Pourquoi il faut changer de posture de pensée et d’action – et adopter l’afro-responsabilité

révolte1-256x300Qu’est ce que l’Afrique subsaharienne peut apprendre des expériences contestataires/refondatrices qui ont secoué le monde ces deux dernières années ? Sans doute qu’il ne suffit pas de protester au sein de l’espace public pour construire une alternative politique répondant aux préoccupations légitimes des manifestants. La solution tient en un mot : organisation. 

L’agitation mondiale récente est le résultat d’une situation inédite : une jeunesse nombreuse, éduquée, connectée, qui fait face à une situation sociale et économique particulièrement difficile : un niveau d’inégalités économiques effarant, une barrière à l’entrée du monde du travail pour une portion significative des jeunes, une fossilisation de la société au détriment de ses forces vives. Alors même que l’Afrique et les sociétés arabes sont censées bénéficier du « dividende démographique », avec l’arrivée d’une cohorte de nombreux jeunes éduqués en âge de travailler, les conditions de réalisation et d’épanouissement de ces individus sont compromises dans le cadre actuel du système social et économique où ils évoluent. Le changement est donc nécessaire. Mais les Subsahariens qui souhaitent réformer leur société au Burkina Faso, au Cameroun, au Congo, en Ouganda, au Soudan ou ailleurs gagneraient à tirer des leçons du « printemps arabe » ainsi que des mouvements « Occupy… » qui ont rassemblé des jeunes aux Etats-Unis, en Espagne ou en Israël, protestant contre le niveau des inégalités et leur horizon bouché.

Dans tous ces cas, des mobilisations d’une ampleur historique ont abouti à des résultats contrastés. En Egypte et en Tunisie, deux des cas les plus emblématiques, le renversement du pouvoir en place a profité avant tout à la force politique alternative la mieux organisée de ces sociétés : les islamistes du mouvement des frères musulman et du parti Ennahda. Bien que les militants de ces mouvements n’aient pas été les protagonistes des révoltes, ils se sont révélés les mieux à même d’occuper le vide laissé par les anciens pouvoirs. Les jeunes urbains fers de lance de la révolte, qu’ils soient pauvres ou issus de la classe moyenne, ont péché par manque d’organisation militante, par manque de discours englobant et mobilisateur, par manque de leadership et de confiance en eux.

Les jeunes manifestants en Europe et aux Etats-Unis ont eux péché par « nombrilisme ». Ils ont confondu le moyen – occuper l’espace public par des manifestations, des sit-in – et la fin – obtenir des changements politiques. Ils ont refusé de s’organiser en mouvement politique au nom de principes anarchistes qui sont les symptômes de leur défiance vis-à-vis de la société dans laquelle ils vivent. Cette posture de défiance ne fait que les marginaliser encore plus. Le mouvement « Occupy Wall Street » a souffert également du défaut de l’ « intellectualisme », ce plaisir qu’ont certain à s’entendre parler, à rendre nébuleux ce qui est clair, à rendre élitiste des causes populaires.

Les Subsahariens cumulent tous ces défauts : le manque d’organisation, l’ « intellectualisme » et le « nombrilisme ». Un nombrilisme qui s’exprime différemment : à l’optimisme individuel (il est possible de s’en sortir soi-même si on est courageux, malin et qu’on se débrouille bien – avec l’aide de Dieu…), fais face le pessimisme collectif (il n’est pas possible de changer la société et le système dans lequel on vit, ce sont toujours les puissants qui vont dominer, les tares de la société resteront toujours les mêmes, etc.).

L’ « intellectualisme » africain est lui assez banal. Il prend l’apparence de discours pompeux et creux tenus à longueur de journée par des tribuns dont on se sait s’il faut en rire ou en pleurer. Il prend également la forme d’un retrait de la vie politique – l’intellectuel ne devant pas se salir dans le marigot politique – qui peut parfois être interprété comme une démission. Une démission d’autant plus facile quand le discours critique porte quasi exclusivement sur la domination de l’Afrique par les puissances impérialistes qui seraient omnipotentes et face auxquelles les acteurs africains ne seraient que des pantins sans marge de manœuvre. C’est le sempiternel refrain sur la « françafrique » par exemple : rien ne serait possible (réformer par exemple l’espace monétaire de la zone CFA), tout se joue à l’Elysée et Matignon, les dés sont pipés, etc. C’est sans doute la principale faiblesse du courant intellectuel altermondialiste africain, qui s’articule principalement sur la critique des puissances impérialistes étrangères et pas assez sur l’organisation des forces sociales africaines. Un discours qui finit par déresponsabiliser les premiers protagonistes de l’histoire continentale : les Africains. Il leur revient pourtant de s’organiser pour inverser les rapports de force et se frayer leur propre chemin au sein du système mondial, comme le font tant d’autres sociétés en Amérique latine et en Asie.

Le manque d’organisation est aberrant : dans la plupart des pays africains, il n’y a pas de mouvement aussi structuré que les frères musulmans – avec un corpus cohérent d’idées, une organisation, des militants – qui soit une force politique alternative au régime en place. De ce fait, le vide du pouvoir appelle des « hommes providentiels », malheureusement souvent des personnages médiocres et opportunistes (Dadis Camara, le capitaine Sanogo et tant d’autres chefaillons militaires avant eux). Nous nous demandions en 2011 si le « printemps arabe » allait passer la barrière du Sahara et venir bousculer tous ces chefs d’Etat à qui il faut dire dégage… La plupart des pouvoirs les plus décriés en Afrique n’ont pas une assise solide. Leur chute ne saurait tarder, qu’elle se fasse de manière pacifique et naturelle, ou de manière violente et forcée. Mais l’alternative politique est-elle prête ?  

Pas encore. Il est donc plus que jamais urgent de s’organiser. De mobiliser les femmes, les hommes et les idées qui porteront le courant progressiste de l’Afrique de demain. De les mobiliser non pas sur des slogans creux, mais sur des idées pratiques. 

L’afro-responsabilité : une nouvelle posture de pensée et d’action pour construire une alternative positive

C’est ce à quoi souhaite répondre l’afro-responsabilité : placer les Africains au centre du jeu et construire une alternative politique progressiste et efficace, qui réponde aux besoins de sécurité, d’emploi, de prospérité et de fierté que réclament légitimement des centaines de millions d’Africains.

A Terangaweb – l’Afrique des idées, nous avons depuis deux ans cherché à poser les bases de réflexion de cette alternative. Notre cadre de réflexion s’est d’emblée posé à l’échelle continentale et sous-régionale : la solution ne viendra pas de l’échelon national, parfois trop petit, parfois trop bancal. Il faut trouver une solution par le haut : les échelons sous-régionaux (UEMOA, CEMAC, EAC, SADEC) semblent plus pertinents pour mobiliser les ressources humaines, financières, militaires et symboliques nécessaires pour combler le retard en infrastructures, permettre aux entreprises d’avoir accès à des marchés élargis et compétitifs, asseoir la position de l’Afrique dans le monde. L’échelon sous-régional devrait aussi mettre fin à l’émiettement de l’Afrique : l’harmonisation des règles du droit, des modalités de la compétition politique, la libre-circulation des personnes, devraient permettre d’éviter à l’avenir la succession de petits sultanats locaux (la Gambie, la Guinée-Bissau) au fonctionnement douteux, et rendre quasiment impossible la contestation du pouvoir central par des forces locales, comme on l’assiste encore aujourd’hui en Centrafrique. Cela ne signifie bien entendu pas la fin de l’échelon national, et encore moins des échelons locaux. L’expansion démographique des villes africaines appellent au contraire un renforcement sans précédent des pouvoirs locaux. Il s’agit de mettre en place un système articulé de prise de décision à l’échelon pertinent, dans un cadre de règles harmonisées au niveau sous-régional.

Nous nous proposons de relancer le projet panafricaniste sur des propositions concrètes (mise en place par exemple d’un système de droit panafricain avec une Cour suprême dont les arrêtés s’imposeraient à l’ensemble des juridictions nationales). Le défi consiste aujourd’hui à donner du souffle à ces idées ; à rassembler des personnes qui militent pour qu’elles deviennent réalité. Des personnes qui seront prêtes à remplacer au pied levé des pouvoirs dépassés et à construire une autre alternative historique. Tel est l’ambition que nous nous fixons. Tel est le défi que l’époque pose à notre génération.  

Emmanuel Leroueil

L’ambition 2013 de Terangaweb – l’Afrique des idées

logo

 

Cher(e)s lecteurs(trices), 

Terangaweb – L'Afrique des idées a depuis sa création privilégié une approche participative et transparente de son projet collectif. C'est dans la continuité de cette approche que je souhaite vous présenter ci-dessous le projet 2013 que nous sommes en train de formuler et qui définira les ambitions de notre think-tank pour cette année. Ce projet est encore soumis à la critique et aux propositions constructives des membres actuels et futurs de l'association. Il sera soumis au vote de notre Assemblée Générale en fin février 2013. Je vous invite à le lire, à le commenter et, s'il vous semble attrayant, à y participer en nous rejoignant. N'hésitez pas à rentrer en contact avec nous à cet effet !

Le Projet 2013 de l’association Terangaweb – l’Afrique des Idées s’articule autour de deux volets : d’une part l’élaboration et la mise en œuvre d’un plan de développement 2013 et d’autre part la structuration de l’association. Le plan de développement 2013 a pour ambition de faire de notre think-tank un acteur reconnu du débat public africain, au-delà de la seule production d’articles sur le site. Il s’articule autour de deux axes : il nous faut en effet à la fois renforcer nos acquis et développer de nouveaux relais de production d’idées.  Quant à la structuration de l’association, elle se décline aussi en deux axes : la mise en place d’un nouveau bureau composé d’une dizaine de personnes élues par les membres de l'association ainsi que la recherche de ressources financières pour porter le développement de l’association.

Plan de développement 2013

Axe 1 : Renforcer nos acquis

1. Mieux structurer notre association : ouverture du compte bancaire ; cotisations donnant droit au statut de membre de Terangaweb ; constitution d’une assemblée générale et vote pour un nouveau bureau de l’association, mandaté pour un an ; actualisation de nos statuts ; renforcement des pôles Communication (partenariats médiatiques, présence sur les réseaux sociaux, amélioration de la communication interne à l’association) et Trésorerie (appel à cotisation, recherche de financements publics et privés, levée de fonds pour projets ciblés) autour d’un Secrétaire Général, responsable administratif de l’association, en charge de l’organisation des réunions, de la tenue des PV, etc. Mieux diviser le travail au sein de l’équipe et définir précisément les rôles et les responsabilités de chaque membre.
Animateur clé : le Secrétaire général

2. Renforcer la production et la visibilité du site internet : recrutement de nouveaux rédacteurs ; multiplication de chroniques régulières sur le site, par des « leaders d’opinion » au style reconnaissable et affirmé ; travail de réseau des responsables de rubrique avec les acteurs liés à leur thématique (ex rubrique Culture : lien avec librairies spécialisées, site spécialisés sur la culture africaine, maisons d’édition, maisons de production, centres culturels, etc.). Développer notre stratégie de présence sur les réseaux sociaux et de référencement sur internet. Augmenter le nombre d’interviews de personnalités intéressantes, de reportage de terrain, de vidéos disponibles sur le site.
Animateur clé : le rédacteur en chef.

3. Ouvrir de nouvelles antennes territoriales en Afrique : suite à l’ouverture en 2012 d’un premier bureau Terangaweb à Dakar, cette dynamique doit être prolongée. Le but est de renforcer l’ancrage de l’association au continent africain, tant en termes de visibilité (organisation de conférence sur place, relais dans les médias locaux) qu’en termes de production (reportages et interview, liens avec les chercheurs des différents pays africains). L’objectif en 2013 est de mieux structurer le groupe à Dakar et d’ouvrir une à deux nouvelles antennes africaines.
Pour renforcer l’ « exportabilité » de l’association, il peut être envisagé dès mars 2013 de ne conserver comme nom collectif que « l’Afrique des Idées » et d’abandonner « Terangaweb ».
Animateur clé : le directeur territorial

Axe 2 : Développer de nouveaux relais de production d’idées 

1. Publier un essai collectif de la rédaction : à partir de notre production d’articles des deux dernières années, publier un ouvrage collectif qui résume notre philosophie de l’afro-responsabilité et propose quelques pistes pratiques pour relever les défis du développement socio-économique du continent.
Animateur clé : chef de projet essai collectif. 

2. Formaliser un nouvel indice économique, basé sur l’analyse de l'augmentation des revenus des populations africaines. Du fait des insuffisances d’informations communiquées par le seul taux de croissance du PIB pour appréhender les dynamiques socio-économiques africaines, nous chercherons à mettre en avant un indice économique basé sur l’augmentation réelle des revenus des ménages africains. Le but est de répartir la population d’un pays en déciles de revenus et d’étudier la variation du revenu dans chaque décile, d’une année à l’autre. Cet indice peut donner plusieurs informations qui ne sont actuellement pas disponibles : 1/ comment l’évolution de l’activité économique impacte concrètement le pouvoir d’achat des différentes catégories de population ? 2/ Comment évaluer précisément le nombre de ménages appartenant à la « classe moyenne » et le nombre de ménages destinés à rejoindre cette catégorie ? 3/ Avoir une vision dynamique des inégalités sociales (est-ce que l’augmentation du revenu des déciles les plus privilégiés augmentent beaucoup plus vite que celle de premiers déciles ?) 4/ Quelle part de la croissance du PIB d’un pays alimente l’augmentation des revenus des populations et la part qui est exfiltrée à l’extérieur du pays ? Nous comptons faire un partenariat avec un centre de recherche de l’Ecole d’Economie de Paris pour montrer l’intérêt scientifique de cet indice, ainsi qu’un partenariat avec un institut de collecte statistique africain, afin de collecter de manière systématique ces données, ce qui n’est actuellement pas fait.
Animateur clé : chef de projet indice économique.

3. Explorer la possibilité d’une activité conseil : l’objectif serait double : permettre à Terangaweb une contribution concrète et perceptible à l’accompagnement des acteurs économiques et administratif en Afrique d’une part et d’autre part contribuer à la recherche de ressources financières pour le développement de l’association.
Animateur clé : chef de projet consulting.

 

Structuration du Bureau de l'association

Le développement de notre association nécessite aujourd’hui de s’appuyer sur des ressources financières. Plusieurs sources potentielles de financement existent parmi lesquelles les subventions d’administrations publiques ou de fondations, la contribution des parrains, l’organisation d’activités génératrices de revenus, etc. La première des pistes à explorer reste cependant la cotisation des membres de Terangaweb – l'Afrique des idées. En plus de générer des revenus annuels prévisibles pour l'association, ce système présente l’avantage de renforcer le sentiment d’appartenance des membres de Terangaweb – l'Afrique des idées.

Principe :
" Il est posé le principe d’une cotisation annuelle donnant qualité de membre de l’association Terangaweb.
" La qualité de membre de Terangaweb offre la possibilité de se porter candidat et de voter pour la constitution du nouveau bureau de l’association. Plus généralement, il permet d’assister à titre gratuit aux rencontres qui seront organisées par Terangaweb avec certaines personnalités (petit-déjeuner Terangaweb) ou à toute activité restreinte à laquelle participe l'association. 

Montant :
" La cotisation se fera sur une base annuelle.
" Le montant de la cotisation devrait se situer entre 20 et 25 euros.
" Se pose la question de l’uniformisation ou pas du montant de la cotisation. Le
montant retenu (20 ou 25 euros) pourrait ensuite être converti selon une grille de
parité de pouvoir d’achat en fonction du pays de résidence de chaque cotisant.

Usage des ressources issues des cotisations :
" Frais de gestion du compte bancaire de l’associations : 50 euros par an
" Frais pour disposer d’un nom de domaine sur Internet : 72 euros par an
" Frais divers (supports de communication, organisation de conférence, mise à jour
du site internet, etc.)

Planning prévisionnel de structuration du Bureau
" Jeudi 10 janvier 2013 : Communication des références bancaires de l’association et lancement de l’appel à cotisation.
" Samedi 16 février : la liste des membres de Terangaweb appelés à participer à l’élection du bureau sera arrêtée à cette date.
" Samedi 23 février : Assemblée générale élective du nouveau bureau de l’association.

 

Emmanuel Leroueil

Directeur de Publication de Terangaweb – l'Afrique des idées

La naissance des Etats modernes africains

Dans cet espace politique en pleine mutation qu’est l’Afrique indépendante de la décennie 1960, il a fallu renégocier les termes du « contrat social post-colonial» sur de nouveaux espaces sociopolitiques. Malgré un appel de certains leaders (Kwamé Nkrumah, Julius Nyerere) plaidant pour une union africaine, les Etats indépendants seront créés sur des territoires plus réduits reprenant les frontières héritées du système colonial, à l’intérieur desquelles les modalités de négociation du pouvoir et la possibilité d’affirmer son leadership semblaient plus réalistes pour les nouveaux leaders politiques africains. Dans son essai L’Etat en Afrique : la politique du ventre, le politologue Jean-François Bayart distingue trois stratégies d’affirmation du leadership politique post-indépendance : les stratégies hégémoniques conservatrice, révolutionnaire et de conciliation. 

La stratégie hégémonique de conciliation

Cette stratégie est la plus courante et sans doute la plus efficace à long terme. Elle est impulsée par la minorité sociale des africains intégrés (« assimilés » diront certains, terme notamment utilisé dans l’espace lusophone) à l’ancien système colonial, dont le leadership est assumé par les anciens représentants politiques des autochtones auprès des métropoles coloniales, issus des rangs des premiers universitaires, syndicalistes et petits fonctionnaires africains. Il y a un effet d’aubaine générationnel pour ceux qui accèdent à l’âge adulte dans la décennie 1950 et qui se sont par la suite imposés comme les « pères des indépendances ». La première génération d’hommes politiques africains de la période moderne était composée d’hommes jeunes, souvent les premiers à avoir reçu une éducation supérieure dans les grandes universités de leur métropole. « En 1946, sur 32 élus africains dans les assemblées françaises, 6 avaient entre 25 et 30 ans, 19 entre 30 et 40 ans, 7 entre 40 et 46 ans. Les cadres du mouvement nationaliste, les détenteurs des positions de pouvoir, en bref les ̏ nizers˝, ont souvent été perçus comme des cadets » remarque ainsi Jean-François Bayart (ibid.).

L’espace anglophone de l’Afrique n’échappe pas à cette remarque, les parcours de Kwame Nkrumah au Ghana, Jomo Kenyatta au Kenya ou Julius Nyerere en Tanzanie s’inscrivant parfaitement dans ce schéma. De part leur éducation, leur savoir, leurs contacts avec des représentants du pouvoir des anciennes puissances coloniales, parfois leur aisance matérielle, ces « cadets » bénéficie d’un capital social et matériel qui fait d’eux les plus aptes à prendre la direction des affaires après les indépendances. C’est ce qui leur a permis de prendre l’ascendant sur les élites traditionnelles dans la plupart des cas. Mais les effectifs de la classe sociale des africains « assimilés » étaient extrêmement réduits, oscillant entre 500 et 1500 personnes suivant les pays. Détenteurs du capital social et intellectuel, ces leaders modernistes se sont vus obligés d’élargir leur assise sociale et politique en nouant des alliances du côté des leaders traditionnels issus des différentes régions de l’espace national. Un processus de « fusion des élites » s’est enclenché au sein du parti-unique et de l’Etat, processus dans lequel se sont engagés des pays comme le Cameroun, le Nigeria (alliance entre les émirs musulmans issus du califat de Sokoto et les élites chrétiennes du Sud, sous l’impulsion des jeunes modernistes de ces deux groupes), le Niger, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Kenya ou la Tanzanie. Toutefois, comme les décennies qui ont suivi ont pu en témoigner, ces alliances hégémoniques n’ont pas toutes résistées aux épreuves du temps, et notamment au passage de relais entre le fondateur de l’alliance hégémonique et son héritier. 

La stratégie hégémonique conservatrice

Dans les pays où elles disposaient d’un pouvoir fort, peu altéré par la période coloniale, les élites traditionnelles vont continuer à gouverner un certain temps à travers une stratégie hégémonique conservatrice. Mais inconscientes du changement de logiciel de pensée et d’action qu’imposait la nouvelle période, leur règne fera long feu. Exemple paradigmatique, le coup d’Etat de 1966 qui voit Milton Obote, le Premier ministre de l’Ouganda, déposer le Kabaka Mutesa II, souverain du Buganda devenu président à vie, qui n’avait de cesse de freiner la modernisation du pays au nom du respect de la tradition et des intérêts féodaux des siens. La région des Grands Lacs est une zone qui s’est révélée particulièrement propice à l’éclosion de pouvoirs centralisateurs de type féodaux au Rwanda, au Burundi et au Buganda. Dans ce dernier royaume, le pouvoir féodal du Kabaka s’était trouvé renforcé par le protectorat britannique durant la période coloniale. Le processus d’indépendance réunit en fait quatre royaumes (Buganda au centre, Toro à l’ouest, Ankore au sud-ouest, Busoga sur la rive nord-est du lac Victoria) dont la cohabitation remonterait à une origine historique commune au sein de l’empire de Kitara (XIV° au XVI° siècle), ainsi que les populations des sociétés lignagères du Nord du pays. Ayant acquis une prééminence politique sous le système du protectorat britannique, le personnel politique du Buganda sera très frileux à s’engager dans le processus d’indépendance, de peur de voir son pouvoir menacé par une démocratisation du pays.

Les revendications nationalistes et modernisatrices sont portées par un parti regroupant principalement les populations du Nord du pays marginalisés par le pouvoir des royaumes féodaux : l’Ugandan People Congress (UPC) est dirigé par Milton Oboté, père de l’indépendance ougandaise, acquise en 1962. Un premier modus vivendi est trouvé avec une répartition du pouvoir entre les puissances traditionnelles – le Kabaka Mutesa II devient président et le Kyabazinga du Busoga, William Wilberforce Nadiope, occupe le poste de vice-président – et les forces de modernisation emmenées par Milton Oboté qui devient Premier ministre. Mais les forces royalistes, organisées au sein du parti Kabaka Yekka (« le Kabaka seul ») freinent les tentatives de réforme foncière, de centralisation du pouvoir étatique au niveau fédéral, et surtout de redistribution du pouvoir et d’égal accès au droit entre les différentes ethnies qui composent la mosaïque sociale de l’Ouganda, avec une ligne de division Nord/Sud. Le coup d’Etat de 1966 qui voit le départ du Kabaka a toutefois été déclenché par des motivations plus terre-à-terre ; Milton Oboté se trouvant menacé de poursuites judiciaires suite à des accusations de détournement de fonds, préféra prendre les devants et renverser ses adversaires avec l’aide de son chef d’Etat major, un certain Idi Amin Dada, qui renversera à son tour Oboté en 1971. 

Mis à part le cas de la monarchie chérifienne au Maroc, il y a très peu d’exemple en Afrique de stratégie d’hégémonie conservatrice concluante, du moins du point de vue des élites traditionnelles qui ont réussi à rester en place. On peut toutefois citer le cas du royaume du Swaziland, territoire de 17 300 km² enclavé dans l’Afrique du Sud. Les populations actuelles de ce territoire s’y sont implantées relativement récemment à l’échelle de l’histoire africaine, au tournant du XVIII° et du XIX° siècle, suite aux grands mouvements de population en Afrique australe liés à l’expansionnisme Boers et à l’expansionnisme des Zoulous de Chaka. Les Swazis constituent un groupe tribal, composé d’un ensemble de clans soudés par une langue commune et qui prêtent allégeance à une même autorité, issue historiquement du même clan Dlamini. Reconnu comme protectorat britannique en 1881, le royaume du Swaziland est depuis devenu un îlot de stabilité féodale qui a traversé l’histoire, même après l’indépendance du pays en 1963. Sous-éduquée, réduite à des conditions de survie quotidienne, la population Swazie n’a pas trouvé les ressorts suffisants pour faire émerger une élite modernisatrice et anti-féodale. La démocratie Sud-africaine n’a jusqu’à présent pas non plus jugé opportun de pousser son petit voisin à se réformer. La situation actuelle du pays est pourtant dramatique : la population d’un million d’habitant a le taux d’infection au VIH/SIDA le plus élevé du monde (au moins 26% des adultes) et la plus faible espérance de vie de notre époque (38 ans…). L’essentiel de la population vit d’activités agricoles et pastorales d’autosubsistance, qui peinent à leur assurer le minimum vital. L’actuel souverain, Mswati III, est lui en bonne santé.

La stratégie hégémonique révolutionnaire

Les stratégies d’hégémonie conservatrice ont souvent suscité en réaction des stratégies d’hégémonie de type révolutionnaire. Les révolutionnaires entendent asseoir leur pouvoir non pas en négociant mais en renversant les forces de domination politique et économique coloniale et précoloniale. Cela se concrétise le plus souvent par des réformes agraires avec redistribution des droits de propriété terrienne au profit des anciens serfs féodaux, ainsi que par la fin des privilèges coutumiers des autorités traditionnelles ou coloniales. Ces réformes ont généralement été menées de manière violente, suscitant de fortes réactions de la part des dépossédés. C’est exactement le scénario qui s’est déroulé en Ethiopie. Malgré la stratégie ambitieuse de modernisation conservatrice enclenchée par Ménélik II et suivie par le Négus Hailé Sélassié (1892 – 1975), l’Ethiopie était restée une société féodale profondément inégalitaire. Le règne d’Hailé Sélassié (1930-1974) voit l’Ethiopie reconnue dans le concert des nations, prendre un leadership régional en Afrique qui se traduit par l’installation du siège de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) à Addis Abeba en 1963. Un succès international qui ne réussit pas à masquer les insuffisances de la politique intérieure, incapable de répondre aux besoins des populations. Le pouvoir du Négus, affaibli par une première tentative de renversement orchestrée par des membres de la famille royale en 1960, puis par le conflit armé qui suit l’annexion de l’Erythrée en 1962, est l’objet de contestation radicale de la part des élites roturières modernisées, éduquées dans l’enseignement supérieur, formées dans des institutions comme l’armée, dont les revendications ne cessent de croître. La crise sociale de 1974, suite au choc pétrolier, est l’élément déclencheur de la chute impériale. Face à l’ampleur des manifestations protestataires et à l’impéritie du gouvernement, un groupe d’une centaine de jeunes officiers, le Derg, se saisit du pouvoir suite à un coup d’Etat. Après des luttes internes entre des officiers plutôt légitimistes qui optaient pour une monarchie constitutionnelle, et des officiers plus radicaux se revendiquant du marxisme, le Derg s’oriente résolument dans la stratégie d’hégémonie révolutionnaire une fois que ces derniers prennent le leadership sous la houlette de Mengistu Haile Mariam.

La révolution éthiopienne, comme la plupart des stratégies d’hégémonie révolutionnaire, ne saurait s’assimiler à une simple révolution de palais : c’était une entreprise ambitieuse de réforme radicale des structures économiques et sociales de l’Ethiopie. Au-delà de la marginalisation du pouvoir impérial, de l’aristocratie et de l’Eglise, la révolution s’est principalement axée sur la question agraire. Le travail de la terre faisait (et fait toujours) vivre l’écrasante majorité de la population (entre 80 et 90% de la population). Mais du fait du système féodal qui voyait une minorité de dignitaires religieux ou aristocrates posséder l’essentiel des terres, la masse des ruraux était composée de paysans sans terre et de métayers qui reversaient jusqu’à 75% du produit de leur récolte aux propriétaires terriens. Le Derg, se réclamant idéologiquement du « socialisme éthiopien », met en œuvre un programme de réformes radicales : le système féodal est aboli, les terres rurales sont déclarées propriété collective du peuple éthiopien, les paysans sans terre se voient octroyés le droit d’usage et d’usufruit de la terre qu’ils cultivent à travers des coopératives paysannes locales et démocratiques (25 000 sont créées dans le pays), chargées de la répartition des terres. En un an, le Derg met à bas plus de mille ans de féodalisme en Ethiopie, sans compensation pour les expropriés. Une révolution qui ne peut trouver d’équivalent, de par son envergure, qu’avec la révolution française de 1789 et la révolution bolchévique de 1917. En nationalisant les banques et les grandes entreprises de production et de distribution, le Derg veut mettre en œuvre une politique de planification économique de type soviétique, à la mode à cette époque. L’enjeu est de poser les bases d’une économie productiviste moderne, capable de dégager du surplus et de le réinvestir.

Les conditions réelles ne permettront pas une mise en œuvre apaisée de ce plan. La guerre civile fait rage. L’entreprise du Derg suscite la réaction des notables de l’ancien régime et de leurs alliés, qui prennent les armes. De plus, le climat révolutionnaire n’est pas favorable aux compromis et à la critique, fut-elle exprimée par des alliés potentiels. Face aux revendications d’ouverture démocratique des jeunes urbains et aux velléités de résistance des associations paysannes locales rétives aux ponctions de l’Etat qui doit financer l’augmentation des effectifs de l’armée et veut impulser une politique industrielle sur le dos de la production paysanne, le Derg répond par la « Terreur rouge » en 1977. Les conséquences humaines de cette politique de répression ont été très lourdes : l’ONG Amnesty International avance le chiffre de 500 000 victimes quand d’autres sources parlent de 100 000 morts . A ces problèmes internes s’ajoute la guerre opposant l’Ethiopie à la Somalie, lancée en juillet 1977 suite à un contentieux territorial. Fortement déstabilisée par tous ces évènements (exil des paysans fuyant la guerre interne ou externe, prix des céréales fixés par le gouvernement à des niveaux fortement désincitatifs), la production agricole chute drastiquement provoquant un cycle de famines entre 1978 et 1985 qui ont rendu l’Ethiopie synonyme, aux yeux du reste du monde, de pays de famine.

En dehors de l’Ethiopie, on peut citer au registre des stratégies d’hégémonie révolutionnaire l’action de Sékou Touré en Guinée Conakry qui abolit, ci-tôt arrivé au pouvoir, la chefferie traditionnelle et sort son pays de l’aire d’influence postcoloniale de la France. Au Mozambique, le FRELIMO (front de libération du Mozambique) initiera une redistribution des terres appartenant aux colons dans les zones libérées de leur emprise.

Qu’elles soient de type révolutionnaire, conservatrice ou de conciliation, les stratégies d’hégémonies mises en œuvre en Afrique répondaient à la logique de centralisation du pouvoir propre à la formation des Etats modernes. Le cadre de l’Etat moderne est un héritage colonial que les populations africaines se sont réapproprié au prix de négociations parfois violentes, parfois pacifiques, entre les forces sociales endogènes. Ce processus de centralisation du pouvoir par un organe étatique qui surplombe la société et détient le monopole de la violence légitime sur un territoire clairement délimité, a pris parfois plusieurs centaines d’années pour arriver à maturité dans l’histoire globale. L’Etat moderne se distingue des formes étatiques préexistantes en Afrique en ce que sa sphère d’action est plus étendue (politique de santé, d’éducation, monétaire, investissements productifs, etc.) et sa capacité d’action accrue (développement de l’administration, renforcement des forces de police, augmentation du pourcentage du Produit Intérieur Brut géré par la puissance publique). L’Afrique s'est engagée sur cette voie avec l’objectif de moderniser ses structures et son organisation sur un laps de temps beaucoup plus court. Pour un certain nombre de pays africains, ce processus de réappropriation endogène de la dynamique de l’Etat-moderne n’est toujours pas arrivé à maturité.

Emmanuel Leroueil

Rencontre avec Olabissi Adjovi, fondateur de ouicarry.com

Bonjour Olabissi, peux-tu te présenter à nos lecteurs ?

Je m'appelle Olabissi Adjovi, je suis d'origine béninoise et j'habite actuellement à Paris. J’ai fait mon lycée en Afrique du Sud dans un lycée français et après le bac des études d’ingénieur en génie électrique à Lyon en 2004. J'en suis sorti diplômé en 2009. Ensuite j’ai travaillé six mois au Bénin à Cotonou comme développeur informatique, je développais des logiciels de bureau pour  faire de la gestion de vente, notamment dans les pharmacies, pour tout ce qui concernait la facturation et la gestion de stock. Puis j’ai fais un master spécialisé sur l’entreprenariat à l'ESCP Europe en septembre 2010, dont j'ai été diplômé en 2012. A la fin de ce master, j’ai intégré l’incubateur pour jeunes entreprises de l’ESCP. Je suis arrivé en fin janvier et j'ai commencé mon projet en février 2012.

Peux-tu nous parler plus en détail de ton entreprise, et nous expliquer comment t'es venue l'idée de la créer ?

J’avais envie à la base de créer une entreprise, un esprit d'entreprenariat confirmé par ma formation. A partir de là, j’ai cherché les besoins. Un jour, j’avais un colis à envoyer à Cotonou et je n’ai trouvé personne ni aucun service pour envoyer facilement mon colis au pays. Mais il m'a fallu plusieurs mois avant d’être convaincu que cette idée pouvait être à la base de la création d’une entreprise. D'ailleurs, mon idée d'entreprise a évolué au fil du temps. J'avais à la base l'idée de mettre en relation des utilisateurs, de permettre à quelqu'un de se rendre disponible (je pars à Dakar à telle date) et de donner cette information à une personne qui aurait besoin d'un service de transport. Mais en testant cette idée, je me suis rendu compte que sans suivi de mon entreprise sur les questions d'assurance et de sécurité, ce concept aurait beaucoup de mal à marcher.

C'est donc en ayant mûri mon projet que j'ai fondé ouicarry.com. Ce site est l'interface qui propose du transport de colis totalement géré par mon entreprise. On propose un service de la même qualité que DHL mais en deux fois moins cher. Pour vous donner une idée des acteurs actuels de ce marché, il y a les transitaires (cargos maritimes, cargos avions), les transporteurs classiques (DHL, FedEx, La Poste) et les GP, qui sont des commerçantes, que l'on peut retrouver par exemple sur Paris à Barbès et Chateau-Rouge, qui font fréquemment des allers-retours entre la France et les pays africains, et transportent de manière plus ou moins informelle des colis. Mon positionnement sur OuiCarry se situe entre les GP et les transporteurs classiques.

Pour l'instant, je ne dessers que le Sénégal et donc m'occupe exclusivement de transports de colis entre la France et le Sénégal. Ce choix du Sénégal c’est fait un peu par hasard, parce que je me suis fait beaucoup d’amis sénégalais pendant mes études à Lyon, dont l’un a fondé une société de courrier pour entreprises à Dakar, "Speed Mail Service" . Cela a facilité la mise en place du service. C’est lui qui réceptionne à Dakar et fais la livraison, et moi du côté de la France. 3 millions de Sénégalais vivent en dehors du Sénégal, dont 19% en France. On se dit qu’il y a un marché potentiel.

Concrètement, comment se passe le fonctionnement et le développement de ton entreprise ?

Actuellement, je travaille avec mon stagiaire qui s’occupe du développement web et j’ai aussi un jeune web-designer en free-lance. Ce sont les deux personnes avec qui j’échange tous les jours pour faire avancer le projet. Pour le reste, je fais tout tout seul. J’ai bien envie d’élargir l’équipe, mais il faut encore que je développe mon chiffre d’affaire. Pour l’instant, mon besoin principal c’est un besoin de communication. Je passe beaucoup de temps ces derniers temps à être sur les réseaux sociaux pour faire connaître le service OuiCarry. L’idée c’est que ces tâches là de marketing et communication je puisse trouver quelqu’un pour s’en occuper à terme.

Quelles sont les difficultés que tu as pu rencontrer dans ton projet entrepreneurial ?

La communication, c’est pour moi le gros enjeu du moment. Je n’ai actuellement pas de gros besoins financiers, mais plus tard il en faudra. Je ne cherche pas encore à démarcher à ce niveau, mais d’ici le mois d’octobre je serai plus à même d’aller voir des investisseurs, en leur montrant des chiffres concrets sur ce que cette entreprise peut faire. Le personnel constituera le principal poste de dépenses de l’entreprise. Voilà pour ce qui concerne mon entreprise en ce moment. De manière plus générale, je dirais que c’est difficile d’entendre ce que les gens pensent de ton projet. Mais c’est aussi super important d’en parler avec des gens sceptiques. Les gens qui n’ont pas cru au démarrage du projet au début sont les mêmes qui m’encouragent aujourd’hui. Il faut croire en l’idée et ne pas s’arrêter pour de mauvaises raisons. Il y a des gens qui m’appellent tous les jours pour envoyer des colis, donc je me dis qu’il y a quelque chose à faire. Des conseils de gens d’expérience c’est toujours bon à prendre, mais il ne faut pas non plus s’y arrêter. Enfin, dans tout projet, l’équipe c’est ce qu’il y a de plus important. Une mauvaise équipe n'ira pas loin même si l'idée est bonne, alors qu'une bonne équipe ira loin même avec une mauvaise idée.

Qu’est ce que tu conseillerais aux jeunes qui voudrait entreprendre comme toi ?

J’ai hâte de réussir pour pouvoir donner des conseils ! On écoute plus les grandes réussites que l’entrepreneur de l’épicerie d’à côté. C’est en tout cas une nécessité pour nous autres africains. Les PME, c’est ça qui crée de l’emploi, qui fait bouger l’économie. On a besoin de faire du neuf, et on doit profiter du fait que notre continent soit un continent jeune au niveau économique. Il y a aussi en France un vrai engouement par rapport à l’activité entrepreneuriale, il y a beaucoup d’encouragements dans les écoles de commerce pour que les étudiants se lancent et il y a des structures comme les incubateurs pour soutenir les jeunes. C’est une manière de réagir à la période de crise que l’on traverse, on se dit qu’il faut soutenir l’invention qui fera le système économique de demain. Le plus dur c’est de démarrer, c’est pas facile. Mais pour le début, il faut tester l’idée. J’ai un ami ingénieur qui a créé une marque de vêtements en la distribuant à ses amis, voir comment ils réagissaient, avant de se lancer. Il faut vraiment tester son idée avant de vouloir se lancer à plus grande échelle. C’est ce que tous les professionnels disent : tant que t’as pas rentré le premier euro, ça ne sert à rien d’essayer de démarcher des investisseurs ou de convaincre d’autres personnes de t'aider. Faut commencer, faut démarrer.

C'est quoi les futures étapes de développement de 0uiCarry ?

J’aimerais élargir le service à d’autres pays d’Afrique, mais chaque pays est un nouveau challenge, parce que les réalités changent d’un pays à l’autre, notamment concernant le bon contact à trouver sur place. Je pense aussi avoir un interlocuteur fiable au Bénin. Mais pour les autres pays, quand on est à distance et qu’on ne connait pas les gens, c’est pas facile de nouer un cadre de confiance. Concernant le cadre réglementaire, c’est pas le grand problème, c’est plutôt de trouver des gens avec qui travailler. Pour le Cameroun, je cherche à m’y développer mais je n’ai pas encore de partenaire sur place.

Je pense aussi qu’il y a un vrai potentiel pour le transport de colis intra-africain où il y a d'ailleurs plus de trafic. Même du côté de l’Afrique de l’ouest, intra-UEMOA, je pense qu’il y a un vrai besoin et un vrai potentiel de création de liens entre les villes de la zone. J’essaye déjà de faire avec là où je suis, mais je ne m’interdis rien pour l'avenir.

 

Propos recueillis par Salimata Sow et Emmanuel Leroueil

Guy Mérimé Padja, itinéraire d’un enfant du cinéma et de la webTV

Guy Mérimé Padja ne fait pas son âge. On a peine à croire que derrière ce visage lisse se cache un homme de 42 ans, qui vit sa deuxième vie sur terre. La première se passe au Cameroun. Fils d'un instituteur et d'une infirmière , enfant de la petite classe moyenne postindépendance, il fait partie de la génération sacrifiée, celle des cohortes de jeunes qui à partir des années 80-90 font face au chômage de masse dans un marché du travail anémié. Dans ce contexte difficile, Guy Padja va toutefois réussir à faire jouer sa petite musique personnelle. L'adolescent était un littéraire frustré. Dans sa famille, lire était synonyme de désœuvrement. Au lycée, malgré sa secrète admiration pour l'éloquence et la culture des littéraires, Guy suivra la filière scientifique, que tout le monde s'accorde alors à reconnaître comme la filière d'excellence réservée aux bons élèves. Cela le conduira à une licence en biologie.

L'université devenue payante, il ne pourra poursuivre ses études faute de moyens. Il quitte les bancs universitaires pour le monde du travail en 1993, et devient stagiaire dans un magazine pour jeunes, où il s'occupe de la rubrique culture. Entre temps, l'université lui a offert un espace de liberté où il a pu assouvir sa passion de la lecture, qu'il ne commence réellement qu'à l'âge de 20 ans. C'est de là que lui vient sa fascination pour l'écriture, et son désir de devenir journaliste. Sa première expérience est enrichissante : la culture est certes le parent pauvre du journalisme, la rubrique confiée aux stagiaires, mais le jeune Guy Padja en profite pour s'ouvrir à de nouveaux horizons, notamment au cinéma africain. Déçu par les lourdeurs hiérarchiques de son employeur, il souhaite avec quelques amis fonder leur propre magazine culturel, quelque chose de totalement nouveau au Cameroun, un magazine dédié au cinéma. Si ces derniers sont enthousiastes à l'idée, ils se révèlent très vite sceptiques quant à la viabilité économique du projet. Guy s'y lance donc tout seul et fonde Sud Plateau.

Au bout de quatre numéros, la viabilité économique de son projet se confirme. Ce n'est pas tant la vente des numéros qui lui rapporte, que les services annexes qu'il rend grâce à cette vitrine, et notamment des services de communication auprès d'ambassades. Pour son magazine, il chronique des films qu'il n'a pas vu parce qu'ils ne lui sont pas accessibles… Ses chroniques rencontrent toutefois un certain succès, et des lecteurs s’enquièrent de pouvoir visionner ces films dont il parle si bien. Son sujet de préoccupation devient dès lors de trouver ces films africains dont le principal public est étranger, et qui de fait ne se trouvent que dans les centres culturels européens. Il se donne alors pour mission la réappropriation par les jeunes camerounais de leur patrimoine cinématographique. Il organise pour cela des vidéos-clubs à l'université, puis dans des villes et villages de province, où sont projetés des films camerounais, nigérians et d'Afrique francophone. Il bataille avec les salles de cinéma qui diffusent des films occidentaux mais refusent tous les films locaux, quand bien même certains se voient primés internationalement. Il essaye de promouvoir les nouveaux créateurs, par le biais d'un festival de court métrage à Yaoundé (Yaoundé Tout Court). Et de fil en aiguille, Guy Padja se voit happé par le monde du cinéma, passer du journalisme à la distribution puis la production.

Le parcours de l'homme s'inscrit dans une trajectoire plus large du cinéma camerounais et d'Afrique francophone. Longtemps, ce cinéma a été en grande partie financé par la France et par l'Europe. Cette aubaine financière pour les créateurs aurait également été leur malédiction, tant sur le plan économique qu'idéologique. C'est le diagnostic que pose Guy Padja « On a longtemps fait des films que ne ressemblaient pas à l'Afrique, parce que les cinéastes africains ne vendaient pas leur film aux Africains mais aux occidentaux. C'est pour cela que les Africains, pendant longtemps, ne se reconnaissaient pas dans leur cinéma, même s'ils pouvaient être contents de se voir à l'image ». Les deux dernières décennies ont toutefois vu la raréfaction des financements occidentaux. Cette situation permet paradoxalement la naissance d'un nouvel âge du cinéma d'Afrique francophone, où les cinéastes vont devoir se financer par leur public, et donc lui parler. Ces dernières années, la crise du cinéma a pris un tour nouveau avec la vague de fermeture de salles de projection. Au Cameroun, des 77 salles qui avaient pignon sur rue dans les années 70-80, il n’en subsistait plus que trois au milieu des années 2000. A Dakar, ville de plus de 3 millions d’habitants, les deux salles de cinéma que comptait la ville ont déposé le bilan et fermé.

On peut voir ces fermetures comme le symptôme de la fin de vie d’un modèle économique et culturel devenu moribond, le début d’un cycle de « destruction créatrice » pour reprendre le langage économique de Schumpeter. Dans la bouche de Guy Padja, cela donne : « ces fermetures ne sont pas forcément une mauvais chose, parce que ces salles ne faisaient que la promotion de l’idéologie dominante, et c’était le parcours du combattant pour faire la promotion de films africains. Désormais, les films africains et occidentaux sont diffusés sur les mêmes réseaux (ventes de DVD, ciné-clubs, téléchargement, etc.). Pour une fois, on peut diffuser un film africain dans les mêmes conditions qu’un film américain. Avant que je ne parte du Cameroun, les ciné-clubs diffusaient plus de films burkinabés et nigérians que de films américains. »

Dans la vie de Guy Mérimé Padja, il y a un avant et un après le départ du Cameroun en 2004. A la base, il y a l’insatisfaction du self made man impliqué dans la vie cinématographique de son pays mais qui ne s’est jamais formé sur le sujet. C’est son désir de poursuivre des études de cinéma qui le pousse à venir en France. Il laisse derrière lui son bébé Yaoundé Tout Court, qui lui a survécut, ainsi que sa réputation dans le milieu. Il repart presque de zéro pour retrouver le chemin de l’université. Ce sera Paris 8 pour un master pratique sur la « valorisation des patrimoines cinématographiques et audiovisuels », une formation qui semble inventée pour lui. Il fait son mémoire sur le « déficit de visibilité des films africains en France ». Il travaille quelques temps à la Cinémathèque Afrique, liée à l’époque au Ministère des Affaires étrangères et maintenant à l’Institut Français. Mais, simple employé, il n’y trouve pas le cadre pour s’épanouir à sa mesure. La bosse de l’entrepreneuriat le reprend et il fonde en 2008 Sud Plateau TV.

Dans la continuité de ses expériences passées, Sud Plateau TV œuvre à la réappropriation par les afro-descendants de leur culture. Pour ce faire, le média choisi est le support vidéo. « Sud Plateau TV est un chaîne culturelle sur les cultures du Sud : tous les aspects de la culture, le cinéma, le théâtre, la musique, les arts plastiques ou la littérature y sont mis à l’honneur. Nous essayons de couvrir avec nos moyens l’essentiel des activités de ces cultures à Paris et en région parisienne. Heureusement pour nous, Paris est un peu la capitale culturelle du Sud francophone », explique le fondateur du projet. Quand on l’interroge sur son choix de l’espace culturel qu’il appelle le « Sud », qui semble a priori moins cohérent que « l’Afrique », sa réponse est toute trouvée : « L’Afrique c’est la mère, mais on peut difficilement s’occuper de la mère sans s’occuper des enfants qui se sont éparpillés dans les Caraïbes ou à travers le monde avec la diaspora. L’Afrique est diverse : on l’a retrouve au Brésil, aux Antilles, en France, en Amérique. On ne peut pas dire à un Noir Brésilien que l’on ne va pas couvrir ses activités parce qu’il n’est pas né en Afrique ! »

Une fois de plus, Guy Padja s’est heurté à la difficulté du modèle économique qui sous-tend son activité culturelle. Il y a très peu de chaîne télé sur le web, totalement gratuite qui plus est, qui soit rentable en elle-même. La solution consiste à adosser cette activité à une autre, plus rentable. De fait, au-delà de la webTV, Sud Plateau TV est aussi une maison de production audiovisuelle sollicitée pour diverses activités, allant du tournage de court-métrages et de reportages, de clips vidéo, ou de pilotes d’émissions. Autant d’activités qui permettent, tant bien que mal, à l’ensemble de fonctionner. Après quatre années de mise en service, l’activité reste toutefois précaire. Guy Padja est le seul employé à temps plein, épaulé par trois intermittents du spectacle à temps partiel et par un réseau d’une trentaine de personnes sollicitées suivant les besoins. Son public est essentiellement situé en France, la lenteur du débit de connexion en Afrique rendant difficile la lecture internet des vidéos. Mais qu’importe ! L’industrie culturelle en Afrique est en pleine reconfiguration. Un monde nouveau émerge sur les cendres de l’ancien, porté par les nouvelles technologies (caméra numérique, internet, etc.). Les consommateurs africains de biens culturels sont de plus en plus nombreux. Un modèle économique durable reste toutefois à inventer. Guy Padja aura peut être son rôle à jouer dans cette histoire. Ce serait alors le début de sa troisième vie.

 

Mariétou Seck et Emmanuel Leroueil

Refonder la politique par l’Islam : les expériences de la mahdia et du jihad d’Ousman Dan Fodio

Face au choc de la confrontation à la Modernité et aux puissances impérialistes qui en étaient les étendards, les peuples du monde ont eu tendance à réagir de la même manière. Une première réponse a consisté à refuser la nouvelle donne, à déprécier les valeurs modernes et accuser de décadence les sociétés qui se seraient laissées dominer par elles ; la solution consisterait donc à un retour à des valeurs essentielles qui se seraient exprimées dans un passé idéalisé. C’est l’option des traditionnalistes, qui s’est exprimée sous toutes les latitudes en réaction à la Modernité. Cette option recouvre peut être d’autant plus de force lorsqu’elle s’exprime sur le registre religieux. Dans l’espace culturel musulman, l’entrée dans l’âge moderne a suscité de puissants mouvements de contestation au nom de valeurs jugées essentielles de l’Islam.

Plusieurs mouvements théologiques appelant à la refondation de la morale et de la justice sur terre se sont concrétisés en mouvements politiques visant à renverser le rapport de force vis-à-vis des puissances modernes. C’est dans cet élan qu’ont été créés le wahhabisme dans la péninsule arabique au XVIII° siècle ou le mouvement des frères musulmans par Hassan Al Banah en Egypte au début du XX° siècle. Dans une perspective plus centrée sur l’Afrique noire, deux grands mouvements vont transformer la réalité politique locale et constituer les formes de résistance parmi les plus abouties à la confrontation aux puissances occidentales. Il s’agit de la Mahdia fondée par Mohamed Ahmad Ibn Abdallah (1844-1885) au Soudan dans la seconde moitié du XIX° siècle, et de la prédication d’Ousman Dan Fodio (1754-1817) au Nigeria au tournant du XVIII° et du XIX° siècles, qui conduira à la création du califat du Sokoto. Chacune des formes de prédication évoquées s’appuie sur des spécificités théologiques indéniables. Toutefois, elles se recouvrent comme formidable outil idéologique pour rassembler des populations dominées sous une bannière puissante et une volonté commune de refondation politique.

La Mahdia prend racine dans un terreau favorable. Le Soudan du XIX° siècle est de nouveau un territoire vassalisé par son puissant voisin, l’Egypte. Mais avec l’affaiblissement de la monarchie égyptienne suite à la disparition de Mehmet Ali en 1849, le Royaume-Uni et la France s’imposent progressivement comme les puissances régionales, qui contrôlent l’économie puis le passage stratégique du canal de Suez, percé en 1869. Le ressentiment des populations soudanaises est grand face à cette situation politique et économique qui leur échappe. C’est dans ce cadre que surgit Mohamed Ahmad, prédicateur soufi et dignitaire religieux ayant gravi les échelons de la confrérie samaniyya, reconnu pour son éloquence, sa piété et pour l’aura qui l’entoure. Son discours religieux qui est un syncrétisme subtil de traditions soufis et de théologie chiite, tout en se réclamant des principes fondateurs du Coran et de la parole du prophète, séduit son époque.

Le 29 juin 1881, Mohamed Ahmad se déclare publiquement être le Mahdi attendu par certains fidèles comme devant instaurer la justice à la fin des temps, et dont la prophétie annonçait l’arrivée en des temps troubles où règnent l’injustice, la tyrannie et l’iniquité. Cette croyance était très ancrée au Soudan, ainsi que dans d’autres terres d’Islam, et avait déjà permis de grandes refondations politiques et des appels à des conquêtes religieuses, notamment au Maghreb avec les Almohades au XII° siècle. La force de Mohamed Ahmad est de crédibiliser ce discours qui répond aux aspirations profondes de renouveau et de reconquête des Soudanais du XIX° siècle. Le Mahdi ne fut toutefois pas accueilli comme un messie par tout le monde. Les autorités religieuses proches du pouvoir ottoman le traitèrent de charlatan. Ce sont les coups d’éclat militaires de ses disciples qui finiront de crédibiliser la prétention de Mohamed Ahmad Ibn Abdallah au titre de Mahdi.

Ces succès furent nombreux : en 1881, les mahdistes mettent en déroute un contingent égyptien armé, alors que les disciples n’étaient munis que de gourdins et de lances rudimentaires. En mai 1882, ce sont les troupes du gouverneur allemand Giegler qui sont défaites. En 1883, suite à une série de victoires militaires et la prise de la ville d’El-Obeid, les britanniques décident de se retirer du Soudan. L’apothéose vient en 1885 avec la prise de Khartoum, capitale du Soudan, après un siège réussi des dernières forces britanniques et égyptiennes commandées par le général Gordon, qui s’étaient repliées sur cette ville. Au-delà de ces victoires à la fois symboliques et stratégiques sur l’armée de la première puissance mondiale de l’époque, le mahdisme aura surtout réussi à souder ensemble diverses tribus de différentes régions soudanaises, qui se regardaient jusque-là en chien de faïence. Une idéologie forte et structurée qui colle aux aspirations des populations et leur permettent de surmonter leurs divisions internes et de s’allier dans la poursuite d’objectifs communs : telle a été la recette du succès du mahdisme. Malgré leur handicap technologique dans la poursuite de la guerre et la gestion d’un Etat, les mahdistes sauront trouver dans leur foi et leur idéologie les ressources pour faire face au rouleau compresseur des forces de la modernité.

C’est cette même logique qui était à l’œuvre dans l’expérience nigériane du califat de Sokoto. A la différence près qu’elle se déroule avant le début de la période coloniale, dans le contexte de décadence des cités-Etats haoussas pleinement engagées dans la traite des esclaves. Ousmane Dan Fodio est un prédicateur soufi distingué qui a rassemblé autour de lui une communauté de disciples vivant exclusivement suivant les principes de l’islam. Il a obtenu l’autonomie politique de Degel, territoire de résidence de sa communauté de disciples, de la part du souverain de la cité-Etat de Gobir. Il est important de souligner l’appartenance à la communauté peulh d’Ousmane Dan Fodio.

Les peulhs composent une ethnie historiquement liée aux activités pastorales et au nomadisme, ce qui explique qu’on les retrouve un peu partout en Afrique de l’Ouest et qu’ils aient longtemps eu très peu d’attaches territoriales et de pouvoir politique. Mais avec le développement des villes plates-formes commerciales, de plus en plus de peulhs se sont sédentarisés au cours du XVIII° siècle. Bien que lettrés, cultivés et souvent enrichis par le commerce, ils sont marginalisés politiquement. Lorsque le nouveau souverain de Gobir, ancien élève d’Ousman Dan Fodio, décide en 1802 d’abolir l’autonomie politique de Degel, le prédicateur choisit l’exil, la dénonciation des pouvoirs en place et appelle à une refondation religieuse, morale et politique. Ce discours contestataire fait sens. Bien qu’officiellement musulmans, la plupart des souverains haoussas sont adeptes de pratiques animistes. Leur engagement dans la capture et la vente d’esclaves place en situation d’insécurité permanente les populations paysannes des alentours, toutes ethnies confondues. Bien que la colonisation territoriale du Nigeria n’ait pas encore débuté, le sentiment diffus du déclin relatif est prégnant à cette époque. Surtout, la communauté peulh marginalisée se sent restreinte dans ses capacités et aspire à gouverner. La petite paysannerie haoussa se considérait surtaxée et pas suffisamment protégée, ce qui explique qu’elle n’ait pas été un obstacle à la révolte peulh, et même qu’elle l’ait parfois soutenu.

L’appel au jihad d’Ousmane Dan Fodio vient donner du sens à toutes ces revendications. A partir de la prise de Gobir en 1804, c’est l’ensemble des cités-Etats haoussas qui tombe sous le contrôle de Dan Fodio et de ses disciples, le jihad se révélant victorieux dans tout le Nord de l’actuel Nigeria, au Cameroun, au Niger et au Tchad. Sur les bases de ces victoires sont bâtis le califat du Sokoto et du Burnou, dirigés par les fils du leader religieux, qui préféra se retirer dans la méditation.

Les expériences étatiques lancées par la révolution mahdiste et par le jihad d’Ousman Dan Fodio tournèrent court. Les califats du Sokoto et du Bournou se délitèrent en un ensemble d’émirats et de principautés autonomes, bientôt vaincus militairement par les britanniques. Au Soudan, l’Etat mahdiste dirigé par le successeur désigné du Mahdi, Abdallah Ibn Muhammad, affaibli par ses guerres religieuses avec l’Etat chrétien d’Ethiopie, sera finalement défait par les troupes britanniques du général Kitchener en 1898. Pourtant, l’héritage de ces deux expériences historiques perdure, particulièrement au Nigeria où le pouvoir d’émirs liés historiquement au califat du Sokoto est toujours prégnant. Surtout, ce type de révolte à la modernité de type traditionnaliste, parfois séculier, parfois religieux, est une composante constante et actuelle de la réalité mondiale et africaine, que l’on aurait tort de négliger.

Emmanuel Leroueil

La balkanisation de l’Afrique a t’elle eu lieu ?

Beaucoup a été dit sur la « balkanisation » de l’Afrique, à savoir le morcellement territorial du continent à partir de la conférence de Berlin (1884-1885), dont les Etats indépendants ont hérité les frontières. Nombre d’analystes y voient l’une des causes principales des maux de l’Afrique postindépendance. La détermination arbitraire des frontières intra-africaines par des acteurs étrangers a incontestablement abouti à diviser et à déstructurer des formes d’organisation et de sociabilité préexistantes. En Afrique de l’Ouest, les Haoussa se sont ainsi vu séparer et conférer une nouvelle identité de Nigériens et de Nigérians ; les Agnis se sont retrouvés divisés entre Ivoiriens et Ghanéens, et ainsi de suite. Mais c’est oublier également que la colonisation a eu un puissant effet unificateur sur le continent. Certaines populations qui s’ignoraient plus ou moins se sont trouvé plus de points communs que de différences.

« C’est le cas précisément des Krou, explique le professeur Simon-Pierre Ekanza : Magwé, Wè et autres Krou méridionaux qui vivaient, avant la colonisation, de façon plutôt isolée, dans des forêts infranchissables. Leur soumission commune par la France, suivie de leur rassemblement dans les quatre grands cercles du Bas et du Haut-Sassandra et du Bas et Haut-Cavlly, a été nécessaire pour qu’ils prennent conscience de leur identité commune, coutumière, linguistique, et finalement de leurs intérêts communs face à la fois au colonisateur et aux autres groupes ethniques de Côte-Ivoire. »

De plus, au-delà des sous-divisions administratives, les peuples africains se sont retrouvés à l’intérieur d’immenses ensembles politiques (Afrique Occidentale Française, Afrique Equatoriale Française, Colonie du Cap, Congo, Tanganyika, Rhodésies), plus vastes que les anciens empires. Ces ensembles politiques ont joué le rôle d’espace d’intégration dans un cadre légal et administratif unifié transcendant les nombreux particularismes. La colonisation a également harmonisé le tissu social africain à travers deux vecteurs importants : la religion et la langue.

Si le christianisme avait accosté les terres africaines dès l’an 340 avec la conversion du Negus Ezana, la religion chrétienne s’était jusque lors peu développée en Afrique au-delà de l’Ethiopie. L’Afrique monothéiste était avant tout musulmane, mais la propagation de l’islam ne s’était pas étendue au-delà de la frontière de la forêt équatoriale. L’action des missionnaires occidentaux, débutée dès le XVI° siècle, fera tomber cette dernière barrière protectrice de l’animisme en Afrique, et contribuera à unifier l’espace spirituel. La conversion au christianisme va puissamment contribuer à rapprocher les populations africaines, notamment en Afrique centrale et australe, en leur faisant partager des rites et une projection spirituelle commune. Enfin, les langues coloniales que sont l’anglais, le français et le portugais, bien qu’elles n’aient été longtemps parlées que par une infime minorité des populations autochtones, ont été les germes d’unification d’immenses zones linguistiques qui sont progressivement devenus des espaces propices aux échanges d’idées et au syncrétisme culturel intra-africain. La colonisation a donc été à la fois un processus de désintégration et un processus d’intégration des sociétés africaines.

Emmanuel Leroueil

Les enjeux de la transparence des revenus des multinationales en Afrique

Lorsque l’on évoque les actions de la communauté internationale urgentes pour l’accompagnement du développement économique et social de l’Afrique, l’opinion courante pense machinalement à l’aide publique au développement, qu’elle prenne la forme de dons, de prêts préférentiels ou d’annulation de dettes. L’heure est venue de changer de référentiel, et de porter l’attention sur la question la plus stratégique pour l’avenir du continent africain : la responsabilisation et le renforcement des capacités d’action des acteurs locaux.

Dans cet ordre d’idée, une politique publique de l’Union européenne en phase d’élaboration ne suscite pas l’intérêt qui devrait lui revenir au regard de son impact sur le continent africain. La commission européenne a déposé un projet de loi visant à obliger les multinationales européennes à faire du reporting pays par pays. De quoi s’agit-il ? Toutes les sociétés cotées en bourse ont l’obligation légale et réglementaire de certifier par un opérateur extérieur et de communiquer les résultats financiers de leurs activités : leur chiffre d’affaire, leurs éventuels bénéfices et leurs impôts sont rendus publics dans un rapport annuel qui fait souvent l’objet d’une communication d’un dirigeant de l’entreprise. Cette mesure répond à un besoin de transparence de l’information économique et financière vis-à-vis des actionnaires et de potentiels investisseurs. C’est aussi un outil indispensable pour mesurer l’activité économique et permettre aux Etats de recouvrir leurs impôts.

Les législations européennes et le règlement international ne prévoient toutefois pas, jusqu’à présent, que les multinationales rendent publiques l’information sur leurs résultats économiques dans chacun des pays où ils interviennent. Pour faire simple et prendre un exemple évocateur, dans le cadre de la législation française, la multinationale pétrolière Total rend public ses résultats consolidés au niveau mondial, mais ne dit pas combien ses activités d’extraction pétrolière en Angola, au Yémen ou en Birmanie lui ont rapporté dans chacun de ces pays, et combien elle a dû reverser en taxes et impôts aux Etats concernés. C’est cette situation à laquelle souhaite mettre fin l’Union européenne, en suivant l’exemple américain de la loi Dodd-Franck du 21 juillet 2010, qui oblige toutes les entreprises d’extraction pétrolière, gazière et minière cotées aux Etats-Unis de rendre public leurs différents paiements aux gouvernements des pays où elles ont une activité. Cette loi a été une avancée importante dans la transparence des revenus liés aux ressources naturelles en Afrique. Elle a notamment permis de prouver ce que personne n’ignorait jusque là, à savoir le fait que l’ensemble des revenus pétroliers de certains Etats comme l’Angola ou la Guinée-Bissau n'est pas reversé dans le budget de l’Etat.

L’obligation de reporting pays par pays est un moyen de lutter contre la corruption et le népotisme, en Afrique ou ailleurs. Elle met de la transparence là où régnait l’opacité. Elle offre des chiffres et des faits indiscutables qui pourront être utilisés par tous les acteurs africains qui luttent pour la bonne gestion de leurs ressources publiques et l’assainissement de la scène économique et politique de leur pays. Elle permettra de nourrir les débats nationaux sur la nature des relations commerciales tissées avec les entreprises internationale présentes sur leur territoire (payent-elles suffisamment de redevances par rapport à leur chiffre d’affaire local ? Le Congo-Brazzaville ne gagnerait-il pas à s’inspirer des relations contractuelles de tel ou tel autre pays africain avec les multinationales qui lui permettent de gagner proportionnellement plus ?). Elle permettra aussi certainement aux Etats de mieux recouvrer leurs impôts. Un audit ayant abouti à une enquête instruite notamment par Sherpa a montré que la multinationale minière Glencore International AG a délibéremment minoré ses bénéfices imposables en Zambie, pour un manque à gagner pour l'Etat zambien sur la seule année 2007 estimé à 132,3 millions d'euros. Ce sont des dizaines de milliards d'euros exfiltrés chaque année du continent africain qui pourraient ainsi participer à répondre aux énormes besoins en financement, sans avoir recours aux bailleurs internationaux.  

Il importe que les jeunes africains soient conscients de ces enjeux et se mobilisent pour peser sur l’agenda politique international sur cette question.

Car beaucoup reste à faire. La loi Dodd-Frank ne concerne que les entreprises d’extraction et n’oblige à rendre public que les redevances et paiements effectués au bénéfice des Etats, mais ne porte pas sur le chiffre d’affaire (les revenus tirés des ventes) effectués dans chaque pays. Dès lors, il n’est pas possible de savoir si les impôts payés sont « justes », à savoir s’ils ne sont pas dérisoirement faibles au regard de la pratique internationale en vigueur et aux besoins des pays concernés. Le projet de loi déposé par la Commission européenne reprend les mêmes termes que la loi Dodd-Frank. Il convient de peser sur le débat public pour défendre les objectifs suivants :
– Que l’obligation de publication des résultats financiers pays par pays porte sur les ventes de la multinationale et de toutes ses filiales présentes sur le territoire, à des tiers ou à d’autres filiales du même groupe ; que soit précisé la masse salariale et le nombre d’employés ; son bénéfice avant impôt.
– Que cette obligation concerne l’ensemble des entreprises internationales, et pas seulement celles du secteur d’extraction des ressources naturelles
– Concernant l’aspect fiscal, que soit communiqué l’ensemble des charges fiscales liés à un exercice, qu’il s’agisse d’impôts et taxes courants ou différés.
– Enfin, il faudra ensuite systématiser cette obligation en faisant en sorte que l’International Accounting Standard Board (IASB), instance chargée de l’élaboration des normes comptables internationales, traduisent ces lois en nouvelles obligations réglementaires qui s’appliquerait à la plupart des multinationales du monde.

Plusieurs ONG européennes se mobilisent pour défendre la mise en œuvre législative et réglementaire de ces mesures. L’European Network on debt and development (eurodad) a produit un rapport très complet sur la question. Des nombreuses personnalités politiques européennes, comme le nouveau ministre français délégué au développement, Pascal Canfin, se sont mobilisées pour une version élargie et contraignante de la loi sur le reporting pays par pays. Si l’impulsion initiale est venue d’Occident, la pleine réussite de cette réforme ne pourra se faire sans l’engagement des Africains. Car une fois que ces informations comptables seront disponibles, il appartiendra au premier chef aux Africains de s’en saisir pour demander des comptes à leur gouvernement et aux multinationales qui opèrent chez eux. Il faudra recenser dans le détail cette information rébarbative mais très stratégique. Il faudra l'analyser et identifier les problèmes qui se posent. Il faudra ensuite porter des propositions argumentées et crédibles pour améliorer la situation. Un discours qui aura d'autant plus d'impact qu'il sera porté par les premiers concernés, les jeunes africains qui auront à se retrousser les manches dans quelques années pour faire face aux défis de leur continent. C'est cela l'afro-responsabilité.  

Emmanuel Leroueil
 

Qui sont les chefs d’Etat les plus populaires et les plus impopulaires d’Afrique ?

L’une des difficultés pour l’analyste du champ politique africain est de mesurer la popularité réelle des dirigeants auprès de leurs concitoyens. Une batterie d’indicateurs performatifs existent déjà, notamment des indices de bonne gouvernance ou de performance économique. L’équipe Terangaweb a elle-même mené une classification de chefs d’Etat à qui il faut dire dégage, sorte de classement des mauvais élèves africains, en retenant comme principal critère la longévité anormale ou l’autoritarisme confirmé ou supposé des dirigeants africains. Mais la démocratie ne s’est jamais résumée à des performances économiques ou de « bonne gestion ». Or, les sondages d’opinion, qui sont progressivement devenu l’oxygène de la scène politique des pays développés, non sans que ce phénomène suscite des critiques, sont quasiment absents de la scène publique africaine. Cette absence s’inscrit dans un déficit plus large de statistiques en Afrique.

Dans ce contexte, on ne peut que saluer l’entreprise de la société de sondage d’opinion américaine Gallup, l’un des leaders mondiaux du secteur, qui a mené en 2011 une enquête dans 34 pays africains sur la question : « Approuvez-vous ou désapprouvez-vous la performance gouvernementale de votre président (ou Premier ministre) ? » Les résultats de cette enquête ont été récemment rendus publics. Que disent-ils ? Le moins que l’on puisse dire est que ces résultats surprennent. Tout d’abord, le taux de satisfaction est très élevé. 26 des 34 chefs d’Etat bénéficient d’un taux de satisfaction de leur action de plus de 50%. Parmi eux, Paul Biya, Blaise Compaoré, Denis Sassou Nguesso, Mswati III, autant de piliers du classement Terangaweb des mauvais chefs d’Etat. Gallup explique ces résultats par le contexte favorable de l’année 2011 et plus largement des dix dernières années, qui se caractérise par le retour de la croissance économique (+5% en moyenne) et par une amélioration relative des conditions de vie des populations par rapport aux années précédentes.

Approval of country leader in 34 African countries

Face à ces résultats, le premier réflexe est de questionner la méthodologie et donc la « scientificité » de ce sondage. Gallup précise que son questionnaire a été soumis à 1000 personnes âgées de 15 ans et plus dans chacun des 34 pays. Les entretiens ont été réalisés de face à face, parfois dans des langues locales pour être sûr de toucher un panel représentatif de la région. Gallup reconnaît toutefois n’avoir pas pu accéder à certaines régions pour des questions de sécurité, ce qui réduit la représentativité des opinions collectées, d’autant plus qu’on peut supposer que les zones avec des problèmes sécuritaires ont une moins bonne opinion du pouvoir central. Gallup estime la marge d’erreur de ses sondages entre 3,3 et 4,3%. Comment expliquez dans ces conditions la bonne côte d’opinion des Biya et autres Sassou ? On peut, si l’on veut continuer à douter de la crédibilité du sondage, supposer que les sondés se méfient des sondeurs et que leur opinion est une réponse de sécurité, de peur de déplaire à des interlocuteurs dont on ne connait pas la proximité avec le pouvoir central. Mais personne n’est en mesure de quantifier l’impact de ce biais d’opinion, qui peut très bien être dérisoire.

Ce sondage est peut être aussi le reflet d’une société civile insuffisamment critique vis-à-vis de ses dirigeants. Comme le précise le tableau, Barack Obama bénéficie d’une côte de confiance dans son action de 50%, quand Andry Rajoelina est à 70% (alors que son gouvernement ne peut rien faire depuis 3 ans parce que toutes les vivres lui ont été coupées et que le processus de réconciliation politique est bloqué), François Bozizé à 84% (alors que la situation de la Centrafrique ne prête pas à l’euphorie). On peut expliquer cela par le fait que le niveau d’attente des citoyens africains est sensiblement inférieur à celui des citoyens dans les démocraties occidentales. La peur des crises, des guerres et de la gabegie généralisée étant tellement ancrée qu’on en vient à se féliciter de la stabilité, quand bien même celle-ci signifie stagnation et qu’elle est le produit d’un système sclérosé. Le haut niveau de popularité des chefs d’Etat africains est sans doute également un révélateur du rapport différent à l’autorité, une posture plus critique étant adoptée en Occident, de nombreux citoyens africains témoignant peut être plus de respect vis-à-vis des détenteurs du pouvoir de l’Etat.

Enfin, que dire du lauréat du classement ? Pierre Nkurunziza n'est pas le premier nom qui vient en tête lorsque l'on souhaite évoquer les dirigeants qui font avancer l'Afrique. La situation du Burundi est loin d'être rose. Mais quoi qu'on pense du personnage, le gouvernement de Pierre Nkurunziza représente une certaine forme de stabilité dans l'histoire récente du pays. Le président burundais symbolise aussi une nouvelle forme de leadership : jeune, sportif, proche des gens, à l'écoute des campagnes, remarquable politicien de terrain, il joue d'une certaine forme de populisme qui trouve incontestablement un écho favorable dans les campagnes vallonnées du Burundi. On notera l'absence dans ce sondage d'un autre leader de la région des grands lacs, Paul Kagamé. Il aurait été intéressant d'avoir un indicateur de la popularité réelle du président rwandais.

Quant au dernier du classement, Eduardo Dos Santos, on ne s'étonnera pas de lui voir porter le bonnet d'âne. La rapacité de l'homme est connue. Les Angolais ne peuvent plus le supporter. Le système politique angolais étant ce qu'il est, cela ne devrait pas empêcher le MPLA de remporter les prochaines élections, et Dos Santos de prolonger son règne pour 5 ans encore. Un signe que les sondages ne font pas encore la pluie et le beau temps des espaces politiques africains.

Emmanuel Leroueil

En photo : Pierre Nkurunziza, président du Burundi, chef d'Etat africain le plus populaire selon le sondage de Gallup.

Le droit des affaires: un levier de développement pour l’Afrique

Terangaweb : Comme avocat d'affaires, vous ne conseillez pas seulement de grands groupes internationaux. Vous accompagnez aussi des Etats. Est-ce qu’en Afrique votre valeur ajoutée est perçue à sa juste valeur ?

Barthelemy Faye : En Afrique, il y a souvent un problème dans la mesure où beaucoup de dirigeants de nos Etats ne comprennent pas la valeur ajoutée qu’apporte le conseiller professionnel externe. Ainsi, il nous arrive souvent, lors des négociations aux côtés des investisseurs privés, d’avoir en face de nous des équipes de négociation de pays africains composées essentiellement de fonctionnaires qui ne maîtrisent pas la problématique de l’investissement international ni les stratégies des investisseurs à qui ils ont affaire.

Un des avantages d’avoir un conseil professionnel de dimension internationale est que celui-ci sait ce qui se passe ailleurs et connaît les règles du jeu applicables. Il saura par exemple dire à un Etat qu’en manière minière voici ce que tel autre Etat a obtenu face à un opérateur minier, qu’il ne faut pas prendre telle position excessive car cela vous ferait perdre du crédit aux yeux du partenaire, que vous vous pouvez invoquer tel précédent pour justifier telle prise de position, etc… Il y a une culture du conseil qui est en déficit dans nos Etats et cela porte préjudice aux intérêts de nos pays dans les négociations avec les partenaires internationaux. Nos Etats doivent comprendre cela, c’est d’autant plus urgent dans un monde globalisé.

Terangaweb : Est-ce que le droit des affaires est un enjeu de développement en Afrique ? Si l’on prend un espace juridique intégré comme l’OHADA, est-ce un levier pour favoriser le développement économique de l’Afrique ?

Barthelemy Faye : Pour se développer, le monde des affaires a besoin d’un cadre juridique lisible servi par des praticiens ayant l’expertise professionnelle requise pour comprendre ou anticiper les préoccupations et les objectifs des acteurs économiques et les mettre en œuvre de façon juridiquement sécurisée. L’environnement juridique doit être adapté aux besoins des investisseurs locaux et internationaux. Ce cadre est administré et nourri par des praticiens du droit des affaires qui, grâce à leur prise directe sur la vie des affaires, insufflent l’esprit d’innovation et la sophistication nécessaire pour apporter des réponses aux questions qui se posent dans le milieu des affaires. Aux Etats-Unis comme en France, les avocats d’affaires sont souvent mis à contribution pour améliorer le cadre des affaires et nos pays africains ont besoin de cet apport.

L’enjeu est d’analyser l’état du droit par rapport aux besoins économiques que le droit est censé servir. Encadrer la pratique des affaires et promouvoir ainsi l’activité économique, tel est aussi le rôle de facilitateur de l’avocat d’affaires lorsqu’il aide l’autorité publique à améliorer le cadre des affaires.

Il existe aujourd’hui en Afrique une tendance des Etats à revoir les réglementations sectorielles afin de proposer un environnement plus attractif aux investisseurs. Même dans ce cas, les Etats ont besoin de s’entourer de conseils. J’ai été engagé par certains gouvernements pour accompagner leurs réformes minières. Mon intervention peut permettre dans ces cas à l’Etat de profiter du benchmarking provenant de l’expérience internationale de notre cabinet et de faire ainsi évoluer la législation d’une manière cohérente et équilibrée. On est dans un contexte de concurrence mondiale où les Etats ont besoin de l’éclairage des spécialistes pour ne pas adopter des mesures déraisonnables, contre-productives ou dont l’impact n’a pas été suffisamment apprécié.

Terangaweb : Vous avez l’air d’insister sur le fait de rester dans le domaine du raisonnable. En quoi est-ce donc si important ?

Barthelemy Faye : Dans nos pays, l’impact économique de la loi ou du règlement n’est pas toujours perçu avec clarté et précision par l’autorité publique qui légifère. Quand on modifie le code minier ou le règlement de l’électricité, cela a un impact direct sur la possibilité des acteurs d’intervenir dans le secteur concerné. En droit des affaires, toute intervention du législateur ou du régulateur doit être mesurée et prise sur la base d’une analyse précise de ce que cela entraînera du point de vue économique.

Terangaweb : Avez-vous en tête des cas de réformes qui sortiraient du domaine du raisonnable ?

Barthelemy Faye : Un cas souvent débattu est la législation adoptée par l’Algérie il y a deux ans pour interdire le contrôle par des étrangers d’une entreprise algérienne (toute entreprise algérienne devant désormais être contrôlée à au moins 51% par des Algériens). Dès lors qu’on parle de mondialisation, ce type de mesure ne doit être prise que si l’on est assuré qu’elle ne pénalise pas sur l’économie locale. La Chine, par exemple, peut se le permette car elle est en position de force. Mais les pays africains ont plutôt besoin d’attirer les investisseurs. On peut arguer que l’Algérie, étant un pays pétrolier, n’a pas besoin de capitaux étrangers. Sauf que l’argent du pétrole ne va pas toujours dans des secteurs qui en ont besoin. Il y a en effet des risques que le secteur privé peut prendre et que la personne publique ne prend pas, même si les fonds sont disponibles. Le tout est que chaque décision soit prise après un travail méthodique d’évaluation des risques, des avantages et des inconvénients. Cette démarche doit être encouragée dans nos pays.

Terangaweb : Par rapport à l’Afrique, vous intervenez souvent comme expert juridique en financement de projet. Quelle appréciation faites-vous sur les investissements en Afrique ? Répondent-ils suffisamment aux besoins de développement du continent ?

Barthelemy Faye : L’époque où les investisseurs se limitaient aux secteurs des ressources naturelles africaines est un peu révolue. On ne peut plus dire que les investisseurs ne sont pas en phase avec les besoins de l’Afrique. Les fonds de Private Equity se sont beaucoup développés et ils cherchent à investir dans tout projet porteur : dans l’agrobusiness, la grande distribution, les services financiers, etc. Et cela va aller croissant. Il y a de plus en plus de fonds d’investissement qui constituent une alternative au financement bancaire et c’est souvent plus adapté aux besoins de nos pays. Mieux, ce sont des fonds qui, en plus de mettre de l’argent sur la table, s’investissent au quotidien auprès des managers pour les aider à exécuter des business plans à 3, 5, voire 10 ans. Sur ce point, il y a donc un effort de pédagogie qui est très bénéfique par rapport aux banques classiques.

Par ailleurs, les banques elles-mêmes font un effort par rapport à il y a dix ans : il existe aujourd’hui de nouvelles banques et une nouvelle génération de professionnels de la banque qui cherchent à proposer des solutions adaptées aux entreprises.

Quant à la technicité des types de financement, il convient de multiplier les outils des entreprises en quête de financement. En zone OHADA, il faut par exemple clarifier le régime des valeurs mobilières composées pour permettre aux entreprises de disposer de cet outil de financement. Le dispositif des partenariats public-privés (PPP) peut aussi mieux ouvrir les environnements réglementaires pour favoriser la prise en charge par le privé des investissements. Ce travail de modernisation des outils et cadres juridiques est en cours.

Terangaweb : Vous venez de l’évoquer, le partenariat public-privé (PPP) constitue un mode de financement dont on parle beaucoup aujourd’hui. Quel diagnostic faites-vous de l’état actuel du PPP en Afrique ?

Barthelemy Faye : Le PPP constitue l’exemple même de la mode intellectuelle dans le domaine juridique. Si ce terme est relativement nouveau, la réalité qu’il recouvre date de très longtemps. On a toujours eu des collectivités publiques qui faisaient intervenir le secteur privé dans la réalisation d’ouvrages et d’infrastructures publiques. Aujourd’hui le discours sur le développement a tendance à se doter de formules magiques comme le PPP.

Cela dit, il reste nécessaire pour l’autorité publique de moderniser son cadre juridique et réglementaire pour faire face aux contraintes spécifiques du secteur privé lorsqu’il intervient dans un projet aux côtés du secteur public. En fonction du projet spécifique, il s’agit d’imaginer l’arrangement qui marche bien en permettant à l’Etat de préserver certaines prérogatives légitimes liées à son statut de service public et aux investisseurs de satisfaire leur besoin de rentabilité.

On peut considérer que l’engouement quasi-médiatique qui entoure le thème des PPP a pour effet d’attirer l’attention sur le travail à faire en termes d’amélioration du cadre pour une meilleure prise en compte des attentes et contraintes respectives du secteur public et du secteur privé.

Terangaweb : Constatez-vous un décrochage de l’Afrique francophone par rapport à l’Afrique anglophone en termes de climat des affaires et de capacités des pays à attirer des investissements durables ?

Barthelemy Faye : C’est très difficile de comparer ces deux groupes de pays sans être sans être amené à forcer le trait. Je ne sais pas s’il y a un décrochage de l’Afrique francophone. Mais, clairement, l’héritage du droit public français et du modèle français en matière juridique est considéré, du point de vue des acteurs économiques, comme rigide dans la mesure où il fait une large part aux prérogatives de la personne publique et n’est pas assez pragmatique par rapport au modèle anglo-saxon. Cette comparaison des deux modèles se réplique par rapport à la pratique de l’Etat dans ces deux environnements. Il y aurait un pragmatisme plus prononcé dans les pays anglophones.

Par exemple, en droit public francophone, la réalité économique de l’intervention de la personne publique dans le champ économique est appréhendée à travers des catégories juridiques rigides (concession, affermage, gestion déléguée, etc). Dans l’approche anglo-saxonne, on n’a pas ces catégories ; on cherche plutôt à appréhender les projets dans ce qu’ils ont de particulier au lieu de recourir à des catégories pré-établies à l’intérieur desquelles on cherche à faire rentrer des réalités économiques.

J’ai tendance à plutôt rattacher cette question de la manière dont les dirigeants africains, qu’ils soient francophones ou anglophones, appréhendent la question du développement de leur propre pays. C’est vrai que si on prend le cas des pays francophones, la Françafrique les a maintenus dans un type de rapport avec la France qui fait que nos économies locales restaient structurées en bonne partie en fonction des rapports politiques et économiques que nos Etats entretenaient avec la France. Nos banques étaient des filiales des banques françaises. Nos pays constituaient plus une sorte de marché réservé pour les entreprises françaises. Cela paraît aujourd’hui difficile à croire, mais pendant longtemps, par exemple, les voitures japonaises n’avaient pas droit de cité dans nos pays dans les mêmes conditions que les voitures de fabrication française. Tout cela a favorisé un manque d’initiative de nos opérateurs économiques et un manque d’ouverture qui expliquent peut-être que des pays comme le Nigéria et le Ghana aient gagné plus vite en autonomie. Je pense que ce type d’approche n’a pas aidé l’Afrique francophone.

Par ailleurs, lorsque j’interviens comme avocat d’affaires, je fais l’expérience de plus de contraintes et de plus de rigidités dans les pays francophones. Mais tout cela est entrain d’évoluer rapidement grâce notamment aux efforts entrepris dans le cadre de l’OHADA pour rendre plus attractives les régions CEMAC et UEMOA pour les investisseurs privés.

Terangaweb : Vous suivez de très près ce qui se passe en Afrique. Quel peut être l’apport de la diaspora dans l’essor du continent ?

Barthelemy Faye : Je ne suis pas de la diaspora ! On est membre de la diaspora lorsqu’on se projette principalement dans son pays d’accueil. Je suis Sénégalais, et même si je ne suis pas au Sénégal, je vis les défis auxquels la société sénégalaise est confrontée de façon très réelle. Sur ces questions, je raisonne comme un Sénégalais du Sénégal, qui a la chance d’avoir vu comment cela se passe ailleurs. Nos pays ont localement des gens tout à fait capables de faire le travail pour impulser et mettre en œuvre le développement. Ce dont souffrent nos pays en premier lieu, ce n’est pas l’absence de capital humain capable ; c’est plutôt le manque de leadership, de volonté politique de mettre à la place qu’il faut les hommes qu’il faut. C’est toute la problématique de la mal-gouvernance que le seul fait d’inviter les africains à revenir sur le continent ne va pas résoudre. Il y a dans nos pays des gens tout à fait capables de relever les défis. On n’a pas besoin d’aller chercher la diaspora sauf dans des domaines spécifiques où une expertise particulière est nécessaire.

Cela dit, mon sentiment est qu’il y a quelque chose qui distingue le jeune africain professionnel établi en Europe ou en Amérique du jeune occidental. Nous sommes tous redevables d’avoir étudié grâce à l’argent du contribuable de nos pays d’origine. Et de ce point de vue nous devons tous quelque chose à ces pays. Je pense qu’il y a une sorte de responsabilité liée à cela. De ce fait, là où nous sommes, nous devons avoir un devoir d’exigence vis-à-vis de nous-mêmes. Ce que nous faisons là où nous sommes doit servir la cause de nos sociétés africaines. On est dans un monde où la bataille symbolique est très importante. Il y a une réappropriation de notre image et du discours sur l’Afrique à laquelle nous devons contribuer là où nous sommes. On peut, tout en restant à l’étranger, participer à cette défense de la cause de l’Afrique à différents niveaux et de différentes manières. C’est cette responsabilité dont chacun d’entre nous doit inventer les modalités d’exercice plutôt que de parler de problématique du retour ou de fuite des cerveaux.

Interview réalisée par Khady Thiam, Nicolas Simel et Emmanuel Leroueil 

Présentation et parcours de Barthélemy Faye, avocat d’affaires international

Terangaweb : Pourriez-vous nous décrire votre parcours, votre formation et le métier que vous exercez ?

Barthelemy Faye : Je suis originaire de Baback, un village de la région de Thiès au Sénégal. J’ai fait mes études dans mon pays jusqu’à l’obtention de mon baccalauréat. Je suis ensuite venu en France pour faire mes classes préparatoires au Lycée Louis le Grand. Puis, je suis entré à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, où je me suis spécialisé en philosophie dont je suis agrégé. J’ai ensuite enseigné cette matière pendant trois ans, notamment à l’université d’Aix en Provence.

En parallèle, j’avais souhaité approfondir mes connaissances dans une science sociale et à l’époque, j’avais notamment hésité entre l’économie, la sociologie et le droit. Mon choix s’est finalement porté sur le droit à la faveur de cours suivis à Harvard en auditeur libre. Après une maîtrise de droit à l’université Paris 2 Assas, j’ai quitté la France pour aller faire un Master en Droit aux Etats-Unis, à Yale Law School en 1997-1998. C’était la période des premières introductions en bourses des sociétés de la nouvelle économie et à ma sortie, j’ai reçu des offres pour travailler dans deux grands cabinets d’avocats de New York. C’est ainsi que j’ai rejoint Cleary Gottlieb et après près de quatre ans à New York, je suis venu au bureau de Paris dont je suis l’un des Associés aujourd’hui. Ce retour à Paris m’a permis d’avoir une pratique professionnelle davantage liée à l’Afrique. Devenu ainsi avocat d’affaires, je n’ai pas pu terminer ma thèse de philosophie commencée après l’Ecole Normale Supérieure ; mais le métier et le cabinet dans lequel je suis me permettent de continuer à nourrir une curiosité sur les différents aspects de la vie sociale, de l’économie et de divers autres domaines.

Terangaweb : En quoi consiste le métier d’avocat d’affaires ? Quels sont vos types de clients et quelle est la valeur ajoutée que vous leur apportez ?

Barthelemy Faye : Il existe deux grands métiers en droit : le métier d’avocat spécialisé en conseil et celui de l’avocat spécialisé en contentieux. Pour ma part, je suis spécialisé en conseil et je ne vais quasiment jamais au tribunal. Mon travail consiste à aider le client qui a des opérations à négocier à les monter sur le plan juridique et à les mettre en œuvre. Au quotidien, je travaille avec de grandes entreprises internationales, y compris du CAC 40 ou des multinationales américaines, les grandes institutions financières et les gouvernements. Mes secteurs de prédilection sont les investissements internationaux, le financement de projets et le conseil en matière de dettes souveraines.

Vous demandez quelle valeur ajoutée apporte l’avocat d’affaires.  Cela dépend du dossier concerné. Prenons le cas des financements. Je rappelle qu’il y a plusieurs manières de se financer. Une première façon consiste à emprunter des capitaux auprès d’une banque. En l’occurrence, il s’agit de se rapprocher d’une banque et de négocier avec elle les termes de l’emprunt souhaité : durée, garanties, sûretés, modalités de remboursement, etc.  Eh bien, dans cet exercice, le rôle du juriste ou avocat d’affaires est très important car, tout d’abord, il lui appartient de négocier la convention de crédit, qui peut être un document très complexe lorsque les montants en jeu sont élevés. Ensuite, avec sa connaissance des usages commerciaux en matière de financement, il conseille la société emprunteuse sur les termes qu’il est raisonnable d’accepter ou de rejeter, et sur la marge de manœuvre dont elle dispose par rapport aux clauses que cherche à lui imposer la banque.  Cela peut lui faire économiser beaucoup d’argent et lui éviter bien des contraintes  et des restrictions: c’est cela négocier un contrat. Remarquez qu’il y aura aussi un avocat ou juriste d’affaires du côté de la banque prêteuse, dont le rôle consistera à contester les arguments avancés par la société emprunteuse et son avocat.  Ce double jeu d’argumentation et de contre-argumentation, c’est cela négocier un contrat et c’est censé permettre aux deux protagonistes de parvenir à un contrat équilibré, donc conforme à l’intérêt des deux parties.

La deuxième façon consiste à lever des capitaux et à inscrire la société qui le fait dans une relation avec le public anonyme des investisseurs qu’il faut convaincre d’acheter les actions ou obligations émises. L’avocat d’affaires intervient, auprès des conseils financiers, pour établir et négocier les termes de l’opération boursière envisagée. De même, lorsqu’une société comme Total veut obtenir une concession de pétrole au Nigéria, par exemple, la démarche est à peu près similaire. Il faut comprendre le contexte de l’investissement, identifier les éventuels risques à travers un audit juridique et réglementaire, rédiger un contrat de concession et le négocier avec les autorités locales.

Le métier d’avocat d’affaires est un métier qui vous met au cœur des préoccupations de votre client, dès lors qu’il s’agit d’identifier et d’analyser tous les risques significatifs qui vont impacter la réussite du projet et proposer au client des moyens juridiques pour prendre en compte ou mitiger ces risques ou des modalités d’allocation de ces risques entre les parties concernées. Il existe à cet effet des outils inventés par la pratique internationale des affaires, dont les avocats sont les principaux dépositaires. C’est avec cette expertise et cette expérience que j’interviens pour aider nos clients à tirer le meilleur parti des négociations de contrats. C’est en cela qu’on apporte une vraie valeur ajoutée. Quand j’aborde un projet, je le fais avec la grande expérience développée par les avocats de Cleary Gottlieb dans le secteur concerné, et c’est cela qui me permet de dire au client que dans tel cas particulier il convient d’adopter telle position. C’est un travail qui ne peut pas toujours être effectué par une société en interne, car plus le projet est important et complexe plus on a besoin de l’expertise de professionnels juristes spécialisés dans le domaine concerné.

Terangaweb : Et pour assister vos clients, vous êtes alors amené à travailler avec des financiers ?

Barthelemy Faye : On travaille toujours de façon étroite avec les conseillers financiers, notamment en matière boursière.  Qui dit finance, dit gestion de risques car le retour sur investissement est corrélé à la gestion de risques ; c’est la raison pour laquelle pour les projets à gros enjeux financiers le recours aux avocats d’affaires est essentiel. Monter un projet suppose d’en connaître l’environnement, d’en identifier au préalable les risques et de les traiter dans la documentation contractuelle ou réglementaire du projet. Il faut pour cela une bonne connaissance des règles juridiques applicables, ce qui permet une certaine créativité dans l’intérêt du client. A titre d’exemple, quand en 1999 la BNP lance une offre publique d’achat (OPA) à la fois sur la Société Générale et sur Paribas peu après l’OPA lancée par la Société Générale sur Paribas, c’est la connaissance des règles boursières et la créativité qui permettent à BNP de renverser la situation en sa faveur dans cette bataille boursière.

Terangaweb : Pour travailler sur des sujets aussi diversifiés au-delà même d’un cadre strictement juridique et en lien avec des partenaires financiers entre autres, est-ce que la seule formation juridique suffit à faire un bon avocat d’affaires ?

Barthelemy Faye : L’image de l’avocat dans nos sociétés africaines est aujourd’hui un peu désuète. En Afrique, c’est socialement valorisant d’être avocat et les gens sont quelquefois intimidés devant les avocats. Dans la manière dont moi j’exerce mon métier on est complétement débarrassé de cette posture car on n’est plus dans cette image traditionnelle de l’avocat auréolé de son accès direct au juge qui dit le Droit et à la Justice. L’avocat d’affaires, telle que la pratique nous en vient des Etats-Unis, comme créateur de valeur, au même titre que le banquier d’affaires et le consultant, suppose un état d’esprit différent de cette posture traditionnelle et des compétences plus élargies.

En termes de formation, précisément parce qu’on a besoin de quelqu’un qui puisse appréhender la logique économique ainsi que les préoccupations commerciales du client, il faut une formation qui soit plus ouverte à la dimension financière et commerciale. C’est pour cela qu’en France un cabinet comme Cleary Gottlieb recrute en majorité des étudiants qui ont fait des écoles comme HEC ou l’ESSEC, et qui sortent du parcours juridique classique. On recrute certes toujours des étudiants de droit lorsqu’ils sont très brillants. Mais en priorité on est à la recherche de l’esprit bien fait qui a le sens du raisonnement juridique et qui saura mettre ce raisonnement au service d’autres logiques, elles pas toujours juridiques. C’est cela qui fait que nos cabinets accordent beaucoup de prix à la double formation et la pluridisciplinarité.

Interview réalisée par Khady Thiam, Nicolas Simel et Emmanuel Leroueil

Ces chefs d’Etat à qui il faut dire « dégage ! » : saison 2

Nous avions écrit cet article à la suite du Printemps arabe de 2011 qui a conduit à la chute de dictateurs d’Afrique du Nord. Nous espérions que la dynamique se prolongerait en Afrique subsaharienne. De fait, de nombreuses manifestations ont eu lieu au Malawi, en Ouganda, au Burkina Faso, au Sénégal, pour contester des chefs de l’Etat qui se maintenaient impunément au pouvoir contre l’avis de la majorité de leur population. Aux espoirs de 2011 ont succédé les craintes de 2012 : ce ne sont pas des dirigeants corrompus qui sont éjectés, mais des démocrates qui sont renversés par des séditieux, au Mali ou en Guinée Bissau. Pendant ce temps, les tyrans africains continuent de jouir de leurs privilèges indus, aux dépens de populations prises en otages. Parce qu’à Terangaweb, nous ne les oublions pas, voici notre liste actualisée des chefs d’Etat africains à qui il faut dire dégage !

Il a dégagé !

De notre liste initiale des chefs d’Etat à qui il faut dire « Dégage ! », seul Abdoulaye Wade a dégagé ! Il n’a obtenu que 34,2% des voix au second tour de l’élection présidentielle du 25 mars 2012. Le sursaut républicain qui l’a amené à reconnaître sa défaite le soir même de l’élection, acte courant sous d’autres cieux mais si rare en Afrique, ne doit rendre personne amnésique. Sa tentative de dévolution monarchique du pouvoir a placé au cœur de la République son fils Karim, ministre du ciel et de la terre (et de ce qu’il y a entre les deux plaisante-t-on à Dakar) et sa fille Sindiély. Elle a aussi entrainé une manipulation inédite des institutions parlementaires et judiciaires devenues corruptibles à merci ainsi qu’un clientélisme nourri par des détournements de fonds publics atteignant des niveaux sidérants. Les Sénégalais exigent aujourd’hui que Wade Père, Wade Fils et Wade Fille répondent de leurs actes devant la justice sénégalaise. Les sénégalais veulent aussi refonder les institutions du pays, la pratique de la politique et leur modèle économique pas suffisamment productif pour créer les richesses dont le pays a besoin. On sait désormais qu’après le passage du clan des Wade, tout est à reconstruire…

Il a été réélu

Au Cameroun, l’élection présidentielle de 2011 n’a pas eu raison de Biya l’Eternel qui dirige le pays depuis 1982 ! Après avoir modifié la constitution pour quasiment institutionnaliser la présidence à vie, il a été réélu le 21 octobre 2011, avec 77,9 % des voix en dépit d’un scrutin contesté par les autres candidats. Ce diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, au pouvoir depuis 30 ans n’a manifestement pas retenu de ses cours à la rue Saint Guillaume la notion d’alternance. Mais les Camerounais eux-mêmes, dont l’écrasante majorité n’a connu que Biya comme président, que font-ils pour impulser un nouveau tournant politique à leur pays ? Sont-ils donc à ce point satisfaits des résultats de leur pays qu'ils se désintéressent de leur représentation politique ? Ont-ils baissé les bras face à un système fossilisé et décrédibilisé ? Ont-ils définitivement renoncer à s'insurger pour leurs droits et leur avenir ? L'heure du sursaut doit sonner. Plus que jamais, il est temps que Paul Biya dégage !

Ils l'ont échappé belle !

Arrivé au pouvoir par le coup d’Etat du 15 octobre 1987 au cours duquel Thomas Sankara est assassiné, plusieurs fois réélu lors de simulacres d’élections dont le dernier date de 2010 avec une victoire au 1er tour avec…80,15% des suffrages, Blaise Compaoré l’a échappé belle en 2011. Laissant de côté une opposition mal organisée et très peu crédible (certains partis se décrivent comme des partis d’opposition dans la mouvance présidentielle !), les populations ont décidé de faire vaciller le pouvoir en place. Les jeunes ont occupé les rues du pays et les militaires ont quitté pour un temps leurs casernes. Blaise Compaoré a hélas survécu à la crise civile et militaire de 2011. Il a même les yeux déjà rivés sur les élections de 2015 auxquelles il entend se présenter en dépit des dispositions de l’article 37 de la Constitution. En attendant, depuis début avril, les militaires qui se sont amusés à prendre le pouvoir chez le voisin malien, l’ont replongé dans son costume favori, celui de médiateur dans les crises politiques africaines. Blaise Compaoré partage au moins avec eux la pratique des coups d’état et de la violence politique ; il fait partie des forces archaïques qui tirent le continent dans des profondeurs abyssales. La mobilisation de la jeunesse burkinabée ne doit pas faiblir, car elle peut servir d'exemple pour l'ensemble de l'Afrique !

« Tout changer pour que rien ne change » : c’est en substance le pari réussi du roi Mohamed VI. Face à la forte contestation de la jeunesse, le roi du Maroc a lâché du lest en termes de droits constitutionnels et de représentativité politique. Sans pour autant que la mainmise du palais royal sur les affaires économiques et politiques du pays ne soit remise en cause. Sans non plus que le clientélisme, les passe-droits et l’arbitraire des prérogatives du palais n’aient été abolis. Pour autant, il serait injuste de dire que rien ne s’est passé. Toute une génération de jeunes marocains s’est politisée avec le mouvement du 20 février. La victoire du PJD aux législatives a sonné le renouvellement des élites marocaines, sans doute plus proche culturellement et socialement du commun du peuple. Si la majorité silencieuse du pays ne s’est finalement pas levée pour exiger plus de réformes, il faut espérer que ce n’est que partie remise. Car le constat demeure : il faut que le Makhzen dégage !

Abdellaziz Bouteflika n’est que la partie émergée du système qui sclérose l’Algérie. Tout porte à croire que le président algérien n’est déjà plus aux manettes du pays, retranché dans son palais et fatigué par l’âge. Après les premières contestations du début de l’année 2011, le système militaro-nationaliste a usé de tous les leviers pour apaiser les colères : subventions des produits de première nécessité, construction de nouveaux logements, amélioration des allocations sociales, et fausses promesses d’ouverture démocratique. Les résultats des élections législatives rendus publics le 12 mai 2012, laissent à croire que l’élite historique des nationalistes du FLN et des technocrates du RND a eu largement recours à la fraude, aux dépens notamment de « l’alliance verte » des partis islamistes. L’Algérie est donc repartie pour une longue période de sommeil. A moins que les Algériens fassent preuve d’un sursaut civique et ne s’attellent à bousculer le système. Il semble que ce soit le passage obligé pour des lendemains meilleurs.

Ils continuent en toute impunité…

Isayas Afewerki va bien, contrairement aux rumeurs sur son état de santé (maladie du foie, hospitalisation au Qatar, etc.) relayées sur les réseaux sociaux durant la seconde moitié du mois d’avril par « l’opposition érythréenne et la CIA », selon Ali Abdu, ministre de l’information. Pour appuyer cette thèse, des captures d’écran montrant Afewerki, bien portant malgré ses 66 ans, ont été diffusées à la télévision publique ; avant que le président Erythréen ne daigne lui-même annoncer en public que les informations relayant sa mort étaient exagérées qu’il était bien portant, le 28 avril 2012… Cette rumeur de décès est aussi, incroyablement, l’une des rares « nouvelles » relayée sur ce pays depuis la dernière note de Terangaweb, hormis le complot éventé d’attentat lors du sommet de l’UA en Ethiopie – une autre « idée » de la clique d’Afewerki. Le régime de « transition » en place depuis 1991 n’a pas évolué : l’Erythrée reste dirigée, d’une main de fer, par Isayas Afewerki et les anciens commandants militaires de la guerre d’indépendance. Les 2/3 de la population sont sous-alimentés, la vie sociale reste fortement militarisée sous prétexte du conflit latent avec l’Ethiopie ; la police militaire assure la « sécurité » des villes, les forces de l’ordre ont le droit de tirer à balle réelle sur les candidats à l’émigration et des centaines de milliers de soldats sont parqués à la frontière avec l’Ethiopie ; la conscription reste obligatoire et peut s’étendre sur plusieurs décennies ; les médias indépendants sont fermés depuis plus de dix ans, les journalistes sont censurés et/ou torturés, les minorités religieuses persécutées. Rien de cela n’a changé en un an. Mais Isayas Afewerki va bien. La preuve ? Il est de retour à la télé !

Mswati troisième du nom, souverain constitutionnel et absolu du Swaziland s’est séparé, en novembre 2011, de sa douzième épouse, Nothando Dube, 23 ans, accusée de l’avoir trompé avec le ministre de la justice – remercié, bien évidemment, depuis lors. De 14, il est passé à 13 épouses désormais. Pour compenser cette « perte » et célébrer les 44 ans de « Sa Majesté », le Roi s’est vu offrir un avion privé, un DC-9 McDonnell Douglas, par des « admirateurs ». La tradition autorise le souverain à choisir une nouvelle épouse chaque année, sélectionnée parmi les plus belles vierges du pays invitées à danser poitrine ouverte, durant une cérémonie traditionnelle, organisée spécialement à cette fin.  Dans le même temps, l’Afrique du Sud a dû accorder un prêt de 2,5 milliards de rands au gouvernement du Swaziland, durement touché par la crise financière de 2009 (et une baisse de 60% des revenus assurés par la Communauté de développement d’Afrique australe, soit 40% du budget national.) Pourquoi l’Afrique du Sud et non le FMI ? Parce que le Swaziland est une économie relativement riche, « à revenus intermédiaires » selon la classification du FMI, donc trop riche pour recevoir l’aide réservée aux pays pauvres. Oui, un pays riche où l’on meurt encore de la tuberculose, où 15% de la population est composée d’orphelins et d’enfants vulnérables, où l’espérance de vie est inférieure à 40 ans mais où le roi prépare une loi pour censurer les réseaux sociaux, possède une fortune estimée à 100 millions de dollars, a désormais 13 épouses, dépense 500.000 dollars pour célébrer son anniversaire, et demande aux paysans d’offrir une vache pour les festivités.

Robert « le Survivant » Mugabe, à 88 ans, se lève tous les jours à 4 heures du matin pour pratiquer quelques exercices de relaxation, selon les « confessions » de son épouse Grace Mugabe. Le Président zimbabween va donc bien. Contrairement aux « rumeurs » colportées par Wikileaks, il ne souffrirait nullement d’un cancer de la prostate, il n’est allé à Singapour, en avril 2012 que pour ses vacances. Il presse ses compatriotes, de tout son cœur, de « renoncer à la violence » (comprendre à « la résistance contre la violence imposée par son parti, le ZANu-FP). Et pour ses 88 ans, ses « sympathisants » ont organisé une cérémonie qui coûta la bagatelle de 650.000 livres anglaises. Il continue de dénoncer le « complot britanique » contre l’économie zimbabwéenne, les forces du ZANU-FP continuent de combattre les « démons du colonialisme et du capitalisme ». Robert Mugabe ne prépare pas sa fin en douceur. Il prépare celle de ses compatriotes avec une increvable persévérance, depuis bientôt 15 ans. C’est peut-être ce qui fait sa « solidité ». C'est pour ça qu'il est grand temps qu'il dégage !

Omar El Béchir voyage. De plus en plus difficilement, mais il voyage quand même. Tantôt en Afrique orientale, tantôt en Irak pour un sommet de la Ligue arabe, malgré le mandat d’arrêt international délivré à son encontre, en 2009, par la Cour Pénal Internationale. L’indépendance du Sud-Soudan est à peine acquise qu’Omar El Béchir évoque les possibilités d’une guerre entre les deux pays – et expédie ses bombardiers vers les zones frontalières, malgré les contants appels à la concertation émanant du sud. Le Soudan a pris sa décision : le Darfour est un non-problème et le Sud-Soudan ne « comprend que le langage des armes », ce sont les propos d’un homme réputé « taciturne et posé »…Pour la stabilité de l'Afrique de l'Est, pour le bien-être des Soudanais de toutes origines, pour que justice soit faite, il faut qu'Omar El Béchir dégage !

Pour combien de temps encore Denis Sassou Ngessou continuera-t-il à piller les ressources du Congo en toute impunité ? A la tête du Congo depuis 1979, excepté un intermède entre 1992 et 1997, Sassou Nguesso se distingue particulièrement par une boulimie de détournements de fonds publics. Ceux-ci sont notamment issus de la manne pétrolière dont l’envolée du prix en 2010 et 2011 a permis au pays d’enregistrer des taux de croissance du PIB de 10,2% et de 8,4% respectivement. Il n’est donc pas étonnant que Sassou Ngessou fasse l’objet d’une plainte en France pour "recel et détournement de fonds publics" par les associations Transparency International et Sherpa dans le cadre des biens mal acquis.  Au-delà de ces détournements, Sassou Nguesso exacerbe les reflexes tribalistes et communautaristes qui rongent l'histoire du Congo depuis son indépendance. Ce pays au potentiel immense mérite mieux que cet homme à sa tête. Il faut que Sassou dégage !

Eduardo Dos Santos coule des jours tranquilles sur la baie de Luanda. L’homme se donne l'image d'un dirigeant porteur d’espoir pour son pays et pour l’Afrique. L’Angola a l’un des taux de croissance les plus importants du continent (10% en 2011), tirés par les prix élevés du pétrole. D’énormes investissements en infrastructures ont été réalisés : construction de trains, de villes nouvelles et de routes. L’Angola serait un pays émergent… Seulement, plus de la moitié des 18 millions d’Angolais vit sous le seuil de pauvreté, le coût de la vie est tellement élevé qu’il ne peut y avoir de classe moyenne, faute de pouvoir d’achat. Eduardo Dos Santos est l’incarnation du chef d’un Etat prédateur. Les comptes publics sont opaques, le FMI y ayant d'ailleurs relevé un trou de 4,2 milliards de dollars inexpliqués. La fille du président, Isabel Dos Santos, rachète à tour de bras des actifs portugais dans la banque et le pétrole, adossée à l’entreprise d’Etat Sonangol qui gère la manne pétrolière et redistribue les bénéfices aux caciques du régime. Rarement dans l’histoire un tel détournement de biens publics à grande échelle ne s’est opéré sur une si longue période. Après avoir fait voter une nouvelle constitution, le président Dos Santos se réserve la possibilité de rester au pouvoir pour encore deux mandats, jusqu’en 2022. Il aurait alors officiellement 77 ans. Dont 40 années à la tête du pouvoir. Les Angolais méritent un meilleur destin. Il faut qu’Eduardo Dos Santos dégage !

La famille Obiang Nguema continue de piller la Guinée Equatoriale et rien ne semble l'arrêter. L’enquête sur les biens mal acquis peut l’importuner, l’empêcher de passer ses week-end sur les Champs-Elysées pour les emplettes de mesdames, le pouvoir de Teodoro Obiang Nguéma et de ses fils semble pourtant toujours aussi solide après 32 années de prédation continue. L’homme qui a présidé récemment l’Union africaine se donne des allures de sage, d’investisseur avisé, de mécène international. Troisième producteur de pétrole en Afrique, la Guinée-Equatoriale est classé à la 178e place mondiale sur 186 pour l’espérance de vie, un score qui la rapproche de la Somalie… L’impunité doit cesser. La tolérance internationale aux méfaits de ce voleur de grand chemin doit stopper. Le peuple équato-guinéen doit se rebeller et reprendre son destin en main. Les têtes conscientes et responsables du pays doivent arrêter de participer, par leur inaction, à cette injustice monumentale. Il faut s’insurger, pour faire dégager Obiang Nguema et ses affidés !

On l'avait oublié

Lors de notre première fournée, nous avions omis Yaya Jammeh, arrivé au pouvoir en Gambie en juillet 1994 suite à un coup d’état contre Dawda Jawara qui dirigeait le pays depuis l’indépendance de 1965. Sa dernière réélection date de novembre 2011 : il y a obtenu 71,5% des suffrages. Jusque là rien d’exceptionnel sur ce continent dira-t-on. Et puis, qui donc connaît la Gambie ou s’en préoccupe ? A vrai dire pas grand monde. Pendant ce temps, Yaya Jammeh tient son pays d’une main de fer et mène la vie dure à ses deux principaux ennemis. D’abord les journalistes dont il a restreint les libertés à travers deux lois de décembre 2004 ; et quand Deyda Hydara, tête de file de la presse du pays, a voulu s’y opposer, il s’est fait assassiné. Ensuite les homosexuels à qui Yaya Jammeh a tout simplement demandé de quitter le pays. Mais Yaya Jammeh a surtout des compétences médicales insoupçonnées. A base de plantes, il a développé des remèdes contre le l’asthme, l’hypertension artérielle et le…Sida. A qui en douterait, il propose les témoignages de ses ministres guéris par ses soins. C’est cela la comédie Jammeh. Une comédie qu'il convient de faire cesser. 
 

Joel Té-Léssia, Emmanuel Leroueil, Nicolas Simel

Quel est le bilan humain de la traite négrière ?

Le commerce des esclaves africains sur la côte Atlantique (commerce triangulaire) et sur la côte australe donnant sur l'océan indien va représenter un drame humain d’une ampleur historique inégalée et un handicap démographique pour l’Afrique dont les effets vont perdurer jusqu’à nos jours. Les estimations varient quant au nombre exact d’Africains arrachés au continent pour être vendus comme esclaves. Selon les travaux récents de l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau (Les traites négrières, Essai d’histoire globale, 2004), quelques 11 millions d’Africains auraient été vendus comme esclaves sur la côte Atlantique entre le XV° et le XIX° siècle, auxquels il faut ajouter les 17 millions d’esclaves africains vendus entre le VIII° et le XX° siècle dans le commerce transsaharien et la traite de l’océan indien. Soit au total, pour Pétré-Grenouilleau, 28 millions d’esclaves déportés de l’Afrique.

Des travaux plus anciens, comme ceux d’Henry Queneuil (De la traite des Noirs et de l’esclavage, 1907) estimaient à environ 80 millions le nombre d’Africains vendus hors du continent comme esclave entre le XV° siècle et le début du XX° siècle. Le différentiel est énorme entre cette estimation et celle de Pétré-Grenouilleau. Cette différence s'explique par l'absence ou le caractère partiel des statistiques disponibles à l'époque. Mais l'impact humain de la traite négrière ne peut se cantonner à répertorier le nombre d'esclaves vendus. Comme le précisait le théoricien américain panafricaniste W.E.B. Dubois, il importe de prendre en considération, au-delà des esclaves vendus et arrivés à destination, toutes les victimes collatérales de ce commerce, ceux qui sont morts plutôt que de se laisser capturer, ceux qui n’ont pas survécu aux conditions de détention et de transport, les enfants qui sont morts parce que leurs parents ont été capturés. Pris dans ce cadre large, W.E.B Dubois estime qu’il faut compter en moyenne 4 victimes collatérales pour 1 esclave vendu, soit près de 100 millions de personnes selon l’estimation intiale de Pétré-Grenouilleau, et plus de double si l’on s’appuie sur les chiffres de Queneuil. 100 millions de personnes, c’est la population totale du continent africain au début du XX° siècle…

La principale conséquence de ce dépeuplement de masse est la baisse relative de la place de l’Afrique dans le monde : entre 1500 et 1900, les Africains sont passés de 17% à 7% du total de la population mondiale. Dans le même temps, mis à part la population amérindienne décimée, les autres régions du monde ont connu de fortes poussées démographiques : la Chine et l’Europe multiplient leur population par cinq. L’importance du facteur démographique est connue : plus y a de population, plus forte est la division du travail et donc la productivité.  Le dépeuplement de l’Afrique a donc été un frein important à son développement. Comme le remarquent Jean-Michel Sévérino et Olivier Ray (Le temps de l’Afrique) : « Ces saignées démographiques successives expliquent la faible densité moyenne de l’Afrique subsaharienne : elle était au milieu du XX° siècle quinze fois moindre que celle de l’Europe ou de l’Inde. L’Afrique a donc longtemps été un continent " sous-peuplé ", au regard tant des autres continents que de l’extraordinaire richesse de ses ressources naturelles. »  

Emmanuel Leroueil

Technique du coup d’Etat

Le sujet du livre tient en une phrase : « Comment on s’empare d’un Etat moderne et comment on le défend ». Tout au long de l’essai, Curzio Malaparte démontre que les circonstances favorables à un coup d’Etat ne sont pas nécessairement de nature politique et sociale, elles relèvent plutôt d’une organisation technique et tactique. Il base son argumentation sur des exemples historique, dont le principal est le coup d’Etat bolchevique de 1917, modèle du genre. Il fait également état de l’échec du coup d’Etat de Kapp en 1920 à Berlin ; de la préparation des journées d’octobre 1922, modèle d’insurrection tactique, qui livrèrent l’Italie au Duce. Il introduit également la menace du parti nazi sur l’Allemagne (rappelons que le livre parait en 1931), et livre une analyse remarquable d’anticipation sur la technique d’Adolf Hitler pour s’emparer du pouvoir.

Si Technique du coup d’Etat  explique comment « prendre » un Etat moderne, il expose également la stratégie de défense des Etats face à toute tentative de renversement arbitraire. C’est en cela qu’il est considéré comme un « traité de l’art de défendre la liberté ».Dans la révolution bolchevique de 1917, Malaparte distingue Lénine le stratège, et Trotski le tacticien. Selon lui, Lénine le stratège n’est pas indispensable au coup d’Etat, qui est l’œuvre principalement de Trotski et de ses hommes de main. Trotski qui déclare : « Pour s’emparer de l’Etat moderne, il faut une troupe d’assaut et des techniciens : des équipes d’hommes armés, commandés par des ingénieurs. » Malaparte affirme ainsi : « La clé de l’Etat, ce n’est pas l’organisation bureaucratique et politique, mais l’organisation technique, c’est-à-dire les centrales électriques, les chemins de fer, les téléphones, le port, etc. » Il explique que dans un Etat moderne, tous les instruments de répression du désordre, de la contestation, à savoir la police, l’armée, etc., sont conditionnés à faire face à des mouvements de foule, et non à protéger les point stratégiques de l’appareil d’Etat contre des unités d’assaut d’élite. Pour Malaparte, les systèmes de police ne permettent pas de protéger l’Etat contre les techniques modernes de l’insurrection. Il ajoute par la suite : « Si les communistes de tous les pays d’Europe doivent apprendre de Trotski l’art de s’emparer du pouvoir, c’est de Staline que les gouvernements libéraux doivent apprendre l’art d’assurer la défense de l’Etat contre la tactique insurrectionnelle communiste. » En effet, en 1927, Trotski veut fêter le dixième anniversaire de son coup d’Etat en remettant le couvert, en renversant Staline. Ce dernier s’attend à la tentative de coup d’Etat, et confie à Menjenski le soin de prémunir la Russie d’un nouveau renversement du pouvoir. La tactique de Menjinski ne consiste pas à défendre de l’extérieur, par un grand déploiement de forces, les édifices menacés, mais à les défendre de l’intérieur, avec une poignée d’hommes. A l’attaque invisible de Trotski, il oppose une défense invisible. Le deuxième coup d’Etat de Trotski échouera.

Malaparte explique l’échec du coup d’Etat de Kapp en Allemagne en 1920 par sa non compréhension de la technique d’insurrection moderne : « L’incapacité de la bourgeoisie à défendre l’Etat était compensée par l’incapacité des partis révolutionnaires à opposer une tactique offensive moderne à la méthode défensive désuète des gouvernements, à opposer aux mesures de police une technique révolutionnaire. » Il s’attache aussi à distinguer la sédition communiste de la sédition fasciste. Il s’appuie pour ce faire sur l’exemple de la tactique de Mussolini. Il explique ainsi : « En prévision de l’action insurrectionnelle pour la conquête de l’Etat, il était nécessaire de déblayer le terrain de toutes les forces organisées (qu’elles fussent de gauche, de droite ou du centre), susceptibles soit de fournir un appui au gouvernement, soit d’entraver le fascisme dans la phase déterminante de l’insurrection et de lui couper les jarrets au moment décisif du coup d’Etat. » En gros, le parti fasciste doit seul occuper le champ de l’organisation civile de la société.

Curzio Malaparte, auteur de l'essai Technique du coup d'Etat

Technique du coup d’Etat paraît au début des années 1930, dans une période de grande instabilité institutionnelle en Europe, qui voit les démocraties menacées par différents types d’insurrection révolutionnaire, qu’elles soient d’origine fasciste ou communiste. Dans ce contexte, l’essai de Malaparte n’est pas tant un manuel pour les séditieux de tous les pays qu’un guide de la défense des institutions démocratiques contre les tentatives brutales de renversement. L’ouvrage est devenu un classique du genre, dont les idées sont devenues tellement évidentes qu’on oublie qu’elles aient un jour été systématisées par un penseur original et hétérodoxe. Il est rare que la personnalité d’un écrivain dispute la vedette à son œuvre. C’est pourtant le cas concernant Curzio Malaparte (1898-1957), de son vrai nom Kurt Suckert. L’écrivain italien incarne en effet au plus haut point la figure de l’écrivain-engagé-aventurier, vivant l’actualité brûlante de son temps, lui donnant la perspective de sa réflexion, et les contours de sa plume. Orphelin allemand élevé par des paysans italiens de Toscagne, il s’engage volontairement au sein de l’armée française, à moins de 18 ans, lors de la première guerre mondiale, qu’il finit gazé, avec la croix de guerre et deux citations. Curzio Malaparte sera un témoin de première main de nombre de grands évènements de son temps. Il assistera ainsi à la Conférence de la paix à Versailles et fera partie de la Légation d’Italie en Pologne, malgré son jeune âge. En 1921, il s’inscrit en Italie au parti fasciste, fasciné, comme beaucoup d’autres jeunes italiens, par le courage militaire et le socialisme de Mussolini. Il n’en perd pas pour autant son esprit critique, et publiera un certain nombre de pamphlets à l’encontre du Duce. Il lui faudra tout de même dix ans pour rompre définitivement avec le fascisme qu’il n’aura de cesse dès lors de décrier. Ce qui le conduira en prison.

Malgré ses 80 ans d’âge, l’essai de Malaparte est plus que jamais d’actualité dans le contexte d’une Afrique postindépendance qui n’en a pas fini avec les démons des coups d’Etat et des renversements séditieux. Les insurgés africains ont parfaitement intégré la technique du coup d’Etat moderne, à savoir faire des attaques ciblées sur les points stratégiques de l’Etat : maîtrise des moyens de télécommunication (télévision, radio) ; maîtrise des moyens de transport (aéroports, postes frontières stratégiques, ports), maîtrise de la logistique (container d’essence, centrales électriques) et maîtrise des points stratégique de pouvoir (parlement, présidence, etc.). Comme l’ont illustré les exemples de la Guinée Conakry, du Niger, du Mali et de la Guinée Bissau, il suffit parfois d’une cinquantaine de militaires décidés et organisés pour renverser un Etat.

Si les militaires séditieux ont intégré depuis longtemps les leçons de Technique du coup d’Etat, il est temps que les défenseurs de la démocratie en Afrique s’approprient également la technique de défense contre les coups d’Etat, pour refaire de cet essai un « traité de l’art de défendre la liberté ».

 

Emmanuel Leroueil

Le biais statistique en Afrique

Terangaweb porte un intérêt particulier à la question des statistiques sur le continent africain. Dans un premier article sur la question, Tite Yokossi soulignait le handicap que constitue pour les dirigeants africains le fait de ne pas disposer de statistiques et d’indicateurs crédibles sur les sociétés qu’ils dirigent. Impossible pour eux d’évaluer précisément leur action quand il n’existe pas d’indicateur du chômage, pas de sondages d’opinion, pas de chiffre précis sur l’accès de la population aux services de santé publique par exemple. Selon Tite, l’absence de statistiques est un facteur important de la mal-gouvernance en Afrique. Partageant ce constat, Georges-Vivien Houngbonon appelait dans un autre article à une réforme de la statistique en Afrique. Selon lui, vu l’importance cruciale des statistiques dans l’orientation des politiques de développement, il est urgent que les pays africains se dotent des capacités humaines et techniques pour produire des statistiques fiables sur différents sujets stratégiques.

On aurait tort de voir dans cette question un problème de technocrates, déconnecté des réalités et des soucis les plus pressants des habitants du continent. Bien au contraire, la question des statistiques est au cœur des enjeux politiques et économiques qui se posent aujourd’hui en Afrique. Car non seulement ces statistiques sont insuffisantes, mais lorsqu’elles existent, elles sont le plus souvent inexactes. Résultat, les discours économiques et politiques qui sont construits sur cette base sont bancals. Il faut en prendre conscience suffisamment tôt pour ne pas aller dans le mur…

Les chiffres officiels de taux de croissance, de calcul du PIB, de niveau de l’inflation, se révèlent inexacts soit parce que leur méthode de calcul est hasardeuse, soit parce qu’ils font l’objet de falsification délibérée. C'est le sujet abordé de manière détaillée par le numéro de la revue Politique africaine "La macroéconomie par le bas", co-dirigé par les chercheurs Béatrice Hibou et Boris Samuel. Comme le souligne l'ouvrage, en 2004, le gouvernement mauritanien d’un régime Ould Taya à bout de souffle se trouvait contraint d’avouer qu’il avait délibérément falsifié ses statistiques officielles pendant 10 ans… Le régime tunisien de Ben Ali a longtemps falsifié ses indicateurs économiques et sociaux, notamment le taux de pauvreté dans le pays. En 2009, l’Institut National de Statistique indiquait un taux de pauvreté en Tunisie de 3%. Le 14 janvier 2011, le ministère des Affaires sociales tunisien affichait un taux de pauvreté à 24,7%, en basant sa méthode de calcul sur les standards internationaux de la Banque mondiale. S’il existe des règles générales de calcul des principaux agrégats statistiques, chaque pays est dans les faits maître de sa méthode ainsi que des moyens de collecte des données. Comparer les taux de croissance ou d’inflation des différents pays africains revient souvent à comparer des agrégats calculés différemment, selon des méthodes plus ou moins rigoureuses. Autant dire qu’on en vient souvent à comparer des choux avec des salades… Bien que les chiffres officiels affichés par les différents Etats soient soumis à l’examen critique d’institutions internationales comme le FMI, ces dernières n’ont pas toujours les moyens et le temps de vérifier sérieusement ces données. Parfois, elles préfèrent pudiquement fermer les yeux ou protestent discrètement devant des chiffres aberrants.

Prenons quelques exemples de méthodes de calcul hasardeuses. Le taux d’inflation, à savoir la hausse générale du niveau des prix, qui sert à mesurer une potentielle perte de pouvoir d’achat des populations, est calculé à partir d’un panier de biens de consommation courante. Les statisticiens mesurent l’évolution dans le temps du prix de différents biens de consommation. Sauf que dans beaucoup de pays africains, ce « panier de la ménagère » n’a pas été mis à jour dans les méthodes de calcul officielles depuis les années 1980. De nombreux biens de consommation qui impactent fortement les budgets des ménages (téléphonie mobile, briques de lait) ne sont pas pris en compte dans le calcul de l’inflation. Autant dire que dans ces conditions, il n’est pas compliqué d’afficher une maîtrise de l’inflation.

Autre méthode de calcul souvent hasardeuse, celle du Produit Intérieur Brut, qui permet de cerner la croissance économique, mesure phare de la performance en macroéconomie. Le PIB mesure la valeur totale de la production de richesses à l’intérieur d’un pays sur la période d’une année. On calcule le PIB en prenant en compte les flux de production (les charges et les produits) qui permettent de déterminer, s’il y a lieu, la valeur ajoutée de différents secteurs productifs (agriculture, commerce, pêche, industrie, exploitation des matières premières, etc.). Parce que la plupart de ces secteurs productifs sont informels en Afrique, les Etats disposent de peu de données et extrapolent souvent sur des bases hasardeuses. Certains Etats pétroliers comme l’Angola ne prennent même pas la peine d’inclure des domaines comme l’élevage ou l’agriculture locale dans le calcul du PIB. Bien que ces secteurs fassent vivre une portion importante de la population, ils ne contribuent pas aux ressources de l’Etat, pour qui il n’y a pas de création de richesses en dehors du pétrole, de la finance et des biens importés et exportés.

De nombreux Etats maquillent leur performance économique en modifiant leur méthode de calcul statistique. Béatrice Hibou et Boris Samuel donnent la parole dans  « la macroéconomie par le bas » à l’économiste Morten Jerven, spécialisé dans la mesure du développement en Afrique subsaharienne. Ce dernier cite l’exemple du Ghana qui, suite à une révision de sa méthode de calcul du PIB en 2010, a vu une croissance de son PIB de 60% du jour au lendemain ! Pour masquer cette évolution exagérée, les statisticiens lissent l'augmentation en réévaluant à la hausse les résultats des années précédentes. Comme le remarque judicieusement M. Jerven : « le rebasement a été réalisé juste après l’élection présidentielle, alors que pendant la campagne les candidats avaient promis de faire du Ghana un pays à revenu intermédiaire. Le résultat est que le revenu ghanéen a fortement augmenté d’un coup, mais cette « croissance » peut être considérée comme une fiction : elle est seulement le résultat d’une nouvelle mesure de l’économie et de l’application de nouvelles pratiques techniques ! » Selon Morten Jerven, de tels changements de méthode de calcul du PIB ont également eu lieu en Tanzanie (+60% du PIB), en Zambie (+40%), et sont en cours au Nigeria et au Kenya.

Morton Jerven en tire la conclusion suivante : « le discours sur le renouveau africain dans les années 1990 était pour une grande part fondé sur l’interprétation contingente des données et sur des idées simplistes sur les économies africaines. Prenez le cas de la Tanzanie où une étude menée dans les années 1990 sur le secteur informel a permis de réévaluer le PIB. Ce nouveau PIB a été mal interprété par des économistes qui y ont vu une croissance résultant des politiques de libéralisation. En fait, la hausse du PIB n’avait aucun rapport avec la libéralisation. La raison, à savoir l’inclusion dans les statistiques d’une plus grande part de l’économie, était technique. Il s’est passé la même chose au Ghana avec les 60% d’augmentation du PIB déjà mentionnés. »

Emmanuel LEROUEIL

Pour aller plus loin :

Le site de la revue Politique africaine : http://www.politique-africaine.com/larevue.htm

Le lien vers le numéro "La macroéconomie par le bas" co-dirigé par Béatrice Hibou et Boris Samuel : http://www.politique-africaine.com/numeros/124_SOM.HTM