Développement des Comores : il faut (aussi) regarder au-delà des facteurs économiques!

En 2016, l’Union des Comores présente un profil de développement particulièrement préoccupant. Son Indice de Développement Humain (IDH) s’établit à 0,497, ce qui la classe dans la catégorie des pays à développement humain faible, au 159ᵉ rang sur 188 pays évalués par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Cet indicateur synthétique traduit à la fois la faiblesse de l’espérance de vie, du niveau d’éducation et du revenu national par habitant.

L’urbanisation du pays s’accélère sans pour autant s’accompagner de politiques d’aménagement maîtrisées : plus de 69,6 % des citadins vivent dans des bidonvilles, révélant une pression croissante sur les infrastructures et les services publics urbains. Cette urbanisation informelle, souvent liée à l’exode rural et à la concentration des opportunités dans les centres urbains, génère une fragmentation socio-spatiale et renforce les inégalités d’accès aux services de base.

Sur le plan énergétique, seulement 74,6 % de la population a accès à l’électricité en 2015.& Ce déficit énergétique structurel nuit gravement à la productivité des entreprises locales, limite l’accès à l’éducation (notamment en milieu rural), et compromet le fonctionnement optimal des centres de santé.

La croissance économique, quant à elle, reste modeste : +1,15 % en 2015 selon les données de la Banque mondiale. Un tel taux est bien inférieur aux seuils requis pour absorber les dynamiques démographiques du pays et générer un impact réel sur la réduction de la pauvreté. À titre comparatif, le seuil de croissance nécessaire pour impacter significativement l’emploi en Afrique subsaharienne est estimé à 6 % par an selon les études de la Commission économique pour l’Afrique (CEA).

La jeunesse comorienne – qui constitue près de 60 % de la population – est particulièrement vulnérable. Le taux de chômage des jeunes âgés de 15 à 24 ans atteint 19 % en 2015, un chiffre sans doute sous-estimé si l’on prend en compte le sous-emploi massif et l’informalité du marché du travail. Ce chômage structurel alimente une désillusion sociale, une tentation migratoire et une perte de confiance dans les institutions.

Ces indicateurs confirment l’existence d’un triple verrou structurel aux Comores : vulnérabilité humaine, précarité urbaine et stagnation économique. Pour le débloquer, il ne suffit pas d’ajuster les instruments macroéconomiques ; il faut également repenser les fondements culturels et comportementaux du développement national.

Le rôle du comportement humain dans le développement : une approche cognitive

Les politiques de développement économique en Afrique, et plus particulièrement aux Comores, tendent encore à reposer sur une vision strictement rationaliste de l’individu. Pourtant, les avancées contemporaines en psychologie cognitive et en sciences comportementales démontrent que les décisions humaines ne sont que rarement prises de manière pleinement délibérative, informée et autonome.

Les travaux de chercheurs comme Daniel Kahneman, Richard Thaler ou encore Esther Duflo montrent que les individus raisonnent selon trois mécanismes majeurs : l’automaticité, la norme sociale et le filtre culturel. D’une part, les choix sont souvent effectués dans l’urgence ou la routine, en mobilisant ce qui vient immédiatement à l’esprit. D’autre part, les comportements sont régulés par ce que l’on attend socialement de l’individu – on coopère si les autres coopèrent, on consomme ou on investit selon ce que notre entourage juge pertinent. Enfin, les modèles mentaux façonnés par l’histoire, la religion et la tradition déterminent ce que les individus perçoivent comme acceptable, légitime ou même possible.

Aux Comores, où les normes communautaires restent particulièrement puissantes, ces dimensions prennent une ampleur déterminante. Le respect des aînés, l’obéissance aux structures coutumières et religieuses, le rôle central de la famille élargie, influencent fortement les choix économiques : consommation ostentatoire dans les cérémonies, choix éducatifs dictés par l’environnement social, ou rejet de certaines pratiques jugées « importées ».

Ainsi, l’échec de certaines politiques de développement ne réside pas tant dans leur contenu technique que dans leur inadéquation avec les systèmes de représentations locaux. Pour être efficaces, les politiques publiques doivent intégrer ces logiques comportementales : concevoir des incitations sociales plutôt que monétaires, valoriser des récits inspirants ancrés dans la culture locale, et créer des « environnements de choix » qui orientent les comportements sans les contraindre.

Il s’agit donc de passer d’une approche normative du développement – qui cherche à corriger les individus – à une approche transformationnelle, qui accompagne les communautés dans une évolution des comportements, respectueuse de leurs référents culturels.

Le ‘Anda’ : entre fierté culturelle, redistribution diasporique et construction communautaire

Le ‘Anda’, ou Grand Mariage, est bien plus qu’un événement privé : il est l’un des socles de l’organisation sociale comorienne. Codifié, hiérarchisé et largement ritualisé, il incarne à la fois l’accomplissement individuel et la reconnaissance publique d’un homme dans la société. Ce rite d’élévation sociale assure une légitimité symbolique dans l’espace communautaire, notamment en ouvrant l’accès aux cercles décisionnels locaux (décision villageoise, gestion des conflits, participation aux assemblées des notables).

Mais au-delà de sa portée sociale, le ‘Anda’ agit comme un puissant catalyseur économique, activant de multiples circuits de production et de consommation. En 2016, le coût moyen d’un ‘Anda’ oscille entre 7 000 et 15 000 euros, selon la notoriété de la famille, l’envergure de la cérémonie, et les exigences traditionnelles. Ce montant considérable est en partie financé par l’une des principales sources de revenu national : les transferts de fonds de la diaspora, estimés à environ 24,6 % du PIB comorien en 2015, soit plus de 120 millions USD (Banque mondiale).

En effet, la diaspora comorienne – implantée notamment à Marseille, Paris et Mayotte – joue un rôle central dans le financement des ‘Anda’. Elle mobilise à la fois les ressources familiales et les réseaux d’entraide communautaire à l’étranger. Ces envois de fonds ne sont pas uniquement destinés à des dépenses ostentatoires : ils soutiennent aussi l’activité économique locale, par effet d’entraînement.

Le ‘Anda’ génère ainsi une économie circulaire locale, en activant des chaînes de valeur informelles : traiteurs, musiciens, agriculteurs, éleveurs, décorateurs, couturiers, menuisiers, vidéastes… Des dizaines de professions sont temporairement mobilisées autour de l’événement, dont beaucoup sont issues de l’économie informelle. Cette dépense, bien que concentrée sur un temps court, irrigue toute une micro-économie communautaire.

Mais l’impact du ‘Anda’ dépasse la seule consommation. Dans de nombreux cas, ces cérémonies contribuent à la réalisation d’infrastructures collectives. L’homme qui organise son Grand Mariage doit souvent réhabiliter la place publique, construire ou rénover la maison familiale, cofinancer la mosquée ou apporter une contribution au développement du village (achat d’un générateur, forage, route secondaire, éclairage public). Ainsi, le ‘Anda’ fonctionne aussi comme un levier de développement local auto-organisé, parfois plus structurant que les interventions publiques.

Ce système repose sur une logique de redistribution : les individus investissent dans leur prestige personnel en réinjectant massivement des fonds dans la sphère collective. Cette mécanique économique et symbolique repose sur la valeur de l’honneur social, moteur essentiel des dynamiques communautaires dans une société où l’État reste partiellement absent.

Néanmoins, la pression économique du ‘Anda’ est réelle et mérite d’être interrogée. Le coût élevé du rite, lorsqu’il devient un passage obligé, peut engendrer des endettements privés chroniques, voire des conflits familiaux. Il devient alors impératif de réconcilier tradition et soutenabilité économique. Certains collectifs villageois commencent déjà à proposer des formes de « Grand Mariage collectif » ou à limiter les dépenses somptuaires, sans altérer la valeur symbolique du rituel.

Dans cette perspective, il ne s’agit pas de déconstruire la tradition, mais de l’inscrire dans un modèle plus résilient, où la fierté culturelle devient compatible avec la rationalité économique. En ce sens, le ‘Anda’ peut être perçu non comme un frein, mais comme un dispositif de développement endogène à fort potentiel, dès lors qu’il est repensé comme outil de construction communautaire et de réactivation des circuits de solidarité locale.

L’islam : socle spirituel, ordre social… et levier ambigu du développement

Aux Comores, l’islam constitue à la fois la matrice spirituelle de la nation et l’ossature normative de la vie sociale. En 2016, environ 98 % de la population se déclare musulmane sunnite, selon le Pew Research Center. Cette centralité religieuse s’exprime dans l’organisation communautaire, les relations sociales, les mécanismes de solidarité et les normes juridiques. La mosquée, au-delà de sa fonction liturgique, demeure un espace de régulation sociale, de médiation des conflits et de transmission intergénérationnelle.

Cette affiliation religieuse dépasse d’ailleurs les frontières nationales : les Comores sont membres à part entière de la Ligue des États arabes depuis 1993, une appartenance qui les inscrit dans un espace géopolitique et spirituel partagé, regroupant des économies musulmanes avancées. Cette intégration offre un cadre de coopération potentielle sur les plans économique, éducatif et financier, mais reste encore sous-exploitée dans les politiques publiques nationales.

Pour autant, la prégnance de l’islam dans la vie sociale ne se traduit pas mécaniquement par une dynamique de développement. Dans le discours courant, les épreuves individuelles ou collectives sont fréquemment interprétées à travers un prisme fataliste : crises économiques, maladies, ou catastrophes naturelles sont souvent perçues comme des manifestations de la volonté divine, écartant ainsi toute lecture structurelle et institutionnelle des problèmes.

Cette lecture métaphysique des faits sociaux, lorsqu’elle devient hégémonique, affaiblit la conscience critique, dilue la responsabilité des élites, et empêche l’émergence d’un véritable contrat social. Ce n’est pas l’islam en tant que tel qui pose problème, mais son instrumentalisation sociale dans un contexte de faible éducation religieuse et d’analphabétisme structurel.

Pourtant, plusieurs exemples internationaux montrent que l’islam, compris comme système éthique de gouvernance, peut devenir un vecteur de progrès. Les Émirats arabes unis, avec un PIB par habitant de 37 622 dollars en 2015, ou le Qatar, qui culmine à 59 331 dollars par habitant, ont su mobiliser la richesse et la religion pour bâtir des États performants, où l’innovation coexiste avec les valeurs islamiques. La Malaisie, leader mondial de la finance islamique, atteint un PIB par habitant de près de 10 000 dollars en 2015 tout en maintenant un modèle de société inclusive, fondé sur l’équilibre entre tradition et ouverture.

Ces trajectoires rappellent que l’islam n’est pas un frein ontologique au développement, mais que son influence dépend du cadre institutionnel, de l’interprétation dominante de ses textes, et de la capacité des dirigeants à en faire un levier de transformation. Aux Comores, la promotion d’un islam éclairé, fondé sur le savoir (‘ilm), la concertation (shûra) et la justice sociale (‘adl), est une condition essentielle pour restaurer la confiance collective, refonder les responsabilités politiques et donner du sens à la participation citoyenne.

La jeunesse comorienne : une bombe à retardement ou une promesse à activer ?

Avec plus de 60 % de sa population âgée de moins de 25 ans, l’Union des Comores est l’un des pays les plus jeunes du continent africain. Cette jeunesse massive, dans un contexte de faible croissance et de transition démographique partiellement engagée, constitue un paradoxe stratégique : à la fois risque majeur de désordre social et réservoir inépuisable de potentiels économiques, culturels et civiques.

En 2016, les jeunes comoriens font face à une marginalisation multidimensionnelle. Sur le plan économique, le taux de chômage des 15-24 ans atteint 19 %, un chiffre qui ne rend pas compte de l’ampleur réelle du sous-emploi et de l’économie informelle où ces jeunes évoluent souvent sans protection ni statut juridique. L’accès au crédit demeure très limité, le système éducatif est déconnecté du marché du travail, et les infrastructures de formation technique sont sous-développées. Le sentiment de déclassement est renforcé par un exode migratoire croissant, en particulier vers la France, où les jeunes espèrent trouver une meilleure insertion.

Politiquement, bien que très présents dans les mobilisations communautaires, les jeunes sont tenus à l’écart des sphères de décision. Leur engagement se limite souvent à des rôles d’exécution, dans des campagnes électorales marquées par des logiques clientélistes, sans véritable accès à la formulation des politiques publiques. Ce déficit de participation alimente un sentiment d’invisibilité sociale.

Pourtant, des signaux faibles mais porteurs d’avenir émergent. Des jeunes créent des micro-entreprises artisanales, agricoles ou numériques, investissent les réseaux sociaux pour exprimer leurs revendications, ou s’organisent dans des collectifs citoyens autour de l’environnement, de la culture ou de l’éducation. Ces initiatives, bien que dispersées, témoignent d’une volonté de réinventer les règles du jeu et de s’approprier le devenir du pays.

À condition d’être reconnue, accompagnée et protégée, cette énergie peut devenir le principal levier de transformation socio-économique du pays. Cela implique de repenser les politiques de jeunesse à partir de leurs réalités concrètes : mettre en place des dispositifs de microcrédit adaptés aux jeunes ruraux, renforcer les centres de formation professionnelle et artisanale, connecter les jeunes à la diaspora via des programmes de mentorat, et surtout leur ouvrir des espaces de dialogue structurant avec les institutions publiques.

Enfin, la jeunesse comorienne ne peut se construire dans un vide symbolique. Il est nécessaire de revaloriser les récits d’émancipation, d’honorer les figures de réussite locale, et de bâtir une culture de la confiance intergénérationnelle. Sans cela, le capital humain risque de se muer en désenchantement chronique, avec pour issue l’exil ou la radicalisation.

« Jeunesse comorienne, n’attendez pas que l’histoire vous invite à la table du destin : imposez votre place par l’audace, le travail et la solidarité. Le développement de demain dépend de vos actes aujourd’hui. » 

La jeunesse n’est pas une menace en soi. Elle est un révélateur. Si elle s’impatiente, c’est parce que le système social et économique ne répond pas à ses aspirations. Si elle s’engage, c’est qu’elle croit encore en la possibilité d’un futur comorien à hauteur d’homme.

Valoriser les normes sociales tout en initiant une réforme douce

Le développement ne repose pas uniquement sur l’accumulation de capital physique ou l’augmentation du PIB. Il est aussi et surtout un processus de transformation des représentations, des comportements et des normes sociales. Aux Comores, comme dans de nombreuses sociétés postcoloniales à forte cohésion communautaire, les normes culturelles façonnent profondément les choix individuels et collectifs. Elles déterminent ce qui est socialement valorisé ou stigmatisé, ce qui est permis ou impensable, ce qui est aspiré ou interdit.

Ces normes, issues d’un héritage islamique, africain et insulaire, ont permis aux Comores de préserver une forte identité collective et une stabilité sociale relative. Le respect de la hiérarchie, la centralité de la famille élargie, la solidarité villageoise et la préservation des traditions sont des atouts culturels majeurs. Mais ces mêmes normes peuvent, dans certains contextes, freiner l’innovation, figer les rapports de pouvoir, ou bloquer les initiatives individuelles qui dérogent aux schémas établis.

Le défi n’est donc pas d’opposer tradition et modernité, mais d’engager un processus graduel de réforme endogène, qui part des pratiques existantes pour en corriger les dérives et les rigidités. Il s’agit de pratiquer une réforme douce, selon l’idée que les comportements humains sont plus facilement transformés par la persuasion, l’expérimentation et la démonstration, que par la contrainte ou la rupture brutale.

Les sciences comportementales offrent aujourd’hui des outils concrets pour accompagner cette transition : les « nudges », par exemple, permettent de modifier les choix en ajustant subtilement l’environnement décisionnel. Des études de terrain dans plusieurs pays d’Afrique montrent que l’exposition à de nouveaux récits, la valorisation de figures de changement issues du même contexte social, ou l’encouragement à l’apprentissage expérientiel peuvent modifier durablement les comportements.

Dans notre pays, l’Union des Comores, cela pourrait passer par :
– La mise en récit de traditions réinterprétées, comme un ‘Anda’ plus sobre mais plus équitable.
– L’encadrement des pratiques religieuses dans des cadres pédagogiques ouverts, intégrant sciences sociales et théologie.
– Le soutien aux innovations culturelles locales, notamment portées par la jeunesse, les artistes, les diasporas ou les entrepreneurs sociaux.
– La valorisation des savoirs traditionnels, non comme folklore figé, mais comme ressources adaptables aux défis contemporains (agriculture, pharmacopée, architecture, gestion des communs).

Il ne s’agit pas d’un « big push » culturel visant à faire table rase du passé, mais d’un réajustement collectif du sens, un aggiornamento lent, respectueux mais décisif. Car comme l’a montré Amartya Sen, le développement, au fond, est la capacité des individus à élargir leurs libertés réelles : choisir, expérimenter, remettre en cause, et reconstruire.

Dans une société comorienne marquée par la pluralité des influences, le respect des anciens et l’émergence d’une jeunesse mondialisée, il est possible de construire une modernité enracinée, capable de mobiliser le capital culturel existant pour produire un développement souverain, juste et durable.

 

Pour un développement comorien fondé sur la transformation endogène des comportements

En 2016, l’Union des Comores fait face à une conjonction de vulnérabilités économiques, sociales et institutionnelles. Faible croissance, chômage des jeunes, urbanisation informelle, dépendance énergétique, stagnation des indicateurs humains… Ces symptômes structurels ne peuvent être compris sans une analyse plus profonde des comportements sociaux, des représentations collectives et des normes culturelles qui les sous-tendent.

Car le développement ne s’impose pas uniquement par des investissements, des infrastructures ou des transferts financiers. Il se construit aussi par des décisions individuelles, par des croyances partagées, par des formes d’aspiration et de coopération. Il est le produit d’un système de sens, autant que d’un système de production.

Dans ce contexte, il ne s’agit ni de nier les traditions comoriennes – comme le ‘Anda’, véritable pilier culturel et moteur de redistribution locale –, ni de rejeter la centralité de l’islam, socle éthique et institutionnel de la société. Il s’agit plutôt de les réinterpréter, de les mobiliser comme ressources, en les inscrivant dans un projet national de transformation, à la fois lucide et enraciné.

La jeunesse comorienne, souvent présentée comme une menace, apparaît ici comme l’acteur central de cette reconfiguration. Elle incarne à la fois les tensions du présent et les promesses d’un futur à inventer. Mais encore faut-il lui offrir des espaces d’expression, des instruments d’action, des récits d’émancipation.

Le véritable changement ne viendra pas d’un plan unique ni d’un modèle importé. Il viendra d’un ajustement profond des comportements collectifs, d’une élévation des consciences, et d’une capacité, en tant que peuple, à se penser autrement. Il viendra de cette « modernité intérieure » que chaque société doit inventer à sa manière.

« Un pays ne se développe pas par décret. Il se développe quand sa population croit à nouveau que demain peut être meilleur, et que chacun porte une part de cette espérance. »

Les Comores ont tous les ingrédients d’un modèle original : une culture forte, une diaspora puissante, une jeunesse dynamique, des traditions d’entraide, une foi structurante. Mais ces ressources ne produiront aucun miracle si elles ne sont pas converties en énergie transformatrice, par la réflexion, le courage et l’organisation collective.

Ce travail commence maintenant – au sein des villages, des familles, des mosquées, des écoles, des marchés, des réseaux sociaux. Il commence par un regard critique sur nous-mêmes, et par une volonté partagée de faire advenir une société comorienne digne, souveraine et pleinement en mouvement

Par Omar Ibn Abdillah

J’ai lu “Un Dieu et des Moeurs” du romancier sénégalais Elgas

Moins de 48h…

C’est ce qu’il m’a fallu pour lire, dévorer devrais-je dire, les 335 pages de “Un Dieu et des Moeurs” de mon ami et compatriote El Hadji Souleymane Gassama alias Elgas. 97 pages le premier jour, les 238 pages suivantes le lendemain. D’une traite. Cela faisait pourtant deux ans que je n’avais plus terminé un livre, même en étalant sa lecture sur plusieurs mois, même s’il ne faisait que 100 pages, même s’il s’agissait d’une relecture du grand Cheikh Anta Diop. Deux ans. Ainsi, quelques jours après en avoir achevé la lecture et après avoir vécu deux années où aucun livre ne m’avait assez “accroché”, il est évident pour moi, que nous tenons là un très grand écrivain, peut être l’un des plus grands que le Sénégal n’ait jamais enfanté. Oui, rien que ça.

Que dire de ce livre ? Je commencerai par un avertissement : “Un Dieu et des moeurs” est un livre obus qui vise à heurter les consciences sans concession et parfois avec une acidité voulue afin de poser le débat sur la place de la religion (L’Islam) et de la tradition (ancestrale négro-africaine) au Sénégal. Ces deux éléments qui forment ce que nous appelons être “notre culture”, sont pour Elgas la cause fondamentale de la plupart de nos tares : fatalisme face à la misère, déresponsabilisation individuelle, indifférence complice à l’égard de l’exploitation des talibés, persistance de Un Dieu et des moeurs, un roman de Elgasl’excision, des mariages forcés, de la croyance exacerbée dans l’irrationnel et du clanisme familial pour n’en citer que quelques-unes.

Un livre obus donc. Un livre cru où l’on sent Elgas tiraillé entre un pessimisme profond sur le devenir de la société sénégalaise et un amour irrationnel pour cette terre dans laquelle il ne se reconnait pourtant presque plus.

“Un Dieu et des moeurs” est aussi un livre construit de manière originale, à mi-chemin entre le carnet de voyages, le journal intime, le roman et l’essai. Un bric-à-brac littéraire diablement entraînant, divisé en deux grandes parties : tableaux d’un séjour et mauvaise foi. Dans Tableaux d’un séjour, Elgas brosse magistralement 15 portraits sociétaux et raconte ses 15 nuits au Sénégal, tableaux où il décrit de manière minutieuse, violente, touchante ou choquante des tranches de vies, comme celle de cette femme à peine trentenaire et déjà mère de 10 enfants, ou encore de ces talibés venus sonner à sa porte sous une pluie battante, tremblotant de froid et d’effroi à l’idée de rentrer tard chez leur “serigne” sans apporter la somme qu’il leur réclame quotidiennement. Une première partie d’une exceptionnelle qualité littéraire, parfois hilarante (L’Huile, le Sexe et les sénégalaises) et renfermant une grande sensibilité où Elgas retranscrit notamment cette lettre émouvante qu’il écrit à son Papa décédé quelques mois auparavant.

La seconde partie intitulée Mauvaise foi, moins volumineuse, et que j’aurai aimé voir développée, traite de la place de la religion dans la société sénégalaise et le dogmatisme progressif qui s’y est installé au détriment de la raison et d’une spiritualité saine ou ouverte comme l’Islam insouciant de son enfance. Elgas y explique en détail ce qu’il appelle le “fanatisme mou”, sorte de violence et d’intolérance silencieuse enfouie en chacun ou presque des musulmans modérés qui composent la majorité des sénégalais. Un avertissement franc, et salutaire du reste, y est également fait sur le morcellement confrérique du Sénégal, la fanatisation d’une partie de la jeunesse et la fragilisation d’un des piliers de la République à savoir la laïcité, rappelant que les germes de la violence religieuse qui a éclaté au sein de pays qui nous sont proches, sont également présents dans notre société et bien plus qu’on ne le pense. Elgas y exprime également un universalisme assumé du point de vue des choix politiques et culturels, point sur lequel lui et moi avons encore des divergences, divergences qui cependant s’effacent devant notre humanisme commun et l’urgence des défis sociétaux internes que les africains, représentés par les sénégalais dans ce livre, se doivent de relever avec courage et détermination.

On peut avoir l’impression, et je l’ai eue en lisant le livre, qu’Elgas se bat contre tout et contre tout le monde. Il y égratigne en effet les militants panafricanistes et leur “afrocentrisme”, la jeunesse bourgeoise dakaroise qui rejette en façade et uniquement à travers le discours l’Occident et ses valeurs mais qui vit selon ses codes au quotidien. Il attaque également le leg confrérique supposé être à la base de la concorde nationale, les hommes politiques – vus à travers son propre père – pour leur complicité intéressée dans le développement de l’obscurantisme ainsi que les intellectuels pour leurs analyses périphériques qui n’osent pas selon-lui faire une analyse complète et poser le débat, forcément douloureux, de la religion et de la tradition au Sénégal. En réalité, il me semble que ce procédé volontairement vindicatif et corrosif, parfois à la limite de la caricature, vise à susciter un débat autour de la religion et des réactions, qui quelles qu’elles soient, seront toujours plus bénéfiques que le silence assourdissant qui pèse sur la société toute entière. Silence qui, lentement mais surement, l’enfonce dans la misère, le fatalisme et l’obscurantisme. Comme l’a récemment écrit l’autre révélation littéraire de cette année 2015, Mbougar Sarr, “Un Dieu et des moeurs” d’Elgas est un livre salutaire. En effet, la Société sénégalaise, plus que jamais, a besoin de poser le débat de la religion et de la tradition en son sein. Ce livre en est une introduction, violente, mais ô combien brillante, que je vous recommande vivement. 

Parole d’un lecteur admiratif.

Fary

Spiritualités mêlées : le soufisme en terre animiste

Soufisme aux ComoresDans un article du Nouvel Obs, Souleymane Bachir Diagne s’imaginait expliquant à son enfant les fondements du soufisme. Tantôt définie comme la branche mystique de l’Islam, tantôt vue comme une démarche purement spirituel et indépendante du dogme, le soufisme est aujourd’hui plus que jamais d’actualité : Eric Geoffroy en parlant de la spiritualité musulmane, la désignait comme la seule solution pour la pérennité de l'Islam.

Quand on parle de soufisme en terre africaine, le nom qui vient à l’esprit est souvent celui de Thierno Bokar, enseignant de l’écrivain Amadou Hampate Bâ. Au Mali comme au Sénégal, et aujourd’hui en Afrique du Sud, le soufisme est une démarche adoptée de façon individuelle ou communautaire. Cependant, il existe un pays où le soufisme est non seulement une démarche communautaire, mais aussi une tradition nationale : il s’agit des Comores. Si le pays est peu connu pour sa pratique spirituelle, il n’en est pas moins imprégné au point que les rituels soufis font partie du quotidien. La confrérie, la relation de maître à disciple, les savoirs ésotériques s’y croisent sans dire leur nom. Attitude humble propre à la spiritualité, ou symptôme d’une exposition à l’endoctrinement ?

Aux origines : un terreau propice au mysticisme

La légende voudrait que les Comores aient d’abord été peuplées par des djinn, “esprits” en arabe, enfermés dans les îles par le roi Salomon, fils de David. Les récentes fouilles archéologiques laissent supposer que la théorie serait fondée sur un réel passage des troupes de Salomon, puisque des reliques de tombes portant le sceau du personnage biblique, ainsi que des pratiques juives, ont été répertoriées dans l’archipel. A cela peut s’ajouter la forte présence, encore aujourd’hui, de rites purement animistes hérités des esclaves venus du Mozambique, du Zimbabwe et probablement du Botswana. Les coeurs étaient déjà sensibles aux discours religieux. Selon la tradition orale, au 7ème siècle, deux hommes en quête spirituelle auraient quitté l’archipel pour se rendre à la Mecque, où un certain Muhammad prêchait la nouvelle religion, héritière du christianisme et du judaïsme. Arrivés après la mort de Muhammad, ils seraient retournés aux Comores avec un enseignement fortement imprégné de la dimension spirituelle de l’islam, qui n’a eu aucun mal à se mêler aux croyances existantes pour donner lieu à une richesse spirituelle inédite.

Des savoirs jalousement gardés

Certaines familles semblent être gardiennes de savoirs ésotériques associés au soufisme. Cela est dû à la présence, très tôt, des confréries les plus influentes du monde soufi : Les confréries Qadirî, Shadhilî et Ba Alawiya. Héritage du chiisme, seconde mouvance adoptée par les musulmans à l’aube de l’expansion de l’Islam, qui accordent une place particulière à la famille du prophète, et du shérifisme, de même nature, également observé au Sénégal, le respect accordé au prophète et à sa famille alimente la pratique religieuse. Les sharifs sont, selon la tradition, chargés d’être les “éclaireurs de l’humanité”, donc les gardiens de certains savoirs sensibles. C’est ainsi que l’on retrouve dans les foyers sharif, ainsi que chez certains initiés, des corpus contenant invocations et talismans, qui sont dispensés au reste de la population avec parcimonie. La littérature poétique soufie y est enseignée de fait dans les écoles coraniques : la période du Mawlid, célébration de la naissance du prophète, fait l’objet d’une fête nationale. Des noms comme Al Habib Umar, Mwinyi Baraka, sont connus dans la sphère soufie mondiale.

Manifestations

L’amour du prophète, et par extension l’amour de l’humanité, sont les socles de la tradition soufie. C’est cet amour que femmes et hommes célèbrent lors de séances de méditation plus ou moins animées et riches de sens : les hommes se laissent porter par la transe mystique lors des cérémonies de daïra*, chantent leur amour pendant les madjliss**, quand les femmes se parent les mains de henné pour les ouvrir à la manière d’une corolle de fleur lors des dayba***. Car le mysticisme, aux Comores, est festif, et il n’est pas rare de déceler dans certaines célébrations une énergie semblable à celle des cérémonies animistes, qui ont elles aussi leur place – la danse des djinn est en l’occurrence la plus courante.

Le danger des fondamentalismes

Néanmoins, on peut se demander si cette omniprésence ne menace pas, justement, le caractère unique de la spiritualité. Presque toutes les familles comoriennes disposent d’un corpus immatériel de rituels tirés de la tradition soufie : invocations qui suivent chacune des 5 prières quotidiennes, anecdotes sur des personnalités marquantes. Bien souvent, ces rituels sont répétés sans que les auteurs en sachent l’origine ou la signification profonde, et la langue arabe, utilisée pour la plupart des rites, n’est pas comprise du plus grand nombre. Un détail qui, s’il ne constitue pas un problème en soi, fait des plus jeunes, en cette terre où les musulmans avaient su préserver la tolérance, l’ouverture et l’émulation intellectuelle prônées par l’Islam, une proie facile pour les fondamentalistes de tout horizon.

Touhfat Mouhtare

1  Eric Geoffroy, L'islam sera spirituel ou ne sera plus, Seuil

2 Carte blanche à SB Diagne, Le Nouvel Obs : http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20151115.OBS9536/le-soufisme-explique-a-mon-fils.html

3 Tradition orale. Gevrey, 1870

4 Comores, plaque tournante de l’esclavage, Ali T. Ibouroi, 2002. * Cérémonies de célébration soufie.

Photo : le deba-chant soufi de mayotte- Source  cfred-toulet

La diplomatie islamique du Maroc vis-à-vis de l’Afrique subsaharienne

JPG_Maroc ImamsAu Mali, une simple connaissance de la langue arabe, aussi superficielle soit-elle, suffit pour devenir imam ou prêcheur. Une partie des imams ne maitrise d’ailleurs pas la langue arabe, qui est la langue de l’islam, et n’est dépositaire que de connaissances théologiques effleurées. Bien que pouvant présenter des déficiences, ces leaders religieux sont toutefois acceptés comme tels, et leurs propos restent perceptibles auprès de leur auditoire, les fidèles.

Il n’y a pas de formation spécifique au Mali, on devient donc imam par la force des choses.  Les mosquées dans lesquelles officient ces imams, sont généralement privées. Les ‘’généreuses’’ personnes impliquées dans le religieux, qui les bâtissent, choisissent librement leurs imams.

La visite du roi du Maroc, Mohamed VI, à Bamako le 18 février 2014, a donné lieu à la conclusion d’un accord sur la formation d’imams maliens. Le royaume du Maroc s'est engagé à accueillir cinq cents imams maliens sur cinq ans. Le but est de former des imams authentiques sur la base de l’islam malékite, ouvert et tolérant. En sus de ses caractéristiques strictement religieuses, il nous parait que cette généreuse offre du royaume chérifien, vis-à-vis de l’État malien, s’inscrit aussi dans un cadre géopolitique qu’il nous semble important d’analyser. 

La formation des imams maliens par le royaume du Maroc

Cent six imams maliens, sélectionnés par le ministère malien du Culte et des Affaires religieuses, sont actuellement en formation dans un centre de formation des imams, de Rabat. Il s’agit pour la plupart, d’imams débutants, âgées de 25 à 45 ans, et venant de toutes les régions du Mali. Cette formation est structurée autour des enseignements sur la méthodologie du prêche, l’histoire de l’islam, la vie du prophète, les sciences coraniques, mais aussi en informatique et en communication. L’expérience malienne a inspiré d’autres pays africains, qui souhaitent également former leurs imams au Maroc. Le ministère marocain des Affaires islamiques a ainsi reçu les demandes de formation du Gabon, du Nigéria, de la Côte d’Ivoire et de la Guinée Conakry. Face à ces demandes, le 12 mai 2014, le roi Mohamed VI a donné le coup d'envoi des travaux de « l’Institut Mohammed-VI de formation des imams, morchidines (prédicateurs) et morchidates (prédicatrices). Situé à Rabat, et couvrant trois hectares, le centre abritera des salles de cours et de conférence, des locaux administratifs, des logements et des services de restauration pour les étudiants étrangers. « Le coût des travaux est évalué à 140 millions de dirhams (environ 12 millions d’euros) »[1].

Le programme de formation des imams maliens semble opportun, compte tenu des récentes manifestations de l’islam au Mali. Par ailleurs, il laisse apparaitre ses limites. Le directeur de cabinet du ministre marocain des Affaires islamiques explique que son pays forme « des imams authentiques qui n’iront pas chercher d’autres idées que celles qui sont dans la population depuis des siècles »[2]. Il apparait ainsi que, d’une part, le projet de formation des imams par le Maroc vise à préserver les choix rituels et doctrinaux du pays, relevant de l’islam malékite. D’autre part, cette démarche aurait sans doute été bénéfique, seulement, dans le cas où les autorités maliennes octroieraient l’imâma (la fonction d’imam, par extension de prédication).

La sphère religieuse malienne n’étant soumise à aucune règle spécifique, la portée de cette démarche risque de produire que des impacts très limités. La construction de mosquées au Mali n’est soumise à aucune autorisation préalable. Une structure ou personne qui en érige une, est libre de choisir la personne qui lui semble qualifiée pour conduire les prières et les prêches. La segmentation de l’espace religieux malien étant très prononcée, il est systématique qu’on retrouve dans les mosquées wahhabites les imams de la doctrine et, dans les mosquées malékites, des imams imprégnés du malékisme. Nous considérons que le programme de formation n’ait réellement concerné les imams, et leaders religieux les plus aptes à y participer, c’est-à-dire ceux de la tendance salafiste. Nous avons ainsi pu constater que ceux des imams maliens qui ont fait le déplacement vers le Maroc, en vue d’être formés, sont déjà imprégnés de la culture malékite. Si le but essentiel de la formation consiste à promouvoir un islam tolérant, il devrait nécessairement concerner, en premier lieu, les leaders religieux les plus rigoristes, afin de les ramener à des positions plus modérées. Cet objectif nous semble pourtant difficilement réalisable, car l’islam malékite représente, pour les salafistes/wahhabites, une vision erronée de la religion musulmane. Le choix des personnes, pouvant participer au programme de formation, n’a pu être donc basé sur une procédure ciblée. N’ont répondu à l’appel à candidature, que les imams intéressés par l’offre. Il est donc clair que ceux-ci avaient un penchant pour le rite malékite.

L’islam comme un pont reliant le Maroc à l’Afrique subsaharienne

Compte tenu du rôle croissant du Maroc sur la scène africaine, qui s’exerce aussi fortement à travers la religion, nous nous sommes questionné sur les intérêts que le pays peut tirer de ce type de processus. Outre les mesures de « diplomatie économique », le Maroc a su exploiter d’autres pistes, notamment le biais idéologique (‘’diplomatie islamique’’), dans ses rapports avec l’Afrique subsaharienne. Les convergences idéologiques, en ce sens, pourraient ainsi avoir tendance à favoriser les convergences politiques. Comme l’écrit Alain Antil : « le roi du Maroc cumule les rôles de souverain théocratique et de chef d’État moderne avec des moyens de communication de masse qui permettent de relayer son image et ses discours dans toutes les régions du royaume […] Il est véritablement au-dessus des lois car il détient son autorité de Dieu […] La politique étrangère du royaume n’est que le reflet de la structure du pouvoir, et apparait d’abord comme le domaine réservé du roi » (Alain Antil, 2003). Le souverain du Maroc mène ainsi le jeu diplomatique, qu’il conçoit et conduit lui-même, assisté par quelques conseillers. Il nous semble alors naturel, de ce point de vue, que la religion soit placée au cœur de la diplomatie marocaine, vis-à-vis de l’Afrique subsaharienne.

Tout comme le malékisme fut un important facteur de rapprochement entre les sultans marocains et les empereurs du Soudan Occidental[3], le Maroc semble instaurer, à nouveau aujourd’hui, un cheminement identique visant à conforter ses liens avec des États d’Afrique subsaharienne. Ainsi, à travers ce type d’initiatives, c’est la grandeur du Maroc dans le domaine de l’islam qui se réaffirme sur la scène africaine. En outre, en tant que commandeur des croyants au Maroc, le processus de formation d’imams africains pourrait étendre la portée de l’influence doctrinale du roi Mohamed VI, à d’autres régions subsahariennes, notamment imprégnées du malékisme.

Suite à l’admission de la République Arabe Sahraouie Démocratique (RASD) au sein de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), lors du sommet de Tripoli de 1982, le royaume du Maroc, en guise de protestation, s’est retiré de l’instance africaine en 1984. Parmi les quatre-vingt pays qui ont reconnu la RASD, dont une majorité d’Etats africains, une trentaine est revenue sur sa décision de reconnaissance. Bien qu’il ait pris part au 22ème sommet de l’Union Africaine (UA), tenu les 30 et 31 janvier 2014 à Addis Abéba, le royaume exclut toute idée d’un retour au sein de l’instance africaine, tant que la RASD y siégera. Cette divergence de visions politiques, qui oppose le Maroc à l’assemblée des États africains, n’empêche toutefois pas le royaume d’exploiter d’autres approches de coopération.

Le partenariat  religieux est désormais inscrit au cœur de la diplomatie marocaine, vis-à-vis de plusieurs États d’Afrique subsaharienne. Face à la conjoncture régionale et internationale, avec l’islam qui apparait, dans des régions, très hostile et sous une forme violente, le Maroc tend progressivement à apparaitre comme un pays clé, pouvant contribuer à radoucir cette religion. Abdelslam Lazaar, directeur de l’école de formation des imams de Rabat, explique ainsi : « Aux étudiants, nous apprenons à lutter contre le terrorisme par le savoir. Par les armes, même pendant vingt ans, vous n’y parviendrez pas. Utilisez le savoir et la pensée, en trois ou quatre années, vous pouvez éradiquer le terrorisme »[4].


[1] Information révélée par Le Matin du 12 mai 2014.

[2] Propos évoqués dans La croix du 23 juin 2014.

[3] L’espace du Soudan Occidental représente une bande de territoires soudano-sahéliens qui traverse en écharpe le continent africain, entre le Sénégal et la Corne de l'Afrique, avec un prolongement le long de la côte de l'Océan Indien. Cette partie de l’Afrique a connu, dans le moyen âge, un essor simultané sur le plan économique, politique, culturel et religieux, à travers l’édification de grands empires (Ghana, Mali, Songhaï).

[4]Propos évoqués dans Libération du 4 janvier 2015.

Régénérer le génie de l’Islam

mosquee_Dakar_SenegalPour faire dans la rapide confession, je ne suis pas un religieux, je ne crois pas en Dieu. Sans même me réfugier ni dans l’athéisme ni dans l’agnostisme, je vis le monde avec d’autres mystiques et d’autres retraites spirituelles assez sympathiques. L’idée de Dieu, pour reprendre un mot de Desproges, « ça me dépasse, je ne comprends pas ». Ça me convient assez bien au final. L’existence sans Dieu n’a pas l’air d’accabler ma vie, d’en amoindrir le sens, ni de faire de moi un vulgaire mécréant.

Mais j’ai une tendresse pour l’Islam. Un amour d’ordre historique, culturel, si indéfectible que les agissements de ceux qui se font les hérauts de l’Islam actuellement dans le monde, m’engagent dans leurs forfaits. Je le vis assez mal. Elevé dans une tradition musulmane, bercé aux mélodies coraniques, conférencier déclamateur de la beauté des sourates à l’âge tendre, j’ai vécu dans la douceur de St-Louis au Sénégal un Islam de fêtes.  En ouvrant un œil sur le monde, à la faveur du temps qui passe, le miel de cette religion s’est vu couvert par le dogme, l’asservissement, et, mouture plus récente et plus actuelle, le crime.

J’écrivais il y a quelques années que le Coran était l’inextricable dénominateur commun entre les familles de musulmans, modérés et extrémistes confondus. On trouve en effet dans le Livre nourriture pour tout : et le crime, et la bienveillance. Large spectre, où viennent se dissimuler les extrémistes. Habiles manœuvres qui sèment le trouble. Et cette relative opacité, tant qu’elle demeurera en l’état, présidera à des horreurs industrielles, et plus grave, condamnera ceux qui vivent leur foi même dans la paix et la communion ; au silence voire à la coresponsabilité.

Il faut désencastrer l’Islam de ce siège qui est en train d’en colorer de sang la grandeur, d’en dévoyer le message, et in fine, de ne faire de cette religion que celle des bourreaux et des égorgeurs. Je ne pense pas être comptable de la macabre exécution de James Folley, mais j’ai conscience que les musulmans, dans leur grande majorité silencieuse, pieds et poings liés par les ignominies de leurs frères, ne pourront éternellement se dérober à la responsabilité de faire le ménage au sein de la grande famille. On ne pourra comme c’est souvent le cas, avec dédain et distance, dire que les tueurs ne sont pas de bons musulmans, qu’ils sont une excroissance bénigne, non, l’Islam actuellement, au regard du monde, est aussi et surtout, incarné par ces gens qui en ont trusté les premières places et en portent l’étendard sanglant.

Il faut les combattre, inlassablement, sur trois terrains. Celui de la clarté et du refus de l’ambiguïté, qui signifie l’appropriation des valeurs de progrès, de droit des femmes, de refus de l’endoctrinement, la claire dénonciation de ces terroristes, sans réserves. Celui, plus dur, philosophique, sur l’interprétation et l’exégèse des textes, pour les arrimer aux réquisits de notre siècle. Enfin, celui de l’universalisme au nom de l’Homme, qui gomme non pas les différences, mais les barrières, pour amortir les chocs communautaires.

Ces trois terrains sont les dernières aires de combat où les musulmans peuvent encore regagner leur religion. Sans cela, la grande fondation de la famille-islam restera toujours poreuse,  sujette aux risques de radicalisation. Il faut bien en arriver là, quelque abrupte que cela puisse être : les musulmans modérés, ce sont très souvent des fanatiques mous, des fanatiques passifs, qui peuvent en un tournemain, passer à l’épée. Par crispation et étroitesse d’esprit, on veut voir dans cette sentence une stigmatisation. Ce simplisme hostile est confondant de bêtise. Partout où les entités terroriste ont régné, il y avait déjà un terreau favorable. Les luttes d’émancipations religieuses chez les musulmans font défaut pour une raison : la critique de l’islam en terre musulmane, de Salman Rusdie à Oumar Sangharé, reste le dernier bastion du tabou et de la mise au ban. Cette omerta, la frustration qu’elle engendre, les libertés qu’elle bâillonne est très encline, à la moindre secousse, de virer dans le fanatisme vengeresse et tueur.

J’ai toujours milité pour que l’Islam soit la famille marocaine ou la famille sénégalaise ou une autre, qui amène son amour au banquet du monde, et non l’Etat Islamique. Je le dois à mon enfance. Je refuse que les mélodies qui m’ont bercé soient les mêmes que celles qui enivrent les tueurs. Que l’incantation des tueurs soit la même que les protocoles bienveillants des vendredi après-midi. Il appartient aux musulmans et à eux seuls de les dissocier. Vaste chantier dont on ne fera l’économie mais dont on tarde à enclencher le processus. Il est à ce prix la régénération du génie de l’Islam.

Les Frères musulmans ont bon dos…

En-Egypte-la-confrerie-des-Freres-musulmans-est-en-disgrace_article_popinLes Frères musulmans ont bon dos. Depuis la destitution du président Morsi en juillet 2013, plus de 2 500 membres (dont presque tous les dirigeants) de la confrérie sont pourchassés par le pouvoir mis en place par l’armée, avec la complicité de la justice du pays et des anciens opposants politiques des Frères. Cerise sur le gâteau, la justice vient d’interdire cette association ainsi que toutes ses activités après que les autorités eussent gelé tous leurs avoirs financiers. En agissant ainsi, le nouveau pouvoir a-t-il pris la juste mesure des conséquences désastreuses de cette chasse aux sorcières ?

Déjà, le coup d’Etat anti-démocratique dirigé contre le régime de Morsi a sapé tous les efforts d’apaisement politique qui avaient pris place depuis le départ d’Hosni Moubarak en février 2011. En effet, ce putsch aura causé plus de mal qu’il n’en a réparé, du moins pour le moment, et constitue un dangereux précédent dans une Afrique du Nord post-printemps arabe encore très fragile. Il a profondément remis en cause les fondamentaux du contrat social conclu à travers les premières élections libres et démocratiques qu’ait connu ce pays.

L’Egypte avait-elle besoin d’en arriver là ?

Le nouveau pouvoir, après avoir récupéré à son compte les manifestations géantes de la place Tahrir, a confisqué la souveraineté populaire et mis en branle une machine de répression anti-Frères sans autre fondement que le caractère religieux de la confrérie. Cette guerre sans merci contre un groupe aussi socialement ancré et aussi rigoureusement organisé risque de produire un effet paradoxal : la radicalisation des Frères et leur regain de capital sympathie auprès des masses laborieuses. En effet, l’absence d’embellie économique, ajoutée à la perte d’attractivité du pays (due au climat politique délétère), ne sera certainement pas comblée de si tôt par les nouvelles autorités. D’une part, la main (très visible) du président du Conseil suprême des forces armées, le général al-Sisi, s’occupe essentiellement d’anéantir la confrérie ; d’autre part, Adli Mansour, le magistrat qui a été désigné à la tête du pays ne possède pas les qualités politiques nécessaires à la mise en place d’une croissance durable.

Si tous les présidents impopulaires devaient être déposés après un an de gestion du pouvoir, on ne serait jamais sorti de l’auberge. 

L’action publique se retrouve sans orientation stratégique. Certes, l’Egypte avait atteint un point critique du fait du refus de Morsi d’écouter les revendications de ses opposants et de son entêtement à marginaliser les autorités militaires. De plus, il s’était mis à dos le pouvoir judiciaire ainsi que la société civile. Le mécontentement populaire qui s’y est ajouté a été la goutte de trop. Son régime est entré dans une impopularité grandissante et irrémédiable. Cependant, le processus de transition (après les régimes autocratiques de Nasser, Sadate et Moubarak) était encore trop fragile, l’apprentissage démocratique étant à peine entamé, que la destitution de Morsi n’était certainement pas la solution aux troubles sociaux du pays. Si tous les présidents impopulaires devaient être déposés après un an de gestion du pouvoir, on ne serait jamais sorti de l’auberge.

La désignation d’un magistrat comme Mansour n’est qu’un cache-misère. Personne ne peut prédire toutes les conséquences qui seront dues à l’enlisement provoqué par la persécution dont les Frères musulmans sont actuellement l’objet. Mais al-Sisi a le choix : arrêter la machine de répression, ou maintenir un conflit social auquel personne ne gagnera. Personne ne lui a jamais donné le droit de massacrer un groupe du simple fait d’une contestation sociale. Destituer le président Morsi était une erreur, persécuter les Frères en est une autre. Les autorités actuelles ont entre leurs mains une responsabilité historique : reconquérir la paix sociale. Cette dernière ne se décrète certes pas, mais elle peut s’installer progressivement à travers des mesures conciliatoires.

L’interdiction des Frères musulmans est une boîte de Pandore dont peuvent sortir tous les maux. La meilleure manière d’apaiser le climat politique est de laisser s’exprimer toutes les sensibilités. Pour le moment, ce n’est certainement pas la voie qu’ont empruntée l’armée et le gouvernement égyptiens.

De notre génération à Mohamed Morsi

Morsi Cover TimePlus que l’insipide « où vous trouviez-vous à l’annonce des attentats du 11 Septembre 2001 ?» (au terrain de foot, dans mon cas personnel), avoir été ou non troublé par ce recours à l’armée pour résoudre une crise politique, dans le cas de l’Egypte et de Mohamed Morsi, introduit une rupture sinon philosophique, du moins intellectuelle, au sein des membres de notre génération. Je suis de ceux qui ont été troublés.

Jusqu’à preuve du contraire, Terangaweb-l’Afrique des Idées n’a pas encore exprimé de position officielle sur le sujet. Cet article sera certainement suivi (en toute probabilité, dès la semaine prochaine) par d’autres contributions, présentant des arguments d’un autre ordre, et peut-être d’une autre teneur. Mais, pas besoin de remonter au peintre autrichien pour savoir que des institutions démocratiques peuvent être subverties et utilisées à des fins autoritaires : les écoutes illégales de la NSA en sont une illustration.

Il se trouve que de l’autre côté de la barrière sahélo-saharienne, ce cas de figure, l’armée intervenant pour « résoudre » une crise politico-constitutionnelle est assez familier. Le plus récent exemple étant le Niger, où les forces armées durent intervenir pour mettre un terme à l’aventurisme politique du Président Tandja qui avait bravé les cours de justice, le parlement et la rue, dans l’idée d’obtenir le droit de se présenter à nouveau aux élections présidentielles. L’intervention de l’armée a été bénéfique pour la démocratie, étant donné qu’elle tint sa promesse et qu’elle a assez rapidement rendu le pouvoir aux civils.

Il se trouve hélas que d’autres exemples existent, de recours aux armées qui n’ont fait qu’amplifier la crise et conduit à la tête de l’Etat des généraux de pacotille, plus ou moins sanguinaires, plus ou moins antidémocrates. De la Côte d’Ivoire au Nigéria, les exemples sont légions.

Dans les pages même de Terangaweb, j'avais dénoncé la rigidité du droit de l’UA qui condamne de façon indiscriminée tous les coups d’états, quel que soit le caractère du régime renversé. La réalité peut-être complexe, les institutions doivent pouvoir s’adapter à cette complexité : qui ici oserait condamner d'avance un coup d'état contre Obiang Nguema?

Certes, mais et les hommes ?

Pour l’agnostique que je suis resté, la notion même d’«Islamisme modéré » me semble une aberration, sinon un mensonge. Je suis incapable de comprendre la dynamique de l’islam politique, du Hamas aux Frères Musulmans ou à l’AKP. Je vois mal Mahomet ou Jésus soumis au suffrage universel. Ou Dieu existe et ses commandements sont des lois, ou il n’est qu’un guide de voyage, aux avis consultatifs : tu ne voleras pas – à moins d’avoir vraiment la dalle, etc. Pour ce que ça vaut et si j’avais des pouvoir dictatoriaux, je crois que j’interdirais aux croyants de participer à la vie politique, une fois pour toute.

Hélas, les libertés de conscience, de culte et d’association sont des droits fondamentaux. Et les Frères Musulmans sont arrivés au pouvoir sur un programme politique fondamentalement illibéral, par des voies démocratiques, dans un contexte de transition non-démocratique. Leur parti longtemps ostracisé semble avoir une assise populaire assez forte, (même si les images de ces hordes de femmes voilées de la tête aux pieds, exigeant l’instauration de la Sharia, sont insupportables).

Il y a peu de chances que ma vie personnelle soit affectée directement et immédiatement, par ce qui se déroule en Egypte. Pourtant, il y a un arrière-goût d’intimidation et de kidnapping dans les propos tenus depuis une semaine par les tenants de l’islamisme politique, en Egypte et à travers l’Afrique du Nord : l’expulsion de Morsi est la preuve que la voie radicale est celle qu’ils auraient dû privilégier depuis le début. Ce n’est pas entièrement rassurant d’être informé que la démocratie leur était un choix par dépit, en attendant mieux.

La gestion absolument chaotique de la présidence par Mohamed Morsi est directement liée au dédain à peine voilé qu’il n’a cessé de démontrer pour ce machin démocratique : de la « déclaration constitutionnelle » aux pressions directes sur les autres pouvoirs, ou l’impression qu’il donnait que tout n’était que question de temps et que l’opposition avait déjà perdu, tout cela aurait dû alerter la plupart des observateurs.

Salvador Dali avait l’habitude de dire : « dans toutes les circonstances importantes de ma vie, je retrouve des évêques allongés sur une chaise longue, à la plage ». Dans mon cas personnel, je peux dire que chaque fois que je suis confronté à une crise morale forte, la page éditoriale du Wall Street Journal m’aide à trouver le bon chemin. Dans un éditorial mis en ligne, ce jeudi, le quoditien américain recommande aux « nouveaux » leaders militaires de l’Egypte de suivre « l’exemple »… du général Pinochet. C’est bien ce que je pressentais : le recours à l’armée pour résoudre des crises politiques ouvre précisément la voie à ce type de régime. C’est pour cette raison qu’il faut condamner le putsch contre Morsi.

Destruction du patrimoine malien : cet islam qui n’est pas le nôtre

Nous assistons depuis un moment, impuissants, à l’invasion du Nord Mali, Gao et Tombouctou notamment, par des individus assez particuliers sans être originaux qui sous le couvert d’un discours irrédentiste et/ou religieux ont décidé d’y assouvir leur soif de pouvoir. Des experts de tous ordres nous ont déjà éclairés sur le processus par lequel on en est arrivé à cette situation et sur la curieuse léthargie du pouvoir central malien et des observateurs, témoins de la trempe d’Ousmane Diarra, nous ont rappelé tout ce que représente pour l’Afrique et l’humanité cette cité unique qu’est Tombouctou (Voir http://terangaweb.com/terangaweb_new/2012/07/07/tombouctou-la-martyre/). Cependant il convient de poursuivre la réflexion concernant le discours religieux qui sous-tend toute cette affaire et qui nous parait relever plus de l’imposture, à la fois historique et spirituelle, pour dire le moins, que d’autre chose. Ce discours a fini d’engendrer un obscurantisme qui veut que le rayonnement d’une cité comme Tombouctou avec ses 333 saints, partie intégrante du patrimoine culturel du continent ne soit pas compatible avec la pratique et les croyances musulmanes, une aberration tant au vue de l’histoire de cette religion que de son essence.

L’Islam est arrivé dans cette partie de l’Afrique  au huitième siècle à travers les échanges commerciaux avec le sud de l’Afrique du Nord. Un islam sunnite, soufi basé sur la tolérance, la sagesse, l’intériorisation, le discours contemplatif, l’amour d’Allah et mettant à côté de la charia (loi islamique), la haqiqa qui est la recherche de la vérité. Une quête de vérité et de sens qui conduit à l’humilité, à l’introspection, à l’interprétation et au souci d’équité lorsqu’il s’agit d’appliquer la loi.

Il se base sur le fait que les enseignements traditionnels du prophète Mohamed (PSL) s’accompagnent d’un héritage spirituel caché auquel seuls ont accès des initiés et qui se transmettent à travers le temps, de génération en génération.

Parmi ces initiés, on peut citer des figures de la propagation et de l’implantation de cette religion en Afrique de l’Ouest tels que : El Haj Omar Tall, Ahmed Baaba, Cheikh Ahmadou Bamba, El Haj Malick Sy , des saints qui ont éduqué leurs disciples en leur inculquant des valeurs religieuses et humanistes, poursuivant cette mission en refusant l’autorité de l’administration coloniale et l’assimilation des populations autochtones.

Il contient aussi un héritage politique qui n’a rien de commun avec la pratique actuelle de nombre de gouvernements totalitaires ou d’irrédentistes illuminés qui s’affublent du nom d’Etats Islamiques pour endormir leurs peuples. Cet héritage est plutôt influencé par l’action du prophète Mohamed ( PSL) en tant que chef d’Etat et à sa suite l’action et les écrits de grandes figures, l’imam Ali par exemple, en matière de bonne gouvernance, de gestion responsable et de respect des droits des plus démunis tels ce document envoyé par le quatrième calife de l’Islam au gouverneur d’Egypte Malik al Achtar dont nous livrons la teneur ici :

« Sache, Mâlik, que je t'envoie comme gouverneur à un pays qui a connu dans le passé des gouvernements justes et injustes. Les gens vont t'observer comme tu observais les gouverneurs qui t'ont précédé. Ils parlent de toi comme tu parlais d'eux. Ce sont eux qui fournissent la preuve de tes actions. Que ton trésor préféré soit donc le trésor de bonnes actions. Contrôle tes désirs et abstiens-toi de ce contre quoi tu as été servi. C'est seulement par une telle abstinence que tu pourras distinguer le bien du mal.

Développe dans ton coeur le sentiment d'amour pour ton peuple, et fais-en la source de bonté et de bénédiction pour lui. Ne te comporte pas en barbare envers tes citoyens et ne t'approprie pas ce qui leur appartient. Rappelle-toi que les citoyens d'un Etat sont de deux catégories. Ils sont soit tes frères en religion, soit tes semblables en genre. Ils sont susceptibles de commettre des erreurs, et sujets aux maladies. (… )  Ne leur dis pas: "Je suis votre suzerain et votre dictateur. Vous devez donc vous plier à mes ordres", car cela corromprait ton coeur, affaiblirait ta foi en la religion et susciterait des désordres dans l'Etat. Si le pouvoir engendre en toi le moindre sentiment d'orgueil et d'arrogance, considère alors le pouvoir et la majesté du Royaume Divin qui gouverne l'univers et sur lequel tu n'as pas le moindre contrôle. Cela restituera à ta raison fantasque le sens de la mesure et te rendra calme et affable.»  lui écrivait il.

Au 12eme siècle des penseurs comme Averroès posaient la spéculation intellectuelle dans l’Islam qui devrait tenir aujourd’hui de l’évidence mais qui hélas, par la faute d’idées reçues faisant le lie fertile de dangereux malentendus, est victime d’un dogmatisme malvenu. Car  l’histoire des idées dans le monde musulman, brillamment restituée par Souleymane Bachir Diagne dans son  désormais incontournable ‘’Comment philosopher en Islam’’ a inclue la question du sens et du raisonnement dès l’apparition de cette religion. L’affrontement des écoles mutazilites et acharites avec l’émergence de la falsafa (philosophie d’inspiration grecque) en est une parfaite illustration . Celle entre Avicenne et Ghazali ou entre Averroès et le même Ghazali ou on vit le penseur andalou répondre aux écrits ghazalien  pointant l’incohérence des philosophes donc de la raison en islam, par d’autres écrits démontrant comme il l’appelait : ‘’l’incohérence de l’incohérence’’.

Cette pensée musulmane qui fit une rencontre féconde avec la Grèce inspira  Hegel, Descartes ou encore Spinoza au 17eme siècle. Elle dénote que le rapport entre le monde musulman et d’autres civilisations telles que l’Occident, purgé des malentendus sournoisement encrés et entretenus, tend plus vers une convergence d’idées sur les valeurs humanistes universelles, les grands mystères de l’existence, les grands questionnements de l’être que vers la confrontation. Une pensée perpétuée par Iqbal au début du 20eme siècle et plus prés de nous, dans l’espace, par Thierno Bocar, El Haj Malick Sy, Cheikh Ahmadou Bamba et tant d’autres.

En effet l’islam pratiqué dans la partie du monde où ont œuvré ces grands érudits (Afrique Occidentale) est attachée à l’esprit pour une meilleure compréhension des enseignements, il s’inscrit en droite ligne de tout ce qui a été évoqué plus haut. Il est plus ésotérique qu’exotérique.

Dans son ouvrage ‘’Soufisme et Charia’’ Malal Ndiaye explique comment un débat « exclusivement intellectuel » à ses débuts s’est mué en « confrontation et anathème ». Pour lui des individus comme ceux qui grossissent les rangs d’Ansardine aujourd’hui, rivés à leur islam « plombé et hermétique, les littérateurs sont plus portés à défendre leur foi qu’à la vivre ». Une défense jamais vraiment désintéressée serait on tenté d’ajouter, les luttes d’influence et les considérations politiques prenant souvent le pas sur l’aspect purement religieux.

Il conclut en affirmant que le soufisme enseigné par ces saints dont on profane aujourd’hui les mausolées,  ne promeut point, contrairement à la thèse défendue par les intégristes, une nouvelle Charia, sa substance étant résumée dans cet enseignement de l’imam Malik : « Quiconque pratique le soufisme sans loi (Charia) est hérétique, quiconque  suit la loi sans pratiquer le soufisme est dévié . Celui qui conjoint les deux, celui là seul réalise la vérité. » Allier l’esprit et la lettre donc pour ne pas en être réduit aux comportements des barbares du Nord Mali et être fidèle aux enseignements du Prophète perpétués par les saints et à leur legs.

Des sites qui renferment une partie de cet héritage comme l’université Sankhoré sont  aujourd’hui aux mains de ces obscurantistes dont nul ne sait où s’arrêtera la folie destructrice, le détournement de notre foi et le pillage de notre mémoire.

  Racine Demba

Bethio Thioune : Le crépuscule d’une idole

"si le communisme et le fascisme n'avaient séduit que des canailles, ils n'auraient pas survécu si longtemps"

Jean-François Revel, le voleur dans la maison vide

 

Lundi 23 avril dernier, Cheikh Bethio Thioune, l'un des leaders de la confrérie Mouride du Sénégal, a été arrêté par les autorités policières sénégalaises et présenté le jeudi suivant à la justice. Il doit répondre des faits suivants : complicité de meurtre, inhumation de cadavres sans autorisation, détention d’armes et association de malfaiteurs. Il apparaît qu'une bagarre a éclaté, il y a quelques mois entre certains de ses "fidèles" et que deux d'entre eux ont été tués puis inhumés, sans plus de cérémonie, dans une concession appartenant au "Guide".

Voilà ce qui arrive lorsqu'un démagogue, un escroc se drape du manteau de commandeur des croyants. Thioune aura été, à la fois, un idiot utile du Wadisme et l'agitateur le plus conscient des failles et impasses du mouvement de Wade. Qu'Abdoulaye Wade ait décidé de s'acquitter des frais de justice du marabout est une circonstance aggravante. Avec la condamnation de Charles Taylor, que finalement, l'homme qui aura durant tant d'années détruit les esprits, l'intellect et la conscience religieuse de tant de gens aient à répondre à la justice, est l'une des meilleures nouvelles que cette pestiférée Afrique occidentale aie connu depuis dix ans.

Dans l’Afrique que nous voulons, Cheikh Bethio Thioune n’a pas de place, ni comme conscience morale, ni comme leader religieux, ni comme influence politique, ni comme entrepreneur privé, ni comme marabout, ni comme magicien. Le seul miracle accompli par cette fraude intellectuelle, par cette régression de la pensée, par ce détourneur de mineurs, par cet apparatchik de bas niveau, c’est d’avoir réussi à échapper à la justice aussi longtemps. Il ne transformait pas l’eau en vin. Il n’a fait que transformer la souffrance et l’ignorance en billets de banque.  

Le crépuscule d'une seule idole n'est pas suffisant. Terangaweb s'est déjà inquiété de la puissance et de la richesse des pasteurs évangélistes de l'Afrique anglophone. Encore un effort, mesdames, messieurs! Encore un effort, et notre pauvre Afrique sera débarrassée de ces fraudes, de ces imbécilités religieuses qui ont contribué, plus violemment que le colonialisme, à réduire la jeunesse d'Afrique à une sorte de réservoir de violences présentes, passées et à venir. 

 

 

Joël Té-Léssia

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