L’offensive diplomatique du Tchad en Afrique : Une coûteuse opération

Moussa Faki Mahamat est le nouveau président de la Commission de l’Union Africaine ( UA). Élu au septième tour d’un scrutin serré, cet ancien ministre des affaires étrangères est le fleuron de la diplomatie tchadienne qui en Afrique est, – c’est désormais le moins qu’on puisse dire – incontournable. Mais à quel prix ?

 La puissance militaire comme principal argument diplomatique

On peut penser que l’offensive diplomatique tchadienne a commencé après la chute du régime libyen de Mouammar Kadhafi en 2011 : une place de « gendarme du sahel » – prestigieuse et péjorative – était alors à prendre dans une région en proie à de vives tensions sécuritaires. Le Tchad paraissait avoir les qualités au moins militaires, et un intérêt géopolitique avéré pour jouer ce rôle. En effet, le pays sortait d’une guerre civile avec les rébellions de l’Est (2004-2010), transformée en affrontement avec le Soudan jusqu’à l’accord de paix conclu entre les deux pays en 2010. Ainsi, en bénéficiant d’un partenariat militaire fort (avec la France et l’Ukraine notamment) N’Djamena a fait de ses capacités militaires la plateforme privilégiée du rayonnement de sa diplomatie.

Les capacités et les réussites militaires du pays ont nourri l’argumentaire du candidat tchadien à la présidence de la Commission de l’Union Africaine. En effet, en sa qualité de chef de la diplomatie du Tchad durant une décennie, il a acquis une maîtrise certaine des crises sécuritaires récurrentes en Afrique subsaharienne en participant directement à la résolution de plusieurs d’entre elles.  Aussi, parce que ce péril sécuritaire s’est installé durablement avec une multiplication des attentats perpétrés par les groupes terroristes, parce que le Tchad a démontré sous sa diplomatie, un leadership constant dans la lutte anti-terroriste en prenant la tête de la force mixte de lutte contre le groupe terroriste Boko Haram, l’ancien ministre d’Idriss Deby semble être le candidat idéal pour conduire la présidence de la commission de l’UA. Les résultats fulgurants des armées tchadiennes dans leur engagement contre Boko haram et dans les pays voisins viennent attester cette analyse. Cependant, ce leadership Tchadien sur le terrain de la lutte anti-terroriste sera difficile à assumer tant sur le moyen que sur le long terme.

Un coût économique et social démesuré

Les poudres qui faisaient bondir de victoires en victoires les colonnes tchadiennes n’ont pas mis le feu aux seules poches de résistance des terroristes du Nord du Nigéria. Elles ont aussi flambé les dépenses militaires d’un pays à l’économie déjà modeste, avec plus de 7% du PIB investi dans l’armement en 2015. Or avec la chute des cours du pétrole – représentant plus de 30% du PIB – les effets négatifs causés par les engagements militaires du Tchad pourraient s’intensifier au plan économique et social. L’on en voit déjà la préfiguration avec la grève des fonctionnaires dont les arriérés de salaire représentent désormais 3,9% du PIB non-pétrolier du pays, selon la Banque mondiale. Il faut ajouter à cela un flux grandissant de réfugiés sud-soudanais, centrafricains et nigérians, estimé à 400 000 personnes, soit près de 4% de la population tchadienne ; un climat des affaires plus qu’hésitant – le pays se classe 183e sur 189 dans le rapport Doing Business 2016 sur l’environnement des affaires dans le monde – et une croissance économique réduite de moitié entre 2015 et 2016 selon les données de la Banque africaine de développement. 

La rhétorique sécuritaire structurée et crédible rencontre un écho favorable au sein de la classe dirigeante africaine de plus en plus démunie devant la multiplication des défis sur le continent. Cette rhétorique a contribué à placer la diplomatie tchadienne dans une position centrale dans la politique africaine. Il faut cependant craindre que le coût économique, social et humain des engagements militaires qui légitiment cette position, fasse le lit à une plus grande instabilité sociale et politique pouvant conduire à de nouvelles menaces, y compris sécuritaires à l’intérieur du territoire Tchadien. Le Tchad ne peut dès lors, détenir le monopole du rôle de « gendarme du sahel » ; pas plus qu’aucun autre pays de la région. Il est urgent d’opérationnaliser et de renforcer les mécanismes militaires conjoints mis en place pour lutter contre l’insécurité et pour équilibrer le poids de dépenses militaires désormais prohibitives pour d’aussi petites économies.

                                                                                                                                                                            Claude BIAO

Le secteur privé, maillon fort de l’intégration économique du Maroc en Afrique

Les deux chefs d Etat, Mohammed VI et Macky Sall, président le lancement du Groupe d impulsion economique entre le Maroc et le Senegal, le 25 mai 2015.
Le Maroc « est déjà le deuxième investisseur du Continent, mais pour peu de temps encore, avec sa volonté affichée de devenir le premier » déclarait le Roi Mohammed VI dans son Message au 27ème Sommet de l’Union Africaine à Kigali, le 18 juillet 2016. En effet, plus d’1,5 milliard de dollars ont été investis par les entreprises marocaines entre 2003 et 2013 en Afrique de l’Ouest et Centrale, soit la moitié des investissements directs étrangers du Maroc réalisés ces dernières années.

Dès le début des années 2000, plusieurs entreprises marocaines privées sont allées s’installer en Afrique, couvrant un ensemble diversifié de secteurs. A titre d’illustration, l’implantation de filiales bancaires de la Banque Centrale Populaire, de BMCE Bank of Africa et d’Attijariwafa Bank dans une quinzaine de pays africains. Le holding d’assurance Saham est également présent dans une vingtaine de pays du continent, depuis le rachat de l’opérateur nigérian Continental Reinsurance en 2015. Dans les télécommunications, Maroc Télécom a renforcé son emprise dans le continent avec le rachat de 6 filiales africaines de son actionnaire émirati Etisalat. En outre, plusieurs holdings comme Ynna Holding et la Société Nationale d’Investissement (SNI), à travers sa filiale minière Managem interviennent en Afrique. Dans le secteur immobilier, Alliances Développement Immobilier a signé des accords de partenariat avec les gouvernements camerounais et ivoirien pour la construction de milliers de logements sociaux, Palmeraie Développement a lancé des projets de construction au Gabon, en Côte d’Ivoire et récemment au Rwanda. Le Groupe Addoha a également jeté son dévolu sur le continent via ces deux entreprises : Addoha et Ciments de l’Afrique (CIMAF), motivé par les importants investissements en infrastructures (autoroutes, ponts, ports, logements sociaux, universités, etc). Rejoint depuis peu par LafargeHolcim Maroc Afrique (LMHA), filiale détenue à parts égales par le cimentier LafargeHolcim et le holding royal SNI.

Ainsi, le secteur privé joue un rôle primordial dans l’intégration économique régionale. La mobilisation des investissements privés y est essentielle pour la création d’emploi, l’amélioration de la productivité et l’augmentation des exportations. L’intégration économique maroco-africaine dessinée par le Roi Mohammed VI appelle les opérateurs nationaux à partager leurs expériences et à raffermir leurs relations de partenariat avec les pays africains. Le secteur privé marocain aura alors pour rôle de transférer ses connaissances, tout en exploitant le potentiel de production, contribuant ainsi à l’amélioration de sa compétitivité à l’échelle internationale. Pour sa part, le commerce interrégional offre une occasion de dynamiser les échanges commerciaux – encore faibles – et de réduire le déficit structurel de la balance commerciale marocaine. Le potentiel économique étant important. La CEDEAO (Communauté des Etats de l’Afrique de l’ouest) et la CEMAC (Communauté économique des Etats de l’Afrique centrale) comptent plus de 300 millions de consommateurs, soit un marché 9 fois supérieur à la population marocaine.

Rôle des Groupements d’impulsion économique dans le renforcement des relations économiques bilatérales

A chaque déplacement officiel de Mohammed VI, le Maroc conclut avec les autres pays africains des accords préférentiels prévoyant des facilités douanières et des avantages fiscaux afin de promouvoir les échanges commerciaux et développer les investissements intra-africains. Aujourd’hui, les relations économiques entre le Royaume et les autres pays africains sont régies par un cadre juridique de plus de 500 accords de coopération.

Ceci est tellement important que le Roi Mohammed VI a invité le Gouvernement – lors de la 1ère Conférence des ambassadeurs organisé en août 2013 – à œuvrer en coordination et en concertation avec les différents acteurs économiques des secteur public et privé en vue de saisir les opportunités d’investissements dans les pays à fortes potentialités économiques. Ainsi, les derniers périples royaux ont été marqués par la mise en place de Groupes d’impulsion économique (GIE) entre le Maroc et le Sénégal, d’une part, et le Maroc et la Côte d’Ivoire, d’autre part. Ces instruments, co-présidés par les ministres des Affaires étrangères et les présidents des patronats de chaque pays, visent à promouvoir le partenariat entre les secteurs privés et à booster les échanges commerciaux ainsi que les investissements[1].

Avec une population de près de 22 millions d’habitants, la Côte d’Ivoire est la 1ère économie de l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest africaine) et est également la 2e puissance économique de la CEDEAO. Et les opportunités d’investissements n’y manquent pas : l’industrie, les infrastructures et BTP, les mines, énergies, etc. Le Sénégal n’est d’ailleurs pas en reste. Il existe de nombreuses raisons qui encouragent les investissements dans le pays tels que la stabilité politique, l’ouverture économique et la modernité des infrastructures. La protection des investisseurs marocains est également assurée grâce notamment aux accords de promotion et de protection réciproque des investissements et des accords de non double imposition. Le protocole d’accord relatif à la création d’une joint-venture entre le groupe marocain « La Voie Express » et la société sénégalaise « Tex Courrier » signé le 9 novembre 2015 lors de la cérémonie de présentation des travaux du GIE maroco-sénégalais – présidé par le Roi Mohammed VI et le Président Macky Sall – témoigne à juste titre du rôle moteur joué par cet instrument pour la dynamisation du partenariat privé-privé[2].

Par ailleurs, les échanges entre le Royaume et le continent africain ont connu une nette augmentation durant la dernière décennie. Sur la période 2004-2014, les échanges globaux du Maroc avec le continent ont quadruplé, passant de 1 milliard de dollars à 4,4 milliards de dollars. L’étude ‘‘Structure des échanges entre le Maroc et l’Afrique : Une analyse de la spécialisation du commerce’’ réalisée par OCP Policy Center en juillet 2016 montre que l’Afrique de l’ouest reste la 1ère destination des exportations marocaines[3]. Cette région a notamment accueilli environ 50,08% de ces exportations en 2014, soit l’équivalent de 1,04 milliard de dollars[4]. Toutefois, l’analyse de la structure des exportations fait ressortir que les exportations marocaines vers le continent sont dominées par les biens intensifs en matières premières et ressources naturelles[5]. Un fort potentiel reste encore à développer pour dynamiser davantage les exportations marocaines. La Direction des études et des prévisions financières (DEPF), rattachée au Ministère de l’Economie et des Finances marocain, soulignait dans son étude ‘‘Relations Maroc-Afrique : l’ambition d’une nouvelle frontière’’ que « les entreprises marocaines, ciblant le marché africain, devraient privilégier une stratégie de pénétration basée sur des considérations de coûts à partir de choix sectoriels ciblés en fonction de l’évolution des besoins actuels et surtout futurs des populations africaines, l’essor démographique, la montée des classes moyennes et l’urbanisation rampante du continent sont autant de facteurs à prendre en considération pour anticiper la configuration ascendante de ces économies en voie d’émergence ». Dans ce sens, les entreprises exportatrices marocaines ont intérêt à anticiper les dynamiques de transformations économiques, sociales et culturelles qui se profilent à l’horizon en Afrique subsaharienne en mettant en place des stratégies d’adaptation afin de capter une part de marché supérieure et combler leur retard sur cette région dynamique.

L’action économique au cœur de la stratégie d’intégration du Maroc en Afrique

L'intégration économique est aussi importante pour le Maroc que pour le continent. La récente tournée royale effectuée au Rwanda, Tanzanie, Sénégal, Ethiopie, Madagascar et Nigéria a vocation à la renforcer. L’Afrique de l’est est la région africaine la plus dynamique. Et le potentiel économique y est encore inexploité. Ainsi, afin que le Maroc puisse renforcer davantage sa présence sur le continent africain, il convient d’explorer un certain nombre de pistes. Tout d’abord, encourager l'internationalisation des entreprises marocaines et leur investissement en terre africaine en mettant à leur disposition une véritable base de données sur les spécificités et le potentiel de chaque économie. Ensuite, favoriser les flux d’exportations vers les pays africains. Les acteurs publics et privés sont tous les deux concernés par la promotion des produits marocains. La nouvelle Agence marocaine de développement des investissements et des exportations mais également l’ASMEX (Association marocaine des exportateurs) devront conduire des missions commerciales dans différents gisements africains et offrir aux entreprises nationales l’accompagnement nécessaire pour développer leurs exportations et/ou réaliser leur projet de développement sur le continent. Enfin, renforcer l’intégration commerciale avec les différents pays africains. Le marché de consommation est en train de se constituer avec l’émergence d’une classe moyenne davantage tournée vers les produits manufacturés et à forte valeur ajoutée. La négociation de partenariats avancés avec la CEDEAO et la CEMAC incluant la mise en place de zones de libre-échange, constitue à son tour une porte d’entrée idéale sur ce grand marché de plus de 300 millions d’âmes.

A l'ère de la mondialisation et de la concurrence internationale acharnée, la projection accrue des économies émergentes sur le continent africain est empreinte de rivalités : Chine, Inde, France, Japon ou encore l’Allemagne, tous ont dévoilé leurs ambitions africaines. Face à ce contexte international, la diplomatie marocaine se veut plus ambitieuse et agressive. Le Roi Mohammed VI déclarait à l’ouverture du Forum Maroco-Ivoirien du 24 février 2014 : « les relations diplomatiques sont au cœur de nos interactions. Mais, à la faveur des mutations profondes que connaît le monde, leurs mécanismes, leur portée ainsi que leur place même dans l'architecture des relations internationales, sont appelés à s'adapter aux nouvelles réalités. » Dans ce sillage, le Maroc gagnerait à organiser un sommet d’affaires maroco-africain. Ce dernier s’inscrirait dans la continuité de l’Africa Action Summit et porterait sur le potentiel de développement économique du continent. Le Sommet réunirait, ensemble, les gouvernements et entreprises, les secteurs public et privé, autour du développement économique, social, et humain de l’Afrique. L’enjeu étant de réaffirmer la stratégie d’influence du Maroc sur le continent.

Hamza Alami


[1] Les groupements d’impulsion économiques comprennent 10 secteurs d’activités identifiés comme prioritaires : il s’agit des commissions Banque-finances-assurance, agri-business-pêche, immobilier-infrastructures, tourisme, énergie-énergie renouvelables, transport-logistique, industrie-distribution, économie numérique, économie sociale et solidaire-artisanat, capital humain-formation et entreprenariat

[2] Christophe Sidiguitiebe, Quatre nouveaux accords signés entre le Maroc et le Sénégal, Telquel.ma, le 10.11.2016 : www.telquel.ma/2016/11/10/quatre-nouveaux-accords-signes-maroc-senegal_1523082

[3] Quatre des cinq principaux partenaires commerciaux africains (Algérie, Mauritanie, Sénégal, Côte d’Ivoire et Nigéria) font partie de l’Afrique de l’ouest.

[4] En ce qui concerne les importations, le poids de l’Afrique du nord a constitué la source de près de la totalité des importations marocaines, avec une part de 82% en 2014 contre 53% en 2004, en important principalement du gaz naturel, du gaz manufacturé, du pétrole et produits dérivés.

[5] Les exportations marocaines sont constituées essentiellement de produits alimentaires et animaux vivants (25%), les machines et matériels de transport (18,5%), les produits chimiques et produits connexes (18,1%), les articles manufacturés (15,9%) et les combustibles minéraux, lubrifiants et produits connexes (11,7%).

Le retour russe en Afrique subsaharienne : enjeux, vecteurs et perspectives

Russie_-_Moscou_-_kremlin_cathedraleDepuis les années 2000 la Russie cherche à reprendre pied en Afrique Subsaharienne. Si l’Union soviétique a été active dans la région, la jeune Russie des années 1990 a en effet dû s’en désengager dans un contexte de manque criant de ressources.

Au plan politique, ce regain d’intérêt a vocation à démontrer la dimension mondiale de la puissance russe, Moscou souhaitant afficher sa capacité à projeter de l’influence dans « l’étranger lointain », bien au-delà de son seul « étranger proche ». Au plan économique, les entreprises russes cherchent quant à elles à étendre leurs positions dans les secteurs des matières premières et de la défense, où elles disposent d’avantages comparatifs, et à tirer profit de la croissance de certains leaders régionaux (Afrique du Sud, Nigéria).

Dans ce contexte, la présente note entend dresser une cartographie des intérêts russes en Afrique subsaharienne. Après avoir brièvement rappelé les contours historiques de la présence russe dans la région, elle y décrypte le réengagement de Moscou en matière politique, sécuritaire et de développement avant de proposer une analyse de la relation économique que la Fédération de Russie entretient avec l’Afrique subsaharienne. En tout état de cause, le renouveau de l’engagement russe conduit sous la bannière du pragmatisme et dénué d’affect, ne semble pas encore avoir permis à Moscou de retrouver l’acquis soviétique ni de rivaliser sérieusement avec ses concurrents directs, au premier rang desquels figurent les autres grands émergents tels que la Chine ou le Brésil. Lisez l’intégralité de cette Note d’Analyse.

N.B. Le manuscrit de la présente note a été achevé au cours de l’été 2015. Ce texte n’engage que son auteur qui en assume la responsabilité exclusive.

La diplomatie islamique du Maroc vis-à-vis de l’Afrique subsaharienne

JPG_Maroc ImamsAu Mali, une simple connaissance de la langue arabe, aussi superficielle soit-elle, suffit pour devenir imam ou prêcheur. Une partie des imams ne maitrise d’ailleurs pas la langue arabe, qui est la langue de l’islam, et n’est dépositaire que de connaissances théologiques effleurées. Bien que pouvant présenter des déficiences, ces leaders religieux sont toutefois acceptés comme tels, et leurs propos restent perceptibles auprès de leur auditoire, les fidèles.

Il n’y a pas de formation spécifique au Mali, on devient donc imam par la force des choses.  Les mosquées dans lesquelles officient ces imams, sont généralement privées. Les ‘’généreuses’’ personnes impliquées dans le religieux, qui les bâtissent, choisissent librement leurs imams.

La visite du roi du Maroc, Mohamed VI, à Bamako le 18 février 2014, a donné lieu à la conclusion d’un accord sur la formation d’imams maliens. Le royaume du Maroc s'est engagé à accueillir cinq cents imams maliens sur cinq ans. Le but est de former des imams authentiques sur la base de l’islam malékite, ouvert et tolérant. En sus de ses caractéristiques strictement religieuses, il nous parait que cette généreuse offre du royaume chérifien, vis-à-vis de l’État malien, s’inscrit aussi dans un cadre géopolitique qu’il nous semble important d’analyser. 

La formation des imams maliens par le royaume du Maroc

Cent six imams maliens, sélectionnés par le ministère malien du Culte et des Affaires religieuses, sont actuellement en formation dans un centre de formation des imams, de Rabat. Il s’agit pour la plupart, d’imams débutants, âgées de 25 à 45 ans, et venant de toutes les régions du Mali. Cette formation est structurée autour des enseignements sur la méthodologie du prêche, l’histoire de l’islam, la vie du prophète, les sciences coraniques, mais aussi en informatique et en communication. L’expérience malienne a inspiré d’autres pays africains, qui souhaitent également former leurs imams au Maroc. Le ministère marocain des Affaires islamiques a ainsi reçu les demandes de formation du Gabon, du Nigéria, de la Côte d’Ivoire et de la Guinée Conakry. Face à ces demandes, le 12 mai 2014, le roi Mohamed VI a donné le coup d'envoi des travaux de « l’Institut Mohammed-VI de formation des imams, morchidines (prédicateurs) et morchidates (prédicatrices). Situé à Rabat, et couvrant trois hectares, le centre abritera des salles de cours et de conférence, des locaux administratifs, des logements et des services de restauration pour les étudiants étrangers. « Le coût des travaux est évalué à 140 millions de dirhams (environ 12 millions d’euros) »[1].

Le programme de formation des imams maliens semble opportun, compte tenu des récentes manifestations de l’islam au Mali. Par ailleurs, il laisse apparaitre ses limites. Le directeur de cabinet du ministre marocain des Affaires islamiques explique que son pays forme « des imams authentiques qui n’iront pas chercher d’autres idées que celles qui sont dans la population depuis des siècles »[2]. Il apparait ainsi que, d’une part, le projet de formation des imams par le Maroc vise à préserver les choix rituels et doctrinaux du pays, relevant de l’islam malékite. D’autre part, cette démarche aurait sans doute été bénéfique, seulement, dans le cas où les autorités maliennes octroieraient l’imâma (la fonction d’imam, par extension de prédication).

La sphère religieuse malienne n’étant soumise à aucune règle spécifique, la portée de cette démarche risque de produire que des impacts très limités. La construction de mosquées au Mali n’est soumise à aucune autorisation préalable. Une structure ou personne qui en érige une, est libre de choisir la personne qui lui semble qualifiée pour conduire les prières et les prêches. La segmentation de l’espace religieux malien étant très prononcée, il est systématique qu’on retrouve dans les mosquées wahhabites les imams de la doctrine et, dans les mosquées malékites, des imams imprégnés du malékisme. Nous considérons que le programme de formation n’ait réellement concerné les imams, et leaders religieux les plus aptes à y participer, c’est-à-dire ceux de la tendance salafiste. Nous avons ainsi pu constater que ceux des imams maliens qui ont fait le déplacement vers le Maroc, en vue d’être formés, sont déjà imprégnés de la culture malékite. Si le but essentiel de la formation consiste à promouvoir un islam tolérant, il devrait nécessairement concerner, en premier lieu, les leaders religieux les plus rigoristes, afin de les ramener à des positions plus modérées. Cet objectif nous semble pourtant difficilement réalisable, car l’islam malékite représente, pour les salafistes/wahhabites, une vision erronée de la religion musulmane. Le choix des personnes, pouvant participer au programme de formation, n’a pu être donc basé sur une procédure ciblée. N’ont répondu à l’appel à candidature, que les imams intéressés par l’offre. Il est donc clair que ceux-ci avaient un penchant pour le rite malékite.

L’islam comme un pont reliant le Maroc à l’Afrique subsaharienne

Compte tenu du rôle croissant du Maroc sur la scène africaine, qui s’exerce aussi fortement à travers la religion, nous nous sommes questionné sur les intérêts que le pays peut tirer de ce type de processus. Outre les mesures de « diplomatie économique », le Maroc a su exploiter d’autres pistes, notamment le biais idéologique (‘’diplomatie islamique’’), dans ses rapports avec l’Afrique subsaharienne. Les convergences idéologiques, en ce sens, pourraient ainsi avoir tendance à favoriser les convergences politiques. Comme l’écrit Alain Antil : « le roi du Maroc cumule les rôles de souverain théocratique et de chef d’État moderne avec des moyens de communication de masse qui permettent de relayer son image et ses discours dans toutes les régions du royaume […] Il est véritablement au-dessus des lois car il détient son autorité de Dieu […] La politique étrangère du royaume n’est que le reflet de la structure du pouvoir, et apparait d’abord comme le domaine réservé du roi » (Alain Antil, 2003). Le souverain du Maroc mène ainsi le jeu diplomatique, qu’il conçoit et conduit lui-même, assisté par quelques conseillers. Il nous semble alors naturel, de ce point de vue, que la religion soit placée au cœur de la diplomatie marocaine, vis-à-vis de l’Afrique subsaharienne.

Tout comme le malékisme fut un important facteur de rapprochement entre les sultans marocains et les empereurs du Soudan Occidental[3], le Maroc semble instaurer, à nouveau aujourd’hui, un cheminement identique visant à conforter ses liens avec des États d’Afrique subsaharienne. Ainsi, à travers ce type d’initiatives, c’est la grandeur du Maroc dans le domaine de l’islam qui se réaffirme sur la scène africaine. En outre, en tant que commandeur des croyants au Maroc, le processus de formation d’imams africains pourrait étendre la portée de l’influence doctrinale du roi Mohamed VI, à d’autres régions subsahariennes, notamment imprégnées du malékisme.

Suite à l’admission de la République Arabe Sahraouie Démocratique (RASD) au sein de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), lors du sommet de Tripoli de 1982, le royaume du Maroc, en guise de protestation, s’est retiré de l’instance africaine en 1984. Parmi les quatre-vingt pays qui ont reconnu la RASD, dont une majorité d’Etats africains, une trentaine est revenue sur sa décision de reconnaissance. Bien qu’il ait pris part au 22ème sommet de l’Union Africaine (UA), tenu les 30 et 31 janvier 2014 à Addis Abéba, le royaume exclut toute idée d’un retour au sein de l’instance africaine, tant que la RASD y siégera. Cette divergence de visions politiques, qui oppose le Maroc à l’assemblée des États africains, n’empêche toutefois pas le royaume d’exploiter d’autres approches de coopération.

Le partenariat  religieux est désormais inscrit au cœur de la diplomatie marocaine, vis-à-vis de plusieurs États d’Afrique subsaharienne. Face à la conjoncture régionale et internationale, avec l’islam qui apparait, dans des régions, très hostile et sous une forme violente, le Maroc tend progressivement à apparaitre comme un pays clé, pouvant contribuer à radoucir cette religion. Abdelslam Lazaar, directeur de l’école de formation des imams de Rabat, explique ainsi : « Aux étudiants, nous apprenons à lutter contre le terrorisme par le savoir. Par les armes, même pendant vingt ans, vous n’y parviendrez pas. Utilisez le savoir et la pensée, en trois ou quatre années, vous pouvez éradiquer le terrorisme »[4].


[1] Information révélée par Le Matin du 12 mai 2014.

[2] Propos évoqués dans La croix du 23 juin 2014.

[3] L’espace du Soudan Occidental représente une bande de territoires soudano-sahéliens qui traverse en écharpe le continent africain, entre le Sénégal et la Corne de l'Afrique, avec un prolongement le long de la côte de l'Océan Indien. Cette partie de l’Afrique a connu, dans le moyen âge, un essor simultané sur le plan économique, politique, culturel et religieux, à travers l’édification de grands empires (Ghana, Mali, Songhaï).

[4]Propos évoqués dans Libération du 4 janvier 2015.

Le tropisme africain du Maroc, entre pragmatisme et intégration africaine

JPG_Mohamed VI AfriqueAujourd’hui, l’avenir du Maroc se joue en Afrique au Sud du Sahara. Le tropisme africain du Maroc apparait comme un enjeu des nouvelles formes de diplomaties à l’intérieur des pays du Sud, bâties sur la recherche mutuelle d’intérêts économiques, le sentiment d’appartenance à un même bloc géopolitique et la solidarité entre nations du Sud.

Une place à prendre

Le récent ballet diplomatique du Roi Mohammed VI, en mai 2015, en Afrique règle au moins une question longtemps abordée par les spécialistes de la diplomatie comme une incompréhension géostratégique : l’intégration du Maroc dans l’Union européenne comme Etat-membre. En effet, en 1984, le Maroc du Roi Hassan II avait clairement soumis un projet d’adhésion à la Communauté économique européenne, qui sera rejeté en 1987 pour « non-européanité » du royaume chérifien.

Après les déstabilisations du Maghreb pour cause de « printemps arabes », la perte de vitesse du Nigéria due, entre autres, à l’hydre Boko Haram, l’essoufflement économique et les embarras identitaires de l’Afrique du Sud, l’effacement de l’Algérie en quête de stabilité, le Maroc se découvre un axe diplomatique à défendre : extension de son influence à l’Afrique subsaharienne et organisation de partenariats stratégiques dans une partie du continent à la croissance économique prometteuse.

En réalité, la coopération avec les voisins du Sud n’est pas nouvelle. A la fin du protectorat espagnol au Maroc et à l’avènement des indépendances africaines, le Maroc s’est impliqué dans la diplomatie africaine post-colonisation et  dans la création de la défunte Organisation de l’unité africaine (OUA), qu’il quittera en 1984 à cause de divergences sur la réalité de la République arabe sahraouie démocratique. Aujourd’hui, le Maroc a pour objectif d’être la passerelle entre la Méditerranée et l’Afrique subsaharienne et s’impose comme un acteur des relations internationales au même titre que la France, la Chine, les Etats-Unis, l’Union Européenne sur le continent noir.

Au Sénégal, en Côte d'Ivoire, au Gabon et en Guinée Bissau en mai 2015, le Roi Mohamed VI a réaffirmé à ses interlocuteurs la volonté du royaume : densifier ses partenariats et ériger des coopérations de fond sur les enjeux des sociétés modernes. Maintien de la paix, éducation, solidarité, culture, politique d’investissement sur l’immobilier, eau potable, tous ces secteurs sont à l’agenda des réalisations ou des projets du Maroc.

Ainsi au Sénégal, le Maroc a participé au financement au programme immobilier de la Cité des Fonctionnaires pour loger près de 2 900 ménages. Le Maroc a également fait don, pour la lutte contre le sida, de médicaments et matériel médical. Le Royaume a financé des pèlerinages à la Mecque ou encore proposé son appui technique pour le raccordement électrique de villages sénégalais. En Côte d’Ivoire où le Roi Mohamed VI s’était déjà rendu en 2013 et 2014, le soutien à la reconstruction de ce pays ouest-africain a été l’objet de plusieurs accords signés pour la construction d’infrastructures, mais aussi sur les plans immobilier, bancaire, agricole, touristique et culturel.

Les partenariats proposés reposent sur des projets de développement économique avec l’implication du secteur privé marocain qui cherche à accroitre son développement. En cela, la diplomatie économique du Maroc tient à la fois du pragmatisme et de l’influence politique.

La diplomatie « sud-sud » en action

La contestation des anciennes formes de partenariats entre le Nord et le Sud et la nécessité d’adapter les enjeux dans un monde en mutations géopolitiques jouent en faveur de la diplomatie des pays émergents. Avec l’implantation de la Chine pour ravir les parts de marché, la perte d’influence des grandes puissances et la redéfinition des politiques internationales de développement, plusieurs facteurs confortent le changement de paradigme.

La France et une grande partie de l’Europe ont recentré leurs priorités vers des enjeux plus nationaux, du fait de la crise économique qui frappe de plein fouet ces aires. Les expansions de marché économique africain sont toutes tournées vers des marchés à la croissance exceptionnelle, qui oscille entre 5  et 6 % en moyenne par an. Les populations sont jeunes, mieux éduquées, plus au fait des capacités de la révolution numérique. Les techniques administratives se professionnalisent, les pouvoirs politiques mieux soumis au contrôle citoyen, les universités sont plus adaptées aux formations de demain.

Tous ces paramètres font non seulement du continent africain, malgré le retard conséquent sur le plan économique et les freins politiques et sécuritaires par endroits, une terra nova pour le business et la construction d’un avenir commun que les Marocains ont réellement perçu.

Avec ou sans l’Union africaine ?

Depuis le départ de l’Organisation de l’Unité Africaine en 1984, le Maroc a multiplié les signes de création d’une intégration africaine tout en niant son appartenance à l’appareil censé incarner ce vœu. Evidemment, la question du Sahara n’est pas totalement vidée de sa substance, mais il faut reconnaitre qu’à part l’Algérie, peu de pays africains, aujourd’hui, clament leur reconnaissance d’un Etat aux Saharaouis. Pour preuve, beaucoup sont revenus sur leur reconnaissance comme le Bénin, Madagascar, le Togo ou encore le Tchad. Pour le moment, la coopération avec les voisins du Sud n’aborde pas clairement le sujet épineux du Sahara mais en diplomatie, le temps est une valeur-refuge.

Ceci étant, avec la coopération universitaire, les politiques d’investissement, le maintien de la paix, le Maroc revient en force et cette nouvelle donne poussera les pays subsahariens à travailler à l’intégration d’un partenaire stratégique au sein d’une Union qui se veut forte et décisive dans le concert des nations. La pression est plutôt du côté des pays africains pour voir comment prochainement intégrer le Maroc au sein de l’institution continentale. Pour le Maroc, son influence a rempli sa mission: être incontournable; la boucle serait bouclée.

Régis Hounkpé

Quelle politique africaine pour l’Europe ?

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2014 a été une année charnière pour la relation Union européenne – Afrique. Le 4e sommet Union Européenne – Afrique a eu lieu en avril pour préparer l’avenir du partenariat entre les deux continents. L’Europe a aussi voté son nouveau budget et ses priorités pour la période 2014-2020. Enfin, l’ensemble des dirigeants européens viennent de changer, notamment la responsable de la diplomatie Catherine Ashton, remplacée par Federica Mogherini, à la tête du Service européen pour l’action extérieure  (SEAE). L’Afrique des Idées a voulu en profiter pour faire le bilan de la politique africaine de l’UE, quatre ans après la mise en place du SEAE et d’une diplomatie européenne en tant que telle.

1 – L’UE trop absente des grandes crises qui ont secoué l’Afrique

Les récents conflits qui ont secoué le continent africain ont montré les difficultés de l’Union européenne à faire entendre sa voix et à réagir à temps dans les contextes de crise. Au Mali ou en Centrafrique, c’est encore la France, seule, qui joue le rôle de premier plan  que lui confèrent sa puissance militaire et l’histoire ”particulière” qui la lie à l’Afrique.

“L’Europe n’a pas de véritable politique sécuritaire, elle n’est que le reflet des politiques nationales”, déplore ainsi Philippe Hugon, directeur de recherche à l’Institut des Relations Internationales (IRIS), “surtout parce que l’Allemagne est très réticente à intervenir dans ce qu’elle appelle le bourbier africain”.

Les dispositifs de préventions et de gestion des conflits de l’Union Africaine, en partie financés par l’UE, comme l’Architecture africaine de paix et de sécurité (AAPS) ont eux aussi montré leurs défaillances. “Quand il faut faire la guerre, il faut réagir tout de suite et c’est souvent la France seule qui y va” reconnaît Yves Gounin, auteur de La France en Afrique, “mais pour autant il y a plusieurs phases dans ce type de crise et il ne faut pas sous estimer le rôle de relais que peut jouer l’Union Européenne ou d’autres organisations internationales après l’intervention militaire rapide, comme on le voit avec les opérations EUTM-Mali au Mali ou EUFOR RCA en Centrafrique” nuance-t-il.

Sur les cinq opérations militaires pilotées par l’Union Européenne, quatre ont lieu sur le continent africain, ce qui montre selon ce diplomate,  que l’Afrique reste malgré tout “une priorité sécuritaire” pour l’Europe. Parmi ces opérations, le principal succès européen est sans doute l’Opération Atalante, engagée en 2008 et qui aura réussi à fédérer plusieurs pays européens dans la lutte contre la piraterie au large des côtes somaliennes.

2 – Une relation économique et commerciale en pleine redéfinition

La relation privilégiée entre l’Afrique et l’UE sur le plan économique et commercial est aussi en pleine redéfinition. Certes l’Europe reste le premier partenaire de l’Afrique et son principal investisseur, mais de nouveaux acteurs ont émergé avec l’essor de la coopération Sud-Sud. La Chine accroît inexorablement sa présence et met en avant ses prêts concessionnaires très avantageux, sans réclamer de progrès sur la voie de la bonne gouvernance comme le fait l’Europe. De plus en plus, l’UE devient un partenaire parmi d’autres.

Les intérêts aussi peuvent diverger. Puisque l’Europe reste parfois dans une logique traditionnelle d’importation de ressources naturelles et de matières premières et d’exportations de ses biens transformés, quand les pays africains, notamment émergents, réclament davantage de financements et de partenariats pour s’industrialiser, mettant en avant la croissance de plus de 5 % sur le continent.

Signe de cette redéfinition de la relation commerciale, les difficultés avec lesquelles ont été conclus les accords de partenariat économiques (APE) qui libéralisent les échanges entre les deux continents. Après d’âpres négociations, ces accords ont finalement été signés pour l’Afrique de l’Ouest. Mais le débat sur les APE a vampirisé pendant de longs mois la relation Afrique-Europe, empêchant d’avancer sur d’autres domaines de la coopération. Et la résistance des dirigeants africains a montré leur volonté de rééquilibrer la relation, en dénonçant les contradictions des Européens, notamment sur le plan agricole où l’UE subventionne ses exportations avec la Politique agricole commune (PAC), tout en affichant son soutien au développement de l’agriculture locale à travers les Fonds européens de développement (FED).

3 – Une diplomatie en apprentissage

La diplomatie européenne, dans sa dimension politique, est encore jeune puisque le SEAE est en place officiellement depuis 2010, à la suite du Traité de Lisbonne de 2007. Les délégations européennes sont désormais présentes dans la quasi totalité des États africains à l’exception de Sao Tomé, la Guinée équatoriale, ou le Soudan du Sud.

Les fonctionnaires européens, avant le Traité, travaillaient principalement sur les questions de développement. Ils ont depuis un nouveau portefeuille, beaucoup plus large et politique avec lequel ils doivent apprendre à composer. Pour les ambassades nationales traditionnelles françaises, britanniques ou allemandes… c’est aussi un nouvel acteur avec lequel il faut coordonner son action. “Cela prend du temps”, sourit le diplomate Yves Gounin, “mais c’est en train de se mettre en place avec le renouvellement des générations  et parce que des diplomates venus des Ministère des Affaires étrangères nationaux, dont des Français, prennent la tête de délégations européennes et comprennent mieux leur logique. Du côté des dirigeants africains, les représentants européens sont de plus en plus considérés, parce qu’ils ont bien compris que l’UE a des moyens.”

Les moyens justement: ceux de l’action extérieure de l’UE n’ont pas changé pour la période 2014-2020, un peu plus de 66 milliards d’euros pour la rubrique IV (« l’Europe dans le monde »), auxquels viennent s’ajouter les 30 milliards du FED destinés à l’aide au développement. Reste à définir une ligne politique claire et des priorités…

L’élargissement à 28 a conduit l’Union à orienter sa politique extérieure davantage vers l’est, avec une focalisation ces derniers mois sur la crise ukrainienne, et cela au détriment d’une “politique audacieuse pour l’Afrique”, regrette Philippe Hugon. “Le centre de gravité de l’Union européenne a clairement changé, et les nouveaux entrants n’ont pas de tropisme particulier pour l’Afrique”.

Quant à la politique de développement, comme d’autres bailleurs de fonds, l’Union Européenne affiche sa volonté de sortir d’une simple relation donateur – bénéficiaire verticale et de “différencier” l’aide, en la concentrant sur les pays les moins avancés ou les États faillis, pour privilégier d’autres formes de partenariats avec les pays qui se développent.

4 – Les migrations, zone d’ombre de la coopération Afrique – Europe

L’autre chantier de la coopération Afrique-Union européenne reste incontestablement celui des migrations. En 2013, plus de 30 000 migrants ont traversé la Méditerranée selon la Commission. Avec les drames que l’on connaît. L’intérêt partagé d’une Europe vieillissante et d’une Afrique en pleine vitalité démographique serait de redéfinir les bases d’une immigration légale renforcée, surtout pour les jeunes qualifiés, comme l’explique la politologue Corinne Valleix:

Mais les arguments électoralistes à courte vue et l'exacerbation des sentiments nationalistes poussent les dirigeants européens à ne pas franchir le pas et se contenter de brocarder l’immigration illégale. Ce défi majeur des migrations, comme les nombreux qui attendent la politique extérieure de l’UE en Afrique, ne peut faire l’économie d’une réflexion plus vaste sur l’identité européenne et la crise de son projet politique.

Dans un joli petit ouvrage, l’Europe depuis l’Afrique  Alain Mabanckou, racontait l’Europe telle qu’on la lui décrivait enfant, depuis les rivages de Pointe Noire, au Congo, où il a grandi. Une “idée,” une “croyance”,  une Europe ni à part, ni repliée sur elle même, mais tournée vers l’Afrique parce que  “l’Histoire nous a mis face à face” et “qu’on a toujours besoin d’un plus ou moins Européen que soi”. Le romancier congolais concluait ainsi:  “Nous autres originaires d’Afrique regardons l’Europe et espérons, pour son salut, qu’elle nous regarde aussi…”

Adrien de  Calan

Diplomatie et hégémonie régionale en Afrique subsaharienne (1)

Comprendre les mécanismes de la diplomatie en Afrique subsaharienne exige une flexibilité dont sont dépourvus les prismes classiques de lecture : rapports de force et jeux d’intérêts. Les relations diplomatiques en Afrique dépendent du politique, de l'économie, de la religion et des relations interethniques autant qu’elles répondent aux rapports de force entre entités étrangères qui trouvent en Afrique leur théâtre d'application.

Appréhender le continent comme un bloc monolithique ne concevant ses rapports diplomatiques que vis-à-vis d'autres ensembles géopolitiques comme l'UE, les USA ou l'Asie serait une erreur. Il existe une diplomatie intra africaine avec ses rapports de forces, ses luttes d'influence et ses alliances de circonstance résultats intense compétition économique, politique et militaire dans laquelle aucun cadeau n'est permis.

L'Afrique australe tirée par un arc en ciel géant

Afrique du Sud

Deux décennies après la fin de l'Apartheid, l'Afrique du Sud assume un leadership certain au sein de la South African Development Community (SADC) ; une position acquise et maintenue grâce à sa superficie, sa démographie et surtout une puissance économique associée à une grande stabilité politique. Compte tenu du rôle central de ce pays par rapport aux problématiques de la zone, il est peu probable que cette situation soit amenée à évoluer.

Mais assez étonnamment, ce leadership tarde à se matérialiser par des actes concrets et de grande incidence sur la zone d'influence naturelle de ce pays. En effet, l'Afrique du Sud, à la différence de plusieurs autres “Etats pivots”, selon le concept de Kissinger, n 'a toujours pas réussi à imposer une influence définitive sur ses voisins immédiats.

Plus encore, la crise politique qui a sanctionné la fin du second mandat de Thabo Mbeki et la rupture qui a frappé l'ANC avec la naissance du COP (mouvement fondé par des dissidents proches de Mbeki) ont laissé apparaître un début de fissure au sein du parti qui règne sans partage depuis la fin de l'apartheid. Cette crise est essentiellement d'ordre idéologique, car elle met en exergue une timide ligne de fracture entre l'aile gauche de l'ANC, radicale dans son approche et ses méthodes (Zuma, Malema) et l'aile droite, plus modérée, que symbolisaient Mbeki et Lekota. Si, à l'avenir, cette divergence idéologique se creuse , elle peut déboucher sur une crise interne de plus grande envergure qui peut remettre en cause le leadership diplomatique de l'Afrique du Sud dans la région et en Afrique de façon globale.

Zimbabwe
Au Zimbabwe, Robert Mugabe demeure encore au pouvoir malgré son attitude continue de défiance vis-à-vis de la communauté internationale. Dans ce dossier, le géant sud-africain, qui pour des raisons historiques liées à un passé commun, accorde un soutien indéfectible à son encombrant allié, est très mal à l'aise. Sa position allant bien évidemment en contresens de la réprobation que le régime de Mugabe inspire depuis la réforme agraire qui a plongé le pays dans un profond chaos social, depuis le milieu des années 1990.

Namibie
Dans un autre registre, la Namibie confirme son ancrage démocratique malgré l’hyper domination du parti au pouvoir, la SWAPO (South West Africa People's Organisation), avec la réélection de Hifikepunye Pohamba – élu une première fois en 2004, confortablement reconduit en 2009 – qui marche doctement dans les pas de Sam Nujoma, le « Père de la nation ». Mais le pays continue résolument une trajectoire isolationniste symptomatique d'un fort désintérêt pour les questions d'intégration ou même d'unité africaine.

Angola
Contrairement à ces deux cas, l'Angola a amorcé depuis quelques années un grand virage qui pourrait en faire un géant diplomatique, à même de rivaliser avec l’Afrique du Sud, et sur lequel il faudra naturellement compter dans les toutes prochaines années. Ce pays sorti d'une guerre civile qui dura près de trois décennies (1975-2002), a vécu sa convalescence d'une façon relativement positive. Profitant de la rente du pétrole et de son ouverture aux capitaux étrangers, l'Angola a su aussi profiter de l'arrivée massive de la Chine sur le continent. La bonne santé économique s'accompagnant, souvent d'une ambition militaire croissante, l'armée angolaise est de plus en plus présente dans certains théâtres d'opérations, parfois bien éloignés. Ainsi, de nombreux observateurs ont été surpris de voir les soldats angolais investir la Guinée Bissau après le coup d'Etat de 2012 qui a encore rompu le fonctionnement des institutions bissau-guinéennes. Luanda dispute t-il le leadership en Afrique australe à Pretoria ?

A quand le tour du Nigéria ?

Nigéria
Toutes les circonstances géographiques, économiques et humaines concourent à accorder au Nigeria un rôle hégémonique en Afrique de l'Ouest. La nation fédérale est le pays le plus peuplé d’Afrique et membre du cercle très fermé des pays producteurs de pétrole. Le Nigéria aurait naturellement dû s'arroger le titre de géant de la région. Il n'en est rien compte tenu de plusieurs facteurs endogènes.
Premièrement, l'instabilité institutionnelle marquée par la multitude des coups d'Etat et des régimes autoritaires a longtemps privé ce pays de la reconnaissance généralement accordée aux pays démocratiques et d’état de droit. En outre, la situation ethnico-religieuse extrêmement tendue, avec des affrontements meurtriers réguliers entre communautés musulmane et chrétienne, pose la question d’une unité nationale incomplète, accentuée par le fédéralisme, gangrenée par la violence et la corruption. La stabilité interne est une des conditions indispensables à toute diplomatie. Les capacités de projection du Nigéria sont aussi réelles (vu la force de frappe militaire et l'importance de son armée) qu’elles sont hypothétiques, du fait des instabilités internes et de la fragilité des institutions. Un pays peut difficilement espérer s'imposer sur la scène internationale sans au préalable avoir pu trouver une solution pacifique à des difficultés ethniques ou religieuses, avec la violence en toile de fond. D’autres questions se posent, en filigrane : le Nigeria prétend-il réellement à une place prépondérante sur la scène ouest-africaine ? Sa supériorité militaire est telle suffisamment solide pour en faire la tête de file d'une armée ouest africaine ? L'exemple de l'ECOMOG semble être pour le moment le seul haut fait de l'armée nigériane dans la région. Dans ce contexte où les crises multiformes se multiplient en Afrique de l'Ouest, la voix du Nigeria n’est pas aussi prépondérante qu’elle le devrait. A la seule exception du conflit post-électoral Ivoirien , où l’intervention de Goodluck Jonathan, agissant dans son rôle de président de la conférence des chefs d’états de la CEDEAO, fut déterminante.

L'islamisme radical a pour la première fois, en Afrique de l’Ouest, un territoire où décliner son ambition totalitaire. Le Mali a perdu le nord sous les assauts variés des milices touaregs et d'Ansar dine. La Guinée Bissau ne parvient décidément pas à clore son cycle des coups de force consubstantiel à la naissance de l'Etat. La Mauritanie montre de plus en plus de signes de nervosité avec récemment « l'accident » ubuesque du général Aziz. Sur toutes ces questions, l'on ressent plus l'implication d'autres Etats de la région comme le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire (qui est encore convalescente) et le Sénégal. Le Nigeria reste, résolument… inconstant. Cela peut être compris comme un refus d'Abuja de s'impliquer. L'ambition hégémonique est aussi une question de volonté qui rencontre des circonstances favorables. Les circonstances sont certes présentes, mais le Nigeria préfère faire fi du potentiel dont il dispose pour asseoir un leadership régional. En effet, même la présidence la Commission de la Cedeao ne fait pas courir Abuja contrairement à des pays comme le Ghana ou le Burkina Faso. 

Hamidou Anne