Nimrod et Sylvie Kandé, poètes dans la cité

Il vaut mieux tard que jamais dit l’adage. Je m’abriterai donc derrière ces quelques mots pour partager avec un peu de retard une très belle rencontre à laquelle j’ai récemment participé à l’auditorium du Centre culturel Jean Cocteau des Lilas, près de Paris. J’avais en effet été convié à Poètes dans la cité co-organisée par l’Observatoire de la Diversité Culturelle et Poécités. Au programme, deux poètes que je ne connaissais que de nom et de réputation :

– la franco-sénégalaise Sylvie Kandé basée à New-York, enseignante, femme de lettres
– le tchadien Nimrod, picard d’adoption, poète, romancier.

La rencontre a été lancée par un jeune violoncelliste, Guillaume Bongiraud qui, tout de suite, a élevé les débats dans une interprétation habitée d’un morceau de Bach. Hum ! La passion, c’est quelque chose de particulier. Et ce jeune homme avec son violoncelle formait un couple très particulier avec un résultat qui eut le mérite de me faire rentrer dans l’esprit de la soirée.

Le premier poète a passé au crible de l’animateur fut Nimrod à l’œuvre déjà dense. L’amateur de prose que je suis a surtout retenu des titres comme Bal des princes, L’or des rivières sur la douzaine de publications de l’auteur. Très rapidement, l’entretien a eu un caractère très intimiste remontant le cours de la vie de Nimrod, explorant l’enfance, la difficulté de porter un nom si singulier que Nimrod.

Question en apparence anodine quand on n'a rien lu de l’auteur. Pourquoi un père affuble-t-il ses enfants de prénoms si pittoresques ? Le père. Au fil de l’échange, on entend cette quête, ce désir de comprendre le père, pasteur luthérien en terre animiste. On voit se former l’identité de Nimrod, forgée sur le sillon de la singularité, lui le fils du protestant, dans une ethnie animiste minoritaire du Tchad. Une singularité qui paradoxalement ouvre cet artiste à l’universel.

Nimrod est un séducteur qui s’exprime avec charisme. Si à prime abord, on pourrait le percevoir comme étant un peu pédant, la suite de l’échange entrecoupée par les textes de poésie qui viennent illustrer les différents épisodes de sa vie, a le mérite de déconstruire cette première impression. Nimrod nous livre une réflexion sur l’enfance, le père, la mère, le Tchad en guerre, l’exil, la nature. Il s’exprime sur l’influence de l’éducation chrétienne dans son écriture. Il répond avec beaucoup de simplicité sur l’accusation qui lui fût adressée d’abandonner la thématique de l’exil pour une poésie panthéiste. Et je pense à ce niveau ma rédaction que l’introduction à Nimrod a été parfaitement réalisée par l'animateur et elle explique l’orientation de l’œuvre du poète. Il a été question de poésie stratosphérique, de poésie phénoménologique, des points parfois un peu complexes mais très rapidement rendus accessibles au profane par le biais des lectures faites. Et de ce point de vue, le travail réalisé en amont dans le choix des textes à lire fut remarquable. L’émotion du poète s’en est ressentie.

Le parcours de Sylvie Kandé est très différent de celui de Nimrod, même si en analysant les récits, on réalise que la singularité caractérisant leurs identités respectives est un point commun entre les deux invités de l’Observatoire de la Diversité Culturelle. Avec la déduction évidente que le poète est forcément un marginal. Je pense. La marginalité, Sylvie Kandé la découvre quand, après une enfance tranquille et au cours de son adolescence, elle est renvoyée à une identité de mulâtre. Elle est en effet bretonne par sa mère et sénégalaise par son père. C'est cette révélation et le besoin de se positionner autour de cette question qui va totalement habiter le projet à la fois professionnel et artistique de Sylvie Kandé. Des études en lettres classiques puis en histoire sur la perception diversifiée des africains par les grecs. Et un besoin de dater la naissance du racisme, qui de son point de vue, est lié à la Traite négrière.

Sylvie Kandé est une universitaire et son intervention est marquée par la tonalité technique de son propos. Mais ce que je trouve très intéressant dans ses développement c’est, je précise qu’il s’agit d’une interprétation personnelle, la quête d’une forme d’équilibre dans sa création artistique. Equilibre entre les deux pôles du métissage. Alors, il est passionnant de l’entendre s’exprimer sur des procédés puisés dans le Hip-Hop comme le sampling pour la construction de certaines de ses oeuvres.

Elle donne sa définition de la poésie qui travaille selon elle sur l’obscur. Elle est un moyen de creuser l’obscur, le mystère. Ecrire lui permet d’oublier. Pour la poétesse, le travail sur une question même inaboutie lui permet de passer à autres choses. On retrouve cette question de l’équilibre, quand elle évoque la culture de l’écrit dans laquelle elle a été élevée et son désir de reconquérir la littérature orale, dimension africaine… Que dire alors quand Sylvie Kandé reprend les mythes grecs autour d’Orphée ou de Sémélé ? C’est une conséquence de l’imaginaire recomposé assumé de la poétesse. Une démarche qui donne envie d’en savoir plus sur son travail.

Deux auteurs très différents. De belles lectures. Des écritures différentes. Des thématiques singulières. Un travail de fond sur les œuvres de poésie pour en extraire le substrat. Bref, deux heures passionnantes à écouter des auteurs tous deux de qualité et que je lirai très prochainement. J'ai passé un bon moment.

 

Lareus Gangoueus, billet initialement paru sur son blog

 

NDLR : Crédit photo : Thibaud Willette. Sur la photo, de gauche à droite : Sylvie Kandé, Fulvio Caccia, Nimrod.

Brazzaville, après le drame

Voilà près d’une semaine que le drame d’une série d’explosions dans un dépôt de munition du camp des blindés a eue lieu. Causant de nombreuses pertes de vie, mutilant ça et là femmes et hommes, livrant près de 15 000 personnes aux conditions difficiles d’une saison des pluies encore en cours à Brazzaville. En rentrant chez moi le 4 mars 2012 et en découvrant l’information en fin d’après midi, j’ai pu mesurer la puissance de l’Internet et des réseaux sociaux, nous permettant en deux clics de voir ces terribles images de mon quartier d‘enfance dévasté. Car, j’ai passé plusieurs années près de ce camp des blindés, situé entre Ouenzé et Mpila. En faisant défiler les photos de l’ami d’un « ami » Facebook, je me suis pris au jeu – si on peut parler ainsi – de redécouvrir ces rues que je connaissais une par une, les maisons éventrées ou littéralement détruites par la puissance des ondes de choc successives. Tout cela en tentant de joindre en parallèle par téléphone la famille, les amis, en croisant les infos captées ça et là sur les scènes de panique, replongeant le temps d’une journée beaucoup dans l’atmosphère douloureuse des années 90. Détonations et folie.

Ces images post-apocalyptiques sont saisissantes et d’une certaine manière déroutantes. Car, elle révèle la puissance des armements et munitions conservés en toute indifférence à côté des populations. Des toits ont été arrachés à plusieurs kilomètres à la ronde, révélant la violence de ces explosions. Il ne me parait pas compréhensible que ce quartier si gai, si mixte puisse avoir cohabité avec une telle poudrière. Alors que l’inhumation des corps vient d’être réalisée et que des élans de solidarité se mettent en place à Brazzaville au profit des nombreux sans abris, des questions se posent sur ces incidents à répétition qui ont secoué Brazzaville et Pointe-Noire. Car, ce n’est pas la première fois qu’une telle catastrophe se produit au Congo. Deux dépôts de munitions avaient déjà connu de telles déconvenues avec une ampleur moindre, mais causant de réels dégâts et des pertes humaines du fait de la localisation de ces dépôts d’armes au cœur des centres urbains. On notera que ce type d’incident n’est pas une spécificité congolaise, puisque depuis les indépendances, des villes comme Abidjan, Freetown, Lagos ont connu de telles tragédies.

Comment expliquer l’absence d’action des autorités publiques pour extraire ces dépôts des zones habitables malgré ces catastrophes à répétition ? Négligence ? Indifférence aux risques courus par les populations ? Stratégie militaire ? Après tout, un quartier entourant un dépôt de munitions constitue une forme de bouclier humain, mais ne prêtons pas un tel cynisme à ces autorités publiques. Malgré le développement souvent anarchique de l’urbanisme des grandes villes africaines, le principe de précaution impose des actions concrètes afin que les larmes versées le dimanche 11 mars 2012 ne soient pas celles de crocodiles.

Si on observe un remarquable élan de solidarité à l’endroit des familles brazzavilloises ayant tout perdu, réfugiées dans des camps de fortune, la question de l’indemnisation doit impérativement être posée. Dans un pays où l’habitat privé est très rarement couvert par un contrat d’assurance, le problème de la reconstruction à la suite du déminage du périmètre impacté est d’actualité. C’est un véritable défi pour les autorités congolaises. Sinon, que peut un retraité congolais face aux ruines de sa maison ? La tâche est immense quand on observe l’étendue des dégâts. Mais il ne peut en être autrement. L’état est responsable de cette catastrophe et il doit assumer son inaction et son absence de prévoyance par respect pour les chefs de famille disparus qui ont bâti des édifices pour protéger leur progéniture aujourd’hui livrée aux éléments et au chômage.

Au-delà des discours et des larmes, le gouvernement congolais sera jugé par ses actions concrètes à l’endroit des populations sinistrées.

Lareus Gangoueus

Les rendez-vous littéraires en mars sur Paris

Comme c’est souvent le cas, mars est le mois riche en événement tournant autour de la littérature en général. Et pour cause, le salon du livre aidant, on retrouve de nombreux écrivains migrants comme des oiseaux vers ce lieu de rencontres, de promotion en pleine capitale de la francophonie, j’ai nommé Paris. Bref, trêve de papotage comme dirait Guy-Alexandre Sounda. Je vous glisse le menu et puis, après, c’est vous qui voyez.

Commençons par le salon du Livre 2012. Pour la troisième édition, le stand des auteurs du Bassin du Congo sera l’attraction de tout ce qui fait d'intéressant sur le plan de la littérature sub-saharéenne. Vous trouverez ci-dessous le planning de quelques rencontres avec des auteurs à rencontrer. Deux autres attractions que je ne manquerai pas également seront les stands de Cultures Sud (Institut français) avec des débats toujours très intéressants et celui de la maison d’éditions Vents d’ailleurs qui recueille de merveilleuses pépites que j’ai parfois chroniquées. La collection Continents noirs de Gallimard organise un table ronde animée par Boniface Mongo-Mboussa entouré des principaux auteurs dans le cadre sympathique de la Maison de l’Amérique latine, ce lundi 12 Mars à partir de 19h avec Henri Lopès, Jacques Dalodé, Mamadou Mahmoud Ndongo ou Scholastique Mukasonga.

A noter également que dans la cadre de Mahogany March, le musée Dapper de Paris donne carte blanche à Léonora Miano (Grand Prix littéraire d'Afrique noire 2012) pour l’organisation de quatre rencontres passionnantes dans ce musée du 14 au 24 mars 2012. En parallèle, des dégustations littéraires continuent du côté Montparnasse autour des différents auteurs qui concourent au Prix Mahogany. Une occasion loin du brouhaha d’un salon littéraire pour discuter tranquillement avec les auteurs. Plus d'information sur la page Facebook de Mahogany.

Le roman Black Bazar d’Alain Mabanckou avait été remarquablement interprété au théâtre par Modeste Nzapassara, et alors que le projet cinématographique fait son petit bonhomme de chemin, l’album de rumba inspiré du récit de l’auteur congolais sort sous le fameux titre Black Bazar. Des dates de concerts sont déjà prévues en mars (au New Morning entre autres, le 22 mars). Toutes les infos sont sur le site de ce projet musical.

L’auditorium du Centre culturel Jean Cocteau des Lilas recevra deux poètes sous l’impulsion de l’Observatoire de la diversité culturelle et avec le soutien de TerangaWeb : le tchadien Nimrod dont la production littéraire continue de s’étoffer au fil des années et Sylvie Kandé. Cette rencontre se déroulera sous la forme d'un entretien-récital, et donnera lieu à un accompagnement par Guillaume Bongiraud, violoncelliste. Né au Tchad, Nimrod est poète, romancier, essayiste. Il a con­sacré deux essais à Léopold Sédar Senghor (Le temps qu’il fait, 2003 et Seghers, coll. « Poètes d’au­jourd’hui », 2006). Son œuvre poétique est pu­bliée aux éditions Obsidiane. Son œuvre a reçu les prix littéraires suivants : Prix de La vocation pour Pierre, poussière (poèmes, Obsidiane, 1989), Prix Louise Labé pour Passage à l’infini (poèmes, Obsidiane, 1999), Bourse Thyde Monnier de la Société des Gens des Lettres pour Les jambes d’Alice (roman, Actes Sud, 2001), les Prix Benjamin Fondane, Édouard Glis­sant et Ahmadou Kourouma pour Le bal des princes (roman, Actes Sud, 2008) et le Prix Max Jacob 2011 pour Babel, Babylone (Obsidiane, 2010). Sylvie Kandé est née à Paris de mère française et de père sénégalais. Elle est titulaire d'une maîtrise de lettres classiques (Paris IV-Sorbonne) sur l'image du Noir dans l'art et la littérature grecs du Vème au 1er siècle av. J.C. et d'un doctorat en histoire de l'Afrique (Paris VII). En l'an 2000, elle a publié chez Gallimard un long poème en prose intitulé Lagon, Lagunes,avec une postface d'Edouard Glissant. Pendant 6 ans, elle a enseigné la littérature francophone africaine et caribéenne au département de français et les études africaines dans le cadre du programme d'études Africana à New York University. Elle vient de publier l'an dernier la quête infinie de l’autre rive, une épopée en trois chants aux éditions Gallimard .
Rendez-vous vendredi 09 Mars 2012 à 19h. Métro Mairie des Lilas. 35 Place du Général de Gaulle aux Lilas.

Enfin, on garde le meilleur pour la fin, le 27 mars, ce sera la 11ème édition des palabres autour des Arts sur le thème du choc des cultures et ce qu’il en reste. L’artiste palabreur sera l’écrivain algérien Yahia Belaskri, auteur du très beau roman Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut (Grand prix de littérature Ouest France/Etonnants voyageurs 2011). Une occasion d’écouter cet auteur engagé et touchant. Rendez-vous à 19h au Restaurant Le Loyo, 18 rue Bachelet, Paris 18ème arrondissement. Métro 4 Chateau rouge ou Métro 12 Lamarck Caulaincourt. Plus d'informations sur la page Facebook des Palabres autour des Arts.
 

Lareus Gangoueus

 

Tchicaya U Tam’Si : Ces fruits si doux de l’arbre à pain

Il est parfois difficile de justifier pourquoi un auteur nous touche plus que les autres. Difficulté qui s’accroît quand cet auteur est très peu connu du public. On a le sentiment d’être une sorte d’extra-terrestre qui vend un projet que beaucoup ont trouvé désuet. Pourtant Tchicaya U Tam’Si reste l’un des meilleurs romanciers francophones qu’il m’ait été donné de lire, même si les spécialistes diront que l’essentiel est dans sa poésie.

 

Mon rythme de vie très lié à ma relation avec le livre explique la difficulté que j’ai avec le genre de la poésie qui exige de la part du lecteur une certaine disponibilité. Si on rajoute le faite que la poésie que j’ai lu de Tchicaya U Tam’Si est très ancrée dans le contexte de son écriture, à savoir les indépendances africaines et sa fascination pour des figures marquantes comme Lumumba, on a là les éléments de ma distance avec cette poésie.
 
Par contre le roman de Tchicaya U Tam’Si, genre que l’auteur a travaillé sur la fin de sa vie pendant les années 80 est très riche et fort. D’abord par le recul sur le sujet, à savoir le Congo colonial et postcolonial, que cet intellectuel qui vécut la majeure partie de sa vie en exil porte. Une distance à la fois géographique et temporelle. Alors qu’au moment où il se lance dans la prose, la génération qui le suit avec Henri Lopès, Tierno Monémembo, Sony Labou Tansi, Alioum Fantouré ou Williams Sassine décortiquent la faillite des élites et des potentats ayant hérité de la structure des pays indépendants, Tchicaya U Tam’Si se propose d’évoluer à contre-courant de cette mouvance et revisitant cette Afrique colonisée et mouvant ses personnages dans ce contexte, au début du 20ème siècle, pendant les deux guerres, après la seconde guerre mondiale, aux indépendances.
 
On voit au fil des pages, toujours dans le contexte de la saga familiale, le lien au colon, les consciences se construire au gré des grands épisodes de ces périodes. On voit aussi ce Congo là au travers de personnages très variés qui souvent entourent le lignage conducteur et qui révèlent la vie, la danse, la mode, les mœurs, la passion, l’ethnie, la politique, la lutte sur cette époque qui reste relativement méconnue. Je pense d’ailleurs que la dimension historique et intime qu’y fait la force la série des romans de Tchicaya U Tam’Si. Si je m’arrête là, je délaisse le style poétique de l’auteur congolais qui se prend au roman. Hors, c’est la principale raison qui doit nous amener à découvrir les textes romanesques de Tchicaya U Tam’Si : son esthétique poétique. Enfin, et c’est assez étonnant pour un auteur ayant vécu si longtemps de ses terres, c’est l’auteur congolais dont les romans sont les plus ancrés dans la culture kongo. De mon point de vue. Une oralité accompagne ses textes, la spiritualité de ces personnages est beaucoup plus ancrée et assis dans ces cultures.

Ces fruits si doux de l’arbre à pain est son dernier roman. Paru à titre posthume. Liss Kihindou en fait un magnifique portrait. On retrouve là encore la saga familiale. Un roman où Tchicaya U Tam’Si démontre magnifiquement si beaucoup habite le Congo, au bord de la Seine, le Congo l’habitait profondément.
 
Lien vers la vidéo : Liss présente Tchicaya U tam'si
 
Lareus Gangoueus

Gilbert Gatoré : le passé devant soi

Il y a des textes comme cela. Des ouvrages dont vous ne savez par quel bout les prendre. Parce que comme la peinture d’un grand maître, vous avez le sentiment que quelque soit l’angle d’observation, l’opportunité de saisir un élément nouveau, édifiant, décapant vous sera offerte. J’étais curieux ces deux dernières années de découvrir le texte de Gilbert Gatoré. Jusqu’à présent je n’avais lu le drame rwandais que par le prisme d’auteurs étrangers comme Véronique Tadjo ou Tierno Monemembo. Une curiosité due à la jeunesse de l’auteur et au bouche à oreille extrêmement positif qui entoure cet ouvrage depuis sa parution.

Dans « Le passé devant soi », Gilbert Gatoré nous propose la narration de deux histoires apparemment distinctes, mais qui sont en fait liées par la folie du génocide de 1994. D’une part, celle de Niko « Le singe », jeune homme qui s’est exilé sur une île légendaire protégée par des interdits, loin de la communauté des hommes. D’autre part, celle d’Isaro, une jeune fille, belle et brillante, en France, adoptée très jeune au Rwanda par un couple français suite à l’épuration ethnique. Pendant que le lecteur ignore complètement les raisons des errances de Niko, lui aussi adopté mais par une tribu de singes au cœur de la grotte de l’île qui lui sert de refuge, Isaro se pose soudainement la question trop longtemps enfouie du Rwanda.

Alors commence la trame complexe de ce roman. Une voix off supplémentaire vient s’ajouter aux deux discours pour mettre en garde le lecteur face aux dangers du cheminement qui lui est proposé. Ce sont deux parcours de vie qui nous sont présentés, ici. Deux itinéraires singuliers. Entre le personnage de Niko qu’il nous est donné de voir grandir, marqué par une naissance peu orthodoxe et un mutisme complet, ce personnage muet, au physique d’Apollon tant qu’il n’offre pas un sourire malencontreux révélant l’horreur. Niko est un anonyme. C’est d’ailleurs ce que signifie son nom. Il vit enfermé dans sa solitude et son imagination fertile, se liant d’amitié avec une chèvre faute d’humain disposé à l’extraire de sa bastille…

« Son visage et le reste incarnaient l’harmonie et la grâce. Mais lorsque, pour sourire, il dévoilait les dents aussi immenses que miteuses et désordonnées, il paraissait un singe à certains, un démon à d’autres. Il fallait être habitué ou averti pour soutenir ce sourire sans manifester aucun signe de répulsion. » Chap. 7, 120.

Tout bascule quand la recommandation du père distant n’est pas respectée.

« Je t’avais pourtant dit de ne jamais céder à ceux qui ont les réponses. » Chap.10, 185.

J’ai encore les tripes nouées quant à la tournure que prennent les événements pour ce jeune homme. C’est d’ailleurs l’une des postures de Gilbert Gatoré, de ne pas donner de réponse aux nombreuses questions qu’il pose, de ne pas se poser en juge. Il n’affirme rien, il interroge ; les certitudes semblent trop engagentes, trop destructrices pour lui ou pour ses personnages. C'est une posture délicate que j'avais déjà ressenti en lisant le chef d'oeuvre de Toni Morrison, Beloved. Une mère tue son enfant. Un homme laisse exploser sa violence intérieure longtemps tue, il massacre et il coordonne des tueries.

Isaro prend le chemin inverse. Du moins la narration proposée à son sujet est plutôt un travail de reconstitution, un travail de mémoire. Alors que dans son exil doré, surprotégée par ses parents adoptifs, elle semble avoir étouffée son passé, un flash info à la radio va tout faire remonter à la surface. Comme un tsunami, tout son univers policé va être ravagé, révélant de vieilles blessures purulentes.

« Elle est contente de constater que ce monde, qui ne doit avoir changé en rien, lui est devenu totalement étranger aujourd’hui. Ce n’est qu’en songe qu’elle y retourne et s’entend poser la question qu’elle avait formulée, après l’obligatoire ronde de bises :
– Vous avez écouté les informations ce matin ?
Personne ne releva son intervention, alors elle recommença :
– Vous avez entendu ce sujet incroyable sur les prisons ?
– Oui, tu veux dire là où ils se sont massacrés il y a quelques années ? Qu’est-ceque tu veux, une horreur pareille implique beaucoup de coupables donc beaucoup de prisonniers. C’est normal.
– Que veux-tu ?…
– C’est terrible, mais bon… ajouta une voix sur un ton compatissant, en levant ses deux mains et en les lâchant sur ses deux cuisses, comme pour conclure. »
 page 28, collection 10-18.

Isaro monte un projet dont la finalité est de constituer un recueil de témoignages sur cette folie meurtrière auprès des prisonniers de ces fameuses prisons rwandaises et elle embarque pour ce pays. Le reste, il faut le lire. La structure narrative est parfaitement élaborée. On passe d’un personnage à l’autre sans difficulté. Seul notre regard évolue. Le lecteur est tenaillé. Parce que les interrogations des personnages quand ils doutent, l’interpellent. Quand les sables mouvants les absorbent, on a dû mal à se différencier de cela, de ça. Car la lumière comme la part de ténèbres est en nous. Et c’est là toute la force, toute l’intelligence de ce magnifique roman. Les avertissements de l’auteur ont donc du sens.

Bonne lecture,
 

Lareus Gangoueus, chronique initialement parue sur son blog

Gilbert Gatoré, Le passé devant soi
Edition Phébus, collection 10-18, 184 pages, 1ère parution en 2008
Prix Ouest France /Etonnants voyageurs, 2008

 

 

Tierno Monemembo : L’aîné des orphelins

Tierno Monemembo raconte l'histoire de Faustin Nsenghimana. On ne sait pas grand-chose de ce jeune homme de 12 ans. Quand commence ce roman, il hésite à suivre la foule de badauds. Les massacres sont en cours. Il est seul. Ayant refusé l’invitation de Funga, le sorcier de son village, de le prendre sous sa férule.


Le texte est un cheminement que le lecteur fait avec cet orphelin. Trois ans. Après la folie du génocide des Tutsi du Rwanda. Faustin est un métis. Hutu, tutsi.

La construction de ce roman est assez sophistiquée. L’écriture de Monemembo n’est pas linéaire. Il choisit de lever le voile progressivement sur la personnalité de Faustin par le biais de ses relations avec les enfants de la rue, par les interrogatoires de police, par son interprétation, son déni ou ses absences sur ce qu’il a enduré, par sa relation fantasmée avec Claudine…

Ce sont les vagabondages de sa pensée depuis les geôles rwandaises qui nous sont ensuite transmises. Là encore, il y a un malaise, parce que le lecteur n’a aucune idée des mobiles de son incarcération. La chose qui semble certaine, c’est la solitude de cet adolescent dans la promiscuité d’une prison où acteurs du génocide et délinquants de droit commun se côtoient. Et sa personnalité retors apparaît peu à peu, au fil de ses évocations.

Comment exister quand on a tout perdu ? Comment poursuivre sa route quand on n'a plus de repère ? C’est à cette difficile question que Tierno Monemembo s’attache à répondre en prenant le soin d’interroger le sort des orphelins du génocide rwandais. Il offre, à l’instar de L’ombre d’Imana de Véronique Tadjo, un témoignage dense, bouleversant et magnifique. Des dernières pages de ce roman se dégagent une puissance et une émotion que je ressens encore en pianotant sur mon clavier. Mais au-delà de la folie, on est désemparé par la complexité de la nature humaine. Ce roman est porté par une sorte d’optimisme de Faustin et le sentiment d’une enfance trop tôt éteinte. Il est soutenu par l’espoir de Claudine qui déploie toutes ses compétences et sa personne pour trouver une voie de sortie à l’aîné des orphelins.

Un livre à lire et à faire lire. Je suis particulièrement heureux de découvrir cet auteur au travers de ce texte, et si le Roi de Kahel est de la même facture que ce roman, je comprends l’attribution du Renaudot à cet auteur guinéen.
 
Lareus Gangoueus, article initialement paru sur son blog
 
Editions du Seuil, 1ère parution en 2000
157 pages

Alain Mabanckou : Le sanglot de l’homme noir

Loin de l’Europe et de l’Afrique, le romancier et essayiste français d’origine congolaise porte un regard sur la condition de l’homme noir en France. Le titre ne manquera pas d’interpeller, d’énerver ou de conditionner le lecteur qui abordera ce texte. Mais il est important de rappeler qu’il fait écho à un essai de Pascal Bruckner, le Sanglot de l’homme blanc où cet auteur s’insurge sur plusieurs décennies d’auto flagellation et de culpabilité européenne sur la question du Tiers Monde. On sent dès le départ que si l’homme blanc pleure à chaudes larmes, l’homme noir n’est pas épargné, lui aussi à un gros chagrin. Il est dans l’ère du temps de pleurnicher sur nos angoisses respectives ou communes, c’est selon.
 
On trouve également dans ce titre, le premier élément d’une intertextualité dont Alain Mabanckou va prendre du plaisir à se servir pour glisser des références littéraires, renvoyant le lecteur à des œuvres explicitant le cheminement de sa pensée. Dès l’introduction, la lettre adressée à son fils est une indication forte qui bien entendue fait penser à la lettre de James Baldwin à son neveu dans son célèbre essai La prochaine fois, le feu. Ici, les mises en garde concernent le danger du conformisme, des postures victimaires sur lesquelles se fonderait une communauté noire de France. La conclusion de cette note est intéressante et elle lance l'ouvrage :

« Je  t'ai adressé cette missive comme une sonnette d'alarme afin que tu ne tombes pas dans ce piège. Tu es né ici, ton destin est ici, et tu ne devras pas le perdre de vue. »

Page 20, édition Fayard
Les différents chapitres permettent à Alain Mabanckou de développer avec des tonalités différentes, son point de vue sur de multiples aspects de son parcours individuel l’ayant conduit de Brazzaville, capitale congolaise, à Nantes ancien grand port du fameux commerce triangulaire avant de devenir par un étrange concours de circonstances le centre administratif des archives des français nés à l’étranger. 
 
Tantôt, il met en scène un dialogue intracommunautaire avec la gouaille et l'ironie qui est sa marque de fabrique pour mieux faire entendre la voix de l’immigré noir diplômé contraint  aux tâches de vigiles ou d’agents de sécurité. Tantôt le propos de Mabanckou est beaucoup plus technique, quand il règle quelques points sur la posture de certains écrivains, intellectuels d’Afrique francophone, dont il dénonce les postures dogmatiques et militantes sans que celles-ci ne se traduisent par un jusqu’auboutisme de la démarche. En particulier quand il traite de la question de la littérature africaine en langue africaine, l'idée d'écrire sans la France, là où il n’y a pas de politique de promotion des langues nationales dans les structures de l’éducation nationale des pays francophones.
 
Alain Mabanckou est un excellent funambule qui distribue ses uppercuts avec efficacité et avec équité, comme lorsqu’il aborde la question de l’identité nationale française en l’illustrant à l'aide d'une rencontre faite quelque part aux USA, avec un franco-normand qui interpelle l’essayiste franco-quelque chose sur ses origines.  La réflexion de l’auteur sur le regard que ce français que le commun des mortels qualifierait de souche, qui ne peut terminer une phrase sans placer un « you know ? » et qui ne comprend les esquives du nègre forcément originaire d’ailleurs, parlant une langue française maîtrisée, lui dont les parents sont français nés dans une colonie d’outre-mer, dont Brazzaville fut un temps la capitale de la France libre…
 
Le romancier français parle du parcours singulier de celui qui fut un étudiant en droit à Nantes venu de l’Afrique équatoriale, puis consultant dans une grande boîte française tout en construisant en parallèle une œuvre littéraire à Paname avant d’enseigner les littératures francophones dans le Michigan puis en Californie à UCLA. 
 
Ce texte pertinent n’est cependant pas exempt de tout reproche. Heureusement d’ailleurs. On peut reprendre l’écrivain français sur certains points comme lorsqu’il dit à propos de la Traite négrière : 

« Pourtant, il serait inexact d’affirmer que le Blanc capturait tout seul le Noir pour le réduire en esclavage. La responsabilité des Noirs dans la Traite négrière reste un tabou parmi les Africains, qui refusent d’ordinaire de se regarder dans le miroir. Toute personne qui rappelle cette vérité est aussitôt taxée de félonie, accusée de jouer le jeu de l’Occident en apportant une pierre à l’édifice de la négation. » 

Page 117, édition Fayard 
Quand on pense que l’auteur insiste sur les spécificités des parcours des hommes noirs en France, dont les sanglots sont différents suivants qu’ils viennent des DOM-TOM, des anciennes colonies, d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique centrale, on est en droit de se demander comment il oublie qu’au moment de la Traite négrière, le concept de Noirs n’existe  pas en Afrique, mais que ce continent est une constellation de nations qui se font la guerre et dont les prisonniers de guerre des royaumes côtiers servent souvent de ressources pour les négriers. Peut-on parler de trahison à ce moment, dans ce contexte très précis ? Le noir n’est-il pas une identité occidentale qui ne peut s’appliquer au contexte de la capture de l’esclave, quelque soit sa forme ?
 
Il y a d’autres petites questions qui méritent d’être scruté à la loupe, mais ici, Alain Mabanckou écrit un texte qui fera forcément réfléchir blancs, noirs, arabes, français, africains. Ma critique est déjà un peu longue. Je vous souhaite une bonne lecture en vous espérant nombreux à donner votre feeling sur ce texte.  
 
Par Gangoueus
Edition Fayard, 1ère parution le 4 janvier 2012
 
Voir l'article de David Kpelly sur cet essai et rendez-vous ce samedi  au Musée Dapper avec l'essayiste congolais.

Contre Biya – Procès d’un tyran

Cet essai dont le titre ne présente aucune équivoque, est un recueil d’interventions publiques de Patrice Nganang, romancier et universitaire camerounais basé à New York où il enseigne la théorie littéraire. Ce livre rassemble des prises de position tranchées avec la hargne qui caractérise l'auteur, le style littéraire en moins. Il n’est pas question d’esthétique ici, mais le prolongement d’un discours qui apparait déjà dans son œuvre romanesque, avec les gants en moins.

Il procède à une attaque irrévérencieuse contre la personne de Paul Biya, président du Cameroun depuis 29 ans au moment où ce dernier brigue un nouveau mandat en ayant modifié la constitution de son pays, puis porte son analyse contre les intellectuels camerounais en vue, ceux qu’il estime et qui l’inspirent, ceux qui se sont compromis, ceux que le système a anéantis. Il porte également son regard sur la société civile camerounaise, sur la jeunesse de ce pays, victime du pouvoir du palais d’Etoudi. Puis il analyse deux arrestations arbitraires, emblématiques selon lui, du pouvoir despotique de Paul Biya, à savoir le cas de l'artiste musicien Joe la Conscience (dont le fils de onze ans fut abattu pendant que ce dernier était incarcéré à Yaoundé) ou encore, celui récent de l'écrivain Bertrand Téyou, coupable d’avoir écrit un pamphlet contre la première dame du Cameroun (selon l’auteur).

Ceux qui ont lu Temps de chien, reconnaitront là l’auteur proche des sous-quartiers et qui rêve d’un avenir meilleur pour ses compatriotes, sans Paul Biya. Si on peut saluer le courage et la fidélité de Patrice Nganang dans son combat et dans sa ligne de pensée, je dois reconnaitre que l’irrévérence voulue de son propos et la fixation exclusive sur la personne de président camerounais me laisse perplexe. D’abord, parce qu’on pourrait avoir la naïveté de croire que si Paul Biya disparaissait les problèmes de ce pays disparaitraient comme par un tour de magie. C’est à mon avis une des limites du propos qui s’il a la même tonalité d’un Mongo Béti sur la forme, il s’attaque moins à un système qu’à une personne. Contrairement au célèbre auteur de Main basse sur le Cameroun qui, si son propos était méprisant à l’égard d’Amadou Ahidjo, c’est avant tout parce que le despote était le représentant de la Françafrique. De ce point de vue, Patrice Nganang est beaucoup plus modéré que l’essayiste disparu.

Patrice Nganang

Il me semble également que l’irrévérence est un legs dangereux même pour ceux qui auront la légitimité du pouvoir qu’ils obtiendront parce que la fonction et la personne qu’il l’incarne aura été démystifiée. C’est un point de vue. Ce que nous semons, nous le récolterons. L’irrévérence atténue la portée du discours aussi juste soit-il. La progression dans l’ouvrage m’a néanmoins permis de dépasser le malaise sur ce point pour aborder les prises de position passionnantes et passionnées de l’universitaire camerounais qui rend un hommage à ceux qui combattent le système de l’intérieur et le paie au prix fort. Pour moi, qui connait un peu mieux le Congo, lire que Biya est un tyran a quelque chose de surprenant, tant l’homme dégage une image différente des grands despotes que furent Mobutu, Eyadéma ou Kadhafi, mais en illustrant son discours par des exemples précis, on ressent la réalité du système actuel oppressant qui sévit au Cameroun.

On regrettera le fait que souvent, le contexte de parution ces tribunes ne soit pas précisé, ni quels journaux les ont relayées (surtout si ce sont des journaux locaux). Une série de textes qui méritent une attention certaine.
 

Lareus Gangoueus, article initialement paru sur son blog Chez Gangoueus

 

Editions Assemblage – paru en 2011 – 168 pages.
 
Notez que Patrice Nganang a obtenu la mention spéciale du Jury dans le cadre du Prix des Cinq Continents pour son roman Mont-Plaisant.
 
Voir également les chroniques des journaux Le Jour, ICI CEMAC

Chimamanda Ngozi Adichie : L’hibiscus pourpre

Quand commence ce roman, la tension est déjà à son comble. Nous sommes dans une famille catholique posée nigériane vivant dans une grande ville de ce pays. Le père est à la fois un industriel, le directeur d’un grand journal indépendant et mécène par de nombreuses actions caritatives. Pourtant, on comprend que ce retour au domicile, après la messe du dimanche des Rameaux, est plus qu’explosif. Jaja, fils aîné modèle n’a pas pris sa communion et la réaction du père rigoriste est plus que démesurée. Kambili qui, interloquée par l’acte de rébellion de son frère, nous transmet du haut de ses quinze ans le regard d’une adolescente oppressée.

Pour comprendre la scène apocalyptique qui introduit le lecteur dans un univers plus pacifié, Kambili remonte une ou deux années plus tôt et nous raconte avec quelle poigne de fer, ce notable nigérian dont la probité morale, l’engagement politique, le sens des responsabilités contrastent avec la tyrannie dans laquelle il élève ses enfants et la violence qu’il déploie sur son épouse. Il est le centre de l’univers de cette famille, ses enfants donnant le meilleur dans les écoles huppées qu’ils fréquentent pour plaire à ce père. Béatrice, la mère maltraitée compense avec une forme d’absence les excès de son mari. Kambili est une jeune fille douée, qui observe tout. Si on oublie que c’est un monologue qu’elle nous livre on pourrait la croire bavarde, mais il s’agit bien d’une adolescente qui ne sourit pas, qui ne parle que très peu et qui fait tout pour obtenir l’approbation de son père.

C'est le premier aspect passionnant et extrêmement réussi de ce roman de Chimamanda Ngozi Adichie. Faire rentrer le lecteur dans la tête de Kambili. Elle arrive à traduire le formatage de l'esprit de l'adolescente avec beaucoup de vérité allant jusqu'à exprimer une pensée où l'obsession du détail qui caractérise la jeune fille a quelque chose d'émouvant et de fort. C'est d'ailleurs une dimension de la narration dont j'ai perçu la subtilité alors que j'étais bien avancé dans ma lecture. Le deuxième aspect intéressant est la force de la suggestion. Car au final, la violence est très peu décrite. Seules les conséquences de cette dernière sont mises en scène quand, au détour d'une page, on découvre la mutilation qu'a subi l'un des enfants ou encore les séjours réguliers de la mère à l'hôpital… Le lecteur se fait donc des films dans sa tête et perçoit la brutalité du père selon sa capacité à concevoir une telle violence.

Le troisième aspect est la nuance qu'introduit dans la description de ces personnages. C'est assez étonnant parce qu'autant Eugène est un homme altruiste, un homme engagé et d'une certaine manière désintéressé comme on aimerait en voir beaucoup plus sur le continent africain, autant la figure différente qu'il exprime en famille révèle la complexité de l'homme. L'écrivaine d'ailleurs se refuse à faire de lui le monstre absolu. Car en même temps, il est un homme qui a besoin d'être entouré par sa famille, qui reproduit un modèle d'éducation sans le questionner l'ayant subi lui-même terrorisé dans son adolescence. Il est convaincu d'agir par amour pour ses enfants.

Le quatrième aspect est cette analyse des deux modèles d'éducation qui atténue la critique sur un certain catholicisme. Car les missionnaires ont fait du père un homme légèrement déjanté, Tantie Iféoma, soeur du père, tante de Kambili, veuve catholique, élève ses enfants dans un modèle plus souple, moins répressif et laissant plus de place à l'émancipation des cousins et cousines de Kambili et de Jaja. L'intolérance d'Eugène (le père) par rapport à Papa Nwukku, grand père anamiste de Kambili m'a fait penser à un remake du célèbre roman Le monde s'effondre de Chinua Achebe.

C'est un roman qui ne perd pas en rythme et je dois dire qu'il y a une telle maturité pour une aussi jeune auteure au moment de la parution que j'ai été bluffé quoique déjà prévenu. Son second roman, L'autre moitié du soleil n'a pas la même densité, bien qu'il soit un bel objet littéraire. Vous l'aurez compris, j'ai kiffé. Et je ne vous parle même pas du final… Bonne lecture!

Lareus Gangoueus, article paru sur son blog Chez Gangoueus

Livre de poche, 352 pages, traduit de l'anglais par Mona Pracontal
 
Voir les chroniques nombreuses de ce roman :
 
Voir également, la chronique des palabres autour des Arts consacrée à ce roman :


Palabres autour des arts – 26 Juillet -… par Culture_video

Muriel Diallo : la femme du blanc

 

J’ai terminé ma lecture il y a quelques jours, et j’ai peur que les mots s’évaporent alors je tente de les cocher le plus rapidement malgré la multitude de préoccupations qui sont miennes actuellement. Je suis rentré dans ce livre avec une idée préconçue, à savoir un nouveau livre traitant du couple mixte. Ce n’est pas que je pense avoir fait le tour de la question sur le sujet, puis, très honnêtement, chaque auteur se penchant sur une question y apporte sa touche personnelle, son exploration profonde renvoyant à l’instar du sonar un écho audible ou non. Le hic ici, c’est que ce n’est pas le sujet du roman même si le titre et l’introduction le laissent fortement penser.

Fausse piste ? Intentionnelle ? Peut-être, peut-être pas. Beautiful est une femme médecine peule. Son père est commis de cuisine pour un colon qui se prend d’intérêt pour elle. Elle aménage dans sa demeure. Un couple mixte dans les années 30 en Afrique de l'ouest est perçu comme une parfaite anomalie. D'autant que Beautiful semble être une femme totalement libre, complètement atypique… Elle parle, mais sa voix se tait rapidement dans le texte pour laisser place à d'autres voix…

Sa petite-fille, plusieurs décennies après, part à la quête de Beautiful, recherche de traces, de témoignages pour cerner ce personnage emblèmatique de sa famille et sans l'aval de ses parents, plutôt sceptiques quant à l'utilité de ce voyage aux sources. Si cet itinéraire permet au personnage narrateur de pouvoir traverser mers et monts, pour revenir à cette Afrique à la rencontre de cette femme dont on ne saura que des bribes son histoire personnelle, il serait faux de penser que cette quête est centrale dans ce texte.


Plutôt que de se caresser le nombril, la narratrice conte des destins de femmes qu'elle a croisée dans la rue, dans le métro, dans des foyers pour femmes, dans sa famille… Et c'est ce regard très intime, très fort qui porte ce roman magnifique où au fil des rencontres sont brossées des portraits de femmes violentées par la société, un compagnon, un père, un corps, portraits de femmes en souffrance et marginalisées. Une violence contenue que la rencontre va révéler et permettre une nouvelle approche, ou, tout simplement un retour arrière après la vision d'une crane explosée de la femme plume, un regard triste sur ces batailles qu'elle n'avait plus la force de porter seule.

Parfois la tragédie de ces femmes se télescope soit avec la propre histoire de la narratrice celle de Beautiful, son aïeul. Beautiful. Belle mais aussi forte. Muriel Diallo nous parle de ces deuils auxquels son personnage cabossé par la vie ne sait jamais résignée.

Avec une boîte de carton comprenant des éléments intimes de Beautiful, la narratrice tente d'affronter sa réalité en se référant à cette figure qui semble si stable dans son esprit. J'ai beaucoup aimé le ton de ce roman. Je ne sais pas si l'on doit parler ici de femmes puissantes. Plutôt de femmes brisées qui luttent contre vents et marées. L'intelligence de ce texte est qu'il ne nous présente pas cette réalité en rose. La parole libérée, l'écoute attentive libère parfois, mais parfois il est trop tard. La fin du roman est de la même qualité, avec un resserrement du propos sur elle-même, la narratrice, qui a force d'avoir bourlingué, confronté à ces univers, finit par être insensible au don qui peut lui être fait. C'est un coup de coeur.

Extrait : Face à l'horreur, le rêve est une alternative. Parole de Tao
"Tu vas me dire que Icare l'a fait. Et que tout le monde sait comment son vol a fini! Mais moi, je n'ai plus rien à perdre. Pour un peu l'envol… J'ai laissé ma peur sur la terre des Hommes, et en ce moment, ma peur ronfle dans mon lit jusqu'à n'en plus pouvoir auprès de mon père.
Je tends les bras, je ferme les yeux et me jette du haut du pont. Je vais m'écraser, je m'écrase? Non. Je ne m'écrase pas, je vole, je vole comme un oiseau. Comme j'aime m'élever! Je me penche un peu, je tournoie dans les airs. Un aigle, je suis un aigle. Je ne veux plus me réveiller. J'admire là-bas d'étranges plantations. Rien de commun ni déjà vu."
Page 81, Editions Vents d'ailleurs

Bonne lecture.

Laréus Gangoueus, article initiallement paru Chez Gangoueus

Muriel Diallo, La femme du blanc
Editions Vents d'Ailleurs, 184 pages, 1ère parution en 2011
Voir également l'interview de l'auteure


Novembre à Bamako

On connait la chanson, les dimanches à Bamako sont des jours de mariage. Ok, pour celles et ceux qui aiment Amadou et Mariam. Mais saviez-vous que Novembre à Bamako, c’est le mois de la culture ?

Personnellement, je savais que le Festival Etonnants Voyageurs s’y déroulait à cette période depuis quelques années. J’avais également eu vent de la Biennale africaine de la photographie, sans mesurer la portée de cet événement. Mais que dire du festival Danse Afrique danse?

Non, je ne savais rien de la densité de l'activité culturelle à Bamako à cette période de l'année. C'est donc par le biais de ce très bel ouvrage publié aux éditions Cauris (éditeur malien) et Bec en L'air que j'ai découvert avec beaucoup d'intérêt les actrices et acteurs d'une certaine forme de la culture à Bamako. Valérie Marin Le Meslée, journaliste littéraire, nous introduit par sa plume dans cet univers qu'elle connait bien puisqu'elle se rend régulièrement au festival Etonnants Voyageurs de Bamako depuis plusieurs années. Elle est accompagnée dans sa démarche par la photographe Christine Fleurent.

Avant d'aborder le reportage de Valérie Marin La Meslée, je souhaite souligner la qualité et la complémentarité du travail de ces deux artistes, à savoir l'écrivaine et la photographe. Les plans, les angles d'attaque de la photographe sont fonction de l'interlocuteur ou de l'interlocutrice, de la situation à mettre en scène. Elles ont très bien su se placer en retrait pour mettre en avant le sujet de leur investigation, laissant souvent leurs propres regards aux oubliettes.

Je pense d'ailleurs que c'est tout l'intérêt du travail de fourmi réalisé par ces deux femmes. Le terme est assez faible pour décrire ce tour de Bamako de la culture de personnes souvent interviewées à domicile. A Magnambougou, à Djelibougou, à Ouolofobougou et bien d'autres quartiers de la capitale malienne. Je vous les ai cités de tête pour bien montrer qu'au fil de la lecture, on s'imprègne tant du discours, des espérances de ces hommes et ces femmes que de l'endroit où il est émis, les noms de ces quartiers étant souvent chargés de sens… Djelibougou, quartier des griots, par exemple.

Tous les champs de la culture sont passés au crible de Valérie Marin La Meslée. Les livres naturellement. Les acteurs du livres. Ceux qui écrivent comme Moussa Konaté, Ibrahima Aya, Ousmane Diarra. Ceux qui en font la promotion par l'édition, par la réalisation d'événements autour du livre comme le fameux festival déjà mentionné ou cette Rentrée Littéraire Malienne, manifestation qui entend faire la part belle aux productions locales. La démarche de la journaliste de l'Express s'exprime déjà. Par des interviews courtes, ces personnalités livrent leur impression sur leurs initiatives respectives et les moyens de toucher un public large, sur les enjeux de leur travail d'écrivains et le besoin de costumizer à la sauce local leurs actions… Un point a retenu mon attention, à savoir le contexte de travail de ces auteurs, et la difficulté de création dans un environnement laissant peu de temps au retrait, à la mise en aparté qu'exige la constitution d'une oeuvre littéraire…

Quand elle s'attaque aux musiciens, l'affaire se corse. Mettre la main sur les stars internationales que sont Salif Keita ou Rokia Traoré n'est pas une partie de plaisir, mais l'échange qui en résulte annihile toute amertume. Le discours est intéressant et un premier constat que l'on peut faire est ce contact de ces musiciens avec la terre originelle. Cheick Tidiane Seck, Habib Koité, Rokia Traoré, Amadou et Mariam ou Salif Keita, tous ont une attache forte avec leur pays et la volonté d'y développer des projets permettant le passage de témoin à d'autres… En même temps, ils parlent de leur art avec passion, avec lucidité. Sur les difficultés à être artiste dans un pays où la notion de castes est tres prenante et où par conséquent on ne s'improvise pas à certaines activités sans jeter l'opprobe sur toute une famille, fasiya quand tu nous tiens…

De la musique à la danse, il n'y a qu'un pas qui me fait découvrir Kettly Noël, chorégraphe haïtienne qui s'est installée dans la ville depuis des années et y a initié de nombreux danseurs avec la poigne du Roi Christophe, on pourrait penser. Une exigence salutaire, sûrement sélective dans un créneau où la vocation est nécessaire.

Les acteurs de la culture ne sont pas seulement maliens. Haïtien comme James Germain, camerounaise comme Marthe Bolda.

De la danse au cinéma, du cinéma à la mode, de la mode au théâtre, du théâtre aux arts plastiques, des arts plastiques au Hip Hop, du Hip Hop à la photographie…

Si les mentalités doivent continuer à être travaillées pour qu'elles éveillent à ces codes occidentaux, désormais universels de la culture, il est intéressant de constater que c'est dans la culture traditionnelle que tous ses artistes puisent pour faire entendre leurs voix, la voix de leur pays. C'est à cela qu'on entendra surement les histoires de lions qui donneront leurs versions des faits…

J'ai aimé l'ambition, l'enthousiasme de tous ses acteurs de la place culturelle bamakoise, comme Kettly Noël à propos de la danse:       

J'aimerais que cette danse soit porteuse d'espoirs pour la créativité contemporaine. Qu'un milieu en danse existe vraiment. Il faudrait qu'on parle des danseurs de Bamako et même de l'école de Bamako. Déjà on dit partout que Bamako a le truc culturel. la ville bouge. Reviens dans dix ans, tu verras.
Novembre à Bamako, page 72

La pertinence de certaines analyses, loin d'être du réchauffé servi aux journalistes occidentaux. Ecoutons par exemple Samuel Sidibé, directeur du Musée National :

Imaginer d'autres perspectives…

Lorsqu'on parle de Bamako, ce sont les Rencontres photo, Culturesfrances, Etonnants voyageurs.. Même si Moussa Konaté est malien, qui dirige ce dernier festival, ce sont toujours des pôles d'activités culturelles tenus à bout de bras par l'étranger qui servent de vecteurs à la circulation de l'image de l'Afrique. Pourquoi ne pas imaginer d'autres perspectives? (…)

Notre manque de vision

           C'est notre manque de vision… L'Afrique n'a pas été à la hauteur de proposer au monde sa propre lecture, sa propre façon de voir, c'est un véritable déficit. Il faut aujourd'hui rendre visible notre force. Et nous en avons. Ce ne sont pas les moyens techniques qui manquent. Nous avons vécu pendant quarante ans de l'aide au développement, qui nous a éliminés de notre propre champ. C'est dramatique.

              Page 154, Editions Cauris

Lareus Gangoueus

Article initiallement paru Chez Gangoueus

Valérie Marin La Meslée, Christine Fleurent : Novembre à Bamako
Cauris Editions et Le bec en air Editions
1ère parution en 2010, 221 pages, préface d'Oxmo Puccino

Yahia Belaskri: Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut

Cet été j'ai lu, à l'occasion de la coupe du monde de football en Afrique du Sud, un recueil de onze nouvelles consacré à ce sport avec autant d'auteurs. J'avais été marqué par la violence et la justesse de l'une d'entre elles écrite par Yahia Belaskri. Aussi, c'est avec une certaine satisfaction que je me suis plongé dans ce deuxième roman édité chez Vents d'ailleurs.


Déhia. Adel. Deux destinées liées. Ce couple séjourne pendant ses vacances quelque part en bord de mer d'un  pays qui ressemble à l'Italie. Peu importe. Yahia Belaskri donne quelques indices en évitant de nommer explicitement les lieux. On sent dans les intermèdes où le présent s'invite, où ces vacances sont évoquées, que tout est fragilité, attention, amour, écorchures du passé entre cet homme et cette femme. Et une mer qui les sépare de la terre d'origine.

C'est sur les causes de cette fragilité que Yahia Belaskri décide  de porter son regard  en revenant sur le cheminement sur la terre du Maghreb originelle. Dehia. Jeune enseignante d'une université d'une grande ville, elle se dévoue à cette tâche de transmission du savoir avec toutes les difficultés que peut rencontrer une femme dans un univers où l'obscurantisme religieux qui touche la jeunesse estudiantine à plus en plus prise et la corruption des élites est devenue un sport national. Évoluant, dans un milieu aisé, entouré par des parents émancipés, on voit au travers du regard faussement insouciant de Déhia  que la violence est néanmoins à tous les coins de rue. Elle raconte une journée où il pleut. Une journée partagée entre ses cours, sa mère, son amant. Une journée où tout va basculer quand la violence de la société va s'abattre sur ses êtres les plus chers.   

Adel quant à lui est un cadre supérieur consciencieux. Issu des milieux les plus modestes, il est parvenu à se faire une place au soleil  à force d'instruction et en rompant avec le fief familial pour s'établir dans une autre grande ville du pays. Compétent, probe, il fait partie de ces hommes intègres qui souhaitent améliorer le cadre de travail et la productivité des structures dans lesquelles il évolue, mais qui se heurtent  au népotisme, au clientélisme, à la corruption et autres maux qui gangrènent cette société.

Quand l'amour pointe son bout du nez, laissant de nouvelles perspectives à Adel, un acte terroriste réduit à néant tous ses espoirs, écrasant sous les décombres le corps sans vie de l'être aimé…

C'est une reconstruction commune que tentent ensembles Adel et Déhia loin de cette terre de violence, de l'autre côté de la Méditérrannée…

Mais quelques formes que puissent prendre l'exil physique, peut-on réellement échapper, se soustraire à son passé?

C'est la question qui me taraude l'esprit en terminant cet ouvrage. Le point de vue de Belaskri est intéressant. Si je n'ai pas accroché sur une partie du parcours de Déhia qui traite de manière brutale du fondamentalisme religieux qui façonne la société dans laquelle elle vit, j'ai été beaucoup plus sensible au portrait d'Adel et surtout de Badil qui est un peu la surprise dans la construction de ce roman. Je n'en dirai pas plus sinon j'en dirai trop sur les développements autour de Badil, frère cadet pommé d'Adel.

Belaskri nous conte très bien toute cette violence. On la retrouve dans sa manière d'écrire, dans l'enchainement des verbes, avec une forme d'essoufflement du coureur grec qui annonce la victoire de Marathon. Les descriptions sans être trop longues sont imprégnées de ce rythme très marqué dans la narration des deux personnages d'Adel et Badil. Un livre dur, qui nous parle d'un monde qui se déshumanise. La pluie ne vient pas toujours d'en haut.

Lareus Gangoueus

Article initiallement paru Chez Gangoueus
Yahia Belaskri, Si tu cherches la pluie, elle vient d'en haut
Editions Vents d'ailleurs, 124 pages, 1ère parution en 2010

Source photo – Vents d'Ailleurs

 

Hendrik Witbooi, résistant namibien

Peut-être que je me trompe, mais il me semble que l’on a très peu de témoignages écrits de guerriers, de résistants africains à l’invasion puis à l’occupation du continent par les troupes européennes. Les grands faits de la résistance africaine sont passés sous silence faute d’être passé de la tradition orale à une retranscription sur papier. L’histoire est donc contée par les chasseurs, inculquée à des générations d’élèves africains qui grandissent en se disant que les traités de paix et de protectorat signés par des monarques analphabètes ont été la norme, l'unique norme. Aussi, les lettres de guerre d’Hendrik Witbooi, puissant capitaine de la communauté nama des oorlams (Namaqualand) contre la pénétration allemande dans le Sud-Ouest Africain – future Namibie – nous donne un éclairage intéressant sur la résistance qu’il a opposé aux allemands pendant une quinzaine d’années, jusqu’à sa mort en 1905 sur un champ de bataille à 74 ans.

Hendrik Witbooi est le leader de la communauté des oorlams, mélange de peuples rouges s’étant affranchis de l’asservissement des boers et de voleurs de bétail qui au cours du 19ème siècle vont constituer un peuple puissant et guerrier de Namibie. C’est une communauté dont les leaders ont été christianisés, comme ce fut le cas d’Hendrik Witbooi, instruit et lettré, qui va avoir une vision messianique de son leadership sur les peuples de la région, en particulier des héréros dont il méprise la culture et l’inhumanité des actions. Alors que Witbooi guerroie avec ses ennemis séculaires, les allemands pointent leur nez sur ce vaste territoire et imposent des traités de protectorat aux différentes communautés blanches, rouges ou noires de la région. Witbooi qui ne comprend pourquoi il devrait céder sa souveraineté s’oppose à cette démarche, jusqu’à défendre sa posture par les armes.

Votre paix sera la mort de ma nation est donc un recueil de lettres écrites par Witbooi en temps de guerre ou de paix à l’endroit de ses principaux interlocuteurs, adversaires, alliés, traitres. On y trouve des échanges avec Samuel Maharero, le chef des héréros, avec le médiateur H. Van Wick, des demandes à l’endroit de Cecil Rhodes avec lequel il a été en affaire, avec les anglais dont il cherche le soutien pour obtenir des armes et lutter contre les allemands, et enfin les autorités militaires allemandes incarnées principalement par Carl Bruno Van François, le Capitaine Leutwein.

Ce qui me frappe chez Witbooi, et dans ses échanges extrêmes et racés avec ses interlocuteurs, et que j’ai d’abord mal interprété, c’est son sens politique. Avant d’aller à l’affrontement, il tente de flatter les anglais et de les renvoyer à leurs responsabilités, de les opposer aux allemands en lui fournissant des armes à lui que ne comprend pas le fondement du partage de Berlin. S’il s’oppose aux héréros au départ, il relativise énormément le conflit ancien par rapport au danger d’une collaboration avec les nouveaux occupants. Je l’ai trouvé parfois bavard, mais finalement pertinent et j’avoue que la franchise de ces échanges avec le Capitaine Leutwein sont riches d’enseignement quand on veut engager des pourparlers en ayant la possibilité de se regarder dans un miroir.

Agacé au départ, je me suis pris au jeu de ces lettres, avant d’être ému par l'un des derniers courriers de cet homme original qui ne voulait pas abdiquer sa souveraineté pour un sou. Vous l’aurez compris, je recommande cette lecture qui, pour les occidentaux, interpellera sur la violence et la barbarie de la colonisation célébrée par Victor Hugo et pour les africains frappera par la clairvoyance rare, trop rare d’un leader qui a compris ce qu’est le prix à payer de la privation de la liberté, de l’identité, de la sécurité d’un peuple. Bonne lecture et passez nous donner votre avis sur cette lecture.

 

Lareus Gangoueus, article initialement paru Chez Gangoueus

 

Edition Le Passager clandestin, 174 pages, 1ère parution en 2011
 
Voir également les chroniques de Raphaël Adjobi sur son blog, de Fiolof dans la Marche aux pages, de la revue web Lectures, sur le site de la Fondation de la poste ou encore sur Des petits riens.

Chacune de ces chroniques est dense et elle réflète la qualité de ce témoignage de ce chef du Namaqualand.

Amadou Hampâté Bâ : Amkoullel, l’enfant peul

Hampâté Bâ a été un auteur incontournable pour des générations d’élèves africains et notamment congolais. Et pour cause. Son fameux roman L’étrange destin de Wangrin a fait rire nombre de collégiens à Brazzaville ou à Pointe-Noire. Pour le plaisir, je me suis procuré ce classique de la littérature africaine pour me replonger dans ces années de collège et surtout relire l’itinéraire de cet homme exceptionnel que fût Wangrin sous la période coloniale. Un ami vaudois connaissant mon intérêt pour la littérature africaine m’a offert l’an dernier le premier volet du récit autobiographique d’Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel l’enfant peul. Bon choix et je l'en remercie. Koullel fut au début du siècle un des griots de la cour de son père. A cause de son intérêt dès l’enfance pour les contes et cette tradition orale, Amadou fût affublé de ce pseudonyme. Enfant peul ? Oui, mais pas seulement. Fils d’Hampâté Bâ, descendant des fondateurs de l’Empire peul du Macina et d’une notable peule, le jeune Amadou est également élevé par Tidjani Thiam, un aristocrate toucouleur.

Ce livre publié après la disparition du romancier malien en 1991, est une occasion d’immerger dans cette période de grande bascule qu’a constituée la colonisation. Hampâté Bâ commence son récit par le témoignage de figures familiales comme cette mère servante que fût Niélé par exemple, qui lui raconte l'histoire de son père. Le contexte sociopolitique qui entoure sa naissance est ainsi posé, le portrait de son père qui a échappé à la répression féroce des Tall est apporté avec celui de sa mère ou de sa grande tante paternelle pour ne citer que ces personnages hauts en couleur.
C’est une description d’une aristocratie peule altière, à cheval sur ses principes, sur des questions d’honneur, d’orgueil. Amadou Hampâté Bâ offre, au travers de l’histoire de sa famille, de conduire le lecteur dans la complexité des rapports entre toucouleurs et peuls, la subtilité des liens n’étant décelable que par un regard acéré.

Il s’agit d’un récit. Celui d’Hampâté Bâ sur sa jeunesse, sur sa famille avec le parti pris de présenter la face grandie de ces individualités qui ont façonné sa personnalité. Il ne porte aucun jugement sur cette femme si forte que fut sa mère sur laquelle les oracles d’un marabout prévoyaient moult malheurs dont elle se redresserait toujours avec force et dignité. Il retient de ses servantes, la figure glorieuse d’un père qui renonça à l’élévation après la persécution pour honorer une dette d’honneur à l’égard de l’homme qui le protégea.

Hampâté Bâ est né vers 1900. Ses années d’enfance sont celles aussi de l’infiltration des transformations sociétales avec les avancées du colonialisme français dans ces terres d’Afrique de l’ouest. Les premières compromissions des autorités locales avec le nouveau pouvoir. Et le bagne pour ceux qui mettaient trop de zèle à défendre leur honneur et leur valeur. C’est l’enfance d’un futur globetrotteur. Entre Bandiagara et Bougouni en pays bambara, Mopti ou Kati, Djenné, Bamako ou Ouagadougou. Les différentes chroniques de l’auteur malien permettent de découvrir entre autres les associations de jeunesse dites waaldés chez les peuls, mais que l’on retrouve également dans toutes les communautés qu’il a côtoyé. Ces bandes de jeunes souvent créées grâce à l’influence de sa famille, ressemblent à n’importe quel groupe d'adolescents d'aujourd'hui, avec toutefois des formes d’organisation très codifiées.

Dans ce texte, le lecteur comprendra l’essence de la passion d’Hampâté Bâ pour les traditions orales, lui qui profitant des grandes veillées dans la cour de ses pères, s’est abreuvé à la source des grands conteurs de cette région. « Un vieil homme qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » disait Hampâté Bâ. Fort de ce constat, le malien aura pris soin de laisser par écrit aux futures générations ses souvenirs d’une enfance peule au début du siècle dernier. La bibliothèque n'a pas brûlé. Un récit magnifique porté par une écriture maîtrisée et agréable.

Bonne lecture !

Lareus Gangoueus, article initialement paru chez Gangoueus

Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel l'enfant peul
Edition Actes Sud, 1ère parution 1991, 1992. Collection J'ai lu, 447 pages

Voir le commentaire d' Encres noires

L’immeuble Yacoubian

Dans un immeuble qui porte à lui seul une partie de l’histoire contemporaine du Caire, Alaa El Aswany dresse le portrait sans concession de plusieurs destinées égyptiennes. Pauvres, nouveaux riches, aristocrates déchus, homosexuel, maîtresse de ponte, chrétiens, musulmans et d’autres profils, l’écrivain dentiste nous plonge dans une société qui se questionne. Les uns squattent la terrasse de cet immeuble célèbre qui fit les beaux jours du Caire, alors que les autres, nouveaux riches et anciens dignitaires partagent les beaux appartements, illustration certaine d’un pays où les nantis affermissent leurs positions alors que les plus pauvres tentent tant bien que mal de récolter les quelques miettes restantes.

Après la révolution nassérienne nationaliste et socialiste, la volte-face sous Sadate pour un rapprochement vers l’Occident, l’Egypte de Moubarak le Grand Homme s’enfonce dans une dictature à peine voilée avec une corruption généralisée des élites, un musellement des islamistes et surtout l’appauvrissement du petit peuple.

La qualité du roman d’Alaa El Aswany réside dans la pluralité des personnages et la précision dont il use pour faire évoluer, croiser ces personnages dans le drame mais également les petites joies du quotidien. Le lecteur est donc pris par cette narration haletante, passionnante sans perdre son fil d’Ariane dans les rues cairotes. Il décrit avec une certaine maîtrise la montée de l’islamisme radical et les mécanismes d’endoctrinement d’une jeunesse pauvre, livrée à elle-même. D’une certaine manière, on arrive à comprendre l’évolution tragique du jeune Taha Chazli. Dans une société fataliste qui s’est de tout temps soumise au bon vouloir de ses dirigeants, la réaction face à l’injustice sociale, la corruption des élites, la barbarie d’un pouvoir cannibale, la réaction disai-je, de la société civile semble ne pouvoir s’exprimer que par le biais des islamistes.

Ainsi est pris le lecteur par les itinéraires magnifiquement décrits des petites gens, les rêves brisées de Boussaïna suite au décès de son père, la plongée dans l’extrêmisme du brillant élève de condition modeste Taha , les embrouilles des deux frères coptes Malak et Abaskharoun, la tendresse violée de Soad, la colère du saïdi Abdou à l’endroit de son bienfaiteur et amant, Hatem bey. On piaffe de rage en découvrant la fourberie et la corruption de Kamel El-Fwali ou du hadj Azzam barons du régime, la violence des services de sécurité et une certaine allégeance de certains responsables religieux vicieux. L’écrivain évite cependant le piège d’un manichéisme primaire et apporte un regard plein de tendresse sur sa société. Un peu comme le ferait un dentiste devant un patient apeuré par sa terrible fraise.

Quelques extraits : Les femmes de la terrasse

Elles n'aiment pas seulement le sexe pour éteindre leur envie, mais également parce que le sexe et le besoin pressant qu'en ont leurs maris leur font ressentir que, malgré toute leur misère, leur vie étriquée, tous les désagréments qu'elles subissent, elles sont toujours des femmes belles et désirées par leurs hommes. Au moment où les enfants dorment, qu'ils ont dîné et remercié leur Seigneur, qu'il reste assez de nourriture pour une semaine ou peut-être plusn un peu d'argent épargné en cas de nécessité, que la pièce où ils habitent tous est propre et bien rangée, que l'homme rentre, le jeudi soir, mis de bonne humeur par le haschich et qu'il réclame sa femme, n'est-il pas alors de son devoir de répondre à son appel, après s'être lavée, maquillée, parfumée, ne vont-elles pas, ces brèves heures de bonheur, lui donner la preuve que son existence misérable est d'une certaine façon réussie, malgré tout. Il
faudrait un artiste de talent pour peindre l'expression du visage d'une femme de la terrasse, le vendredi matin, quand son mari descend prier et qu'elle lave des trace de l'amour puis sort à la terrasse pour étendre les draps qu'elle vient de nettoyer. A ce moment-là, avec ses cheveux humide, sa peau éclatante, son regard serein, elle apparaît comme une rose mouillée par la rosée du matin qui vient de s'ouvrir et de s'épanouir.

 

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Lareus Gangoueus