Aspirations rabougries

 

Après mon post un peu sec sur la « pseudo-indépendance » du Sénégal, je devrais en principe, écrire quelque chose de positif sur le « sursaut démocratique » de la rue sénégalaise contre le projet – totalement imbécile – de réforme constitutionnelle d’Abdoulaye Wade. Le problème, c’est que rien dans cette « réaction » ne m’inspire la moindre sympathie. C’est comme s’il fallait féliciter le cocu dans le célèbre sketch de Raymond Devos (« j’ai des doutes ») de sa lucidité in extremis : J'ai des doutes !… J'ai des doutes !… Hier soir, en rentrant dans mes foyers plus tôt que d'habitude…il y avait quelqu'un dans mes pantoufles… Mon meilleur copain… Si bien que je me demande si, quand je ne suis pas là… il ne se sert pas de mes affaires ! (….) Alors !… mes pantoufles !… mon pyjama !… ma radio !… mes cigarettes !… et pourquoi pas ma femme pendant qu'il y est !

Le simple fait que ce projet de loi ait existé, qu’Abdoulaye Wade ait eu la folie de le penser, que son gouvernement ait accepté de le présenter au Parlement, qu’il se soit trouvé une majorité de députés pour sérieusement penser à l’adopter (le gros de l’opposition ayant boycotté les dernières législatives, la majorité de Wade à la chambre est absolue) et que de Wade au dernier des parlementaires, tous ces gens aient pensé que les Sénégalais ne feraient rien, qu’il aie fallu attendre le dernier moment pour empêcher le désastre…. Rien, absolument rien dans ce cauchemar n’est à saluer. Ce projet de loi aurait dû, vu l’histoire démocratique de ce pays, être tout bonnement « impensable ». De la même façon qu’un coup d’état militaire en France, la fin de la monarchie britannique ou un Pape Africain sont impensables. Wade l’a pensé. Et ses députés et lui se sont étonnés de la réaction des Sénégalais. Moi aussi, à vrai dire.

J’avais vraiment cru que la stratégie du pot-au-feu avait finalement abouti. La recette est simple : cuisinez un peuple à feu doux, veillez surtout à ne pas le brusquer au départ, mais faites lui avaler à doses de plus en plus fortes, toutes sortes de projets législatifs, économique, architecturaux ou politiques plus abscons les uns que les autres, saupoudrez tout ça d’une fine touche de paternalisme, remuez toujours dans le bon sens, celui de l’exception nationale, Sénégal, lumière du monde et de l’Afrique, pour éviter tout débordement, pensez à corrompre à grandes louchées quiconque a la vélléité de faire usage de sa cervelle et le peuple est enfin prêt à tout accepter. Wade n’a peut-être pas assez corrompu.

Les Sénégalais pensent que le Sénégal, ne concerne qu’eux-seuls. Ils se trompent. Le Sénégal leur est prêté, c’est l’affaire de beaucoup d’Ouest-Africains, pour qui ce pays, le seul de la région n’ayant jamais connu de putsch, est un phare, le métronome. C’est justement pourquoi leur passivité inconcevable au cours des six dernières années, alors qu’il était évident qu’Abdoulaye Wade avait perdu tout sens des réalités et transformait leur pays en une énième satrapie tropicale m’a agacé d’abord, puis bouleversé et enfin anéanti. C’est comme de voir un ami d’enfance devenir opiomane.

Je me demande si les gens se rendent compte du changement : il y a dix ans, le monde se félicitait du sens démocratique des Sénégalais parce qu’ils organisaient une transition politique, pacifique, ordonnée, libérale ; aujourd’hui on devrait applaudir parce qu’il a fallu trois morts et une centaine de blessés pour éviter l’instauration d’une dyarchie héréditaire (de facto) dans leur pays. C’est ça le progrès ?

J’ai longtemps pensé que cette décennie serait celle des aspirations rabougries, le « printemps » sénégalais l’illustre bien, c'est-à-dire sordidement.

Joël Té Léssia

La mort des autres

 

 

 

« on pouvait à n'importe quel moment le saisir le

rouer

de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir

de compte à rendre à personne sans avoir d'excuses à présenter à personne

un homme-juif

un homme-pogrom

un chiot

un mendigot. »

« partir » extrait du Cahier… Aimé Césaire

 

Entre Janvier et Mai 2011, un millier d’Africains sont morts noyés en méditerranée alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Europe[1]. Le 6 mai dernier, un bateau transportant 600 clandestins a fait naufrage, au large de Tripoli, à peine une demi-heure après le départ. On comptait 210 survivants, à peine. En 2006[2], Josep Borrell, alors Président du Parlement Européen s’indignait que 6000 Africains – soit quatre fois le total de personnes décédées dans le naufrage du Titanic – aient trouvé la mort dans leur traversée de l’Afrique vers les Îles Canaries, dans l’indifférence générale. Aujourd’hui encore, les pays de l’Otan membres de la coalition intervenant en Libye se rejettent la responsabilité de non-assistance aux 62 clandestins morts de faim et de soif, « au pied » d’un porte-avions de l’Alliance[3].

 

Et quand elles ne sont pas dues à l’indifférence ou à l’impuissance, ces morts sont littéralement provoquées. Certains pays du Maghreb se sont ainsi fait une spécialité de laisser mourir ou d’abattre des immigrés clandestins originaires d’Afrique subsaharienne: au premier rang de ceux-ci, le Maroc qui en 2005 abandonna un demi millier d’Africains (ils étaient noirs, cela dit, et dans ces cas, contrairement aux chiens, il convient de diviser le chiffre par 7) sans eau et sans nourriture dans le désert[4] et l’Égypte dont les soldats entre janvier 2009 et juin 2010 exécutèrent – oui, exécutèrent –pas moins de 36 clandestins essayant de gagner Israël[5]. Le sort réservé par l’Afrique du Sud aux immigrés zimbabwéen est encore plus infâme, parce que même l’ignoble « excuse » de la couleur de peau, ne joue plus son rôle. C’est dur parfois, d’aimer l’Afrique.

 

La vérité est que tout le monde déteste les clandestins. Les locaux les envient et les méprisent en même temps. Les Occidentaux en font l’origine de tout ce que leurs systèmes politiques, économiques et sociaux ont de déréglé. Les immigrés légaux les fuient comme la peste, par peur de l’amalgame. Les enfants-soldats, les réfugiés, les mutilés, les violés, les « génocidés » et autres damnés de la terre ne l’ont pas cherché. Les clandestins, si, justement. Ils n’avaient qu’à pas risquer leur vie « pour rien ». Ils n’avaient qu’à accepter de « lutter comme tout le monde ». Ils n’avaient qu’à avoir des diplômes. Ils n’avaient qu’à se taper une vieille « peau grattée » en vacances à Joal. Ils n’avaient qu’à apprendre à shooter dans un ballon ou à courir le 4000m steeple. Ils n’avaient qu’à se faire adopter par Frédéric Mitterrand. Ils n’avaient qu’à prendre des armes et mettre leur pays à feu et à sang. Ils n’avaient qu’à préférer mourir chez eux plutôt qu’au large de Ceuta. Ils n’avaient qu’à pas naître au Sénégal.

 

Les Africains ça n’intéresse le monde que lorsque ça offre des enfants à Madonna ou un président aux États-Unis, quand ça donne une occupation à un cinéaste grisonnant amateur d’expresso, quand ça s’étripe dans les rues d’Abidjan, les églises du Rwanda ou les forêts du Congo ; quand ça fait une fellation à un économiste exilé à New York, quand ça permet à un ex-prédateur de l’informatique de se refaire une virginité médiatique, quand ça donne l’occasion d’une bonne photo à un docteur Français, quand ça tend la joue gauche et que ça s’appelle Mandela, quand ça se bat pour des sac de riz, quand ça pourrit du Sida ou du paludisme dans une case au Zimbabwe.

 

Mais quand ça meurt dans le fracas d’une fausse mer, sale, poisseuse parce que c’a voulu une autre vie, parce que ça ne veut pas nourrir les statistiques de l’ONU, parce que ça ne veut pas filer son fric à l’ambassade de France, quand ça jette à la gueule du monde qu’il n’y a plus rien à sauver en Afrique, quand ça « abandonne le navire » (triste métaphore) ça n’intéresse plus personne. Ce n’est pas par hasard que Ben Laden a été confié à la mer. C’est le refuge des réprouvés, des oubliés, des clandestins. La mer c’est les autres.

  

 

L’Afrique et ses minorités (III) : les Lembas d’Afrique du Sud – Diaspora « Israélite » en Afrique subsaharienne

« Et je les ai dispersés parmi les nations, et ils ont été répandus en divers pays »
Ézéchiel 36:19
« Et l'Éternel te dispersera parmi tous les peuples, d'un bout de la terre jusqu'à l'autre bout de la terre; et là tu serviras d'autres dieux que ni toi ni tes pères n'avez connus, le bois et la pierre. »
Deutéronome 28:64
La reconnaissance de la judéité des « Falasha » ou Beta Israël d’Éthiopie est très récente et les polémiques l’ayant entourée sont loin d’être entièrement éteintes. Ce n’est qu’en 1974 que le Grand rabbin Ashkénaze d’Israël Shlomo Goren, rejoint avec beaucoup de réticence la décision prise l’année précédente par le Grand rabbin Séfarade Ovadia Yossef. C’est en 1975 seulement que le Gouvernement d’Yitzhak Rabin leur accorde officiellement le droit du retour (droit qu’a tout juif d’émigrer en Israël). Les Beta Israël sont ainsi officiellement la seule communauté Juive d’ascendance non-occidentale située en Afrique Subsaharienne. Pourtant, et c’est le but de cet article, d’autres communautés ethno-religieuses existent, dispersées, dans cette partie du continent, qui gardent certaines pratiques religieuses, rituelles et sociales proches de certains courants (disparus, anciens ou minoritaires) israélites. Il ne s’agira pas ici de trancher le débat sur leur appartenance ou non à la diaspora israélite, mais simplement de les faire découvrir, notamment la plus emblématique et énigmatique, celle des Lemba d’Afrique Australe. L’objectif étant comme dans les précédents articles de cette série, d’insister sur l’appartenance et l’intégration de l’Afrique subsaharienne aux grands mouvements historiques, culturels et sociaux mondiaux, en allant à contre courant de l’exceptionnalisme séparatiste africain.
Les Lembas d’Afrique du Sud
Il existe en Afrique du Sud aujourd’hui deux communautés « Israélites » : celle reconnue, officielle de Juifs prépondéramment orthodoxes et sionistes, descendants de Juifs Lituaniens1, installés en Afrique du Sud par vagues successives depuis le XVIème siècle et forte d’environ 180.000 membres et les Lembas ou « Juifs de Kruger »2 – groupe tribal Bantou fort de quelques 70.000 membres, installés au Zimbabwe, en Namibie et majoritairement au Venda, territoire situé au Nord du Transvaal, en Afrique du sud, dont l’emblème est l’éléphant de Judée entouré d’une étoile de David, s’autoproclamant d’ascendance israélite et vénérant un Dieu unique « Mwali »3 .
« Nous sommes venus de Senna, nous avons traversé Pusela et nous avons reconstruit Senna. A Senna ils moururent comme des mouches. Nous sommes venus de Hundji à Shilimani, de Shilimani à Wedza. Nos tribus partirent à Zimbabwe. (…) Nous sommes arrivés à Venda, menés par Salomon. Baramina était notre ancêtre »4 Ndinda – chant traditionnel lemba
Selon leur tradition orale les Lemba auraient quitté la Judée, comme beaucoup de juifs à l’époque du roi Salomon et de la reine de Saba, il y a de 2500 ans. Ils se seraient installés à Senna (Sanāw, dans la région de l’Hadramaout- Yémen), vallée paradisiaque « irriguée et riche grâce à un barrage qui aurait cédé il y a un millier d'années, inondant le pays et obligeant ses habitants à partir. Les exilés traversèrent Wadi Al Maslah', puis s'embarquèrent au port de Sayhout, avant de débarquer sur la côte orientale africaine5». Certains partirent vers le Nord en Éthiopie (Falashas); d'autres vers le Sud (Lembas)6.
Les Lembas observent des règles assez similaires au judaïsme : interdiction de la consommation de porc, de poisson sans écailles et autres animaux « impurs » ; les femmes doivent subir un rite de purification pendant leur période menstruelle et après l’accouchement ; ils procèdent à un abattage rituel et vident l'animal de son sang ; viande et lait ne sont pas mélangés; leurs garçons sont circoncis le huitième jour ; Ils enterrent leurs morts allongés la tête vers le Nord ; Ils observent un repos hebdomadaire et célèbrent le premier jour de la nouvelle lune en se rasant la tête; les mariages extra-tribaux sont extrêmement contrôlés ; une étoile de David est gravée sur leurs pierres tombales. Même les noms des différents clans ont des intonations sémitiques : Sadiki, Hasane, Hamisi, Haji, Bakeri, Sharifo, Saidi…
Bien que se considérant eux-mêmes comme « Juifs », et ayant toujours été identifié par leurs voisins comme « différents » ou possédant des aptitudes (médicales, artistiques, artisanales) spécifiques, le statut des Lemba comme « Juifs » au sens Halachique (normes juridiques, sociales rituelles Juives) n’est pas du tout reconnu. Et un fort syncrétisme rituel a bien évidemment eu lieu au fil des siècles (excision) séparant les pratiques « religieuses » Lembas de ce qui constitue aujourd’hui le cœur du judaïsme officiel. Des tests ADN effectués au cours de la dernière décennie plaident néanmoins en faveur de l’hypothèse sémitique…
Une étude effectuée en 1996 – et confirmée par d’autres dans les quinze années suivantes – par le Dr. Karl Skorecki, spécialiste en génétique des populations, montra qu’une mutation particulière du chromosome Y, très répandue chez les Cohen, membres du clergé hébreu (chez environ 80% des Conahim rassemblés pour la prière rituelle sur l’esplanade du Mur du Temple), descendants supposés en ligne patrilinéaire de Aaron, frère de Moïse, servant aujourd’hui comme « marqueur génétique » israélite, est présente chez les Lemba7. Ce marqueur présent chez environ 56% des Cohen Séfarades, contre 5% dans la population israélienne, se retrouve chez 9% des Lembas et 54% du clan Buba, considéré comme celui des « prêtres » de la tribu8
Si cela ne constitue, bien évidemment, en rien, une preuve absolue du caractère « israélite » de la Tribu Lemba, il n’en demeure pas moins, que cet écheveau d’indices place les Lembas parmi les membres putatifs des Tribus perdus d’Israël.
D’autres communautés existent sur le sous-continent qui mériteraient un intérêt plus soutenus :
Les descendants supposés des juifs de Tombouctou (Rabbi Mordechai Aby Serour sur la photo);
Les Juifs Abayudaya vivant près de Mbale en Ouganda, héritiers d’Ougandais convertis à la suite de leur chef tribal Semei Kakungulu en 1919 et qui pratiquent aujourd’hui un judaïsme proche de celui des orthodoxes9.
Tous ajoutant leur pierre autant à l’étonnante mosaïque qu’est l’Afrique contemporaine qu’à l’incroyablement complexe histoire du peuple Juif.
 
Joël Té Léssia


1: http://www.scatteredamongthenations.org/pages/nations/africa/southaf.html
2 Appelés ainsi à la suite de l’ancien président du Transvaal Paul Kruger, premier à identifier des « traits » israélites dans les coutumes de ce peuple.
5:Idem.

4 idées reçues sur la Côte d’Ivoire

1.       La Capitale politique de la Côte d’ivoire est… Yamoussokro

Faux. Abidjan est et reste le cœur économique comme le centre essentiel du pouvoir politique. Il a fallu la prise d’Abidjan pour installer Ouattara au pouvoir. Indice capital : la base militaire française, le 43ème BIMA est installée à Port-Bouët, pas à « Yakro »… Une des lubies d’un déjà sénile Houphouët Boigny a été de transformer sa ville natale en « capitale » du pays. L’hideuse basilique Notre dame de la paix de Yamoussokro – à égalité peut-être avec le soviétisant Hôtel des Députés – est l’une des pires reliques de ce travers mégalomaniaque. Ce projet n’a eu qu’un seul impact réel : enrichir l’architecte Pierre Fakhoury. Des épidémies de fièvre jaune en 1899 et 1904 ont poussé l’administration française à déplacer la « capitale » administrative de Grand-Bassam à Bingerville, la première restant « capitale économique ». L’essor d’Abidjan à la fin des années 1920 a motivé le transfert du cœur politique vers ce qui devenait le centre économique. Abidjan remplaça d’un coup Bassam et Bingerville. Yamoussokro ne « rassemble pas les Ivoiriens ». C’est simplement le symbole du différencialisme ethnique et du complexe de supériorité Baoulé qu’Houphouët et le PDCI-RDA ont imposé à ce pays, des décennies durant. Et un gouffre financier pas possible. Inutile au demeurant.

2.      La crise ivoirienne est née des tensions ethniques et religieuses

Faux. La crise ivoirienne est essentiellement un conflit politique et économique – accessoirement générationnel dans ses derniers développements. Les dimensions ethniques, d’abord, puis religieuses n’ont été rajoutées qu’à la fin, comme potentiels signes de ralliements. Il y a dans l’ordre quatre responsables : Houphouët-Boigny, Henri Konan Bédié, Alassane Ouattara et Simone Gbagbo. Le premier a distillé le mensonge, bénin à l’origine, du groupe Akan et de l’ethnie Baoulé comme peuple fondateur du pays. Les livres d’histoire avaient beau rappelé, en annexe, que ce pays était d’abord une terre d’immigration, les mythes fondateurs baoulés ont servi, depuis toujours, de roman historique national. Le second a trouvé là un terreau fertile qu’il utilisa pour éliminer son adversaire politique le plus important Alassane Ouattara. Il a par la suite procédé à une ethnicisation de l’armée, de la fonction publique et de l’économie. Il a baptisé cette baouléisation du pays, Ivoirité, avec le succès que ce concept a eu par la suite. Pour combler le tout, cette hérésie s’est doublée d’une corruption et d’une brutalisation de la société, sans précédent. Je crois fermement qu’Alassane Ouattara est lié aux coups d’état de 1999 et de 2002, activement d’abord puis de façon plus passive ensuite.

À défaut de démontrer les faiblesses et imbécillités du plan Bédié (« la Côte d’ivoire aux Ivoiriens » ; Alassane Ouattara – ancien premier ministre – n’est pas Ivoirien, etc.), il a repris l’antienne à son compte (« on ne veut pas que je sois Président parce que je suis Nordiste »), avec le succès qu’on connaît. Les époux Gbagbo ont par la suite saupoudré la resucée ethniciste d’une dernière couche religieuse, élus du peuple, mais aussi de Dieu, ils protègent la nation des envahisseurs non-chrétiens, etc. Le conflit générationnel intervient en supplément, il n’est pas étonnant que Soro Guillaume comme Blé Goudé soient tous deux anciens secrétaires généraux de la FESCI (syndicat puis milice étudiante), et que tous deux aient opté pour la voie radicale puis militaire, au détriment d’une approche réformiste du changement politique : les caciques ne cédant pas la place, il fallait bien tuer le père.

Les problèmes réels (conflits terriens, tensions locales liés à ces questions de terre, chômage, corruption, népotisme etc.) n’ont servi qu’à donner un semblant de légitimité à ces conflits politiques et n’ont de fait jamais été pleinement confrontés par aucun des « belligérants ». Les divisions religieuses et ethniques du pays ont été de formidables cache-misère intellectuels et outils de propagande – au pire, de bien utiles adjuvants, mais jamais la cause de la crise ivoirienne.

3- Le défi principal d’Alassane Ouattara sera de « réconcilier les ivoiriens »

Faux. Les Ivoiriens ne se réconcilieront pas. Ils pourront « vivre ensemble », dans un pays apaisé, pacifié, sécurisé. La politique détruit tout ce qu’elle utilise mal. Je crois que l’innocence avec laquelle, l’essentiel des relations entre communautés ethniques (je préfère « régionales », plus précis à mon sens) se déroulait ne sera jamais restaurée. Quelque chose a été brisée durant ces dix années de conflits que rien ne réparera, en tout cas pas durant les cinq ou dix ans qu’Alassane Ouattara passera au pouvoir. Sa tâche primordiale – au-delà de la sécurisation et du désarmement des milices non-intégrables dans les FRCI ou l’ex-rébellion, terme que je préfère – sera de relancer l’économie. Tant qu’il y aura des centaines de milliers de jeunes désœuvrés, sans éducation, sans perspective aucune de trouver un emploi, politiciens et chefs de guerre trouveront le moyen de transformer la moindre étincelle en enfer. Que Gbagbo soit jugé ou non, condamné ou pas, exécuté ou en exil est accessoire. Plus personne ne croit encore à la justice ivoirienne, encore moins à l’ersatz de justice, punitive, à charge, typiquement de vainqueur, que propose le gouvernement Ouattara. Tout le monde sait que les 800 morts de Duékoué resteront sans noms, leurs bourreaux aussi. S’attarder sur ces détails conduirait à perdre un temps et un capital politique précieux. Créez des emplois, des emplois, des emplois, Monsieur le… Président !

4- « Découragement n’est pas ivoirien » !

Vrai.

Joël Té Lessia

L’Afrique et ses minorités (II): les homosexuels en Afrique

Le parlement Ougandais a clos sa session ordinaire 2011 sans parvenir à faire voter le projet de loi déposé par le député David Bahati, le 14 Octobre 2009 visant à réprimer encore plus durement l’homosexualité en Ouganda. Les principales mesures proposées initialement étaient les suivantes :
• Gays et lesbiennes reconnus coupable d'avoir des rapports sexuels homosexuels seraient condamnés, au minimum, à la prison à vie.
• Séropositifs et malades du Sida ayant des pratiques homosexuelles pourraient être exécutés.
• Les homosexuels ayant des relations sexuelles avec un mineur, ou ayant eu plus d’une relation  homosexuelle peuvent également recevoir la peine de mort. [1]
• Interdiction de la "promotion de l'homosexualité».
• Toute personne connaissant des homosexuels ou témoin de pratiques homosexuelles est tenue d’en informer les autorités en moins de 24 heures, sous peine d’encourir jusqu’à trois ans de prison.[2]

L’homosexualité est déjà illégale en Ouganda et punie de 14 ans de prison. Le projet de loi dans sa forme initiale aurait rapproché l’Ouganda de la Mauritanie, et de certains Etats du Nord du Nigeria et du Soudan, où l’homosexualité est déjà punie par la peine capitale. L’Afrique subsaharienne, il convient de le rappeler, n’est pas seule à développer cette obsession haineuse, proprement moyenâgeuse à l’encontre des homosexuels – en Europe, aux États-Unis, dans le monde Arabe, en Chine, en Inde, en Amérique latine et ailleurs, il existe encore de farouches résistances et oppositions à l’homo ou bisexualité. C’est pourtant le continent qui dans son ensemble, a, de loin, les lois les plus sévères à l’égard des homosexuels[3]. La situation s’est considérablement dégradée au cours de la dernière décennie. Trente-huit pays africains sur cinquante-trois condamnent l’homosexualité d’une façon ou d’une autre [4]. Même en Afrique du Sud, seul pays de la région à reconnaître le mariage gay, il n’est pas rare que des lesbiennes soient victimes de « viols correctifs ». [5]

La « question de l’homosexualité » est un sujet, à la base, assez ennuyeux et secondaire. Les pratiques intimes de personnes consentantes n’ont pas lieu d’être discutées sur la place publique, ni de devenir un handicap dans la vie sociale, professionnelle ou même familiale de qui que ce soit. Il ne s’agira pas ici de reprendre ce débat rendu complexe par la radicalité des positions et sentiments qu’il déclenche, mais plutôt d’évoquer un des aspects de la question, mis en évidence par l’initiative parlementaire en Ouganda : l’inafricanité de l’homosexualité.
Cet élément, dans le débat en Ouganda, est allé de paire avec l’abominable mensonge selon lequel les homosexuels Ougandais entendaient « recruter et ‘convertir’ à l’homosexualité un million d’enfants »[6]. Plusieurs leaders religieux et politiques africains – au premier rang desquels les très réservés Robert Mugabe et Olusegun Obasanjo ou les archevêques Robert Sarah et Charles Palmer-Buckle – ont par le passé, repris à leur compte l’antienne de l’irréligiosité, de la non-africanité et de l’importation depuis l’Occident des pratiques homosexuelles.
Tout est risible dans ses déclarations. Est-il idée (ou idéologie) moins africaine, typiquement importée de l’Occident que le Christianisme ? Pourtant, aucun de ces « penseurs » ne voit l’incongruité d’un recours aux valeurs chrétiennes contre l’homosexualité. De plus, leur ignorance réelle ou feinte de l’histoire du continent a de quoi surprendre. Des relations homosexuelles à la Grecque ont existé dans les sociétés traditionnelles d’Afrique subsaharienne bien avant l’arrivée des explorateurs. Chez les Zandé d’Afrique centrale ou les Fon de l’ancien Dahomey, chez les Tswana ou les Ila, Thonga, Naman d’Afrique australe [7] des rites, comportements et pratiques homosexuelles et lesbiennes ont été largement répertoriés et documentés [8]. Il en est de même chez les Hausa du Nigeria ou les Maale du sud de l’Éthiopie, les Nyakakusa en Tanzanie, les Ovimbundu en Angola, chez les Swahili de la région de Mombasa tout comme au Lesotho des pratiques transgenres et transsexuelles sont également identifiées [9]. Il n’y a, de fait, rien de typiquement non-Africain dans l’homosexualité. En Ouganda même, le Roi Mwanga II ordonna le massacre entre 1885 et 1887 de missionnaires chrétiens dont les 22 martyrs Ougandais canonisés en 1964 par Paul VI, en partie, parce qu’ils dénonçaient les pratiques homosexuelles en cours au palais. Pour le président Ougandais ces martyrs sont la preuve… que l’homosexualité est contraire aux traditions du pays [10], lecture paradoxale s’il en est.

Tout cela serait simplement méprisable et négligeable si des vies humaines n’étaient pas en jeu ou si ce climat de mensonge – le pasteur Ougandais Martin Ssempa allant jusqu’à présenter des vidéos pornographiques scatologiques comme exemple des pratiques homosexuelles ordinaires [11] – et de haine ne débouchaient pas déjà sur des appels au meurtre – le 09 octobre dernier, un journal Ougandais publiait sa liste de cent personnalités homosexuelles sous l’injonction « pendez-les ! » [12].
Il y a ici quelque chose qui renvoie à la mythologie de l’exceptionnalisme africain. Qu’elle soit positive ou négative, l’idée sous-jacente est néfaste. L’Afrique aurait ainsi, par son exceptionnalité historique et culturelle, le droit de se départir des règles juridiques, morales et logiques qui régissent le reste du monde. Que ce soit dans le domaine économique, culturel et politique toutes les expériences fondées sur ce particularisme ont échoué. La reconnaissance et la protection des droits des homosexuels, l’acceptation généralisée de leurs pratiques et choix de vie est souvent un long et tortueux cheminement, qui est loin d’avoir abouti même dans les pays occidentaux les plus libéraux. Il n’est pas question de tenir l’Afrique à des critères moraux ou juridiques plus sévères. La protection des minorités a toujours été un test de l’état d’une civilisation. C’est un examen que l’Afrique est en train de rater.
La question de l’homosexualité est elle-même accessoire mais elle met en évidence, dans nombre de pays d’Afrique subsaharienne, autant chez les hommes politiques que dans les opinions publiques, une incapacité profonde à reconnaître et accepter l’universalité des droits de l’homme. En filigrane, ce qui se lit c’est qu’eux-aussi, sont, quelque part… inafricains. Il est impossible d’esquiver le sujet des minorités homosexuelles en Afrique tout en prétendant tenir aux Chartes internationales des droits humains.
 

Joel Té Léssia

[1] Suite à d’intenses pressions internationales, la prison a perpétuité a été substituée à la peine de mort, laissant ainsi ouverte la possibilité que les condamnés puissent… « guérir » (Uganda lawmakers remove death penalty clause from anti-gay bill : http://articles.latimes.com/2011/may/12/world/la-fg-uganda-gays-20110512)

[2] http://articles.cnn.com/2009-12-08/world/uganda.anti.gay.bill_1_gays-death-penalty-aids-prevention?_s=PM:WORLD

[3] Idem p.7

[4] State-sponsored  Homophobia : A world survey of laws prohibiting  same sex activity between  consenting adultshttp://old.ilga.org/Statehomophobia/ILGA_State_Sponsored_Homophobia_2010.pdf

[5] http://www.msnbc.msn.com/id/39742685/ns/world_news-africa/t/gays-uganda-say-theyre-living-fear/

[6] http://www.npr.org/2011/05/12/136241587/author-of-ugandas-anti-homosexuality-bill-gives-defense

[7] http://www.afrik-news.com/article16397.html?artpage=3-3

[8] Stephen O. Murray. Homosexuality in “Traditional” Sub-Saharan Africa and Contemporary South Africa, http://semgai.free.fr/doc_et_pdf/africa_A4.pdf

[9] http://www.glbtq.com/social-sciences/africa_pre,2.html

[10] http://articles.sfgate.com/2010-06-09/news/21902413_1_ugandan-government-anti-gay-openly-gay-episcopal-bishop

[11] http://www.youtube.com/watch?v=euXQbZDwV0w

[12] http://news.change.org/stories/ugandan-tabloid-tells-people-to-hang-homosexuals

Quand elles disent non…

Que la victime présumée dans ce qu’on appelle « l’Affaire DSK » – ‘affaire’ est avec ‘événement’ le mot le plus français au monde, il est simple, rapide et peut servir à tout, pour ne pas dire « viol », « tragédie », « drame », il suffit de dire affaire et… l’affaire est dans le sac – soit immigrée, Guinéenne, mère célibataire et femme de chambre est une bien étrange occurrence.

J’entends bien, de loin, le grognement impatient du chœur phallocrate : « il ne faut pas aller plus vite que la musique » ; la justice américaine « démêlera bientôt le vrai du faux » et nous dira ce qui s’est réellement passé dans cette suite d’hôtel ; « qu’est-ce qu’il reste de l’honneur d’une femme qui a cédé » ? « Quand on refuse ne dit-on pas non ? » ; etc. Oh, ils « compatissent » évidemment ! Et sont conscients de la « douleur que ça peut être ». Mais nous le savons tous depuis la Rochefoucauld « Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui ».

En vérité, peu importe ce qu’il advint dans cette pièce, la leçon qu’enseignent cette plainte et le procès qui en découlent est politique et n’épargne personne. Une Africaine exilée « derrière l’eau » élève sa fille seule et mène une vie sous le radar, paisible, consciente de l’extrême fragilité de sa situation. Une employée modèle travaille de longues heures dans une des villes les plus chères du monde au service des hommes les plus aisés de notre temps. Une femme avec sa voix de femme, son regard et ses seins de femme s’est retrouvée seule dans la chambre d’un homme inconnu, plus fort, plus décidé qu’elle. Une femme a jugé que son intégrité physique et morale a été bafouée. Ces femmes demandent que la vérité soit dite et justice rendue.

Face aux puissants, aux riches les démunis, les étrangers, les esseulés, les femmes cèdent et se taisent. Ici, une femme pauvre, sans diplôme, abandonnée, à l’étranger a décidé de ne pas se taire face à l’un des hommes les plus puissants de la planète, là où apparemment beaucoup d’autres on fait contre mauvaise fortune bon cœur – on finit bien par embrasser ce contre quoi on ne peut plus résister, c’en est vrai de l’alcool comme du sexe.

Il est intéressant de noter que le déferlement machiste qui a suivi, en France, l’annonce de l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn a étrangement cessé lorsque l’ethnicité de la victime présumée a été révélée. Il semble ancré, quelque part, dans l’inconscient collectif qu’une femme noire qui dit avoir été violentée ne peut mentir ou faire partie d’une quelconque cabale. On ne doute pas de l’orphelin qui, en pleurs, jure avoir revu sa mère. Je ne sais si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle.

Je pensais entamer cette chronique par une boutade : « je me demande si le fait que l’acte dont on accuse DSK se soit déroulé sur le lieu de travail de la victime présumée suffit à le faire requalifier en accident du travail et si Sofitel peut refuser de lui payer l’heure non-travaillée»… J’y ai renoncé, le cœur n’y est pas, je n’arrive pas à écrire de manière légère sur ce sujet. Pourtant et je sais que ce je vais écrire est abominable, mais je suis encore plus ému par le fait que cette attaque présumée ce soit produite pendant que cette femme exerçait son boulot et non dans une rue quelconque dans Harlem. Le message que cela renvoie est atroce : même lorsqu’elles essaient d’être autonomes, de s’assumer financièrement et de mener leur vie comme elles l’entendent, les femmes ne sont que des femmes – vierges, mères, putains mais rien d’autre.

Ce que, personnellement, je reproche le plus à Dominique Strauss-Kahn, c’est de m’avoir pendant quelques instants fait regretter d’être un homme.

Joël Té Léssia

L’Afrique et ses minorités : (1) Situation des Albinos en Afrique

Parler de « minorités » en Afrique ne va pas de soi. D’abord parce que ce terme a été confiné, dans le discours contemporain, aux situations spécifiques de communautés ethniques, religieuses, culturelles ou sociologiques vivant en Occident. Ensuite, parce que l’histoire politique du continent reste encore profondément marquée par les affres des pouvoirs minoritaires (coloniaux, raciaux, ethniques, religieux, économiques etc.). De fait, la « protection des minorités » apparaît moins urgente que la « défense contre les minorités ». Si l’on entend bien qu’il faille protéger les populations Pygmées d’Afrique Centrale, défendre la « minorité » Afrikaner d’Afrique du Sud paraît moins évident. Enfin, parce que la prise en compte des  minorités apparaît bien souvent comme un luxe. Les droits des minorités seraient des privilèges surnuméraires, des caprices dont la satisfaction paraît moins urgente que, par exemple, l’urgence de lutter contre le VIH ou la pauvreté.

La série d’articles que propose TerangaWeb entend pourtant démontrer que le sort réservé aux minorités en Afrique – comme ailleurs – est un puissant révélateur, un miroir grossissant des travers, faiblesses et impasses, de l’état général d’une société, d’un continent. Nous montrerons que la situation des Albinos dans certains pays africains est intrinsèquement liée aux questions d’éducation, de santé publique et de protection des Droits de l’Homme. Nous explorerons les ramifications économiques, politiques et sociales du statut réservé aux groupes ethniques minoritaires ou indigènes. Nous verrons ce que la persécution des homosexuels peut enseigner sur l’état de la laïcité, le respect des normes constitutionnelles ou même l’influence des États occidentaux, de l’Union Africaine ou de l’ONU en Afrique.

Situation des Albinos en Afrique

La mutation génétique qui cause l’albinisme, étrangement, est l’une de celles qui permirent la colonisation de l’Europe par l’homme moderne, il y a 35.000 ans[1]. Sous le climat glacial de l’époque, faiblement éclairé, la peau noire de l’homo sapiens sapiens l’empêche de produire suffisamment de vitamine D, nécessaire à la minéralisation des os. L’altération de sa capacité à produire de la mélanine (qui pigmente la peau, des cheveux et des yeux, entre autres), « évolution » qui se fera sur 10.000 ans lui permit de s’adapter à cette région – et explique aujourd’hui, une grande partie de la différence phototypique de l’humanité. Dans le même temps, La mélanine aide à protéger des rayons ultraviolets. Son absence expose à des complications médicales graves : photophobie, baisse de l'acuité visuelle, myopie incorrigible par des lunettes, hypopigmentation de la rétine et de l'iris, nystagmus pathologique (mouvements spontanés et involontaires des yeux) et risques accrus de cancers cutanés[2].

L’incapacité à produire de la mélanine (définition simplifiée de l’albinisme) fut une bénédiction pour l’homo sapiens sapiens lors de la conquête de l’Europe. Aujourd’hui encore, dans les pays occidentaux, les personnes souffrant d’albinisme peuvent bénéficier des soins et de l’attention médicale nécessaires et mener des vies relativement ordinaires – l’espérance de vie des Albinos en Occident est sensiblement égale à celle du reste de la population. Tel n’est pas le cas en Afrique où aux ennuis médicaux s’ajoutent préjugés, croyances archaïques et danger de mort.

Entre 2007 et 2009, une soixantaine d’albinos ont été exécutés et démembrés au Burundi et au Kenya. Ces homicides ont poussé plus de 10.000 Tanzaniens, Kenyans et Burundais souffrant d’albinisme à abandonner leurs villages pour se réfugier en zones urbaines ou vivre en cachette[3]. L’origine de ces persécutions est aussi simple que sordide : des croyances traditionnelles attribuent des vertus magiques au sang et aux organes des albinos, intégrés à des décoctions et potions rituelles, ils permettraient de réussir en affaires, de gagner le cœur de l’être aimé, voire… de remporter des élections. On évaluerait ainsi, en Tanzanie, à 1000 dollars, une main d’albinos, un corps entièrement démembré et revendu pouvant rapporter jusqu’à 75.000 dollars[4]

La tentation est forte d’arrêter l’analyse au caractère abject et proprement horrifiant de ces actes. Il est nécessaire pourtant de l’élargir, d’abord à la question de « l’altérité », de sa compréhension et de son acceptation en Afrique, ensuite à la dimension marchande que ces croyances acquièrent dans certains pays, et enfin au problème plus général que pose la persistance de croyances animistes en Afrique contemporaine (« voleurs de sexe », « maris de nuit », sorcellerie, etc.).

Même lorsqu’il n’est pas aussi tragique que dans les cas évoqués plus haut, le sort des Albinos est loin d’être enviable. Le rejet par son père, à sa naissance, du chanteur Malien Salif Kéita est emblématique de la situation de nombre d’albinos Africains, souvent marginalisés, élevés dans la plupart des cas par des mères seules, soupçonnées, comme toujours, d’être à l’origine de cette « anomalie[5] », pauvres, n’ayant pas accès au suivi médical indispensable vu leur vulnérabilité et n’ayant pas pu bénéficier d’une scolarisation même élémentaire. Au fardeau de la maladie s’ajoute celui de la discrimination sociale. L’altérité n’est pas comprise, ni acceptée. Les Albinos ne sont «ni Blancs ni Noirs », ils ne sont pas « reconnus » : ils sont rejetés. À un problème de santé publique – la nécessaire prise en charge médicale des complications dues à l’albinisme – s’ajoute une crise d’éducation « à l’autre » – d’éducation tout court.

Le cas des minorités albinos questionne également la mansuétude teintée de condescendance envers l’inconcevable persistance de croyances, rites et pratiques animistes en Afrique subsaharienne au XXIe siècle. Si les lynchages sporadiques de soi-disant « rétrécisseurs de sexe[6] » n’ont pas suffi à alerter les autorités publiques en Afrique, sur la nécessité de mettre en place des programmes de sensibilisation à grande échelle sur l’inanité et la dangerosité de telle croyance, peut-être que les massacres d’Albinos en Afrique de l’Est les en convaincront. Ceci est d’autant plus urgent que l’animisme s’adapte et évolue. Ainsi, la pandémie du VIH/Sida a fait naître une nouvelle croyance au Zimbabwe : avoir des rapports sexuels avec une femme souffrant d’albinisme guérirait de la maladie[7]

La monétarisation et la marchandisation de ces croyances est certainement l’un des aspects les plus étonnants et effarants des exactions commises contre les Albinos en Afrique de l’Est. La prégnance de superstitions archaïques sur les populations de ces pays, le difficile rapport à l’altérité ont certainement servi de terreau à la transformation de « simples » préjugés animistes en folie meurtrière. L’appât du gain a fait le reste, parfois, aux limites de l’imaginable. Des cas d’enfants Albinos vendus par leurs parents, livrés par ceux-ci à une mort certaine et ignominieuse ont été reportés. La pauvreté n’explique pas tout mais lorsque certaines conditions sont réunies, elle peut mener à tout.

Comme souvent confrontés à des problématiques complexes quoique pressantes, les responsables politiques choisissent la solution la plus sommaire. Ainsi, la réponse trouvée à cette barbarie est une autre barbarie : le gouvernement Tanzanien punit les attaques contre les albinos par… la peine de mort.

Joël Té Léssia



[5] Alors que l’albinisme est dû à des mutations génétiques récessives, c'est-à-dire qu’il faut que les deux parents soient porteurs du gène malade pour qu'il y ait une possibilité -une chance sur quatre en fait- que l'enfant soit albinos.

[6] Ce trouble psychologique caractérisé par la conviction ou la sensation que le pénis est en train de se rétracter dans l’abdomen, connu sous le nom de « Koro » (http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/21511718 )  n’est pas spécifique aux Africains. Il a été d’abord identifié et étudié en Chine.

Parlez-moi de courage….

Le futur ? Je préférais celui d’avant
J-M. Gourio, Brèves de comptoir
 
Je n’ai jamais été, je l’avoue d’emblée, très courageux. J’ai failli mourir comme un con, pendu à quatre cents mètres du sol, à la sangle d’ouverture automatique d’un parachute, parce que tremblant de peur j’avais trébuché juste avant la sortie. J’ai fait semblant d’être « de gauche » pendant deux ans à mon arrivée à Poitiers, parce que ça passait mieux. J’ai cru en Dieu, trois fois par an, jusqu’au bac, juste avant les examens de fin de semestre et la remise des prix, parce que ça marchait.  J’ai attendu une semaine, après le début des récents affrontements à Abidjan, avant d’appeler ma famille parce que je craignais que personne ne me réponde. Pire : la dernière fois que je me suis battu, c’était il y a trois ans. Avec une fille, qui plus est. J’ai gagné, évidemment. On a les victoires qu’on peut.
 
Et à la façon du boutonneux- puceau de fond de classe qui arrive à se convaincre que le sexe c’est sale et que Dieu l’interdit, je m’étais fait une théorie très personnelle sur ce point : ‘on compense l’absence de génie par ce qu’ils appellent vulgairement la « Bravoure »’. Ça m’a pas mal servi. Plutôt que d’admettre qu’à tout prendre on aimerait bien ne pas se faire écraser la gueule contre le mur, il suffit juste de dire « je ne crois pas en la violence ». L’autre a l’air ballot pendant deux secondes et plutôt qu’une vraie raclée on s’en sort avec une claque. Plutôt que de finir en loques, sans chaussures, les lèvres en sang, dans le sable de la cour de récréation, il suffit juste d’ignorer l’abruti qui gueule « ta mère con » juste à sa droite – « quand je lis Baudelaire, je n’entends rien d’autre que sa voix ». Et d’autres conneries du même genre.
 
Maintenant que je suis trop vieux pour la chicane – si à vingt-deux on en est encore à se mettre sur la gueule, c’est qu’on a raté sa vie – ; trop amoureux de la vie pour mourir « pour mon pays » ; des femmes pour me battre pour elles ; et c’est maintenant que je regrette un peu le « courage » d’avant.
 
Avant, les dictateurs et autres « hommes à poigne » avaient le ‘courage’ de se suicider, aujourd’hui ils prennent un avocat. Il n’y a pas longtemps encore, les « Braves » étaient ceux qui mourraient à la guerre pour des causes auxquelles ils croyaient. Aujourd’hui, les « vrais hommes » sont ceux qui envoient mourir des jeunes désœuvrés pour des idées auxquelles plus personne ne croit. Hier encore, le courage c’était de pardonner aux bourreaux de la veille, aujourd’hui c’est d’assurer que la « torture, ça marche ». À l’époque, avoir le « courage de ses idées » c’était d’écrire le Discours sur le Colonialisme, aujourd’hui c’est de pondre celui de Dakar. Il y a une trentaine d’années, en Ouganda, les plus courageux combattaient Amin Dada, aujourd’hui ils tabassent des homosexuels. Le courage avant c’était de cacher des Juifs aujourd’hui c’est de dénoncer des sans-papiers. Avant le courage c’était de tuer pour Dieu, aujourd’hui c’est de… tuer pour Dieu en passant à la télé.
 
Avant le courage c’était d’imaginer le futur, aujourd’hui c’est de regretter le passé. Serais-je, sur le tard, devenu courageux, moi aussi ?

Joël Té Léssia

Jacques, l’idéaliste

On imagine bien que ce n'est pas dans les Saintes Ecritures que j'essaie de trouver réconfort, ces jours-ci. Ni dans la compagnie des femmes. Ni dans l'alcool – je sais, personne ne me croira mais c'est vrai. Non, je me suis remis à la lecture. 

Chacun son truc. Quand il s'ennuie, Jean Ping voyage aux frais de l'Union Africaine. Dans leur temps libre Amilcar Cabral et Agustino Neto écrivaient des poèmes d'une niaiserie géniarde à faire pleurer des poules; Hitler peignait des personnages de Walt Disney; Abdoulaye Wade convoque la presse; moi, je lis.

 

J'ai retrouvé, la semaine passée, une très vieille version d'Agape des dieux, pièce de l'écrivain et homme politique Malgache Jacques Rabemananjara. C'est comme de retrouver une femme qu'on a aimée jadis. Elle a "mûri". La peau est moins ferme mais son parfum plus enivrant. Une de mes premières émotions littéraires. Je me souviens de nuits entières passées à lire et relire les mêmes passages, vers lesquels je retourne encore avec le même bonheur, inaltéré :

·                     Le bonheur ! Encore un mythe que chacun se forge et conçoit à sa manière.

·                     Imitez le zébu blessé, il beugle mais n'en broute pas moins.

·                     Si les murs d'une prison pouvaient crier, si les cellules d'arrêts, les salles de garde et de torture témoigner, l'on ne serait guère fier d'appartenir à ce genre particulier d'animaux féroces désignés sous le nom d'hommes.

·                     Le bonheur authentique ne s'explique, il nous empoigne à l'improviste pour mieux  nous éblouir de sa nouveauté, et il nous rompt l'entendement pour nous épargner les instances de la raison.

·                     Coutume ! coutume ! encore de ces inventions imbéciles que des ancêtres scrofuleux, pris de colique ou de cocasserie mystique avaient caprice d'éditer, d'imposer à la bauderie de leur progéniture !

·                     Jamais est un mot rigide, sans boucle ni rondeur, un mot interdit, à rayer du dictionnaire pour qui s'apprête à faire son entrée dans le monde.

Rabemananjara occupe une place à part dans le mouvement de la Négritude. Une tonalité différente, ni la voix brutale et exaltée de Césaire, grandes orgues et karyenda, ni l'humour tranchant et blessé de Damas, ni le lyrisme piéton de Senghor. Sa poésie habite une douleur dominée, ironique. La réalité est tenue à bras le corps, secouée, raillée. Surtout quand elle est brutale. Tout est à sauver chez Rabemananjara. Commencez par Antsa, sublime chant d'amour à une terre, au sang versé qui ne sait pas s'évaporer, à la liberté surtout :

Madagascar !

Qu’importent le hululement des chouettes,

le vol rasant et bas

des hiboux apeures sous le faîtage

de la maison incendie ! oh, les renards,

qu’ils lèchent

leur peau puante du sang des poussins,

du sang auréole des flamants roses !

Nous autres, les hallucines de l’azur,

nous scrutons éperdument tout l’infini de bleu de la nue,

Madagascar !

La tête tournée a l’aube levante,

un pied sur le nombril du ponant,

et le thyrse

planté dans le coeur nu du Sud

Jacques Rabemananjara est décédé en 2005. Isaïe Biton Coulibaly est toujours vivant.

Joël Té Léssia

Itinéraire d’un mécréant

Je me suis toujours demandé d’où m’était venue l’incroyance, à partir de quel moment, pour quels motifs, dans quelles circonstances, avais-je cessé de croire ?

Il aurait pu s’agir d’un moment de tragique lucidité ; un dimanche matin, « Le Jour du Seigneur » passe à la RTI, on voit la procession et on se dit « non, c’est vraiment trop con ! » et c’est fait, adieu Pierrot, Prêtres et Chanoines ?

Une soudaine indignation morale : dans la vie ordinaire, peut-on vraiment guider sa vie selon les indications d’un homme qui a enceinté une vierge, dans son sommeil, et abandonné son fils unique à deux inconnus ? Ce que je n’acceptais pas de la part du fils du boulanger, comment en excuser le Seigneur du Monde ? Et hop, je suis agnostique ?

Un jugement littéraire ? « Et voici, un homme s'approcha, et dit à Jésus: Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle? » (Mattieu 19 : 16) « Que dois-je faire de bon »… ça sonne tellement faux… C’est à ce genre de détails qu’on reconnaît un mauvais romancier. Et d’avoir eu une idée trop haute du style pour m’imaginer un Dieu Marc-Levy, je serais devenu mécréant ?

La mort ? L’idée de la mort ? Une douleur inconsolable, la perte, la peur de la perte d’un être cher ? En général, c’est plutôt l’inverse qui se produit. Jack Bauer sur ce qu’il croit être son lit de mort se laissera « confesser » par un imam. « L’éternel est mon berger » ! Ainsi soit-il ! À moins que ce fait brut, inintelligible, injuste m’ait fait douter. Il se serait agi « de tout croire ou de tout nier », et j’aurais osé tout nier ?

Un mélange de tout cela a été le déclencheur d’une plus lente conversion qu’ont achevé : La foule braillarde et intolérante d’évangélistes qui voyaient le diable partout et hurlait dans un charabia insupportable qu’ils présentaient comme don de glossolalie ; l’exploitation sans vergogne de la détresse de pauvres gens, malades du Sida, veuves, handicapés qui abandonnaient tout au « pasteur » ; les inconséquences de certaines confréries religieuses au Sénégal ; le 11 Septembre et Bush et Aznar, nouveaux croisés en Afghanistan ; les conflits ethnico-religieux au Nigeria ; Sarah Palin, son fils, son sein et sa carabine. Et Simone Gbagbo…

Déchu, le couple présidentiel ivoirien était convaincu jusque dans les derniers moments qu’une armée d’anges viendrait les sauver. L’époux fait, aujourd’hui, des rondes dans un salon vide à Korhogo, gardé par des criminels de guerre, l’épouse, confinée dans une résidence à Odienné, reste prostrée nuit et jour dans la prière et le jeûne. Elle attend toujours l’arrivée des Chérubins. Tous ces fous de Dieu à la tête de ce pays. Tous ces gens convaincus que « Dieu a un plan pour la Côte d’Ivoire » et qu’ils ne sont que les instruments de la main du Père.  Tous ces généraux conduisant, en plein XXIème siècle, leurs troupes à une mort certaine, stupide et inutile, parce que Dieu est de leur côté. Tous ces Seigneurs de Guerre, fétichistes forcenés mais « bons musulmans », couverts de talismans et de grenades, qui égorgeaient, recueillaient le sang et enterraient vivant pour s’attirer les faveurs du destin….

Je suis devenu un incrédule vigilant, un chrétien découragé, comme on le dit d’un travailleur quand il abandonne toute recherche d’emploi.

Je ne crois pas en un autre monde où la vie serait plus que la vie, mais au néant après la mort. Je ne crois pas en la rémission des péchés, mais à la justice. Je ne crois pas en la résurrection des morts mais au pardon. Je crois en la passion, non celle du Christ, celle qui précède la résurrection ou celle commémorant la sortie d’Égypte. Mais celle que mettent les hommes à devenir un brin meilleurs aujourd’hui, demain, encore et toujours. Indifférents à l’attention du Ciel. J’essaie d’être un humaniste laïc. J’ai choisi le bonheur sur terre.

Joyeuses fêtes de Pâques.

Joël Té Léssia

Comment votent les Africains ?

Dans “Voting Intentions In Africa: Ethnic, Economic Or Partisan?” (Intentions de vote en Afrique : déterminants ethniques, économiques ou partisans ?), document de travail publié par Afrobarometer, Michael Bratton, Ravi Bhavnani et Tse-Hsin Chen du département de sciences politiques de l’université du Michigan (États-Unis) explorent un paradoxe très connu de la politique africaine : si, comme on le proclame souvent, les Africains votent en fonction de leur appartenance ethnique, comment expliquer qu’autant de chefs d’État et de gouvernement Africains appartiennent à des minorités ethniques ? Si, d’un autre côté, les facteurs économiques sont retenus comme seuls critères explicatifs, comment expliquer que les dirigeants soient si souvent réélus en dépit de conditions économiques insatisfaisantes ?
Les auteurs examinent les résultats de sondages réalisés dans 16 pays africains en 2005 (23.000 participants). Interrogés, entre autres, sur leurs intentions de votes aux prochaines élections présidentielles : 60% des répondants pensent voter pour le chef d’état en place contre 33% pour l’opposition, 7% comptant s’abstenir.

Grâce à un outillage économétrique assez poussé, ils montrent que contrairement au cliché journalistique, les solidarités ethniques sont bien moins déterminantes que les conditions économiques (chômage, inflation, distribution des revenus) sur les intentions de vote en Afrique.
De fait, le vote identitaire, qui existe certes, a cependant moins à voir avec l’appartenance au groupe ethnique le plus important (démographiquement parlant) qu’avec celui du président au pouvoir. Les personnes appartenant à l’ethnie du président auront ainsi tendance à voter pour lui, espérant recevoir plus de largesse de sa part.
L’identification partisane est également – comme partout ailleurs – un facteur important : les électeurs auront tendance à voter pour le parti au pouvoir, par adhésion sincère ou « stratégique », dans l’espoir de bénéficier du patronage politique et économique ou pour éviter de se retrouver après les élections « du mauvais côté de la barrière ».
Malgré ces résultats encourageants qui montrent les limites d’une vision exclusivement ethniciste de la démocratie en Afrique, certains résultats des sondages utilisés laissent perplexe. Ainsi, 55% des sondés disent faire « très peu » ou « pas du tout » confiance à leurs concitoyens appartenant à d’autres groupes ethniques, contre 43% qui répondent leur faire « un peu » ou « beaucoup » confiance. De même, si 49% des interviewés considèrent que leur « groupe ethnique » n’est jamais victime de discrimination, ils sont quand même 18% à penser qu’il l’est systématiquement. C’est d’ailleurs l’un des déterminants du vote en faveur de l’opposition. Cela montre toute l’étendue du chemin à parcourir.

Joel Té  Léssia

 

Une affaire d’indépendances

 

Durant mes années au Sénégal, tous les 7 décembre, au matin, le drapeau ivoirien était hissé aux côtés des couleurs sénégalaises. L’armée sénégalaise célébrait l’indépendance d’un « pays frère » – à ceci près que la Côte d’Ivoire acquit son indépendance le 7… août 1960. C’est un des secrets les mieux gardés de l’histoire du Prytanée Militaire de Saint-Louis. La raison en est que la fête nationale signifiait pour les nationaux du pays célébré, dîner organisé par la princesse avec tout le gratin militaire, professoral et étudiant de l’école, jus de fruit à volonté et double ration de poulet-frites. L’amour que nous portions à notre pays était beaucoup moins chatouilleux qu’aujourd’hui – il supportait ce genre de coups de butoir. C’est seulement vers la fin qu’on comprit l’origine de la méprise : le 7 décembre était la date anniversaire de la mort d’Houphouët-Boigny. Un troufion à l’État Major avait dû intervertir les fiches. Personne n’avait vérifié les dates depuis 1993 …

Le souvenir de ce running-gag tellement militaire m’est revenu lundi dernier tandis que le Sénégal célébrait les cinquante-et-un ans de son indépendance. L’indépendance du Sénégal, un autre running gag. Les Sénégalais eux-mêmes font semblant d’y croire ; comme ils font semblant en tout d’ailleurs : de croire que le « modèle démocratique » sénégalais existe encore ; d’adhérer à la pantalonnade de « l’excellence éducative » sénégalaise, etc.

Il existe un Sénégal fantasmé dans l’imaginaire collectif sénégalais – on me dira qu’il existe également une France fantasmée, un Nigeria Fantasmé, un Burkina Faso fant… Non, soyons honnêtes, les hommes intègres sont assez lucides pour ne rien fantasmer de la réalité de leur pays – dans ce Sénégal, la philosophie et la culture sénégalaises font l’envie du MONDE ENTIER – littéralement – ; il n’y a que l’Egypte et l’Afrique du Sud qui en Afrique rivalisent, à peine, avec ce Sénégal ; dans ce Sénégal, Wade a tout fait avant tout le monde et tout compris ; il n’y a plus de poésie possible après Senghor, il n’y a pas de guerre en Casamance ; Gorée est le seul port négrier d’Afrique, les Sénégalais descendent des pharaons, la gastronomie sénégalaise est grasse juste ce qu’il faut, il n’y a pas de risques de crise alimentaire et… tout le monde jalouse le Sénégal.

Les Sénégalais se paient de mots. Ils les adorent (« les mots du français rayonnent de mille feux, comme des diamants » LSS) et en assomment tout le monde. Ils les aiment grands et plein de sens. Peut-être parce que la réalité du pays est rabougrie et monotone ? Lundi 4 Avril, le Sénégal célébrait ses cinquante-et-un ans d’autonomie territoriale. Comme dans l’histoire du 7 décembre, j’ai l’impression que personne n’ose lui dire qu’il lui manque encore l’autonomie administrative, politique, culturelle, militaire et financière. J’ai adoré vivre au Sénégal et j’aime ce pays, alors, si je peux être la voix amie qui rend les mauvaises nouvelles supportables

(Quand on est malheureux, on doit être méchant.) 

Joël Té Léssia

UA : les limites du rejet des « changements anticonstitutionnels de gouvernements »

 

Les récents bouleversements socio-politiques ayant occasionné le départ des Présidents Tunisien et Egyptien remettent-ils en question le rejet des « changements anticonstitutionnels de gouvernements », principe fondateur de l’Union Africaine datant de la Déclaration de Lomé (Juillet 2000) ? Telle est la question auquel le rapport Unconstitutional Changes of Government: The Democrat’s Dilemma in Africa(anglais – PDF) du South African Institute of International Affairs essaie de répondre.

Huit Etats africains ont été suspendus des instances de l’Union Africaine suite à un « changement inconstitutionnel de gouvernement » : Madagascar, le Togo, La Centrafrique, la Mauritanie, la Guinée-Bissau, le Niger, la Côte d’Ivoire et la Mauritanie.  La Tunisie et l’Egypte n’ont pourtant pas connu le même traitement. Pourtant, s’il est difficile de qualifier le pouvoir personnel de Mouammar Kadhafi comme étant celui d’un gouvernement élu démocratiquement – quelle que soit la définition donnée à ces termes – la destitution d’un gouvernement par la rue est clairement un changement non-constitutionnel du pouvoir, étant donné que dans une démocratie constitutionnelle, les changements de gouvernements passent par des élections.

Le fait est que la « démocratie constitutionnelle » est rarement en place avant le « changement anticonstitutionnel » et qu’il est extrêmement difficile d’établir une « démocratie réelle » par des voies pacifiques et démocratiques face à un pouvoir autoritaire. Le « constitutionnalisme démocratique » qui sous-tend l’architecture de paix et de sécurité de l’UA atteint ici ses limites : il ne permet pas de réponse adéquate aux mouvements populaires démocratiques.

La voie de contournement utilisée jusqu’ici par le Conseil de Paix et de Sécurité dans les cas tunisien et égyptien a consisté à s’en tenir à la lettre de la déclaration de Lomé qui définit les « changements anticonstitutionnels de gouvernement » de la façon suivante :

  • coup d’état militaire contre un gouvernement issu d’élections démocratiques ;
  • intervention de mercenaires pour renverser un gouvernement issu d’élections démocratiques ;
  • intervention de groupes dissidents armés et de mouvements rebelles pour renverser un gouvernement issu d’élections démocratiques ;
  • refus par un gouvernement en place de remettre le pouvoir au parti vainqueur à l’issue d’élections libres, justes et régulières ;

Il est vrai qu’en Tunisie comme en Egypte l’armée s’est astreinte, dans les premiers temps, à une rare réserve, fournissant ainsi, au Conseil l’astuce juridique indispensable. Cet artifice ne peut être que temporaire. La crise libyenne devrait permettre de clarifier la jurisprudence de l’UA en matière de défense de la démocratie. Les premières déclarations du Conseil de Paix et de Sécurité  sur la Lybie[1] sont encourageantes – d’autant plus que la Guinée-Bissau, le Zimbabwe et le Tchad y siégeaient!

L’UA est, peut-être, en voie de passer son test d’adhésion à la démocratie et aux Droits de l’Homme, même s’il lui reste encore à construire un cadre juridique plus solide et durable que la condamnation indiscriminée de tous les changements non-constitutionnels de gouvernement. Règle qui l’empêche d’établir un dosage de sa réponse selon le contexte, de la simple et très formelle condamnation, à la suspension puis aux sanctions économiques.


[1] « Le Conseil … condamne fermement l’utilisation indiscriminée et excessive de la force et des armes contre les manifestants pacifiques en violation aux Droits de l’Homme et au Droit international humanitaire… et… Souligne que les aspirations du peuple libyen a la démocratie, a la reforme politique, a la justice et au développement socio-économique sont légitimes et exige a ce qu'elles soient respectées. Declaration du CSP le 23/02/2011

 

Un espace vide

Hier sur Twitter : huit cent Ivoiriens morts (entendez « tués ») en une journée. Puis non, trois cent cinquante. Enfin… huit cent mais sur quatre mois. Trois cent, oui trois cent en deux jours. Mais on a encore trouvé pas mal de corps dans un puits, donc pour le moment personne ne sait. Et qui sont les coupables ? Les forces proches du Président… Quel Président ? La femme du président est au Ghana ! Non, je te dis que c’est le Président de l’Assemblée Nationale qui est au Ghana. Mais la sœur du directeur de cabinet… Etc. Pendant deux jours.

Et tout ce temps, je ne pense qu’à une chose : quelles sont leurs sources ? Voilà ce qu’on a fait de moi. J’ai donné tort à Senghor, encore une fois : je suis un homme qui pense, mais ne sent plus. La source a tari et nous n’y retournerons plus jamais. Les lamantins sont morts. Et mort est le murmure des lamentations. Ma génération ne fécondera plus d’ « Orphée Noir ». Le « saisissement d’être vu » est mien – celui du Roi nu, de la secrétaire surprise en pleine irrumation. Et s’il ne doit rester qu’une chose, que ce soit cette devise : rester économe de ses illusions. J’ai congédié demain – trop prétentieux, menteur et surfait.

C’est si étrange d’avoir un passeport, qui fixe une date, un lieu de naissance, une nationalité, une identité, une « reconnaissance » que l’on n’a pas demandés. Ce pays n’est plus tout à fait le mien. À peine un point sur une carte, un espace vide.  Je n’y connais qu’une famille d’anciens riches et de vrais pauvres, ma famille, et quelques anciens ou futurs soldats. Ce pays est mort, en train de mourir, je n’y pense plus. Je ne pense qu’aux miens qui y vivent.

Et s’il faut parler, encore, d’amour et d’espoir ; retenir qu’il faut toujours vivre en spéléologue, sans se soucier du retour, s’enfoncer toujours plus loin dans ces profondeurs pour trouver le réconfort paisible d’une solitude animée. Parce qu’au jour, là bas, plus haut, à la lumière, il y a huit cent, ou peut-être trois cent, trois cent cinquante regards qui ne « saisissent » plus grand-chose. Rien. Le noir.

Joël Té Léssia

Ce que je vois

Pour la plupart des gens, la seconde Guerre Mondiale, c’est le Pacte Germano-Soviétique, Pearl Harbour, « sang, peine, larmes et sueur », la trahison de Staline à Yalta,  l’Appel du 18 Juin, le suicide d’Hitler ou le débarquement des Alliés en Normandie.

Pour moi, c’est Winston Churchill ordonnant aux forces britanniques et à son cabinet de retourner les enveloppes déjà utilisées pour économiser du papier. De Gaulle, pour moi, c’est le petit-fils stoppé devant Chez Castel, qu’on laisse finalement entrer et qu’on vire au bout de quelques soirées. La côte d’Ivoire, pour moi, c’est l’incongruité de la devise : Union-Discipline-Travail… (Discipline ? Pourquoi pas martinet, fouet, cour martiale ?)

Des confessions de Rousseau, j’ai gardé qu’il se masturbait. Devant l’horreur des camps de concentration, je retiens que des sous-officiers et hommes de rang Allemands revinrent les derniers jours, en uniforme complet, bottes cirées, exterminer quelques Juifs (pourquoi cirer ses bottes alors qu’on s’apprête à marcher dans des déjections de moribonds ?)

De Jesse Owens à Berlin, j’ai noté qu’Hitler lui a serré la main ; Roosevelt non. Des guerres en Sierra Leone et au Libéria, j’ai souvenir que Charles Taylor a pris du poids entre son arrestation et le début de son procès – sans oublier le gilet noir utilisé pour cacher ses mains menottées; en repensant aux « boat people » je m’étonne que les femmes sauvées par ces barques fussent des plus belles que j’aie jamais vues.

J’ai perdu ma première dent la veille de la mort d’Houphouët-Boigny – j’aime à penser que les pleurs des voisins le lendemain, m’étaient destinés. Le 20 septembre 2002, quand la Côte d’Ivoire plongeait, sans le savoir, dans une guerre civile, j’attendais, patiemment, dans un bureau du ministère de la défense, qu’on me verse mes 11.000 F CFA de frais de déplacement –on me les versa, malgré le chaos total dans Abidjan.

Je garde trois images du décès de ma grand-mère : les pleurs de mes tantes qui me réveillaient au petit matin, mon premier baiser dans un « kiosque à café » en liquidation et qu’on m’ait imposé de voir mon premier passage à la télé chez les voisins.

Affaires de détails, dira-t-on !  Peut-être, mais c’est à travers ces détails – je ne dis pas « malgré », mais « grâce à » eux – que j’entends le monde et qu’il perd un peu de son irréalité pour m’être compréhensible. Ce monde est fait de détails, je refuse de le voir en encyclopédiste.

Il s’agira uniquement de moi, dans cet espace : toujours moi ! Moi qui regonfle mon matelas au milieu de la nuit ; moi, un peu barbeau, un peu mirliflore. Moi entre le Blanc Mesnil et Saint-Germain-des-Prés. Moi, seul à lire régulièrement, les calembours, insultes et invectives laissés dans les toilettes de la rue Saint-Guillaume – moi qui ai lu tout Proust et n’en ai gardé qu’un jeu de mots pitoyable et une horreur des adverbes.  Moi , polyglotte manqué qui bégaie en portugais et que sa mère gronde en Wê. Moi et mes restes de catéchisme. Moi, vingt-et-quelques ans et six vies emmitouflées sous un manteau beige. Moi et mon cheveu sur la langue. Moi et mes insomnies. Moi et mon ego.

Une chronique hebdomadaire sur moi… Moi et mon regard sur les autres, sur moi, sur la vie, sur l’Afrique. Moi et le monde tel que je le vois.

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