Les arguments contre la cession des terres en Afrique aux grands groupes internationaux

Considérée comme la première des richesses naturelles, la terre a souvent été l’objet de convoitises conduisant parfois à des révoltes populaires[1]. Ainsi, la cession de terres, surtout lorsqu’elle est jugée injuste, déchaîne souvent des passions dont ce débat s’efforce de s’éloigner. C’est le cas actuellement dans le monde en général et en Afrique en particulier où des millions d’hectares sont vendues à des investisseurs étrangers.[2]

Selon le rapport 2012 de Land Matrix, environ 80 millions d’hectares de terres agricoles ont été vendues dans le monde dont 62% en Afrique, plus particulièrement en Afrique de l’Est et de l’Ouest. Les transactions sont plus importantes dans les pays où la productivité agricole est faible et où les terres agricoles sont sous-exploitées[3]. On estime à 75% la part des superficies vendues consacrées à la culture des biocarburants. Le quart restant est essentiellement destiné à la culture de céréales exportées vers les pays investisseurs. La plupart des articles traitant du sujet dénonce « l’accaparement » des terres agricoles en Afrique[4]. Dans cet article, nous considérons que si des transactions ont eu lieu, c’est qu’il y a nécessairement un intérêt mutuel pour les deux parties impliquées. Dès lors, une appréciation de cette transaction passe par l’évaluation des conditions dans lesquelles elle est faite, de ses incidences économiques et enfin des systèmes de compensation des parties tierces perdantes de cette transaction.

Abstraction faite des conditions de vente, la cession des terres en Afrique ne peut avoir une incidence sur la productivité agricole locale. En effet, dans la mesure où les terres vendues sont cultivées par des investisseurs étrangers qui emploient leurs techniques de production exclusivement sur la superficie achetée, les autres agriculteurs possédant encore des terres ne bénéficient pas d’une amélioration de leurs outils de travail ou de leur technique de production. De plus, même si indirectement, les techniques de culture des terres vendues peuvent être imitées par les autres agriculteurs, l’effectivité de cette imitation dépend de la disponibilité des outils de production adéquats. Par conséquent, l’un des problèmes à l’origine de la sous-exploitation des terres arables ne pourra pas être résolu par la vente des terres agricoles. Au contraire, il est possible que les terres vendues soient les meilleures en termes de productivité ; ce qui peut entraîner de facto une baisse de la productivité agricole.

Même si un système de transferts de la production agricole peut être organisé entre les terres exploitées par les investisseurs étrangers et les agriculteurs locaux, il est très peu probable que cela améliore la sécurité alimentaire. Cela est dû au fait que les types de cultures qui sont rentables pour les investisseurs ne sont pas nécessairement celles dont la population locale a besoin pour assurer sa sécurité alimentaire. L’utilisation d’environ trois quart des terres vendues pour la production de biocarburants illustre bien cette disparité entre les besoins de l’investisseur et ceux des populations locales.

Il est possible d’envisager que même si la vente des terres n’a d'incidence directe ni sur la productivité, ni sur la sécurité alimentaire, elle peut être source de bien-être pour les paysans initialement propriétaire des terres ; ceci grâce au système de compensation qui rémunère les agriculteurs en contrepartie de l’installation de l’investisseurs étrangers. Ainsi, ce revenu peut servir aux paysans à se reconvertir dans d’autres activités. L’ampleur d’un tel effet, s’il existe, ne saurait être suffisante pour compenser la perte de la terre compte tenu de la spécialisation que requiert l’activité agricole. De plus, la tendance des investisseurs étrangers à acheter les terres les plus productives contraint la productivité d’un agriculteur qui pourrait migrer vers d’autres terres. Dès lors, l’effet global de ces compensations ne peut être positif. 

De plus, on pourrait être tenté de considérer cette transaction comme l’équivalent de celle qu’aurait faite un investisseur local. Toutefois, cette conception est erronée du simple fait que la production est quasi-entièrement renvoyée à l’extérieur du pays[5]. Cela correspond donc à une amputation d’une partie des terres arables d’un pays en contrepartie du revenu de la vente. Ainsi, la possibilité que cette vente soit neutre sur les conditions économiques dépend des conditions de ventes et de l’utilisation qui est faite de ce revenu.[6]

Aujourd’hui, les conditions de ventes souffrent du manque total de transparence. Ainsi, il n’est pas possible d’apprécier l’efficacité de cette vente, puisque les effets observés peuvent être tout simplement liés aux conditions de vente. En plus, cette absence de transparence entrave la substitution entre le financement des infrastructures et le revenu de la vente des terres. Elle n’assure pas la bonne gouvernance de cette activité aux risques innombrables sur la population dont l’exode rural avec ses incidences sur l’accroissement du secteur informel et la paupérisation des bidonvilles. En outre, nous n’exposons ici que les aspects purement économiques de cette transaction[7]. Toutefois, il existe bien entendu des effets sur l’environnement, la famine, et l’organisation sociale des communautés villageoises. Par exemple, certaines transactions, lorsqu’elles ne sont pas basées sur un consentement mutuel entre les membres d’un village, peuvent générer des conflits et de l’instabilité politique.

Il en résulte donc que la vente des terres à des groupes internationaux comporte des graves inconvénients potentiels. Certains comme la baisse de la productivité et l’affaiblissement de la sécurité alimentaire sont irrémédiables. Toutefois, ces effets peuvent être atténués si les conditions de ventes des terres et l’utilisation des revenus générés étaient plus transparentes. 

Georges-Vivien Houngbonon

A suivre sur Terangaweb – l'Afrique des idées : les arguments pour la vente des terres en Afrique aux grands groupes internationaux, par Ted Boulou


 


[1] Cf. la révolution française de 1789, la révolution chinoise de 1911, la réforme agraire du Zimbabwe en 2000, etc.. Ainsi, la cession de terres, surtout lorsqu’elle est jugée injuste, déchaîne souvent des passions dont ce débat s’efforce de s’éloigner. C’est le cas actuellement dans le monde en général et en Afrique en particulier où des millions d’hectares sont vendues à des investisseurs étrangers.

[2] La différence avec les transactions foncières courantes est dû au fait que la production est entièrement renvoyée à l’extérieur du pays. Les principaux investisseurs sont les pays étrangers comme la Chine, l’Arabie Saoudite, le Brésil, etc.

 [3] Figure 5, Land Matrix Report, 2012.

[4] C’est le cas notamment des articles publiés sur SlateAfrique, le Ockland Institute, etc. Un article de Terangaweb intitulé « A qui les terres en Afrique ? » a déjà introduit le sujet.

[5] Nous ne savons pas si la production exportée est soumises aux taxes à l’exportation. Dans le cas échéant, cela pourrait être assimilée à l’exploitation de terres agricoles par des investisseurs locaux.

[6] L’argument qui consiste à dire que la vente des terres est une alternative au financement des infrastructures pourrait être renforcé si la gouvernance était meilleure. 

[7] Ces effets ont été notamment identifiés par le Ockland Institute.

Les enjeux de l’arachide au Sénégal

Le mot « arachide » provient de « arachidna » une plante originaire du Brésil et du Pérou. Pourtant c’est le terme « cacahuète » qui aurait été plus précis pour designer cette plante oléagineuse mesurant 75 cm au plus et dont le cycle végétatif dure 3 mois environ. L’arachide est la 4ème plante alimentaire mondiale après le riz, le maïs et le blé. Le 1er producteur mondial d’arachide est la Chine, suivi de l’Inde, de l’Argentine et des Etats-Unis. Le Nigéria est le 1er producteur d’arachide en Afrique. Le choix de la filière arachidière au Sénégal s’explique par sa spécificité tant dans son introduction au XIXe par les colonisateurs Français que par son essor et son importance dans l’économie du pays.

L’arachide est introduite au Sénégal vers la fin de la 1ère moitié du XIXe siècle. Son introduction s’explique principalement par des raisons économiques que sont l’abolition de la traite négrière et le déclin de l'exploitation de la gomme arabique. L’exploitation de l'arachide devient une économie de substitution pour les colons Français, qui l'appellent symboliquement « Or du Sénégal » pour la couleur jaune de sa fleur et la richesse qu’elle représente. En moins d’un siècle, la culture de l’arachide va profondément bouleverser l’organisation socio-économique de plus d’un tiers de la population du pays. Le Sénégal est entre autre qualifié de pays de monoculture extrême, au point qu’une autorité du pays laissait un jour entendre que lorsque l’arachide se porte bien tout va bien.

Les dangers de la monoculture

La monoculture entraîne une perte de la biodiversité. Or, cette dernière est fondamentale pour le système du Vivant et son équilibre. Sur 1m² de surface naturelle vivent normalement des bactéries, des insectes, des végétaux, etc. Toutefois, quand l’Homme y plante de l’arachide, par exemple, et traite les sols avec des intrants artificiels, cette bande de sol s’appauvrit à long terme et au final elle ne capte qu’une petite partie de l’ensemble des éléments chimiques qui devraient naturellement y être présents. Le sol s’appauvrit alors. De plus en Afrique, les sols sont qualifiés de « vieux » et se dégradent vite contrairement aux sols en Europe où le climat est tempéré et les terres « jeunes ». Malgré de possibles avantages économique en termes de faciliter d'exploitation et de commercialisation, la monoculture a pour conséquence d'appauvrir les sols, de baisser les rendements et donc d'atrophier les économies des pays africains qui la pratiquent depuis plus d'un siècle.

Les facteurs de crise de la filière arachide au Sénégal

Même si le pays de la Teranga (hospitalité en langue Wolof) ne figure pas parmi les premiers producteurs mondiaux d’arachide, il est tout de même le 1er producteur d’huile d’arachide. Le Sénégal n’en demeure pas moins importateur d’huile de tournesol. "En 2005, plus de 250.000 tonnes de graines récoltées ont été vendues aux industriels locaux qui ont produit plus de 80.000 tonnes d'huile. 95% de cette huile est exportée, ce qui place le Sénégal au rang de premier exportateur mondial d'huile brute et procure un revenu en devises de plus de USD 90 millions" (Site Suneor). Les principaux acteurs de cette filière sont essentiellement les producteurs, les distributeurs et les commerçants. Les transformateurs peuvent aussi être ajoutés, surtout avec la délocalisation au Sénégal de la transformation d'arachide par la firme Lesieur pendant la seconde guerre mondiale. Qu’ils soient paysans, propriétaires terriens, chefs religieux tout simplement saisonniers, les acteurs de la production ont été et demeurent aujourd’hui encore les acteurs les plus faibles de la filière. Victimes et quelquefois coupables, ils souffrent de la spéculation des acheteurs, des prix fixés sans leur consultation, de bons impayés, des fluctuations du marché intérieur et extérieure, des politiques libérales de l’Etat et des mesures prônées dans le cadre des plans d’ajustement structurel des institutions financières internationales : Banque Mondiale et Fond Monétaire Internationale.

Sous le prisme des producteurs, le constat est effrayant : le secteur est en crise. Celle-ci ne date pas d’aujourd’hui. Les maux qui gangrène la filière remontent à ses débuts et pourtant perdurent. En 2001, l’Etat dissout la Sonagraine et libéralise la collecte, alors que l’histoire a déjà montré les limites de cette libéralisation. Bons impayés de la part des intermédiaires ou collecteurs, méfiance et spéculation, prix de la production bradés dans les loumas (marchés hebdomadaires) à des niveaux atteignant parfoit la moitié du prix fixé par l’Etat. La mauvaise gestion des semences et des récoltes des paysans les entraîne dans un cercle infernal de dettes. La culture de l’arachide épuise et appauvrit les sols, poussant les paysans à augmenter les surfaces cultivés. Les sols sont en danger et les terres sont bradées aux étrangers. La surproduction se couple au déficit ou à l'inadaptation des lieux de stockage. Enfin des politiques agricoles incohérentes, parfois soumises au diktat extérieur,  sans oublier la baisse du cours des matières premières depuis 1970, sont à ajouter aux facteurs de crise de la filière arachide au Sénégal. Face à ce constat, que faire ?

Les solutions de crise

L’Etat comme les producteurs doivent entamer la sortie de la monoculture de rente, valoriser et diversifier les utilisations de l’arachide, produit dont la  plante comme la coque et le fruit peuvent servir de nourriture à l’Homme ou aux bêtes de somme. De plus, il convient de renouer le dialogue social et la coopération entre les producteurs, les intermédiaires, l'Etat et les bailleurs sociaux internationaux. Cela passe par une meilleure protection des marchés locaux  est des revenus des producteurs. Toute solution devra passer par la mobilisation consentante des producteurs locaux. L’épanouissement à partir de la base, voilà le défi que l’Afrique, et l’humanité en général, doit relever pour son progrès, et aujourd’hui sa survie.

 

Enghoungban Séraphin Georges IVANHOE, article initialement paru chez notre partenaire Njaccar

Un nouveau riz pour l’Afrique : Nerica

Le riz constitue la principale nourriture en Afrique et plus particulièrement au sud du Sahara. Actuellement, un Africain consomme environ 21 kilos de riz par an et cette quantité est en constante progression. En Afrique sub-saharienne plus particulièrement, la consommation annuelle de riz par habitant est de 42 kilos. Cette forte consommation du riz induit une demande de plus en plus importante sur le marché locale qui ne suffit plus. Dès lors, l’Afrique importe 40% de sa consommation en riz, ce qui représente 30% des importations mondiales de riz. Face à ce constat, des chercheurs agronomes ont mis en place une nouvelle espèce de riz dénommé « NERICA » (new rice for africa). Le succès de cette nouvelle espèce est décrit dans un récent rapport de la Banque Mondiale intitulé : Améliorer l’efficacité et la production agricole à travers des interventions ciblées.

La mise en place du NERICA répond aux insuffisances inhérentes aux deux plus importantes espèces de riz habituellement cultivées en Afrique ; notamment le glaberrima et le sativa. Le glaberrima est une espèce originaire d’Afrique ayant une productivité très faible mais possède une capacité de résistance plus forte aux conditions climatiques africaines et aux attaques d’insectes. Au contraire, le sativa, originaire d’Asie, a une plus forte productivité mais reste plus vulnérable que le glaberrima. Le NERICA a été mis sur pied pour combiner les avantages des deux premières espèces ; notamment une forte productivité et une meilleure résistance aux conditions climatiques. Eu égard à cette combinaison d’avantages, le NERICA a pu être cultivé à la fois sur les plaines et sur les collines avec une très grande productivité. Néanmoins, son adoption n’est pas encore complète.

En dépit de ses atouts, cette nouvelle espèce de riz n’est pas encore adoptée partout en Afrique. La plupart des pays ont seulement atteint moins du quart de leur potentiel d’adoption. Ce faible taux d’adoption est lié au développement récent de l’espèce et aux procédures de sélection des variétés. Ces procédures peuvent prendre plusieurs années à cause du temps de la moisson et la comparaison des résultats entre l’ancienne espèce et les nouvelles variétés. Actuellement, une nouvelle approche plus rapide dénommée « Méthodologie participative de sélection des variétés » a été mise en place pour accélérer la sélection des variétés et l’adoption de NERICA par les agriculteurs. Avec cette nouvelle approche, la durée de sélection est passée de 10 ans à 3 ans. Avec toutes ces innovations, l’adoption de NERICA est en constante progression et les premières cultures montrent déjà une plus forte productivité et une capacité de résistance accrue. Dès lors, sa culture est susceptible d’augmenter le revenu des planteurs ; voire réduire la pauvreté et les inégalités de revenu.

En termes d’impact économique, l’augmentation du taux d’adoption va réduire significativement les importations de riz à destination de l’Afrique et assurer une plus grande autosuffisance alimentaire des populations. Par ailleurs, les premiers résultats d’évaluation suggèrent que l’introduction de l’espèce NERICA a permis d’augmenter le revenu des producteurs en moyenne de 30$ US. Cette augmentation de revenu vient principalement de l’accroissement des rendements. De plus, l’impact se révèlent être plus important chez les femmes que chez les hommes car les ménages agricoles dirigés par les femmes sont en général plus pauvres et son plus enclins à adopter la culture du NERICA. Toutefois, l’impact global est hétérogène et diffère selon les pays.

En outre, deux principaux défis restent à relever dans le secteur du riz. D’une part, il s’agit d’augmenter le nombre de chercheurs travaillant sur les innovations dans la culture du riz. D’autre part, l’accélération de l’adoption de cette nouvelle espèce est primordiale pour assurer l’autosuffisance alimentaire en riz de l’Afrique. Une fois le potentiel d’adoption atteint, le continent n’aura quasiment plus besoin d’importer le riz. Dès lors, les milliards de dollars dépensés dans cette importation peuvent servir à la mise en œuvre de politiques sociales, gage de développement.

 

Georges-Vivien Houngbonon

Quelle maîtrise de la hausse mondiale des prix alimentaires en Afrique de l’Ouest ?

La réaction des autorités gouvernementales en Afrique de l'Ouest suite à la flambée des prix alimentaires mondiaux en 2007-08, a été prompte et immédiate du fait des manifestations de mécontentement des consommateurs urbains. Les décideurs de la sous-région ont apporté des réponses variées dans le court terme, en mettant en œuvre des mesures d’urgence comme la suspension des droits de douane et/ou de la TVA, la fixation et le contrôle des prix de produits de première nécessité, les subventions à la consommation, ou l’interdiction d’exporter des denrées alimentaires.

Cet article examine ces mesures, analyse leur répercussion sur les marchés intérieurs et évalue leur efficacité par rapport aux objectifs qui leur ont été assignés. Il s’inscrit dans le cadre d’une étude réalisée par les systèmes d’information sur les marchés (SIMs),sous la supervision technique de PROMISAM/Michigan State University, réalisée en janvier 2010 avec le financement de « la Fondation Syngenta pour une Agriculture Durable ». L’étude a couvert le Burkina, la Guinée-Conakry, la Côte d’Ivoire, le Mali, le Niger et le Sénégal. Ces pays sont pour la plupart très dépendants des importations de riz.

Impact des exonérations de taxes sur les importations

Au Mali, les exonérations de taxes sur les importations ont porté sur le riz avec la suppression de la TVA et des droits de douanes en 2008 et 2009. Ces mesures ont eu un effet sur les prix à la consommation du riz importé, peu d’impact sur celui du riz local et un effet stabilisateur sur le prix à la consommation des céréales sèches (Cf. Efficacité des politiques de stabilisation des prix alimentaires en Afrique de l’ouest, Galtier, 2009). Au Niger, la détaxation sur le riz et le sucre s’est soldée par un manque à gagner d’environ 12 milliards de Fcfa en 2008, sans grand effet sur le niveau des prix. Au Burkina, de février à mars 2008, le gouvernement a pris des mesures de suspension des droits de douane à l’importation du riz, du sel, des produits à base de lait ainsi que la suspension de la TVA sur le blé dur. Mais l’inflation générale n’a pas été combattue pour autant. En Côte d'Ivoire, des allègements fiscaux significatifs ont été consentis sur le riz, la viande, le lait, l’huile de palme raffinée, la tomate, le sucre, la farine et le poisson. Au Sénégal, la suspension des droits de douane de 10 % sur le prix du riz à partir de 2007 a été insignifiante pour juguler une hausse de prix de 60% et a engendré un manque à gagner de l’ordre de 30 milliards de Fcfa sur la période allant de juillet 2007 à mars 2008. En Guinée, ce sont environ 22 milliards de FG de manque à gagner enregistrés sur les droits de douane sur les importations de riz.

En résumé, bien qu’adaptées à la situation d’inflation «importée », les exonérations sur les importations ont eu peu d'impact sur le niveau des prix domestiques. De plus, la charge a pesé lourdement sur les finances publiques. Ces résultats militent en faveur de la mise en place de filets de sécurité ciblés dont l’objectif est d’apporter une réponse pérenne à l’instabilité des prix alimentaires.

Impact des prohibitions des exportations

La prohibition systématique des exportations a été une politique assez couramment utilisée en Afrique dans les situations de crise alimentaire. Bien que plusieurs pays de la sous-région aient eu recours formellement ou informellement à cette forme de restriction, peu de pays ont en réalité réussi à réduire les prix domestiques et à garantir un accès aisé aux denrées de première nécessité à leurs populations. Au Mali, un des pays ayant officiellement reconnu avoir utilisé cette politique, l’effet de la prohibition a eu un effet mitigé sur le prix à la consommation du riz et des céréales sèches. En effet, cette mesure a été contournée par certains opérateurs et des taxes informelles ont été perçues au détriment des caisses de l’Etat. De même, les périodes de prohibition de juillet à septembre 2007 et de janvier à novembre 2008 n’ont pas empêché les prix à la consommation en général de grimper au niveau de la plupart des marchés transfrontaliers avec un effet dépressif sur les prix à la production.

Selon Diarra et Dembélé [Cf. Reconnaissance rapide sur l’impact des restrictions à l’exportation des céréales en 2008 au Mali, 2008), cette mesure a entrainé une hausse des stocks de l’ordre de 10000 tonnes de maïs à Sikasso et Koutiala et 200 tonnes de mil à Niono en partance pour la Mauritanie. Paradoxalement, la mesure n’a également pas empêché un accroissement des transactions de céréales entre le Mali et le Niger d’une part et le Mali et le Sénégal d’autre part. Les flux de maïs du Mali et de la Côte d’Ivoire sont passés de 8384 tonnes à 10810 tonnes. Selon la plupart des analystes, les restrictions aux exportations n’empêchent pas en réalité la sortie de céréales aussi longtemps que les écarts de prix entre pays voisins incitent au commerce. L’expérience vécue au Mali en est une parfaite illustration.

Impact du soutien à la production

L’idée du soutien à la production repose sur l’hypothèse qu’un meilleur accès aux intrants augmentera la production qui à son tour fera baisser les prix. Pour faire face à la crise alimentaire mondiale, la plupart des pays ont invoqué l'objectif d’autosuffisance alimentaire afin de réduire leur dépendance aux importations. Au Sénégal, la grande offensive pour la nourriture et l’abondance (GOANA) a visé la production de 2 millions de tonnes de maïs, 3 millions de manioc, 500000 tonnes de riz, 2 millions de céréales sèches… pour un coût estimé à environ 344 milliards Fcfa. Au Mali, le gouvernement a fixé un objectif de production de 1 million de tonnes de riz marchand pour un coût évalué à environ 42, 6 milliards Fcfa pour rendre disponible à des coûts abordables les intrants (vente d'engrais à crédit, semences subventionnées à 60%) et les équipements agricoles. Au Burkina, durant la campagne 2009-2010, environ 100000 ha de riz ont été emblavés pour une production estimée de 300000 tonnes, soit 20% de hausse par rapport à l’année précédente. L’objectif est de faire baisser les prix au consommateur tout en évitant une trop forte baisse des prix au producteur.

Mais, l’expérience a souvent démontré que cette politique s’avère difficile à mettre en œuvre (retard dans l’approvisionnement, qualité des intrants, faible accompagnement par la vulgarisation). Au Mali, l’initiative riz a entrainé une augmentation significative de la production et de l’offre de riz sur les marchés mais malgré cette offensive, les prix à la consommation du riz, du mil et du sorgho ont connu une relative hausse entre mai et septembre 2009. Seul le prix du maïs a connu une certaine stabilité durant la période. Au niveau de la plupart des pays étudiés, la politique des subventions aux intrants a été coûteuse et les technologies utilisées peu performantes. Dans certains cas, les problèmes de gouvernance dans la fourniture des intrants ont plutôt servi à entretenir des réseaux clientélistes (Galtier, 2009) au détriment des effets de stabilisation recherchés.

Effets des stocks publics et privés

Les stocks publics consistent à gérer les excédents et les déficits. Une bonne récolte ou succession de bonnes récoltes génère des excédents, qui font chuter les prix et si on veut empêcher ceux-ci de descendre trop bas, il est nécessaire de retirer des excédents du marché. Réciproquement, en cas de mauvaises récoltes, il sera nécessaire d’alimenter le marché pour empêcher les prix de monter trop haut. Suite à la flambée des prix, la plupart des pays ont réagi en relevant les prix minimum afin de reconstituer les stocks publics et stabiliser en temps opportun les prix intérieurs. Le niveau des stocks nationaux de sécurité alimentaire (SNS) de 50000, 35000, 45000 tonnes respectivement au Niger, Mali et Burkina, n’ont hélas pas toujours permis de réduire significativement la vulnérabilité des populations ou d’éviter les pics de prix pendant les périodes de soudure dus à la faiblesse des stockages interannuels. Dans la réalité, ce sont les stocks privés plutôt que les stocks publics qui, en année normale, amortissent la saisonnalité des prix à la consommation des céréales.

La forte saisonnalité des prix à la production est en général expliquée par la faiblesse des stocks-producteurs. Bien que les stocks publics se soient avérés utiles, leur achat et leur entreposage imposent inévitablement d’importants coûts budgétaires et leur efficacité est limité dans le temps. Cependant, leur influence est réelle par les effets d’annonce. Pour résumer, les effets des stocks publics sont importants mais la régulation de l’offre ne peut se faire sans une intensification des échanges internes, sans l’amélioration des conditions du stockage privé et sans le recours au marché international (Galtier, 2009).

 

Boubacar Diallo, Nango Dembélé, John Staatz, article initialement paru sur Njaccar

 


Le développement de l’Afrique passe t-il par une révolution agricole ? (3ème partie)

Un vrai débat existe sur les priorités et les étapes à suivre pour le développement. Il parait naturel de penser qu’elles sont différentes suivant les régions et les pays du monde et suivant les époques. L’on est cependant tenté de se demander s’il y a des constantes ou des règles immuables pour le développement et si l’essor du secteur agricole en fait partie. Plus modestement, nous nous intéresserons ici à la question de l’importance d’une révolution verte pour le développement de l’Afrique. Il nous a d’abord paru intéressant et instructif d’avoir en tête des exemples de révolution du secteur primaire et de voir la place que celle-ci a eu dans l’amorçage du développement de pays aujourd’hui considérés comme économiquement développés (1ère partie) ou émergents (2ème  partie). Nous nous focalisons à présent sur le continent africain (3ème partie).

Dans les années 70, la plupart des pays africains ont décidé d'ignorer l'importance capitale pour le développement de l’essor du secteur agricole. Ils ont fait une croix sur l’objectif de sécurité alimentaire qu’ils s’étaient fixés et ont choisi comme priorité l’exportation des ressources minières, l’industrialisation et la monoculture de rente qui ont déséquilibré et fragilisé l’agriculture. Les résultats de ces choix ont été catastrophiques. Aujourd’hui, l’on reconnait de plus en plus que sans l’agriculture, il n’est point de salut. Pour l’Afrique actuelle, la révolution verte est une urgence, une nécessité et une priorité.

L’urgence est celle de la sécurité alimentaire. Le problème de la faim persiste. Pourtant, son élimination n’est pas seulement un impératif d’ordre moral ou éthique, c’est aussi une nécessité économique. La sous-alimentation affaiblit les capacités physiques et cognitives, favorise la progression de nombreuses maladies et entraîne une forte baisse de la productivité. Selon une étude de la FAO portant sur 110 pays entre 1960 et 1990, le produit intérieur brut (PIB) annuel par habitant en Afrique subsaharienne aurait pu atteindre, s’il n’y avait pas eu de malnutrition, entre 1 000 et 3 500 dollars en 1990, alors qu’il n’a pas dépassé les 800 dollars. Il est aisé de comprendre l’énorme avantage, pour les producteurs de biens et de services, de la transformation de 200 millions d’affamés en consommateurs avec un pouvoir d’achat effectif.

Sur les 53 pays africains, 43 disposent d’un faible revenu et connaissent un déficit alimentaire. Non seulement ils ne produisent pas assez pour nourrir leur population, mais ils n’ont pas les ressources suffisantes pour importer les aliments qui combleraient l’écart. L’Afrique, où les moins de 15 ans représentent environ 45 % de la population, devra nourrir une population qui avoisinera 2 milliards d'habitants en 2 050. Pour relever ce défi, il lui faudra accroître à la fois la production et la productivité agricoles.

La nécessité concerne l'objectif du développement. Actuellement, l’agriculture emploie 57 % de la population, assure 17 % du PIB et procure 11 % des recettes d’exportation. Elle pourrait devenir le moteur du développement économique et social si une partie plus importante des allocations budgétaires nationales et des investissements privés lui était accordée. En effet, une augmentation de la production agricole ne permettrait pas seulement de nourrir les populations, elle réduirait les prix des produits agricoles, tout en augmentant le revenu des agriculteurs. Le pouvoir d’achat s’en trouverait sensiblement augmenté. D’autre part, quand on sait que les surfaces actuellement cultivées en Afrique subsaharienne, ne représentent qu’un quart de l’espace potentiellement utilisable pour l’agriculture et que la productivité d’un agriculteur du Sud du Sahara est environ deux cent fois inférieure à celle de son confrère européen, on imagine aisément les rendements importants qu’auraient une augmentation des investissements dans le secteur agricole .

Enfin, pour le développement, on ne peut passer outre le maillon agricole. C’est la leçon qu’on peut tirer des décennies 1970-2000. L’industrialisation sans les matières premières agricoles est illusoire. Les services même s’ils se développent ne sauraient à eux seuls permettre l’importation des biens de première nécessité à des prix internationaux – très volatiles et qui atteindront encore des sommets – et garantir une croissance durable. Surtout, ils ne résoudraient pas les problèmes de la pauvreté et de l’emploi. Car, on oublie trop souvent que l’agriculture – qui inclut, dans une acception large, les productions végétales, la transformation agroalimentaire, l’élevage, la pêche et l’exploitation forestière – est l’activité première pour plus de 60 % de la population africaine.

La priorité vient de l'importance de l'agriculture dans le processus du développement. Mettre l’agriculture en avant permettrait non seulement de la développer créant ainsi richesses et emplois mais aussi de développer autour et de façon significative les autres secteurs de l’économie. On ne peut penser l’essor de l’agriculture sans le développement des transports, des services – les marchés, les crédits et des infrastructures notamment de stockage. La révolution verte ne peut avoir lieu sans le développement corolaire d’activités économiques pour ceux qui doivent sortir de l’agriculture. Ces activités non agricoles se développeront à partir de la transformation des matières premières agricoles, à partir de services aux agriculteurs et de façon artisanale, sous la forme de PME, PMI et commerces, en milieu rural, dans les bourgs et en ville.

Le philosophe grec Xénophon disait que « l’agriculture est la mère de tous les arts : lorsqu’elle est bien conduite, tous les autres arts prospèrent ; mais lorsqu’elle est négligée, tous les autres arts déclinent, sur terre comme sur mer ». C’est pour l’avoir négligée, que l’Afrique se retrouve avec 200 millions de sous-alimentés et un tel retard de développement. Pourtant, le mode d’emploi pour enclencher la révolution agricole est bien connu. Nous avons eu dans les articles précédents consacrés aux pays développés et surtout émergents des éléments de réponse. Il faut investir dans le capital productif, la recherche, les infrastructures, les services publics, l’éducation et la formation. Mais cela ne suffit pas. Il faut un cadre institutionnel adéquat pour accompagner la production agricole. Là aussi, les bonnes recettes sont bien identifiées et parmi elles figurent des politiques commerciales incitatives couplées d’une réforme foncière.

Comme l’a dit Lionel Zinsou, «ne pas investir dans l’agriculture est un moyen sûr de rester dans le sous-développement ». Certains pays africains comme le Ghana – qui investit dans l’agriculture, dans des programmes d’alimentation scolaires et accorde des subventions aux petits agriculteurs – l’ont compris et agissent en conséquence. Qu’attendent les autres ?

  Tite Yokossi

Le développement de l’Afrique passe t-il par une révolution agricole ? (2ème partie)

Un vrai débat existe sur les priorités et les étapes à suivre pour le développement. Il parait naturel de penser qu’elles sont différentes suivant les régions et les pays du monde et suivant les époques. L’on est cependant tenté de se demander s’il y a des constantes ou des règles immuables pour le développement et si l’essor du secteur agricole en fait partie. Plus modestement, nous nous intéresserons ici à la question de l’importance d’une révolution verte pour le développement de l’Afrique. Mais avant de nous focaliser sur le continent africain (3ème partie de la saga), il nous parait intéressant et instructif d’avoir en tête des exemples de révolution du secteur primaire et de voir la place que celle-ci a eu dans l’amorçage du développement de pays aujourd’hui considérés comme économiquement développés (1ère partie) ou émergents (2ème partie).
 
Si la Révolution Agricole est le nom que les historiens ont donné à la série d’innovations et de changements qui, du XVIIème au XIXème siècles, ont remodelé et modernisé le secteur primaire de l’Angleterre et de tout le vieux continent, le terme « Révolution Verte » désigne le bond agricole qui a été réalisé au cours de la deuxième moitié du XXème siècle dans les pays émergents. Ce dernier phénomène s’est manifesté par la mise au point de nouvelles variétés à haut rendement, l’utilisation des engrais minéraux et des produits phytosanitaires, la mécanisation de l’agriculture et la pratique accrue de l'irrigation. Il a eu pour conséquence un accroissement spectaculaire de la productivité agricole même si les estimations de cette augmentation restent encore controversées.
 
Tout commence au Mexique en 1943 avec la création de l'Office of Special Studies, né de la collaboration entre l'administration du président Manuel Ávila Camacho et la Fondation Rockefeller. En effet, Ávila Camacho, soucieux de rendre l'agriculture mexicaine capable de soutenir l'urbanisation et l'industrialisation croissantes du pays, va trouver dans ses voisins américains de solides soutiens à ses ambitions. Le vice-président américain Henry Wallace, qui perçoit dans cette volonté de Camacho une chance pour l'économie et les intérêts militaires américains, convainc la Fondation Rockefeller de travailler avec le gouvernement mexicain. L'Office of Special Studies réunit des généticiens et phytopathologistes américains et mexicains dans le but de développer des variétés de maïs et de blé à haut potentiel de rendement. Dans le même temps, le gouvernement mexicain investit massivement dans des infrastructures pour l'irrigation des plaines et plateaux semi-arides. L'adoption de nouvelles semences de blé se répand, principalement parmi les gros agriculteurs du Nord. Pendant toute cette période, un organisme public, le Conusapo, protège l'agriculture mexicaine des variations de prix du marché mondial.
 
L'augmentation de la production de blé due à la fois à l'augmentation des rendements et à celle des surfaces cultivées figure parmi les effets les plus spectaculaires de la révolution verte au Mexique. En effet, le Mexique devient auto-suffisant en blé en 1951 et commence l'exportation de cette céréale l'année suivante. Les succès relatifs de la révolution verte ne signifient pas pour autant la disparition de la malnutrition au Mexique. Le coût des semences et des investissements en matériel, prohibitif pour un grand nombre de paysans, conduit à une intensification de l'exode rural. L'industrialisation, fortement mécanisée et donc peu demandeuse en main-d'œuvre, que connaît parallèlement le pays ne peut absorber une population rurale qui vient grossir les rangs des bidonvilles. C'est de cette époque que date l'accélération de l'émigration en direction des États-Unis.
 
L’Inde est le deuxième pays à expérimenter la révolution verte. Grâce à la collaboration entre la Fondation Ford et l'État indien, le ministre de l'agriculture Chidambaram Subramaniam met en œuvre une politique d'incitation à l'irrigation, à la recherche agronomique locale et à l'utilisation de semences à haut potentiel de rendement. A la fin des années 1970, le rendement du riz augmente de 30% permettant à l'Inde de faire face à la croissance de sa population sans subir les famines récurrentes qu'elle a connues dans les années 1960. L'Inde multiplie par 10 sa production de blé, et par 3 sa production de riz. La révolution verte assure des récoltes abondantes dans les États semi-désertiques tels que le Pendjab. Ce dernier, qui était dans les années 1950 un état aride et pauvre, est aujourd'hui l'un des plus riches d'Inde.
C’est ensuite le tour de l’Asie du Sud-Est, région du monde qui va enregistrer la meilleure progression de la production céréalière dans les années 1970 et 1980. Des pays comme l'Indonésie et les Philippines, alors considérés comme structurellement déficitaires, sont quasiment devenus autosuffisants en l'espace de deux décennies ; le Vietnam est devenu le troisième exportateur mondial de sucre alors qu'il ne possédait que quelques champs de canne dix ans plus tôt. Dans la majorité des pays de la région – exception faite de la Thaïlande – la révolution verte ne s’est pas traduite par un accroissement massif des surfaces exploitées mais par une augmentation sensible des rendements rendue possible par l’emploi de nouvelles  variétés couplé à une modification complète des systèmes de production agricole : drainage, fertilisation minérale, traitement chimique.
 
L'intervention étatique appuyée financièrement par des organisations internationales comme la Banque mondiale et la Banque asiatique pour le développement a été une condition importante du succès de la révolution verte. Les politiques de subvention à l'achat des intrants (notamment aux Philippines et en Indonésie) ont été indispensables pour permettre l'accès des agriculteurs locaux à ces produits. Participe aussi du développement du secteur, la protection des prix de cession des produits locaux des variations du marché international qui garantit un revenu régulier aux agriculteurs confrontés à de lourds investissements.
La révolution verte a donc été le fruit de la recherche scientifique et d’une forte volonté politique. Partout où elle a été menée avec succès, elle a nécessité une politique étatique volontariste qui s'est généralement traduite par des subventions à l'utilisation des intrants chimiques (pesticides, fertilisants), un aménagement du territoire en matière de maîtrise de l'eau (irrigation), des subventions à l'achat des semences et une protection des prix des matières agricoles. Cependant, cette révolution a montré ses limites dans bien des domaines.
 
Le passage d'une agriculture vivrière à une agriculture tournée vers l'exportation ou la nourriture animale a eu des effets négatifs. Dans certaines régions d'Inde, la révolution verte a substitué la culture du blé, qui n'entre pas directement dans le régime alimentaire des paysans, à celle des légumes secs. De même, les intrants chimiques, largement utilisés dans la mise en œuvre des nouveaux systèmes de production agricole, ont indirectement affecté l'alimentation des catégories de populations les plus fragiles. Pour ne citer qu’un exemple, les pesticides employés dans la production du riz en Inde ont éliminé le poisson et certaines plantes sauvages du régime alimentaire des paysans locaux.
Les lourds investissements nécessaires à cette transformation de l’agriculture ont conduit au développement du crédit rural, facteur de fragilisation financière pour de nombreux petits agriculteurs. Au Mexique, les dettes contractées par ces derniers les ont contraints à vendre les terres qu'ils avaient reçues lors des réformes agraires, créant une dynamique de re-concentration de la terre. D’autre part, certaines régions ont, pour des raisons climatiques, géographiques ou politiques, adopté plus aisément les principes de la révolution verte. Ainsi, elle a souvent conduit à une accentuation des disparités sociales, économiques et régionales et parfois à une accélération de l'exode rural. Si ce dernier n’a pas été observé comme conséquence de cette révolution en Inde et au Pakistan, c’est parce que la mécanisation a permis d'accélérer la préparation des sols, autorisant plusieurs cycles de récolte par an et une intensification de la culture, fortement consommatrice de main-d'œuvre.
 
Du fait de cette révolution, les productions requièrent beaucoup d'eau, d'engrais, de pesticides, ce qui entraîne des sols moins fertiles, et très pollués. La révolution verte a par ailleurs été accusée de contribuer à la déperdition du savoir agricole traditionnel, à la réduction de la biodiversité et à la dépendance des agriculteurs de l'industrie agro-pharmaceutique.
Pour revenir à l’Afrique, il nous parait certain que les pays de ce continent gagneraient à s’inspirer de ces exemples de révolution verte, s’ils veulent eux-mêmes devenir des pays économiquement émergents. Il s’agira aussi d’en considérer les points positifs mais aussi négatifs dans le but de reproduire les mêmes succès sans tomber dans les mêmes pièges. Voici qui fera l’objet de la troisième partie de cette saga.
Tite Yokossi

René NGIRIYE, jeune exploitant agricole au Sénégal

René, pourrais-tu te présenter à nos lecteurs ?

J’ai 33 ans, je suis sénégalais d’origine burundaise. Je suis né et j’ai grandi au Sénégal, que j’ai juste quitté pour entamer des études supérieures en Belgique de Chimie et Bioindustrie. Aujourd’hui, je suis associé dans une PME de production et d’exportation de fruits et légumes.

Est-ce que tu pourrais nous parler de ton expérience de jeune entrepreneur ?

Je me suis lancé dans l’agro afin d’assouvir une vieille passion pour la terre… Il s’agissait de savoir où et comment. J’avais vu une opportunité à l’époque avec deux produits phares, le melon pour l’exportation et la tomate pour le marché domestique. Je me suis jeté dans l’aventure en 2002, un véritable saut dans l’inconnu,  je ne saisissais ni le secteur ni les contraintes du métier. Ma formation me donnait néanmoins une pleine maîtrise des intrants chimiques (produits phytosanitaires et engrais). Avec l’aide de mon partenaire, on s’est procuré 6 hectares dans la vallée du fleuve Sénégal. Aujourd’hui, nous en sommes à presque 100. 

Tes débuts ont-ils été plutôt faciles ou plutôt difficiles ?

Ils ont été plutôt pénibles, pour deux raisons : d’un point de vue agronomique, nos premières terres n’étaient pas du tout favorables à la culture du melon ; et sur un plan commercial, nous  ne connaissions pas du tout le marché des fruits et légumes. Résultat des courses : des rendements médiocres et de grosses difficultés à écouler nos marchandises. Cela nous a pris deux ans pour maîtriser les techniques culturales et les ficelles du marché.

Est-ce que tu  pourrais nous expliquer le modèle d’organisation de ton entreprise de la production à la vente ?

Nous produisons en moyenne une dizaine de tonnes de produits agricoles par jour qui sont récoltées avant 13 heures pour des raisons techniques. Le lendemain, les produits sont acheminés sur les principaux marchés de Dakar, pour une mise en place dès l’aube. Le gros de nos ventes s’effectue dans les premières heures de la matinée.

Dès le début, le principal défi a été de maîtriser toute la chaîne de valeur (production, transport et distribution) pour avoir le plein contrôle sur les prix. Pour ce faire, je vends à une vingtaine d’intermédiaires semi-grossistes, des femmes originaires des zones avoisinant notre exploitation, qui elles-mêmes revendent à une centaine de détaillants. Ces semi-grossistes prennent une marge prédéterminée qui oscille entre 3 et 15% du prix consommateur, sachant qu’une vendeuse douée vend en moyenne 200 kilos/jour. Nous ne traitons qu’avec elles, ce qui permet d’éviter les impayés chez les détaillants ; concrètement, ce sont elles qui supportent ce risque et elles s’engagent à payer la quantité livrée au plus tard 24h après réception, quoi qu’il arrive et même à perte. En tant que producteur, je tiens à dicter mes prix pour éviter tout abus chez les distributeurs.

Est-ce que cela a été difficile pour toi de pénétrer ces marchés ?

Comme la plupart des marchés, celui de la tomate est historiquement tenu par un cartel. Au départ, je n’ai pas réussi à vendre aux grossistes au prix souhaité. J’ai du rentrer dans un rapport de force avec eux qui m’a obligé à casser les prix et vendre à mon prix de revient pendant quelques semaines, le bon vieux dumping. Conséquence immédiate, le marche fut perturbé et les acteurs de la filière sont revenus à de meilleurs sentiments. Ce clash a permis de rebattre les cartes et de me positionner en leader.

Concernant le melon, les enjeux étaient tout autres. Il s’agissait surtout d’avoir un produit de qualité parce que la clientèle est plus exigeante (constituée d’expatriés et de la classe moyenne supérieure). Au début, il fallait se différencier des rares concurrents dont le produit était plutôt médiocre et à très bas prix. En entrant sur le marché, on a dû s’aligner sur les prix en cours mais avec un produit de meilleure qualité. Cependant, voyant que les clients ne distinguaient pas notre produit, on a utilisé un facteur de différenciation, l’étiquetage. Il s’en est suivie une hausse sensible de nos ventes et vu nos coûts de production, il nous a fallu augmenter nos prix qui atteignent aujourd’hui trois fois le prix de départ.

Qu’est ce qui t’a rendu le plus fier dans ton projet entrepreneurial ?

L’idée de recruter et d’embaucher une population rurale et, par effet de levier, de créer un pouvoir d’achat dans une partie de la population absente des statistiques économiques, reste une des mes plus grandes satisfactions. Aujourd’hui, nous embauchons environ 200 personnes en pleine saison, dont la plupart viennent des villages alentours de nos zones de production, auxquelles il faut rajouter la vingtaine d’intermédiaires qui vivent principalement des produits que nous commercialisons. Auparavant, elles achetaient bord champ, payaient comptant, récoltaient elles-mêmes -ou avec l’aide de proches-, transportaient à leurs frais les produits qu’elles commercialisaient le lendemain. D’ou les maigres marges et surtout les soucis de santé… Malheureusement, en contre-saison, et pour la mangue, elles en reviennent à ce système. En livrant au marché, nous leur avons enlevé une sérieuse épine du pied et une relation privilégiée s’est instaurée au fil des années. Une fête est même organisée chaque fin de campagne au cours de laquelle des primes leur sont reversées au prorata de leur chiffre d’affaires. C’est une innovation managériale sans autre pareil dans ce secteur.

Par ailleurs, une vraie économie informelle s’est greffée autour de notre activité ; allant de la manutention à la restauration de nos équipes.

En tant que jeune exploitant agricole, que penses-tu de la situation agricole au Sénégal en particulier et en Afrique de manière générale ?

Une catastrophe ! On n’a toujours pas compris que la priorité devait revenir à l’autosuffisance alimentaire. Toutes nos politiques devraient se concentrer sur les besoins fondamentaux de toute société: l’énergie, l’alimentation, etc. Les autorités n’ont pas encore pris la mesure des ravages des importations au Sénégal, qui je suppose arrangent un microcosme politico-économique. Prenons le riz par exemple, la majeure partie de la population reste habituée au riz asiatique importé; conséquence immédiate : le riz produit localement a du mal à s’écouler. Contrairement à ce que l’on pense, le handicap de notre riz n’est pas le prix, qui reste compétitif, mais le goût auquel les populations ne sont pas encore accoutumées: le Sénégalais moyen préfère consommer vietnamien parce qu’il a toujours été habitué à cela. Là où l’Etat pourrait intervenir, c’est de réduire la part de riz importé et par ce biais imposer le riz local. Il lui faut avant tout mettre en place des politiques incitatrices et surtout protéger les entrepreneurs locaux.

Autre enjeu majeur, la maîtrise de la technique. Les exploitations agricoles doivent se regrouper et se moderniser : achats de matériel, techniques d’irrigation moderne, exploitation raisonnée de l’eau pour une agriculture durable.

Pour le reste, l’intégration africaine en est à ses balbutiements. Si seulement les grands producteurs africains (Zimbabwe) vendaient à prix préférentiels aux autres pays moins gâtes par la nature (Niger), une large part des problèmes alimentaires seraient réglés… Mais là, c’est le doux rêveur en moi qui parle.

Quel conseil ou quel message donnerais-tu à un jeune africain qui serait intéressé par l’agriculture ?

Lance-toi et saisis ton risque.

 

Interview réalisée par Emmanuel Leroueil