroître la fracture d’une manière inattendue si les entreprises ne révolutionnent pas leur manière de garantir la parité, de gérer les compétences et de faire émerger les leaders de demain.

Dans Le cycle des affaires (1939) l’économiste Joseph Schumpeter (1) comparait son concept de « destruction créatrice » à un « ouragan perpétuel ». Les deux côtés d’une médaille : celui de l’innovation qui connaît, à notre époque, une accélération sans précédent, et celui de la tempête, qui balaie tous les secteurs traditionnels sur son passage.

Les terres nouvelles que nous offre aujourd’hui la révolution numérique sont une chance de rebattre les cartes et de permettre à de nouveaux talents, plus adaptés et plus divers, de prendre le leadership des entreprises.

Mais cet « ouragan » est aussi porteur de graves risques de ruptures, et de nouveaux obstacles dans la quête d’égalité, sur laquelle l’Afrique des Idées s’est penchée, à l’occasion de la Journée Internationale des droits des femmes.

  1. Un nouveau risque de fracture entre les femmes et les hommes

Selon l’étude mondiale The future of jobs (2), les secteurs qui sont (et seront) les plus impactés par la digitalisation, la robotique et l’intelligence artificielle sont aujourd’hui majoritairement occupés par des femmes (3). Et cela touche aussi davantage certains métiers dans la vente, les opérations financières, les fonctions supports et administratives, des fonctions qui sont de plus en plus automatisées et qui comptent parmi leur effectif… une majorité de femmes.

L’égalité femmes-hommes, en faveur de laquelle nos sociétés se sont pourtant investies, risque ainsi de subir un contrecoup, d’autant plus que les femmes restent aujourd’hui sous-représentées dans les secteurs qui, eux, prévoient une croissance de l’emploi, comme l’architecture, l’ingénierie, l’informatique et les mathématiques.

Qu’en est-il des technologies de l’information ? Un secteur évidemment stratégique dont la situation est symptomatique du problème. Dans le monde, les femmes ne représentent que 21% des actifs du secteur (4), un chiffre un peu plus élevé en France, avec 33%, selon le Syntec (5). D’autant plus que celles-ci sont concentrées sur des fonctions de ventes pour près de la moitié d’entre elles contre 27% dans la programmation informatique et l’ingénierie.

Si cette tendance se confirme, la quatrième révolution industrielle en cours pourrait engendrer la perte de trois millions d’emplois actuellement occupés par des femmes pour une création d’un demi-million d’emplois seulement… et accroître mécaniquement les inégalités.

  1. Une opportunité de rebattre les cartes

Face à l’accélération de l’innovation technologique, les entreprises ne peuvent plus prédire les compétences dont elles auront besoin à l’avenir.

Dès lors, la seule façon pour les entreprises de rester agiles est de recruter des personnes capables de s’adapter et d’acquérir rapidement et continuellement de nouvelles compétences.

C’est une opportunité pour tous, et en particulier pour les femmes, de changer la donne et d’accélérer des transformations qui ont trop tardé à venir. Pour les entreprises, nourrir la capacité d’apprendre et l’agilité des collaborateurs est indispensable si elles veulent tirer profit de ces transformations.

Et, sur le front de la capacité d’apprentissage, force est de constater que les femmes ont une longueur d’avance : les emplois qualifiés sont les plus demandés, et la tendance ne fait que s’accélérer. C’est un indicateur très encourageant pour l’avenir : dans deux tiers des pays du monde, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à être diplômées (6).

En Afrique d’ailleurs des progrès ont été enregistrés en matière d’éducation  des femmes puisque le taux brut de scolarisation au primaire des filles dans cette région qui était de 44,43% en 1970,  atteignait 97% en 2013. Le dernier Rapport mondial de suivi sur l’Education Pour Tous (EPT), publié en 2015, indique ainsi que 17 pays d’Afrique subsaharienne sur 117 pays dans le monde ont atteint la parité au primaire. 

  1. Recommandations : l’une des clefs pour l’égalité est la capacité d’apprentissage

« Le futur du travail ne sera pas un monde d’hommes, mais un monde de compétences », expliquait Mara Swan, Vice-présidente exécutive de Global Strategy and Talent chez ManpowerGroup, lors du dernier Forum économique mondial, à Davos. Selon elle, pour surmonter ce risque de fractures, la clef est là : « Il faut comprendre que nous vivons une véritable révolution des compétences, sans doute inédite dans l’histoire, et que le monde de demain appartiendra à celles et ceux qui donnent la part belle à l’apprentissage tout au long de leur carrière. »

Il faut continuer à encourager les entreprises et les individus à investir massivement – et durablement – dans le développement des compétences et du capital humain qui sont, les principaux vecteurs de réduction des inégalités de toute nature. « C’est cette capacité  d’apprentissage qui est la clef pour trouver un nouvel équilibre sur le marché du travail. »

Dans cette grande « révolution des compétences » (7) que nous vivons tous et à l’heure où 65% des métiers qu’exerceront les membres de la Génération Z n’existent pas encore, il semble pertinent d’envisager que cette capacité d’apprentissage sera à terme la clef d’un véritable équilibre sur le marché du travail. 

Cette solution durable permettra de remettre les compétences et la résilience des collaborateurs quel que soit leur sexe au cœur des organisations. La compétence acquise avant l’entrée dans l’entreprise et consolidée tout au long de la carrière deviendrait alors le seul et unique critère de sélection et de performance.

A nous tous, à nos niveaux, de faire que cet « ouragan » qu’annonçait Schumpeter soit une chance pour l’égalité !

Omar Ibn Abdillah

Sources

  1. Le cycle des affaires, Joseph Schumpeter (1939)
  2. https://www.weforum.org/agenda/2017/01/future-of-jobs-women-female-automation/
  3. http://reports.weforum.org/future-of-jobs-2016/gaps-in-the-female-talent-pipeline/
  4. http://reports.weforum.org/future-of-jobs-2016/information-communication-technology/
  5. http://www.femmesdunumerique.com/actualites/secteur-numerique-ou-sont-les-femmes
  6. https://www.weforum.org/agenda/2017/01/future-of-jobs-women-female-automation/
  7. « Révolutionnons les compétences » Alain Romilhac
  8. La révolution des compétences

Madagascar : État des lieux du système financier post-crise et pistes de réforme

En 2017, Madagascar se trouve à la croisée des chemins. Après une période de transition politique prolongée (2009-2013) ayant ralenti la dynamique économique, le pays cherche à asseoir une croissance plus inclusive et résiliente. Le redressement observé ces dernières années — avec une croissance du PIB réel estimée à 4,1 % — masque toutefois la persistance de fragilités structurelles, notamment au sein de son système financier, encore peu profond, faiblement diversifié et peu accessible à la majorité de la population.

Une reprise économique entravée par une faible mobilisation des ressources et une pression budgétaire persistante

Actuellement, Madagascar affiche une croissance économique soutenue autour de 4 % du PIB, après une décennie de stagnation alimentée par l’instabilité politique. Ce redressement, encore fragile, repose sur quelques moteurs limités : les industries extractives, l’agriculture vivrière, les investissements publics — notamment via l’aide internationale — et une reprise timide du tourisme. Toutefois, cette dynamique reste insuffisante pour absorber la croissance démographique annuelle de 2,8 %, ni pour réduire significativement la pauvreté, qui touche plus de 70 % de la population.

La faible mobilisation des ressources domestiques demeure un obstacle majeur : avec un ratio impôts/PIB de 10,5 %, Madagascar se situe bien en dessous de la moyenne de l’Afrique subsaharienne (environ 18 % en 2017). Cette contrainte fiscale limite drastiquement la capacité de l’État à financer des politiques de développement, à investir dans l’infrastructure et à soutenir la transition vers une économie verte.

Un environnement institutionnel sous tension

Le retour progressif à la stabilité institutionnelle ne suffit pas à compenser les faiblesses structurelles de l’administration publique et du système de gouvernance économique.  Cette année la Banque centrale (Banque centrale de Madagascar – BCM) continue de jouer un rôle prudentiel limité, malgré la mise en place récente d’une division de stabilité financière. La coordination entre politiques monétaires et budgétaires reste lacunaire, et la régulation financière manque de moyens humains et techniques.

En matière de politique de développement durable, Madagascar s’est engagé sur la voie des ODD, mais les instruments de planification et de suivi restent embryonnaires. Aucun mécanisme intégré ne permet, à ce stade, d’évaluer l’impact budgétaire et financier des priorités liées à l’environnement, à la santé ou à l’éducation — freinant l’alignement du système financier avec les objectifs globaux de durabilité.

Vulnérabilités externes

Le pays reste vulnérable aux chocs externes. La volatilité des investissements miniers, combinée à une dépendance forte aux importations de produits pétroliers et alimentaires, expose Madagascar aux fluctuations des marchés mondiaux. Le taux de change du franc malgache (MGA) subit de fortes pressions : bien que flottant officiellement, il est sujet à des interventions de la Banque centrale, avec un effet répercuté sur l’inflation importée, estimé à -0,35 sur les prix intérieurs à son pic.

Un secteur bancaire stable mais peu inclusif face aux besoins de diversification économique

Un secteur bancaire stable mais peu profond

Le système bancaire malgache, dominé par onze établissements, présente en 2017 une stabilité globale. Les quatre principales banques détiennent à elles seules plus de 85 % des actifs du secteur, témoignant d’une concentration élevée. Les indicateurs prudentiels sont conformes aux exigences de Bâle II : le ratio de solvabilité moyen s’élève à 14 %, largement supérieur au minimum réglementaire de 8 %, et la liquidité globale reste satisfaisante.

Cependant, cette stabilité masque une profondeur financière très limitée. Le crédit au secteur privé représente environ 14 % du PIB, un niveau inférieur à la moyenne de l’Afrique subsaharienne (25 %). La majorité des crédits est orientée vers les secteurs tertiaires (commerce et services), tandis que les secteurs productifs — agriculture, énergie, industries manufacturières — peinent à accéder à des financements adaptés.

Des vulnérabilités structurelles persistantes

Concentration des risques :
La forte exposition au secteur informel, aux grandes entreprises commerciales, et aux obligations d’État introduit un biais systémique. En 2017, 22 % des crédits sont destinés au commerce, et 15 % des actifs bancaires sont constitués de titres de dette publique. Une réallocation sectorielle serait nécessaire pour réduire les risques de concentration et soutenir la diversification économique.

Cadre réglementaire incomplet :
Malgré des efforts de modernisation, le cadre réglementaire reste partiellement appliqué. La Commission de Supervision Bancaire et Financière (CSBF) manque de ressources humaines et technologiques pour mener une supervision efficace et proactive. La supervision basée sur les risques est encore embryonnaire, et les stress tests systémiques peu utilisés.

Asymétrie d’information :
L’absence d’un bureau de crédit pleinement opérationnel limite les capacités d’analyse des risques des établissements financiers. Cela entraîne un rationnement du crédit, notamment pour les PME et les porteurs de projets agricoles ou innovants, qui ne disposent pas d’un historique bancaire structuré.

Le secteur de la microfinance : inclusion et fragilité

Le secteur des institutions de microfinance (IMF), bien que dynamique, montre des signes de vulnérabilité croissante. En 2016, environ 750 000 personnes étaient clientes des IMF. Toutefois, la fermeture brutale d’une institution majeure en 2017 a révélé les failles de gouvernance et le manque de mécanismes de contrôle interne. La gouvernance, la qualité des portefeuilles et la formation des gestionnaires restent des défis majeurs.

Le rôle de ces institutions est crucial pour la bancarisation des populations rurales, encore majoritairement exclues du système financier formel. Or, l’impact réel sur le développement reste à mesurer, tant les prêts restent limités en taille et en durée, avec peu de mécanismes d’évaluation d’impact.

Absence de marchés de capitaux

Madagascar ne dispose pas encore, en 2017, d’un marché boursier local. Le financement par émission d’obligations est essentiellement réservé à l’État via le Trésor public. Cette situation limite les capacités de mobilisation de ressources à long terme pour les entreprises privées, en particulier les PME.

Le développement de marchés de capitaux, même rudimentaires (fonds d’investissement, obligations vertes locales, véhicules de financement mixte), pourrait représenter un levier stratégique pour financer la transition énergétique ou des projets d’infrastructure durable.

Faiblesses structurelles et vulnérabilités du système financier

Malgré une relative stabilité des grands agrégats bancaires, le système financier malgache reste caractérisé par de nombreuses fragilités qui freinent sa capacité à jouer pleinement son rôle de levier pour le développement économique.

Concentration excessive des actifs et crédits non productifs

La structure oligopolistique du secteur bancaire — avec quatre institutions contrôlant plus de 85 % des actifs — pose un risque systémique en cas de défaillance. À cela s’ajoute une allocation inefficiente des crédits : en 2017, environ 22 % des prêts bancaires étaient orientés vers le commerce et la consommation, tandis que des secteurs stratégiques comme l’énergie ou l’agro-industrie recevaient moins de 5 %. Ce déséquilibre limite l’impact des financements sur la transformation structurelle de l’économie.

Une microfinance sous tension

Le secteur des institutions de microfinance (IMF), bien que central pour l’inclusion financière, reste fragile. En 2016, la Banque centrale recensait plus de 30 IMF, mais une part importante opérait en dehors de toute supervision rigoureuse. La fermeture d’une IMF d’envergure nationale en 2017 a révélé d’importantes lacunes en matière de gouvernance, de transparence financière et de protection des clients. Le taux de pénétration des services financiers dans les zones rurales demeure faible, en particulier pour les femmes et les agriculteurs.

Absence de marchés financiers dynamiques

Madagascar ne disposait, en 2017, ni d’une bourse locale active, ni d’un marché secondaire développé. Les émissions obligataires étaient quasi exclusivement utilisées par l’État pour refinancer sa dette intérieure. Cette situation limite l’émergence d’un financement de long terme pour les entreprises, en particulier les PME, freinant ainsi leur croissance et leur formalisation.

Déficit de données et asymétrie d’information

L’absence de registre de crédit opérationnel, combinée à une couverture limitée du système d’information centralisé, accroît les coûts de financement pour les emprunteurs et limite la concurrence entre établissements. Cette carence accentue également les risques de surendettement et d’exclusion pour les acteurs les plus vulnérables.

Sous-développement de la finance durable

À ce jour, les politiques publiques ne prévoyaient aucun cadre spécifique à la finance verte ou à l’investissement socialement responsable. Pourtant, dans un contexte de vulnérabilité climatique aiguë, intégrer des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans le système bancaire aurait permis de mobiliser des financements innovants et de répondre aux enjeux posés par les Objectifs de Développement Durable (ODD), notamment l’ODD 8 (travail décent et croissance économique) et l’ODD 17 (partenariats pour le développement).

Recommandations et leviers de réforme

Pour permettre au système financier malgache de jouer un rôle catalyseur dans le développement économique, il est impératif d’engager des réformes structurelles ambitieuses, articulées autour de cinq axes principaux.

Renforcement de la supervision et de la régulation

L’efficience de la supervision repose non seulement sur la qualité du cadre légal, mais également sur les capacités institutionnelles à le faire respecter. Il est essentiel de :

  • Renforcer les ressources humaines et techniques de la Commission de Supervision Bancaire et Financière (CSBF).
  • Mettre en œuvre une supervision fondée sur le risque, axée sur la prévention des défaillances systémiques.
  • Mettre à jour les accords de coopération avec les régulateurs régionaux et internationaux pour renforcer la surveillance transfrontalière.
  • Instaurer un véritable cadre de résolution bancaire, avec des mécanismes d’intervention rapide en cas d’insolvabilité.

Développement de la finance inclusive

Le succès de la Stratégie Nationale d’Inclusion Financière (2018-2022) dépendra de :

  • L’extension de la finance numérique (notamment le mobile money), dont le taux d’utilisation a doublé entre 2012 et 2016.
  • La promotion de produits financiers adaptés aux petits exploitants, femmes et jeunes entrepreneurs.
  • L’encadrement rigoureux des institutions de microfinance, à travers un système de notation et un dispositif de protection des clients.
  • Le développement de l’éducation financière à l’échelle nationale, en ciblant les zones rurales et les groupes vulnérables.

Stimulation des marchés de capitaux

Créer un marché boursier régional ou national offrirait aux entreprises un accès à des capitaux à long terme et réduirait leur dépendance aux prêts bancaires. Des initiatives peuvent inclure :

  • L’instauration d’un cadre juridique incitatif pour les émissions d’obligations d’entreprises.
  • La création d’un guichet unique pour la notation des PME à fort potentiel.
  • L’introduction progressive de produits verts ou éthiques (obligations durables, sukuks verts) alignés sur les principes de la finance durable.

Modernisation des infrastructures financières

La réussite des politiques monétaires et budgétaires dépend de la modernisation du système de paiement. Cela nécessite :

  • La numérisation complète des opérations de la banque centrale et des ministères financiers.
  • L’interopérabilité entre les différents opérateurs de mobile banking.
  • L’élargissement des systèmes de compensation pour intégrer les paiements électroniques des zones rurales.
  • Intégration de la finance durable dans les politiques publiques

Alors que Madagascar reste vulnérable aux chocs climatiques, il est urgent de :

  • Élaborer un cadre national pour la finance verte, en lien avec les ODD et l’Accord de Paris.
  • Mobiliser les partenaires techniques et financiers pour créer des instruments de financement adaptés (fonds de garantie climat, mécanismes de blended finance).
  • Intégrer des critères ESG dans les politiques d’investissement public, notamment dans les secteurs des infrastructures, de l’agriculture et de l’énergie.

Madagascar sort progressivement d’une période de turbulence politique, et amorce aujourd’hui une trajectoire de redressement économique. Pourtant, son système financier reste encore embryonnaire, sous-dimensionné face aux besoins d’un pays en quête de transformation structurelle. Le crédit au secteur productif demeure trop limité, les marchés de capitaux inexistants, et les dispositifs d’inclusion financière peinent à répondre aux enjeux sociaux.

Les autorités mettent en œuvre des réformes ambitieuses — modernisation de la réglementation bancaire, stratégie nationale d’inclusion financière, promotion des paiements électroniques — mais leur impact reste conditionné par leur coordination et leur appropriation effective. Le renforcement des capacités de la supervision bancaire, l’amélioration de la gouvernance des institutions financières et la mise en place d’outils d’analyse des risques systémiques sont aujourd’hui essentiels.

Par ailleurs, les discussions mondiales sur la finance durable et la mobilisation des ressources pour les Objectifs de Développement Durable (ODD) interpellent aussi Madagascar. Le pays ne peut rester en marge de ces dynamiques : l’intégration progressive des critères ESG, même dans un cadre encore informel, représente une opportunité pour orienter l’investissement vers des secteurs porteurs, inclusifs et résilients.

En 2017, les bases sont posées. L’enjeu est désormais d’accélérer les réformes, tout en assurant leur ancrage local, pour faire du système financier un véritable levier de souveraineté économique et de prospérité partagée.

Par Omar Ibn Abdillah

Développement des Comores : il faut (aussi) regarder au-delà des facteurs économiques!

En 2016, l’Union des Comores présente un profil de développement particulièrement préoccupant. Son Indice de Développement Humain (IDH) s’établit à 0,497, ce qui la classe dans la catégorie des pays à développement humain faible, au 159ᵉ rang sur 188 pays évalués par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Cet indicateur synthétique traduit à la fois la faiblesse de l’espérance de vie, du niveau d’éducation et du revenu national par habitant.

L’urbanisation du pays s’accélère sans pour autant s’accompagner de politiques d’aménagement maîtrisées : plus de 69,6 % des citadins vivent dans des bidonvilles, révélant une pression croissante sur les infrastructures et les services publics urbains. Cette urbanisation informelle, souvent liée à l’exode rural et à la concentration des opportunités dans les centres urbains, génère une fragmentation socio-spatiale et renforce les inégalités d’accès aux services de base.

Sur le plan énergétique, seulement 74,6 % de la population a accès à l’électricité en 2015.& Ce déficit énergétique structurel nuit gravement à la productivité des entreprises locales, limite l’accès à l’éducation (notamment en milieu rural), et compromet le fonctionnement optimal des centres de santé.

La croissance économique, quant à elle, reste modeste : +1,15 % en 2015 selon les données de la Banque mondiale. Un tel taux est bien inférieur aux seuils requis pour absorber les dynamiques démographiques du pays et générer un impact réel sur la réduction de la pauvreté. À titre comparatif, le seuil de croissance nécessaire pour impacter significativement l’emploi en Afrique subsaharienne est estimé à 6 % par an selon les études de la Commission économique pour l’Afrique (CEA).

La jeunesse comorienne – qui constitue près de 60 % de la population – est particulièrement vulnérable. Le taux de chômage des jeunes âgés de 15 à 24 ans atteint 19 % en 2015, un chiffre sans doute sous-estimé si l’on prend en compte le sous-emploi massif et l’informalité du marché du travail. Ce chômage structurel alimente une désillusion sociale, une tentation migratoire et une perte de confiance dans les institutions.

Ces indicateurs confirment l’existence d’un triple verrou structurel aux Comores : vulnérabilité humaine, précarité urbaine et stagnation économique. Pour le débloquer, il ne suffit pas d’ajuster les instruments macroéconomiques ; il faut également repenser les fondements culturels et comportementaux du développement national.

Le rôle du comportement humain dans le développement : une approche cognitive

Les politiques de développement économique en Afrique, et plus particulièrement aux Comores, tendent encore à reposer sur une vision strictement rationaliste de l’individu. Pourtant, les avancées contemporaines en psychologie cognitive et en sciences comportementales démontrent que les décisions humaines ne sont que rarement prises de manière pleinement délibérative, informée et autonome.

Les travaux de chercheurs comme Daniel Kahneman, Richard Thaler ou encore Esther Duflo montrent que les individus raisonnent selon trois mécanismes majeurs : l’automaticité, la norme sociale et le filtre culturel. D’une part, les choix sont souvent effectués dans l’urgence ou la routine, en mobilisant ce qui vient immédiatement à l’esprit. D’autre part, les comportements sont régulés par ce que l’on attend socialement de l’individu – on coopère si les autres coopèrent, on consomme ou on investit selon ce que notre entourage juge pertinent. Enfin, les modèles mentaux façonnés par l’histoire, la religion et la tradition déterminent ce que les individus perçoivent comme acceptable, légitime ou même possible.

Aux Comores, où les normes communautaires restent particulièrement puissantes, ces dimensions prennent une ampleur déterminante. Le respect des aînés, l’obéissance aux structures coutumières et religieuses, le rôle central de la famille élargie, influencent fortement les choix économiques : consommation ostentatoire dans les cérémonies, choix éducatifs dictés par l’environnement social, ou rejet de certaines pratiques jugées « importées ».

Ainsi, l’échec de certaines politiques de développement ne réside pas tant dans leur contenu technique que dans leur inadéquation avec les systèmes de représentations locaux. Pour être efficaces, les politiques publiques doivent intégrer ces logiques comportementales : concevoir des incitations sociales plutôt que monétaires, valoriser des récits inspirants ancrés dans la culture locale, et créer des « environnements de choix » qui orientent les comportements sans les contraindre.

Il s’agit donc de passer d’une approche normative du développement – qui cherche à corriger les individus – à une approche transformationnelle, qui accompagne les communautés dans une évolution des comportements, respectueuse de leurs référents culturels.

Le ‘Anda’ : entre fierté culturelle, redistribution diasporique et construction communautaire

Le ‘Anda’, ou Grand Mariage, est bien plus qu’un événement privé : il est l’un des socles de l’organisation sociale comorienne. Codifié, hiérarchisé et largement ritualisé, il incarne à la fois l’accomplissement individuel et la reconnaissance publique d’un homme dans la société. Ce rite d’élévation sociale assure une légitimité symbolique dans l’espace communautaire, notamment en ouvrant l’accès aux cercles décisionnels locaux (décision villageoise, gestion des conflits, participation aux assemblées des notables).

Mais au-delà de sa portée sociale, le ‘Anda’ agit comme un puissant catalyseur économique, activant de multiples circuits de production et de consommation. En 2016, le coût moyen d’un ‘Anda’ oscille entre 7 000 et 15 000 euros, selon la notoriété de la famille, l’envergure de la cérémonie, et les exigences traditionnelles. Ce montant considérable est en partie financé par l’une des principales sources de revenu national : les transferts de fonds de la diaspora, estimés à environ 24,6 % du PIB comorien en 2015, soit plus de 120 millions USD (Banque mondiale).

En effet, la diaspora comorienne – implantée notamment à Marseille, Paris et Mayotte – joue un rôle central dans le financement des ‘Anda’. Elle mobilise à la fois les ressources familiales et les réseaux d’entraide communautaire à l’étranger. Ces envois de fonds ne sont pas uniquement destinés à des dépenses ostentatoires : ils soutiennent aussi l’activité économique locale, par effet d’entraînement.

Le ‘Anda’ génère ainsi une économie circulaire locale, en activant des chaînes de valeur informelles : traiteurs, musiciens, agriculteurs, éleveurs, décorateurs, couturiers, menuisiers, vidéastes… Des dizaines de professions sont temporairement mobilisées autour de l’événement, dont beaucoup sont issues de l’économie informelle. Cette dépense, bien que concentrée sur un temps court, irrigue toute une micro-économie communautaire.

Mais l’impact du ‘Anda’ dépasse la seule consommation. Dans de nombreux cas, ces cérémonies contribuent à la réalisation d’infrastructures collectives. L’homme qui organise son Grand Mariage doit souvent réhabiliter la place publique, construire ou rénover la maison familiale, cofinancer la mosquée ou apporter une contribution au développement du village (achat d’un générateur, forage, route secondaire, éclairage public). Ainsi, le ‘Anda’ fonctionne aussi comme un levier de développement local auto-organisé, parfois plus structurant que les interventions publiques.

Ce système repose sur une logique de redistribution : les individus investissent dans leur prestige personnel en réinjectant massivement des fonds dans la sphère collective. Cette mécanique économique et symbolique repose sur la valeur de l’honneur social, moteur essentiel des dynamiques communautaires dans une société où l’État reste partiellement absent.

Néanmoins, la pression économique du ‘Anda’ est réelle et mérite d’être interrogée. Le coût élevé du rite, lorsqu’il devient un passage obligé, peut engendrer des endettements privés chroniques, voire des conflits familiaux. Il devient alors impératif de réconcilier tradition et soutenabilité économique. Certains collectifs villageois commencent déjà à proposer des formes de « Grand Mariage collectif » ou à limiter les dépenses somptuaires, sans altérer la valeur symbolique du rituel.

Dans cette perspective, il ne s’agit pas de déconstruire la tradition, mais de l’inscrire dans un modèle plus résilient, où la fierté culturelle devient compatible avec la rationalité économique. En ce sens, le ‘Anda’ peut être perçu non comme un frein, mais comme un dispositif de développement endogène à fort potentiel, dès lors qu’il est repensé comme outil de construction communautaire et de réactivation des circuits de solidarité locale.

L’islam : socle spirituel, ordre social… et levier ambigu du développement

Aux Comores, l’islam constitue à la fois la matrice spirituelle de la nation et l’ossature normative de la vie sociale. En 2016, environ 98 % de la population se déclare musulmane sunnite, selon le Pew Research Center. Cette centralité religieuse s’exprime dans l’organisation communautaire, les relations sociales, les mécanismes de solidarité et les normes juridiques. La mosquée, au-delà de sa fonction liturgique, demeure un espace de régulation sociale, de médiation des conflits et de transmission intergénérationnelle.

Cette affiliation religieuse dépasse d’ailleurs les frontières nationales : les Comores sont membres à part entière de la Ligue des États arabes depuis 1993, une appartenance qui les inscrit dans un espace géopolitique et spirituel partagé, regroupant des économies musulmanes avancées. Cette intégration offre un cadre de coopération potentielle sur les plans économique, éducatif et financier, mais reste encore sous-exploitée dans les politiques publiques nationales.

Pour autant, la prégnance de l’islam dans la vie sociale ne se traduit pas mécaniquement par une dynamique de développement. Dans le discours courant, les épreuves individuelles ou collectives sont fréquemment interprétées à travers un prisme fataliste : crises économiques, maladies, ou catastrophes naturelles sont souvent perçues comme des manifestations de la volonté divine, écartant ainsi toute lecture structurelle et institutionnelle des problèmes.

Cette lecture métaphysique des faits sociaux, lorsqu’elle devient hégémonique, affaiblit la conscience critique, dilue la responsabilité des élites, et empêche l’émergence d’un véritable contrat social. Ce n’est pas l’islam en tant que tel qui pose problème, mais son instrumentalisation sociale dans un contexte de faible éducation religieuse et d’analphabétisme structurel.

Pourtant, plusieurs exemples internationaux montrent que l’islam, compris comme système éthique de gouvernance, peut devenir un vecteur de progrès. Les Émirats arabes unis, avec un PIB par habitant de 37 622 dollars en 2015, ou le Qatar, qui culmine à 59 331 dollars par habitant, ont su mobiliser la richesse et la religion pour bâtir des États performants, où l’innovation coexiste avec les valeurs islamiques. La Malaisie, leader mondial de la finance islamique, atteint un PIB par habitant de près de 10 000 dollars en 2015 tout en maintenant un modèle de société inclusive, fondé sur l’équilibre entre tradition et ouverture.

Ces trajectoires rappellent que l’islam n’est pas un frein ontologique au développement, mais que son influence dépend du cadre institutionnel, de l’interprétation dominante de ses textes, et de la capacité des dirigeants à en faire un levier de transformation. Aux Comores, la promotion d’un islam éclairé, fondé sur le savoir (‘ilm), la concertation (shûra) et la justice sociale (‘adl), est une condition essentielle pour restaurer la confiance collective, refonder les responsabilités politiques et donner du sens à la participation citoyenne.

La jeunesse comorienne : une bombe à retardement ou une promesse à activer ?

Avec plus de 60 % de sa population âgée de moins de 25 ans, l’Union des Comores est l’un des pays les plus jeunes du continent africain. Cette jeunesse massive, dans un contexte de faible croissance et de transition démographique partiellement engagée, constitue un paradoxe stratégique : à la fois risque majeur de désordre social et réservoir inépuisable de potentiels économiques, culturels et civiques.

En 2016, les jeunes comoriens font face à une marginalisation multidimensionnelle. Sur le plan économique, le taux de chômage des 15-24 ans atteint 19 %, un chiffre qui ne rend pas compte de l’ampleur réelle du sous-emploi et de l’économie informelle où ces jeunes évoluent souvent sans protection ni statut juridique. L’accès au crédit demeure très limité, le système éducatif est déconnecté du marché du travail, et les infrastructures de formation technique sont sous-développées. Le sentiment de déclassement est renforcé par un exode migratoire croissant, en particulier vers la France, où les jeunes espèrent trouver une meilleure insertion.

Politiquement, bien que très présents dans les mobilisations communautaires, les jeunes sont tenus à l’écart des sphères de décision. Leur engagement se limite souvent à des rôles d’exécution, dans des campagnes électorales marquées par des logiques clientélistes, sans véritable accès à la formulation des politiques publiques. Ce déficit de participation alimente un sentiment d’invisibilité sociale.

Pourtant, des signaux faibles mais porteurs d’avenir émergent. Des jeunes créent des micro-entreprises artisanales, agricoles ou numériques, investissent les réseaux sociaux pour exprimer leurs revendications, ou s’organisent dans des collectifs citoyens autour de l’environnement, de la culture ou de l’éducation. Ces initiatives, bien que dispersées, témoignent d’une volonté de réinventer les règles du jeu et de s’approprier le devenir du pays.

À condition d’être reconnue, accompagnée et protégée, cette énergie peut devenir le principal levier de transformation socio-économique du pays. Cela implique de repenser les politiques de jeunesse à partir de leurs réalités concrètes : mettre en place des dispositifs de microcrédit adaptés aux jeunes ruraux, renforcer les centres de formation professionnelle et artisanale, connecter les jeunes à la diaspora via des programmes de mentorat, et surtout leur ouvrir des espaces de dialogue structurant avec les institutions publiques.

Enfin, la jeunesse comorienne ne peut se construire dans un vide symbolique. Il est nécessaire de revaloriser les récits d’émancipation, d’honorer les figures de réussite locale, et de bâtir une culture de la confiance intergénérationnelle. Sans cela, le capital humain risque de se muer en désenchantement chronique, avec pour issue l’exil ou la radicalisation.

« Jeunesse comorienne, n’attendez pas que l’histoire vous invite à la table du destin : imposez votre place par l’audace, le travail et la solidarité. Le développement de demain dépend de vos actes aujourd’hui. » 

La jeunesse n’est pas une menace en soi. Elle est un révélateur. Si elle s’impatiente, c’est parce que le système social et économique ne répond pas à ses aspirations. Si elle s’engage, c’est qu’elle croit encore en la possibilité d’un futur comorien à hauteur d’homme.

Valoriser les normes sociales tout en initiant une réforme douce

Le développement ne repose pas uniquement sur l’accumulation de capital physique ou l’augmentation du PIB. Il est aussi et surtout un processus de transformation des représentations, des comportements et des normes sociales. Aux Comores, comme dans de nombreuses sociétés postcoloniales à forte cohésion communautaire, les normes culturelles façonnent profondément les choix individuels et collectifs. Elles déterminent ce qui est socialement valorisé ou stigmatisé, ce qui est permis ou impensable, ce qui est aspiré ou interdit.

Ces normes, issues d’un héritage islamique, africain et insulaire, ont permis aux Comores de préserver une forte identité collective et une stabilité sociale relative. Le respect de la hiérarchie, la centralité de la famille élargie, la solidarité villageoise et la préservation des traditions sont des atouts culturels majeurs. Mais ces mêmes normes peuvent, dans certains contextes, freiner l’innovation, figer les rapports de pouvoir, ou bloquer les initiatives individuelles qui dérogent aux schémas établis.

Le défi n’est donc pas d’opposer tradition et modernité, mais d’engager un processus graduel de réforme endogène, qui part des pratiques existantes pour en corriger les dérives et les rigidités. Il s’agit de pratiquer une réforme douce, selon l’idée que les comportements humains sont plus facilement transformés par la persuasion, l’expérimentation et la démonstration, que par la contrainte ou la rupture brutale.

Les sciences comportementales offrent aujourd’hui des outils concrets pour accompagner cette transition : les « nudges », par exemple, permettent de modifier les choix en ajustant subtilement l’environnement décisionnel. Des études de terrain dans plusieurs pays d’Afrique montrent que l’exposition à de nouveaux récits, la valorisation de figures de changement issues du même contexte social, ou l’encouragement à l’apprentissage expérientiel peuvent modifier durablement les comportements.

Dans notre pays, l’Union des Comores, cela pourrait passer par :
– La mise en récit de traditions réinterprétées, comme un ‘Anda’ plus sobre mais plus équitable.
– L’encadrement des pratiques religieuses dans des cadres pédagogiques ouverts, intégrant sciences sociales et théologie.
– Le soutien aux innovations culturelles locales, notamment portées par la jeunesse, les artistes, les diasporas ou les entrepreneurs sociaux.
– La valorisation des savoirs traditionnels, non comme folklore figé, mais comme ressources adaptables aux défis contemporains (agriculture, pharmacopée, architecture, gestion des communs).

Il ne s’agit pas d’un « big push » culturel visant à faire table rase du passé, mais d’un réajustement collectif du sens, un aggiornamento lent, respectueux mais décisif. Car comme l’a montré Amartya Sen, le développement, au fond, est la capacité des individus à élargir leurs libertés réelles : choisir, expérimenter, remettre en cause, et reconstruire.

Dans une société comorienne marquée par la pluralité des influences, le respect des anciens et l’émergence d’une jeunesse mondialisée, il est possible de construire une modernité enracinée, capable de mobiliser le capital culturel existant pour produire un développement souverain, juste et durable.

 

Pour un développement comorien fondé sur la transformation endogène des comportements

En 2016, l’Union des Comores fait face à une conjonction de vulnérabilités économiques, sociales et institutionnelles. Faible croissance, chômage des jeunes, urbanisation informelle, dépendance énergétique, stagnation des indicateurs humains… Ces symptômes structurels ne peuvent être compris sans une analyse plus profonde des comportements sociaux, des représentations collectives et des normes culturelles qui les sous-tendent.

Car le développement ne s’impose pas uniquement par des investissements, des infrastructures ou des transferts financiers. Il se construit aussi par des décisions individuelles, par des croyances partagées, par des formes d’aspiration et de coopération. Il est le produit d’un système de sens, autant que d’un système de production.

Dans ce contexte, il ne s’agit ni de nier les traditions comoriennes – comme le ‘Anda’, véritable pilier culturel et moteur de redistribution locale –, ni de rejeter la centralité de l’islam, socle éthique et institutionnel de la société. Il s’agit plutôt de les réinterpréter, de les mobiliser comme ressources, en les inscrivant dans un projet national de transformation, à la fois lucide et enraciné.

La jeunesse comorienne, souvent présentée comme une menace, apparaît ici comme l’acteur central de cette reconfiguration. Elle incarne à la fois les tensions du présent et les promesses d’un futur à inventer. Mais encore faut-il lui offrir des espaces d’expression, des instruments d’action, des récits d’émancipation.

Le véritable changement ne viendra pas d’un plan unique ni d’un modèle importé. Il viendra d’un ajustement profond des comportements collectifs, d’une élévation des consciences, et d’une capacité, en tant que peuple, à se penser autrement. Il viendra de cette « modernité intérieure » que chaque société doit inventer à sa manière.

« Un pays ne se développe pas par décret. Il se développe quand sa population croit à nouveau que demain peut être meilleur, et que chacun porte une part de cette espérance. »

Les Comores ont tous les ingrédients d’un modèle original : une culture forte, une diaspora puissante, une jeunesse dynamique, des traditions d’entraide, une foi structurante. Mais ces ressources ne produiront aucun miracle si elles ne sont pas converties en énergie transformatrice, par la réflexion, le courage et l’organisation collective.

Ce travail commence maintenant – au sein des villages, des familles, des mosquées, des écoles, des marchés, des réseaux sociaux. Il commence par un regard critique sur nous-mêmes, et par une volonté partagée de faire advenir une société comorienne digne, souveraine et pleinement en mouvement

Par Omar Ibn Abdillah

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