L’agriculture est, avec la pêche, le pilier de l’économie dans l’archipel des Comores. Mais elle est de loin la plus plébiscitée. La société lui préfère les emplois de bureau, les hauts postes politiques, et les fonctions culturelles, plus prestigieux en surface que les métiers de la terre. Pourtant, la donne est en train de changer. Entretien avec Anturia Mihidjai, fondatrice de Nutrizone Foods, qui instaure le changement avec une démarche innovante : valoriser les ressources alimentaires locales.
Pouvez-vous nous présenter Nutrizone Foods ?
J’ai créé Nutrizone Foods vers fin 2014, dans le but de valoriser les produits alimentaires locaux et d’encourager leur consommation par la population a travers la transformation agroalimentaire.
Comment vous est venue l’idée d’entreprendre ?
L’idée de créer une entreprise m’a habitée depuis mes études universitaires au Kenya. L’environnement entrepreneurial Kenyan m’a vraiment impressionné par son dynamisme. J’ai su, durant mes études, que l’entrepreneuriat était ce que je voulais. De retour au pays en 2012, je me suis dit que l’agriculture était mon domaine : elle me permettait de commencer avec un capital minimal. Je suis partie avec un avantage non négligeable : celui d’être issue d’une famille d’agriculteurs.
Quelles difficultés avez-vous surmonté pour réaliser ce projet ?
Je n’avais pas fait d’études commerciales : je suis infirmière et prothésiste dentaire. Cela a occasionné quelques doutes. D’autre part, il me fallait convaincre ma famille, ce qui n’était pas simple : culturellement, l’agriculture est vue comme un métier dégradant, « sale », aux Comores. Il était impensable qu’ayant fait mes études à l’université, je décide de m’investir dans une telle activité. Mais à présent, mon entourage l’accepte.
L’autre difficulté est liée à la pénétration du marché, l’environnement entrepreneurial aux Compres étant un peu plus compliqué qu’ailleurs pour un concept nouveau comme le mien. Ce n’est qu’après avoir présenté le projet devant un concours entrepreneurial national en 2013, au cours duquel j’ai été sélectionnée, que j’ai compris que je pouvais bien faire quelque chose. J’ai commencé a m’impliquer, et à chercher des opportunités de formation.
Et l’environnement entrepreneurial du continent africain, était-il plus favorable ?
En 2014, j’ai été selectionnée par le Programme Young African Leaders Initiative (YALI) grâce auquel j’ai beneficié de ma toute première formation en entrepreneuriat et affaires a la Clark Atlanta University. J’avais toute la motivation dont j’avais besoin, et tout mon temps aussi : les six semaines durant lesquelles je m’étais absentée de mon travail d’infirmière de pharmacie pour suivre la formation du YALI m’ont valu la perte de mon emploi ! Je n’avais donc qu’un seul choix : exploiter ma motivation et les 150 euros que j’avais avec moi.
Aujourd'hui, l'agriculture est encore vue comme un métier de "paysan", donc forcément dégradant, peut-être à cause des relations féodales qu'entretenaient les grandes cités avec leurs serfs, à qui était réservée l'activité agricole…
Avant, j'avais la même vision que celle que notre culture entretient envers l’agriculture et la pêche. A l’école, j’avais honte de dire que ma mère payait mes frais de scolarité en produisant et en vendant des tomates et des feuilles de feleke*. Ce projet, c’est un hommage à mes parents et à leur noble métier.
Je me rendais dans les champs de ma famille, je cueillais les sagous*, les cassais et les séchais. Puis je payais pour le broyage et j’emballais ma farine dans des sachets à fermeture zip que je me suis procurés durant mon séjour aux Etats Unis.
Je distribuais gratuitement les échantillons a des amis en échange de leur avis sur la manière dont je pourrais améliorer le produit. Apres plusieurs essais, j’ai fini par y arriver. L’étape la plus difficile fut ensuite de convaincre les supermarchés et autres distributeurs d’accepter de proposer ma farine dans leurs rayons. Le sagou est un produit qui d’habitude ne se vend qu’au marche local et non en rayons, et j’avais de bien faibles compétences en vente. Le premier magasin à accepter mes produits fut le supermarché Mag Market.
Les plus grands soutiens que j'ai eu, ont été mes coachs et mentors, et un financement de la fondation Tony Elumelu.
Comment avez-vous fait face aux barrières culturelles ?
Ce qui m'a aidé à continuer, c’est d’abord l’envie de me prouver à moi-même que je suis capable de changer les choses, notamment dans un contexte où la plupart des jeunes sont convaincus que pour réussir dans la vie, il faut soit vivre à l'extérieur, soit s’impliquer dans la politique et les nombreux travers dont elle souffre.
Ayant vécu au Kenya, j'ai été contaminée, si l’on peut dire, par cette niaque entrepreneuriale. Je ne suis pas près d'accepter que ce projet échoue alors que chez mes amis, dans d'autres pays, ce concept fonctionne.
* Le feleke (ou bredy mafana à Madagascar) est une plante dont les feuilles sont appréciées pour leur goût proche de la menthe, et utilisées en sauce.
** Le sagou est une fécule du sagoutier, probablement un lointain cousin du palmier, connue pour ses qualités nutritives.