L’année qui viendra : prophéties et foutaises pour 2013

Mis à jour le 07/01/2013.
 
2013, année de la foutaise ! J’ai trouvé un bon filon, je ne vais pas l’abandonner maintenant.
 
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Le Pasteur Nigérian Temitope Balogun Joshua, a.k.a T.B Joshua, dirigeant de la Synagogue Church Of all Nations (SCOAN) et ami personnel de feu le Président John Atta Mills du Ghana et de Morgan Tsvangirai, premier ministre du Zimbabwe, a de mauvaises nouvelles pour 2013. Il voit non pas des morts, si enfin des morts, mais pas vraiment. Il voit plutôt « des accidents, des crash aériens et … le mal de mer » Impressionnant, non ?
 
Voici, dans l’ordre ses 7 prophéties[1]  – et les vertus apotropaïques préconisés par le Pasteur – pour l’année à venir :

Une année de surprises : des hommes riches, célèbres et populaires, des politiciens seront frappés par la maladie, la mort et des troubles financiers… parce qu’ils n’auront pas été assez généreux avec ceux qui les ont aidés. Le Pasteur recommande de récompenser maintenant ceux qui les ont aidés. 2013 année des fadaises.

L’industrie agroalimentaire sera florissante cette année. 2013, année des obèses.

Les croyants, plus particulièrement les croyantes ayant prié pour avoir un enfant, seront récompensées cette année. 2013, année de la baise.

Les catastrophes naturelles seront nombreuses cette année : accidents, mal de mer, crash aériens ». 2013, année du malaise – gastrique ?

Ne priez pas contre vos ennemis, mais pour eux, car le Seigneur est Dieu de vengeance, et vos ennemis s’en apercevront, cette année. 2013, année calabraise.  

Faites œuvre de charité. Partagez et aidez les nécessiteux. Vous en serez récompensés, cette année. 2013, année de l'ascèse.

Conseil aux jeunes, ne dépensez pas vos ressources dans les voyages, investissez dans l’agriculture et l’agro-alimentaire. Vous serez récompensés. 2013, année de la fraise.

Le vague le dispute ici au vide, le stupide au superflu.  
 
Le Pasteur Joshua est un habitué de ces « prophéties ». En Aout 2012, il aurait, selon ses fidèles, prophétisé le massacre de Sandy Hook, de décembre dernier « Priez pour l’Amérique. Ce massacre [celui du Colorado en aout 2012] n’est pas le dernier –d’autres viendront. Beaucoup, beaucoup, beaucoup d’autres. C’est une question de sécurité nationale ». En janvier 2011, il avait « prédit » des crash aériens – une spécialité de T. B. Joshua, apparemment – et appelé la congrégation à prier pour les personnalités politiques nigérianes. Le crash, en décembre 2012, de l’hélicoptère qui transportait le gouverneur Patrick Ibrahim Yakowa, est vu comme l’accomplissement de la prophétie – et la preuve que les prières n’ont servi à rien ?
 
On m’a reproché, ici même, d’être plus sévère envers les « hommes de Dieu » africains, que je ne le suis envers l’Eglise Catholique, par exemple, ou d’autres illuminés occidentaux. Si le Pape s’était amusé à énoncer de pareilles stupidités en public, il aurait été pendu depuis bien longtemps. Le Pasteur Joshua, Nostradamus des temps modernes, continue lui, année après année, à écouler ces sottises de fond de bidet sans en payer le prix. Prédire le mal de mer ! Et des accidents d’avion ! Sérieusement ? Dans un article de notre partenaire Next Afrique, la fortune de Joshua était estimée à 10-15 millions de dollars. Ça fait cher la prédiction manquée.
 
L’erreur est de penser qu’il s’agit d’un charlatan comme un autre. Il y en a des milliers. La secte Moon compte des millions d’adhérents. Billy Graham a tracé la route suivie par Joshua et les autres : user de la jobardise du public et se comporter comme un sycophante de tous les pouvoirs terrestres (politiques, financiers, médiatiques).
 
Dans Qu’est-ce que le National-Socialisme, Trotsky écrivait « non seulement dans les maisons paysannes, mais aussi dans les gratte-ciel des villes vivent encore aujourd'hui, à côté du XX° siècle, le X° et le XII° siècles. Des centaines de millions de gens utilisent le courant électrique, sans cesser de croire à la force magique des gestes et des incantations. (…) Les aviateurs qui dirigent de merveilleuses mécaniques, créées par le génie de l'homme, portent des amulettes sous leur combinaison. Quelles réserves inépuisables d'obscurantisme, d'ignorance et de barbarie ! »

Qui peut prétendre, aujourd’hui, ne pas voir de lien entre cet obscurantisme, cette ignorance et la barbarie nationale-socialiste ? Ces superstitions semblent, pour l’essentiel, avoir été « guéries » par la Guerre et la Shoah. On peut toujours croire en tout cela, mais sans le dire trop fort, sous peine de se faire lapider. Mais cela reste vrai en Afrique. Les « réserves » sont encore pleines. Et d’autres démagogues continuent d’y puiser. Avec des résultats qualitativement, sinon quantitativement, aussi néfastes. Pour plus de clarté sur ce point, se reporter à ce commentaire.
 
L’Afrique subsaharienne reste le dernier endroit sur terre où l’on peut être condamné par la justice pour fait de sorcellerie. Les albinos sont tués et démembrés dans d’obscurs villages africains parce que leurs organes sont recherchés pour la concoction de potions magiques. J’ai connu, personnellement, des gens qui ont perdu la vie, victimes de ces croyances. Orphelins et femmes seules, jeunes ou vieilles sont régulièrement accusées de sorcelleries, battus, parfois tués, aujourd'hui encore, dans notre Afrique bien-aimée. Les hommes politiques y croient plus qu'au capitalisme : nièces, neveux et parents sont régulièrement sacrifiés à l'autel de ces "pouvoirs occultes" Et s’il ne peut pas être prouvé que la variante du christianisme pratiquée par le pasteur T. B. Joshua et ses acolytes est un animisme, il est certain qu’ils tirent leur influence, leur richesse et leur renommée de ce terreau.
 
D’ailleurs, l’animisme signifie-t-il autre chose que croire en l’existence des esprits – malins ou angéliques ?
J’ai depuis longtemps choisi mon camp. Il s’agit d’être intolérant. Sans pitié, vis-à-vis de ces croyances. Qu’il s’agisse de Dieu ou du Diable. Je préfère d’autres prophéties. Celles de Leonard Cohen ou de Lucio Dalla :
 
« Ma la televisione ha detto che il nuovo anno/ porterà una trasformazione/
(…)
E si farà l'amore ognuno come gli va,/ anche i preti potranno sposarsi/ ma soltanto a una certa età,/ e senza grandi disturbi qualcuno sparirà,/ saranno forse i troppo furbi/ e i cretini di ogni età. »

« Mais la télévision a dit que la nouvelle année/ Sera porteuse de changement/
 (…)
Et on fera l’amour, chacun comme il en a envie/ Même les prêtres pourront se marier/ Mais seulement à un certain âge/ Et sans grands désordres beaucoup disparaîtront:/ Ce sera peut-être les trop fourbes/ Et les crétins de tous les âges. »
 
Luico Dalla, L'anno che verra
 
Joël Té-Léssia
 
Pour prolonger la discussion :
 


[1] Je prédis moi, vu qu’on y est, qu’en 2013, Hugo Chavez et Nelson Mandela, nous quitteront. Je suis sûr que mon taux de « réussite » sera au moins égal à celui de Joshua.

Un amour tyrannique

Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le
vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n'est pas en nous,
mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et l'audience comme
la pénétrance d'une guêpe apocalyptique.

A. Césaire, Cahier d'un retour au pays natal


Tu es pressé d'écrire comme si tu étais en retard sur la vie

René Char, Commune Présence


égalitéJe revois le film de l'année écoulée. Difficile d'en tirer un jugement définitif, encore moins objectif. Professionnellement parlant? La même routine. Pas encore décidé à rejoindre une corporation. Journaliste, à la rigueur, mais encore faut-il jurer de dire la vérité. Jamais été mon fort. Je préfère encore tricher et avoir raison. Ecrivain. Pouah, le métier de Mabanckou et BHL. Tu parles d'une compagnie.

Ce que je sais en tout cas, ce que je vois, c'est que la plus simple virgule posée pour Terangaweb obéït à une seule et même urgence : l'égalité. La plupart des gens sont pour l'égalité, mais pas pour que les autres leur soient égaux. Ce n'est pas la même chose. Être originaire d'Afrique subsaharienne ou "issu de la diaspora", comme on ne le dit plus, c'est à mon avis, accepter ce sacerdoce : être partout et toujours un porte-drapeau de l'égalité. Entre sexes, entre sexualités, entre sens et cens. Toujours. Nous sommes condamnés à prêter attention à la moindre résurgence du nucléon aristocratique, au moindre sourire trop entendu. Pour une simple raison : notre appartenance pleine et entière à la communauté des hommes n'est jamais, entièrement, indiscutablement établie.

Cela ne signifie pas se couper du monde et renforcer les cloisons imposées de l'extérieur, mais rester attentif. Prudent. A l'écoute. Ce n'est pas une tâche aisée. J'y regimbe et je proteste. Mais au fond, je sais qu'il n'y a pas moyen d'y couper : bien ou mal, ce rôle doit être joué. Il n'implique aucune supériorité, aucune "mission". Juste une profonde, terrible et incurable allergie.

Si le snobisme des révoltés de la circulaire Guéant m'écoeure, si l'avion d'Oritsejafor m'indigne, si l'essai de Browen Manby me passionne, si les ricanements qui ont accueilli la candidature de Youssou N'dour me répugnent, si la suffisance d'Ibrahim Mo me révolte, si le cynisme de Soro Guillaume me révulse, si l'intelligentsia bien-pensante de l'UNESCO me scandalise, si j'écris pour Terangaweb, c'est parce que, fondamentalement, instinctivement, j'ai une peur panique de l'inégalité. Un amour tyrannique de cette maudite Afrique, et du rôle qu'elle m'impose.

Le mythe d’une hausse du coût de la vie en Afrique

Pour Jean-Claude Roger Mbede

 

Manifestation-a-dakarC'est un mythe, une belle fumisterie à laquelle chacun d'entre nous participe avec plus ou moins d'enthousiasme et de naïveté. On s'indigne, on s'étrangle, on s'insurge, comme si… Comme si une vie en Afrique, ou plutôt une vie africaine valait vraiment quelque chose.

Comme si la mise à mort de Firmin Mahé était vraiment une perte, alors qu'on sait tous pertinemment, que la justice de son propre pays aurait été encore plus expéditive et barbare — cette justice qui jamais ne chercha à juger les meutriers d'un de ses citoyens…  Comme si le traitement subi par les immigrés Africains clandestins en Europe n'était pas infiniment plus humain et décent que celui qu'ils reçoivent dans la plupart des pays Africains : ils sont pourchassés en Afrique du Sud, exécutés par la police egyptienne et abandonnés dans le désert par les autorités marocaines, en quoi cela vaut-il mieux que le laisser-mourir de l'OTAN?

La sharia appliquée au nord Mali? Groß Malheur. Les voleurs y perdent une main, il paraît. Au Nigéria, en Côte d'Ivoire, au Sénégal même, ils sont battus à mort ou brûlés vif. Au Mali, c'est le Président de la République qu'ils se sont pris à lyncher. Que fait l'ONU?

Le Pape condamne l'utilisation des préservatifs. Comment ose-t-il? Ne se rend-il pas compte qu'il met ainsi en danger les femmes africaines, si disproportionnellement victimes du VIH? Qu'importe si pendant ce temps le viol conjugal et la violence domestique n'ont pas de définition légale dans bon nombre de pays africains. Elles peuvent se faire tabasser et violer, du moment qu'elles imposent l'utilisation du préservatif, tout va bien.

C'est une comédie à laquelle j'ai de moins en moins plaisir à participer. Il n'y a aucune raison pour que le reste du monde accorde aux Africains le respect et la protection qu'ils prétendent exiger en tant qu'êtres humains, si pour la plupart des Africains cette protection et ce respect ne signifient rien. Les droits ne se "proclament" pas, ils sont revendiqués. Au fond, l'Afrique n'a pas volé le "Discours de Dakar".

Soit la vie humaine et les libertés individuelles en Afrique ont une valeur et, bordel, on les défend chaque fois qu'elles sont attaquées, méprisées, mises en danger, quel que soit le "contexte", quel que soit l'offenseur, quel que soit "l'explication". Soit elles n'en ont pas, et on devrait arrêter d'en faire toute une affaire.

Le coût de la vie est en hausse, en Afrique subsaharienne. Si, si. Promis. Il paraît que des gens manifestent pour ça.  Ils se font même tuer pour ça.

Sanogo, No Go…

Avec un peu de chance, je finirai l'année 2012 en ayant eu raison sur le Mali. Je ne sais si on se souvient de la fièvre qui saisit "l'intelligentsia" en juillet dernier, lorsque tombes et monuments funéraires de Tombouctou furent détruits par les Islamistes d'Ansar El Dine, comme si les populations civiles, brutalisées des semaines durant par ces terroristes avaient moins d'importance que de vulgaires bâtisses en terre cuite. Je ne crois pas qu'on se rappelle correctement les manifestations à Bamako, appelant à la violence contre les Touaregs et l'envie de pogrom qui enflamma les populations de Bamako en février 2012. J'avais crû détecter là, le signe d'un malaise plus profond et plus lointain, dû au fait que le Mali était, depuis le départ, une "mauvaise idée" qui avait plus ou moins pas mal réussi, mais une mauvaise idée quand même.

J'avais été dégoûté par l'incroyable passivité, la permissivité de la classe politique malienne lorsque la clique du Capitaine Sanogo et ses sous-fifres du CNRDR s'empara du pouvoir en mars. J'avais soupçonné, dès les tous premiers jours de cette aventure, la volonté réelle de Sanogo de se battre. Installé à Kati avec ses troufions, il s'était fait bâtir une sorte de palace/bunker au milieu du camp, exigeant qu'on lui accorde le respect dû à un ancien chef d'Etat et gesticulant pour que d'autres y aillent à sa place une intervention étrangère: ce n'était certainement pas l'attitude d'un soldat attendant impatiemment l'occasion de retourner au combat. La décision même d'interrompre l'ordre constitutionnel dans un pays menacé de sécession était peut-être l'idée la plus sotte qu'on ait jamais eue depuis cent ans dans cette Afrique Occidentale, pourtant experte dans le domaine. Mon compagnon de barricade, Moustapha Mbengue avait eu lui, la hardiesse de recommander… la négociation devant les difficultés pratiques de l'intervention et les risques pour les populations civiles. Recommandations ayant reçu un accueil plutôt tiède.

J'ai toujours eu pour ma part, une position plutôt réservée par rapport à ces populations, ses forces armées et sa classe dirigeante. Les souffrances des premières sont réelles, le désarroi des secondes au plus fort de l'offensive du MNLA étaient compréhensible et palpable, la désunion de la classe politique prévisible. Ce qui, en revanche, est inacceptable c'est l'absence de conviction démocratique et la lâcheté. S'être rendu relicta non bene parmula à la clique de Sanogo est une débandade injustifiable. Que des soldats de la CEDEAO aient à sacrifier leurs vies pour aider ces soldats et défendre la "démocratie malienne" est un mal, pas nécessairement nécessaire. La récente démission forcée de Modibo Diarra, "premier ministre de consensus", lâché par une partie du gouvernement, dénoncé par une partie de l'appareil militaire, arrêté sur ordre du capitaine Sanogo, contraint à annoncer qu'il se retirait, presque sous la force des baïonnettes est une infamie — et le signe que le Mali n'est pas encore prêt à être aidé.

Avant que le moindre franc soit dépensé pour le Mali, bien avant que le moindre début de commencement d'intervention militaire soit décidé il faudrait absolument que Sanogo, les militaires le protégeant et les hommes politiques le soutenant soient écartés des discussions; qu'un gouvernement solidement démocratique et reconnaissant, sans faux-semblant, le besoin d'une intervention armée au Mali et la soutenant entièrement, soit en place. Et que la société civile malienne choisisse son camp.

Le Capitaine Sanogo n'est pas Thomas Sankara. Il n'est plus "capitaine", ni même soldat. Sanogo est un politicien. Et Sanogo doit partir.

 

 

**** Promis, j'arrête les titres en anglais.

Don’t cry for Mahé

Pour certains Africains, aujourd'hui, la France n'est plus un sujet de discussion, mais de condamnation. Coupable, forcément coupable. Le verdict du "Procès Mahé", prononcé le vendredi 7 décembre dernier, par la cour d'assises de Paris, en est une nouvelle illustration. Firmin Mahé, ivoirien, soupçonné d'être un "coupeur de route", a été dénoncé par des indics aux soldats français de la Force Licorne, blessé puis froidement abattu (étouffé par un sac poubelle, à l'arrière d'un véhicule militaire) en mai 2005. Vendredi dernier, le colonel Burgaud qui donna implicitement l'ordre d'exécuter Mahé ("roulez doucement"), l'adjudant chef Guy Raugel, qui étouffa Mahé et le brigadier-chef Johannes Schnier qui maintint le corps de Mahé pendant le meurtre ont été respectivement condamnés à cinq, quatre et un an de prison avec sursis. Les condamnations ne se sont pas fait attendre. Et là est le problème.

Laissons de côté les interrogations sur l'identité même de la victime, qui de toute évidence n'étaient qu'une manoeuvre dilatoire de la partie civile. Le verdict de la cour est pourtant clair : "rien ne permet de justifier qu`un homme blessé et ligoté soit étouffé avec un sac poubelle, même au nom de la nécessaire protection des populations civiles" (…) " les militaires en cause ont gravement porté atteinte aux valeurs fondamentales de la République française" (…) "Toutefois, la complexité de la situation en zone de confiance en mai 2005,(…) et enfin les scènes de crime particulièrement traumatisantes auxquelles ils ont été confrontés constituent des circonstances exceptionnelles qui, au regard de leur engagement sans faille pour leur mission, sont de nature à atténuer leur responsabilité". Le sursis ne signifie nullement l'innocence des accusés. Simplement la prise en compte de la particularité du contexte et la violence extrême de cette "zone tampon" dans laquelle les soldats français devaient assurer une sorte de pouvoir de police.

J'ai déjà sur ce site, à maintes reprises, condamné l'inaction de cette Force Licorne quand des villages entiers étaient attaqués à quelques encablures de ses bases, je me vois mal reprocher à ces soldats de tenter (stupidement, violemment, en dehors de toute légalité, certes, mais quand même) de "faire quelque chose". Et dans le déluge d'indignations qui a accueilli la condamnation (parce qu'ils ont bel et bien été condamnés) des militaires français, je crois détecter quelque chose de plus cynique et plus inquiétant que la simple exigence de justice et de vérité. A lire les commentaires sur Jeune Afrique, Abidjan.net et d'autres sites africains, je suis frappé par le degré d'identification de certains lecteurs avec Firmin Mahé. Le simple fait d'avoir été abattu par "la France" l'élève automatiquement au statut de martyr.

Que la justice française ait reconnu la réalité du crime, que le tribunal ait été horrifié par le caractère sordide de l'exécution, que personne durant ce procès n'ait vraiment douté de la culpabilité (présumée) de Firmin Mahé ni contesté l'ampleur et la brutalité des crimes dont il était soupçonné, que des soldats exténués, dans un contexte d'hyperviolence généralisée aient pu s'affranchir de certaines limites, rien de tout cela ne semble entrer des l'équation : Mahé est "un de nos frères" tués par les Français. Ce n'est plus seulement la clémence éventuelle de la justice française qui est problématique (et encore une fois, l'idée que le contexte du crime puisse être important, ne me semble pas si scandaleuse), c'est l'élimination de Mahé qui est lamentée. This will not do !

On en est arrivé à un point qui frise la paranoïa. L'idée que la France ou que des soldats français puissent ne pas être toujours et systématiquement animés des plus noirs desseins semble dorénavant exclue. S'en satisfasse qui veut. Pas moi. Si toutes les décisions des autorités françaises sur L'Afrique depuis quarante ans avaient été à ce point nourries du désir de protéger les victimes que l'assassinat de Mahé, nous n'en serions pas là.

Manque-t-on de vraies victimes et de héros à ce point?

Le Sida dans la Cité

J’ai grandi avec le Sida. Enfin, j’ai grandi encerclé par le Sida.  Aucun moyen d'y échapper. J’ai les oreilles encore pleines du refrain de « Sida dans la Cité », la chanson composée par Alpha Blondy pour la série télévisée diffusée dans les années 90 sur la RTI : « Y’a le sida, sida dans la cité/ Y’a le sida, sida dans la cité/ Sida dans la cité». Je me revois au petit matin, j'ai cinq, six ans pas plus, la maison est endormie, je descends rapidement dans la cour en chuchotant cette autre belle rengaine « Diphtérie, Tétanos, Polio, Sida! Sida ! » Les premiers magasines à contenu vaguement érotique que j’ai eu en mains traitaient de séropositivité. Cela aussi fait partie de mon enfance "ordinaire"

Le virus était partout, sauf là où il le fallait : bien ancré dans l’esprit des autorités publiques et dans le cœur des séronégatifs – qui étaient et restent, en Afrique subsaharienne plus qu’ailleurs, des séropositifs en puissance. Nous étions inondés de messages et d’appels à la prévention, mais le cœur n’y était pas vraiment. C’était une maladie trop honteuse ou trop évitable pour être prise au sérieux. On pouvait en parler, en rire même, en faire une chanson. Mais passer son test de dépistage était le signe d’une conscience mal à l’aise, et n’intervenait, généralement que trop tard. J’ai connu l’époque où "sidéen" était une injure.

Des progrès ont été faits dans l’éducation au VIH, ainsi que dans la lutte contre la maladie. Félix Duterte a réalisé, pour Terangaweb, une bonne synthèse[1] des avancées réalisées autant que du caractère multidimensionnel de cette lutte. Mais que de temps perdu, et que d’hypocrisie ! Les autorités nationales en Afrique ont fini par « réagir » à la pandémie, mais en traînant les pieds. Sans grande conviction. Il suffirait d’abreuver la populace de messages péremptoires, de sketchs et de préservatifs, ça irait. « Ils sauront quoi faire avec ». Et c’était là, la forme la plus généreuse de l’action publique. Parfois, le mépris allait plus loin.
 
Thabo Mbeki contestait encore au début des années 2000, l’origine virale du Sida. Son inaction et sa bêtise seraient responsables de plus de 300.000 morts évitables, en Afrique du Sud, causées par les retards dans l’implémentation des programmes de lutte contre le VIH, le refus par le gouvernement Mbeki d’accepter les offres extérieures de traitements à coûts réduits et les projets de recherche sur le sujet.
 
Dans le cas, si prévisible et si évitable, de la transmission mère-enfant par exemple, les atermoiements persistent encore, à ce jour. Ceci, alors que 90% des enfants infectés par le VIH, vivent en Afrique subsaharienne où 390000 nouvelles infections sont recensées, chaque année. Et encore apathie ici est un faible mot. Le professeur Marc Gentilini, chef pendant trente ans du service « maladies infectieuses et tropicales » de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, parle de « déni » de la part des autoritaires sanitaires, y compris au plus haut niveau (OMS et Unicef). Pour ces hommes de grand savoir, la lutte contre le VIH en Afrique, jusqu’au début des années 2000 ne semblait pas prioritaire: « Les diarrhées, les drames respiratoires, la rougeole et ses complications, la méningite ou le paludisme constituaient, à leurs yeux, les seuls vrais problèmes du continent[2]  ». Le risque de transmission du virus par l’allaitement fut maintenu sous silence jusqu’en 1998. Encore en 2009, l’Unicef avait toujours une opinion ambiguë sur ce risque.
 
Le Sida, enfin la peur du Sida a longtemps handicapé ma vie sexuelle. La plus petite rupture de préservatif, le moindre grain de beauté découvert en se rasant, une légère perte de poids ? Et c’était bon. Je composais mentalement mon épitaphe. J'ébauchais mon testament, et j'étais parti pour six semaines de tension (le délai pour les résultats puis les tests de confirmation, à l’époque). Et ces mêmes questions qui revenaient : que faire en cas de séropositivité ? A qui l’annoncer ? "L’hépatite C, à la rigueur, mais pas le Sida, voyons, pas toi ! Qu’est-ce qui t’es arrivé ?"
 
J’ai longtemps cru que d’avoir, en quelque sorte, grandi avec le VIH, ma génération serait moins insouciante. C’est vrai, en partie. L’utilisation des préservatifs est aujourd’hui plus répandue qu’à n’importe quelle époque de l’histoire du continent. Mais déjà, des signes de lassitude apparaissent. Dans certains pays, comme la Côte d'Ivoire, l'utilisation de préservatifs est en baisse. La pratique du test de dépistage n'a, elle, jamais vraiment pris racine. Être déclaré séronégatif une fois est  trop souvent considéré comme un visa pour l’éternité. Cette illusion est dangereuse. Il est désormais possible de « vivre », en quelque sorte, avec le VIH. Ce n'est plus l'arrêt de mort que c'était.
 
Le Sida n'a pas encore quitté la Cité. Et quoi qu'il en soit sortez – et surtout entrez- toujours couverts.

 

[2] Céline Aho-Nienne, « Enfants et sida en Afrique subsaharienne : répondre en urgence », in Santé Internationale, Les enjeux de Santé au Sud. Chapitre 2 pp 51-56Presses de Sciences Po 2011 http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=SCPO_KEROU_2011_01_051

 

Le chameau du bon Pasteur Oritsejafor

La polémique lentement se résorbe : un épisode comme un autre, dans ce pauvre Nigéria, oublié de Dieu et de Diable. La vie continue, chère amie, que voulez-vous? Goodluck Jonathan, a participé à la célébration, honorant de sa présence, la sordide cérémonie : le Pasteur Ayo Oritsejafo, Président de la Christian Association of Nigeria a reçu, pour le 40ème anniversaire de son missionnat, un jet privé, offert par le troupeau, pardon la congrégation dont il est le "berger", pardon le "pasteur". 34 millions de Nigérians n'ont pas de toilettes. Ce n'est pas grave, quand il circulera au-dessus de son assemblée, dans son jet privé avec lieux d'aisance bien proprets, s'il vous plaît, on n'est pas des sauvages quand même, le Pasteur Oritsejafo pourra pousser, un petit peu, en leur nom. Je dois être le seul à trouver un certain réconfort dans le fait qu'un homme capable de chasser les esprits malins, ait lui aussi besoin de ces lieux où mêmes les plus modestes d'entre nous, doivent se rendre..

On moque souvent le grotesque de l'Eglise Catholique, les chaînes en or massif, la Papamobile, ces grands gaillards qui déambulent en "robe" mauve tout en condamnant les homosexuels etc. Les Africains sont les premiers à condamner le moindre propos plus ou moins controversé de l'Evêque de Rome sur le Sida et la contraception. Il suffit, en revanche, de pointer du doigt la gabegie, la corruption, l'obsession du lucre et du luxe, la prévarication des "hommes de Dieu" bien de chez nous qui se remplissent les poches, en promettant l'éternité en cent pages et un CD, vite-fait, bien-fait, comme on dit dans les bois parisiens, pour 5000 F CFA, et c'est le déluge. Terangaweb s'y était déjà essayé… L'article de notre partenaire, Next Afrique, repris ici, sur les "Cinq Pasteurs les plus riches du Nigéria" est l'un des plus commentés du site internet. Et quels "commentaires"!

Je m'étais promis de ne plus rien écrire sur la religion. Pour le mécréant, comme je l'écrivais au sujet du Judaïsme, toutes les pratiques de toutes les croyances paraissent saugrenues. Qu'on puisse d'une même voix, affirmer sa croyance en l'Evangile et se féliciter que son "Pasteur" ait accès, sur cette terre et non dans l'Au-delà, à toutes sortes de récompenses personnelles et de biens matériels, me dépasse! Ce qu'il reste des imprécations du "Sauveur" ("Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu" Marc, 10-25) dans tout ça?

Le problème avec le jet privé du Pasteur Oritsejafor, ce n'est pas tant qu'il ait eu la "modestie" de l'accepter, ou que de riches Nigérians aient accepté de le financer, ou encore qu'il n'ait pas d'impôts à payer sur cet objet de luxe. Ce qui me révulse le plus, c'est que des Nigérians pauvres, anxieux pour leur avenir ici-bas et réconfortés par l'idée d'une autre vie plus vive que la présente, où la mort serait vaincue, où les lendemains ne seraient plus hypothétiques et hypothéqués, où l'amour et le bonheur auraient leur place, que ces gens-là soient conduits à admirer des hommes comme Oritsejafor, Bethio Thioune et tous ces autres charlatans, me donne envie de vomir. S'il y a une Force là haut qui se mêle des histoires humaines, choisit ses préférés et damne les proscrits, et si j'ai encore un peu de crédit auprès de cette Force, j'ai une petite idée de ce qui devrait arriver au Jet d'Oritsejafor. On verra bientôt qui sera entendu?

 

PS : Ayo Oritsejafor est revenu cette après-mlidi sur le controverse, dans une interview accordée au "Vanguard". On y apprend entre autres qu'il appelle son épouse "maman", que 99% des habitués du culte "ont un job", que Saint Paul était "avocat de profession" (j'en ris encore), qu'Oritsejafor lui-même a financé les études universitaires de plus de "100 personnes" et organise tous les "26 décembre" une journée de "réduction de la pauvreté" durant laquelle des vélos et des machines à coudre sont distribuées (apparemment, ni lui ni les "journalistes" l'interviewant ne se rendent compte que cela prouve bien qu'il est plutôt blindé, financièrement parlant) Et le jet privé, c'est parce que, vraiment, vraiment l'Agenda du Pasteur est très chargé : il a dû attendre cinq heures à Jakarta pour une conférence de deux heures!

Camarade Soum, artiste

"Et puis vers la fin
Allez-vous gouverner des ossements?
'vive la République" sous dix cadavres
l'Assemblée Nationale au cimetière
Plus d'opposition -[ça c'est bon]
Il n'y aura plus de marches
Prenez tout 
Prenez tout
Gardez tout
Gardez tout
Allez-y volez tout
Au nom de la démocratie
Tuez-nous donc Messieurs,
Puisque c'est votre métier"
Soum Bill, 'République de Présidents"
 
En Côte d’Ivoire les artistes sont au pouvoir. Ou plutôt : il y a les artistes du pouvoir et ceux de l’opposition. Ceux qui applaudirent la rébellion, puis Alassane Ouattara et ceux qui soutinrent Laurent Gbagbo. Musiciens, chanteurs, écrivains – toute velléité artistique oubliée – se rangèrent dans des cases politiques, par conviction, affinité ou clientélisme. Tiken Jah Fakoli d’un côté, Gadji Celi de l’autre; Maurice Bandaman devenu ministre, Bernard Dadié momie déconsidérée.

Et l’on s’étonne que cette décennie ait été la moins créative de l’histoire de ce pays. Oh, ce n'est pas tant qu’ils n’aient « créé » de nouveaux « concepts ». Sagacité, Décaler-couper, Boboraba et autres ont remplacé le Zouglou (si riche, si jeune), le Zoblazo (si puissant, si physique) ou le Mapouka (si sensuel). Des mouvements de gymnastique sont présentés comme nouveaux « pas de danse » : "senvollement, senvollement, petit-vélo, petit-vélo". Borborygmes et onomatopées ont remplacé les paroles : "zoing zoing, grougroulougou, Tchoin, tchoin, tchoin" et j'en passe.

D'ailleurs, à quoi bon s’intéresser au "style" quand il suffit de gueuler « la grippe aviaire est vaincue en Côte d’Ivoire », trois cent fois d’affilée pour faire un tube ? Pourquoi s’échiner à composer une mélodie si un bon synthé suffit à faire d’une nullité comme « Douk Saga » un « artiste ». Quand je pense que des convois entiers de jeunes ivoiriens ont suivi le cercueil de ce moins-que-rien…

Il y avait encore, dans les années 90, des chansons ivoiriennes dont les paroles étaient en Ebrié, en Baoulé, en Dioula, en Bété ou d'autres langues locales. Désormais, tout le monde prétend chanter en "lingala" : "Episangana, Eh bissé maman hein" — je défie quiconque de trouver une traduction à de telles âneries. Autre signe des temps, si on trouva longtemps des groupes tels que "Poussins chocs", "Espoir 2000", "Les salopards", "Les garagistes", tout artiste ivoirien se doit dorénavant d'avoir un pseudonyme qui dise "egomaniaque" en toutes lettres : "DJ Arafat très très fort", "Roland le binguiste", "Tiesco le Sultan", "Erickson le Zoulou" …

Dans le domaine purement "littéraire" Venance Konan est désormais considéré comme un écrivain… Je veux bien! Même si je crois que victime d’un AVC, ivre-mort, la main gauche plâtrée, mon corps ligoté à un trampoline, j'écrirais malgré tout, mieux que lui. Isaïe Biton Coulibaly, continue de vendre ses bouquins comme des petits pains – j'ai renoncé à trouver une "explication" à son succès. On a les lecteurs qu'on mérite.

Hormis les plus anciens (Meiway et Alpha Blondy, essentiellement), seuls « Magic System » et… Soum Bill ont échappé à l’abrutissement général. Les premiers ont fini par avoir ce qu’ils méritaient : devenir des caricatures d'Africains en France (et des alliés objectifs de la Droite nationaliste), pensez aux titres de leurs albums : Cessa kié la vérité (2005) · Ki dit mié (2007) · Toutè Kalé (2011)

Soum Bill seul, loin devant, continue d’écrire des chansons d’amour, d’humour et d’humeur, qui n’ont pas leur pareil. Pensez à la simplicité poignante, désabusée de "L'ingrat que je suis" dans l'album "Zambakro" : "On voit des images partout/ à la télé, dans les journaux/ 'Des bandits tués'/ On veut nettoyer ce qu'on a versé/ Ces bandits…/ C'est tout ce que le système a fait de meilleur". Et ceci au plus fort du régime Guéï, le "châtieur châtié", quand les autres appelaient à l'apaisement. Sur le même album, l'équilibre, la souplesse, la puissance que sa voix atteint dans "le changement" est un joyau unique, parfait, épuré – on dirait du Ismaël Lô. L'ironie aussi, dans "Unité" : "Quand tu pars à l'hôpital/ Le docteur te dit 'repose en paix'"
 
Artiste. Il n’y a rien à jeter, que ce soit dans Zambakro, Terre des hommes ou Que la Lumière Soit ! De petites merveilles d’homme blessé et en colère, exilé volontaire au plus profond de lui-même.

Une heure dans la vie de Jean Ping***

Jean Ping me reçoit dans cette suite du Pullman qui est son quartier général parisien. Pourquoi pas la résidence de l’ambassadeur ? Léger sourire en coin : « plus maintenant. » Comprendre « Ce serait déplacé, après mon passage à l’Union Africaine » Je doute que l’ancien cacique du Boulevard du Bord de Mer, à Libreville, ait jamais préféré les auspices de l’ambassade aux hôtels parisiens. Je laisse passer. Trop tôt pour engager les hostilités. Grâce au réseau des anciens de Sciences Po, j’ai pu décrocher une heure avec l’ancien président de la Commission de l'Union Africaine. Il faudrait être fou pour la gaspiller en salamalecs. Allons au cœur du problème.
 
Quel bilan dresse-t-il de son action à la tête de l’UA. Il botte en touche. Ce sera aux autres de faire le bilan de son action. Ce qu’il sait « en tout cas », c’est que grâce à lui, la légitimité de la Commission est fermement établie – ce qui n’était « pas gagné d’avance et n’est pas le cas d’autres institutions de l’Union ». Je lui rappelle que ces « institutions en panne », comme il dit, étaient censées consolider les pouvoirs juridiques de l’Union. Autre sourire. Jean a appris, jusqu’à l’usure les codes des communicants américains. Devant une question ou un interlocuteur difficile, souriez et répondez à votre guise. Qu’importe, il a l’air moins tendu qu’avant. Je me souviens du visage fermé, sévère de l’ancien diplomate (il réprimandera à plusieurs reprises mon utilisation de ce terme : « pas ancien diplomate ! Non, alors pas du tout ! Je suis encore en fonction » Auprès de qui ? Il ne le dira jamais. N’est-il pas davantage « en représentation plutôt qu’en fonction» ? Aucun sourire…) durant la crise postélectorale en Côte d’Ivoire ; et cette artère palpitante qui ne quittait pas son front, au plus fort de la bataille contre Dhlamini-Zuma. Pense-t-il qu’elle fera un bon leader ? Il me renvoie au discours de « concession » rédigé après l'élection. A-t-il pardonné l’affreuse pique de Jacob Zuma plaidant pour un candidat ayant « d’avantage d’envergure » à la tête de l’UA. Pas un mot de plus. Loyal. Il se contente de me rappeler qu’elle non plus, ne souhaite pas l’extradition d’El-Béchir. Certaines choses ne changent pas à Addis-Abeba.
 
Son staff lui a fait une note sur Terangaweb… «Pas terrible!» La note ou le Think-tank ? Conciliant « la note ! Evidemment » sourire. L’entretien sera constamment interrompu par divers personnages, plus ou moins jeunes et pressés : un jeune homme, plutôt mince, lunettes à rayure, oreillette Bluetooth vissée à l’oreille droite, des airs de conspirateur  en manque d’ennemis, "Jean-Pierre, mon neveu" ; une femme, trente-trente-cinq, veston beige, Jupe bleu nuit, rouge à lèvres léger, yeux très clairs, pénétrants – « Michèle » me dira-t-il suivant mon regard, « ma chargée de communication. C’est elle que vous avez eu au téléphone ! ». Je baisse les yeux. Reprenons.
 
Cet homme, installé depuis trente ans au cœur de la diplomatie africaine, reste difficile à cerner. Aimait-il vraiment son bienfaiteur, son beau-père de facto (il a eu deux enfants avec Pascaline Bongo, fille de Vous-Savez-Qui) ? Quelles relations entretient-il avec Ali Ben ? Les rumeurs persistantes sur une guerre de succession, entre ces deux hommes ambitieux, alors que la dépouille du Patriarche était encore tiède ? Ragots ! Rien que des ragots. Il a toujours été loyal au Président ! Lequel ? Autre rictus.
 
Revenons en eaux moins troubles. Se considère-t-il comme libéral ? L’auteur d’une thèse de doctorat intitulée « quelques facteurs externes du freinage de la croissance et du blocage du développement : le cas du Gabon » et du très plat « Mondialisation, paix, démocratie et développement en Afrique : l'expérience gabonaise », est aussi l’homme qui ouvrit le plus l’économie gabonaise au commerce international. La solution du développement se trouverait-elle dans l’échange ? « Absolument ! » Et il se lance dans une longue diatribe sur les freins au commerce régional en Afrique. Les 153 frontières à franchir. Le manque d’infrastructures routières. Ce sujet semble le passionner. S’imagine-t-il jouer un rôle au sein des exécutifs régionaux d’Afrique centrale ? « Quelle régression ! » souffle-t-il. Au sein de la BAD, alors ? Moue dédaigneuse. La voix rocailleuse se fait soudain plus sèche : l’Afrique centrale a eu son tour. La référence à Donald Kaberuka, le rwandais à la tête de la BAD est acide. Ping y avait vu un autre coup de la diplomatie-canon de Kagamé. Ces deux-là se haïssent.
 
La trajectoire de ce métis était-elle tracée d’avance ? Fils de l’Ogooué et du Wenzhou, villes-régions portuaires, bons augures, Jean voyagera, beaucoup. A Wenzhou, la région d’origine de son père, il retrouvera même sa tante de 90 ans, incrédule, à moitié sourde. Et il sera fêté comme un héros. Quel souvenir en garde-t-il ? Cet homme sévère s’attendrit, hésite un instant puis lâche : « poignant ».  C’est l’adjectif le plus chaud que l’ancien diplomate aura utilisé durant notre entretien. Il abandonne, je peux garder « ancien diplomate » si j’y tiens. Un dernier mot ? « Pourquoi ‘l’Afrique des Idées’ ?» Parce que le discours général sur l’Afrique manque d’idées. De bonnes en tout cas ! N'est-ce pas prétentieux… ? Si même Jean Ping vous trouve « prétentieux ». Je promets de transmettre le message à Simel et Leroueil.
 
*** Interview fictive évidemment.

Gosse de Saint-Louis

Il arrive souvent qu’en fin de semaine, aux alentours de quatre heures du matin, le vin et la conversation envoutent et rendent trivial le sacrifice de l’aube. Être étudiant en Europe, en ce début de siècle, implique d’accepter ce genre d’arbitrage. Ce dont on ne nous avertit pas, c’est que bientôt, nous devrions sacrifier bien plus que l’aube.  

J’ai observé de loin, la semaine dernière, les préparatifs de la Tabaski, le grand sunnisme sénégalais se préparant à célébrer une autre de ces barbaries du monothéisme[1] : l’Aid El-Kebir (la « Tabaski », en Afrique de l’Ouest) vient commémorer le choix fait par Abraham d’égorger son propre fils, pour satisfaire aux ordres de Celui-Qui-Est – le stérile débat entre athées et croyants, tient ici, au fait que selon les seconds, le plus important est qu’une intervention divine ait empêché l’assassinat, là où les premiers ne voient que la soumission au totalitarisme.

Vivre en Europe (et penser s’installer définitivement en France – enfin, tant que l’administration publique le permet) implique de renoncer à ces extraordinaires moments de tendresse et de générosité qui précèdent le « grand pardon ». Durant toute mon adolescence, je savais qu’à cette période précise de l’année, des mains se tendraient vers moi et que de toutes les lèvres s’élèveraient ce cri, cette prière païenne, non sanctionnée par le Coran. Je savais qu’une main d’homme et qu’un sourire d’enfant m’attendraient à l’ouverture du réfectoire. Et que cette formule magnifique, terrible, m’accueillerait : « Balma Akh » (pardonne-moi !) Il fallait y répondre : « je vous pardonne ! Que le ciel nous soit miséricordieux ». Et nous autres, nous les « gniacks », les ‘étrangers’, nous savions que rite ou pas rite, c’était l’expression d’une profonde repentance, une confession sans prêtre, une repentance sans commissaire politique. Rien ne me paraît plus suspect que l'attribution de qualificatifs globaux à une nation, un peuple ou une communauté particulière. Derrière le "génie" du peuple français, il y a la torture en Algérie. America is Beautiful, mais pas à Guantanamo. Mais plus que la "Teranga" (fluctuante), la gastronomie (lourde) et la musique (très lourde), ce qui caractérise le Sénégal que j'ai connu, c'est cette décence. Cette increvable décence.

J’ai vécu la semaine dernière, dans une sorte de bulle, malheureux et anxieux, comme un enfant abandonné. Le fait est que, je suis resté un gosse de Saint-Louis. Quand le jour se lève, à Paris, Rio ou même Abidjan, et que les premiers coups du froid me réveillent, je sais ce qui me manque : l’appel du muezzin.





[1] La rapidité avec laquelle les épisodes les plus barbares du monothéisme (et il y en a une chiée) deviennent des moments de célébration, m’a toujours surpris : Yom Hakippourim (Yom Kippour) est basé sur la mort des fils d’Aaron (choisi comme porte-parole parce que son frère Moïse était bègue – on n’essaie pas impunément de se convertir au judaïsme), la trahison de la Loi par le peuple hébreu, et l’instauration du rituel du bouc-émissaire. La merveilleuse Pâques chrétienne suit l’épouvantablement violente passion du Christ.

Faire de l’égalité des Droits une réalité

L’égalité des droits, qu’elle soit formelle ou réelle (pratique) est un des derniers territoires incomplètement défrichés d’Afrique subsaharienne. L’indécente question reste la même, fluctuante et interchangeable, depuis le temps des abolitionnistes : « L’Afrique peut-elle se permettre… ? » De profondes réticences politiques subsistent cependant au sujet de l’urgence et la faisabilité, mettons, d’accorder aux femmes africaines un accès à la propriété et une liberté dans l’exercice d’activités commerciales égaux à ceux dont bénéficient les hommes, un contrôle sur leur cycle de reproduction, un égal accès aux fonctions représentatives, à l’éducation et au marché du travail ; ou d’adopter une approche plus ouverte et inclusive du droit de la nationalité qui prenne en compte la diversité des populations vivant sur les territoires nationaux ; ou enfin d’étendre la couverture de l’état de droit, aussi perfectible soit-elle, aux minorités religieuses, ethniques ou nationales.

Ces questions sont rarement abordées de façon aussi franche. Elles ne le sont qu’incidemment, au détour d’une défense des « traditions africaines » et de la nécessaire prise en compte « du contexte de l’Afrique aujourd’hui ». Dans le cas des minorités d’Afrique subsaharienne, la réflexion débouche le plus souvent sur de byzantins développements autour de l’inexistence de « minorités en Afrique », ou – ce qui revient au même – de l’absence de « majorités » proprement dite, dans la plupart des pays du sous-continent. Sur la notion de minorités en Afrique, on peut débattre sans fin. Le fait est qu’elles existent et n’ont pas attendu la conclusion des synodes censés les « définir » avant de prendre en armes leur propre destin. Les conflits qui ont bouleversé l’Afrique, de la Casamance au Biafra, de l’Ogaden au Darfour, du Kivu à l’Ituri, tous plus ou moins directement liés aux griefs ou velléités sécessionnistes de minorités ethniques ou nationales, montrent à quels points ces débats sont dépassés avant même d'être conclus.

Il suffit également de se souvenir que c’est à la suite du génocide rwandais que, pour la première fois dans le droit international, les violences sexuelles et le viol ont été reconnus comme crimes de guerre, pour que toute invocation de la soi-disant « protection » apportée aux femmes par les « traditions africaines », paraisse dilatoire. Autre exemple : des décennies durant, les législateurs ivoiriens ont négligé les discriminations relatives à la nationalité, aux libertés individuelles et au droit de propriété dont se plaignait une part non-négligeable de la population. Ils se sont permis ce luxe, jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus se le permettre. Une réforme du droit de la nationalité et du code de propriété foncière aurait évité à ce pays de subir la perte de plusieurs dizaines de milliers de ses habitants, d’une décennie de croissance, la partition du territoire nationale et une « brutalisation » de la population dont les conséquences à moyen terme sont aujourd’hui difficile à évaluer. Qui prétendra que la recherche de solutions vers l’égalité des droits eût été un luxe ?

Et qu’on ne s’y méprenne pas la prudence ou la dissolution du débat en considérations sociologiques ne concerne pas toutes les libertés, ni tous les droits. La liberté de culte, par exemple, est pédantesquement protégée dans un grand nombre de pays africains, sans que son urgence ou sa compatibilité avec les « traditions locales» ne soient évoquées. Ainsi, au Cameroun une femme mariée peut adhérer successivement à l'Église de Jésus Christ des Saints Derniers Jours (église mormone, inventée en Amérique et fermée aux Afro-Américains jusqu’en 1978), au culte Vaudou importé du Bénin, ou aux plus récentes excroissances de la mouvance Mouride née au Sénégal ; suivre pieusement les multiples interdits de ces croyances, aussi contradictoires soient-ils, sans avoir à recueillir l’aval de qui que ce soit, ni craindre les foudres de la Loi. En revanche, que cette même femme crée une entreprise sans l’autorisation de son époux, et ce dernier, aux termes de l’article 7 du Code du Commerce, peut obtenir l’interdiction de cette activité par « notification de son opposition au greffier du tribunal du commerce ». 

Les cours de justices ougandaises ont, quant à elles, le temps et les moyens de juger les pratiques sexuelles « contre-nature » d’adultes consentants . Mais, cette passion du droit disparaît soudain lorsqu’il s’agit de lutter contre les violences conjugales et les mariages forcés, dans un pays où 68% des femmes mariées disent avoir été victimes d’actes de violence infligés par leur partenaire. Et la liste continue ainsi. Derrière tout déni de justice se cache un excès de justice.

Étant donné que les principales guerres civiles qu’a connues l’Afrique subsaharienne sont liées, d’une façon ou d’une autre, au statut des minorités nationales ou ethniques et que les principales victimes de ces conflits ont été les femmes et les enfants, œuvrer à l’instauration d’une réelle égalité de droits en Afrique serait une étape essentielle dans la prévention des conflits en Afrique subsaharienne. L’égalité de droits en Afrique n’est pas un luxe, mais une urgence. Il n’est plus question de savoir si l’Afrique « peut se permettre » de viser l’égalité. La vraie interrogation est la suivante : pendant combien de temps pourra-t-elle se permettre de l’éviter ? 

Joel Té-Lessia


Les enfants d’Ibrahim Mo

Pour la troisième fois en six ans, la Fondation Mo Ibrahim n’a pas trouvé d’ex-chefs d’Etat ou de Gouvernement africains, dignes de recevoir l'« Ibrahim Prize for Achievement in African Leadership»… Déjà promettre des ambassades, des postes de sénateur à vie, ou même l’immunité  à des chefs d’Etat pour qu’ils acceptent de partir sans faire d’esclandre, c'est pathétique… Mais promettre 5 millions de dollars sur dix ans puis 200.000 dollars par an pour le restant de leur vie à des chefs d’Etat encore en place pour les convaincre de rester des démocrates ET se barrer sans scandale, je ne vous dis pas…
 
Et qu’on ne me ressorte pas le creux « mais le Prix Nobel aussi vient avec de l’argent. » N’importe quoi! Le Prix « Mo Ibrahim » est décerné :
  1. chaque année; à
  2. un ancien chef d’état Africain
  3. ayant quitté le pouvoir au cours des trois années précédentes.
  4. En plus, il faut que le lauréat soit arrivé au pouvoir par des voies constitutionnelles,
  5. qu'il n’y soit resté que durant les mandats prévus par la constitution, et
  6. qu'il ait eu un « leadership d’excellence » – seuls Ibrahim, Mary Robinson et le reste du comité de sélection [1]savent exactement ce que ça peut bien vouloir dire).

Voilà qui restreint le champ de candidats et garantit la récurrence d’années blanches.


Aussi, depuis l’introduction du prix, ont été récompensés : Joaquim Chissano du Mozambique (2007), Festus Mogae du Botswana (2008) et  Pedro Rodrigues Pires du Cap-Vert (2011). Et comme il n'y avait plus personne, la Fondation a remis des prix honorifiques à…Desmond Tutu et Nelson Mandela qui ont dû se sentir "honorés" – vous pensez bien, après le Nobel de la Paix, le Prix Mo Ibrahim évidemment! Ah, j’allais oublier, la Fondation publie également un classement de la bonne gouvernance. Vous n’allez pas me croire, on retrouve évidemment les pays que n'importe quel illuminé aurait prédit : les Îles Maurice, le Cap Vert, le Botswana,  l’Afrique du Sud, La Namibie, le Ghana, etc. Bref, le classement Doing Business de la Banque Mondiale sans l’Ethiopie et le Rwanda.
 
On connaît l’argument de la Fondation : il s’agit moins d’une récompense que d’une reconnaissance. Sauf que sans l’argent qui s’intéresse à la Fondation Mo Ibrahim ? Vous voyez QUI refuser ce prix, par principe? Vous voyez quelle polémique éclater à cause d'un lauréat controversé?
 
Le problème avec le Prix Mo Ibrahim ce n’est pas tant son inutilité que son cynisme. Mo Ibrahim a réussi dans les affaires. Mo Ibrahim a de l’argent. Mo Ibrahim aime l’Afrique. Mo Ibrahim a réfléchi aux problèmes du continent, à la longevité au pouvoir des leaders Africains et il s’est dit : "bon sang, donnez-leur du fric et ils s’en iront…" Donc Mo Ibrahim a créé la Fondation et le Prix, et les bourses d’études « Mo Ibrahim » – pour ne pas qu’on oublie d’où ça vient, et pour ne pas qu’on le soupçonne du moindre accès de modestie[2].  Ce qui est insultant, c’est le montant de la récompense, quitte à payer les leaders africains pour qu’ils se conduisent bien, autant y mettre la forme et les fonds.  J’ai fait le calcul : si on considère qu’un chef d’Etat en Afrique subsaharienne ne quitte pas le pouvoir avant ses 60 ans, et si on lui donne allez 15 ans d’espérance de vie, la rente « à vie » versée par la Fondation Mo Ibrahim vaut… 6 millions de dollars. Vous voyez Compaoré quitter le pouvoir pour ce montant ? Ce qui est pernicieux dans le raisonnement de Mo Ibrahim c’est que si tout le monde considère que la démocratie a une valeur, Ibrahim pense qu’elle a un prix : 6 millions de dollars.



[2] Dans le domaine, le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’est pas seul : Bill&Melinda Gates, Soros et bien d’autres ont ouvert la voie. Alfred Nobel a eu lui, la modestie, de doter le prix éponyme par testament…

La CEDEAO au Mali : mensonges et tremblements

Evoquant son métier de critique littéraire, le journaliste et écrivain français Patrick Besson eut cette formule à la fois géniale et scandaleuse : « quand je lis la presse littéraire, j'ai l'impression d'être le curé d'une église dans laquelle un tas d'idiots viendraient manger des chips. » A un degré forcément inférieur, je retrouve, ah… le même agacement, un étonnement de nature semblable : quand je lis des articles traitant de l’Afrique contemporaine, j’ai l’impression d’être le seul mec avec du popcorn dans un cinéma où une bande d'illuminés viendrait prier.
 
Prenez cette affaire malienne, par exemple. Un an qu’on présente cette crise comme une calamité qui se serait abattue sur une démocratie exemplaire, pacifique et désarmée. C’en est devenu presqu’un nouveau catéchisme. Tout est faux, évidemment, dans cette démonstration. Les populations maliennes, au plus dur de la crise, ont purement et simplement abandonné tout instinct démocratique et applaudi l’instauration d’une dictature militaire. L’armée malienne, sous-formée mais plus ou moins bien dotée n’a pas attendu la rébellion pour céder à la trahison et à l’argent. La classe politique malienne, quant à elle, s’avère incapable de soutenir le gouvernement de transition, tout comme elle s’était révélée incapable de soutenir le régime démocratiquement élu d’Amadou Toumani Touré. En cinquante ans, les institutions politiques maliennes ont échoué à apporter le quart d'un début de réponse cohérente aux très anciennes revendications des Touaregs.
 
Et encore, les troupes de la CEDEAO qui doivent intervenir pour (il est interdit de rire) "rétablir la démocratie", seront composées essentiellement de soldats n’ayant jamais obéi à un commandement civil. Si un consensus existe aujourd’hui sur la nécessité d’intervenir, personne n’a aucune idée du moment à partir duquel la mission sera considérée comme « accomplie. » Personne n’arrive à expliquer comment la Mauritanie et le Niger sont arrivés à assurer la sécurité de leur territoire quand les forces armées maliennes n’y songeaient même plus et imploraient les Américains d'installer le siège de l'Africom dans le sahel malien. Personne ne sait exactement à quoi joue Blaise Compaoré qui aura soutenu aussi bien Toumani Touré que les putschistes, autant que l’intervention de la CEDEAO. Personne ne fait confiance au parlement malien, encore moins au gouvernement. Personne ne reconnaît la moindre espèce d’autorité à Cheikh Modibo Diarra, premier ministre fantoche. Personne ne veut penser aux réactions des populations de la CEDEAO lorsque les premiers cercueils reviendront de Gao. Personne ne sait comment réagiront les populations maliennes quand les premières victimes collatérales rempliront les fosses communes. Personne ne sait qui dirige les nombreuses milices qui poussent comme champignon dans le centre du pays.

 De l'autre côté, tout le monde sait que la question Touareg devra être réglée – de préférence sans exterminer tous les Touaregs. Tout le monde sait qu’il faudra négocier, c'est-à-dire accorder une espèce d’autonomie territoriale au MNLA. Le plus probable est un scénario à la Kurde, avec une nouvelle constitution malienne qui reconnaisse la spécificité de l’Azawad et laisse aux Touaregs le contrôle de la sécurité, de l’éducation et de la culture sur plus ou moins un tiers du territoire – avec une administration locale aux couleurs locales et un certain pouvoir administratif. Tout le monde sait que l’armée malienne devra combattre aux côtés du MNLA. Et tout le monde sait que des agents secrets (mettons formateurs militaires pour faire plaisir au souverainistes) des pays de l’OTAN devront être sur le terrain. De la même façon, tout le monde sait qu’il faudra trouver une ambassade au capitaine Sanogo. Ah et tout le monde sait que c’est parti pour cinq ans, au moins – parce que des forces de maintien de l’ordre devront rester sur place.

Dans l’espèce d’impatience et l’excitation qui entourent le premier vote du conseil de sécurité de l’ONU exigeant de la CEDEAO, un plan détaillé d’intervention, on retrouve la même irrationalité qui avait suivi la profanation des monuments funéraires de Tombouctou. Des soldats ghanéens, ivoiriens, burkinabés et sénégalais seront expédiés dans un territoire inconnu et hostile, affronter des combattants qui n’ont aucunement agressé leur propre pays, au sein d’une population pas particulièrement amène ni attachée à la démocratie – dans le cas des Ivoiriens, ils devront coopérer avec l’armée malienne qui il y a dix ans formait ceux qui bientôt allaient mettre la Côte d’Ivoire à feu et à sang. J’insiste sur ce point depuis quelques semaines maintenant, parce que c’est essentiel : toute intervention militaire au Mali se fera moitié par altruisme, moitié parce que quand la barbe de ton voisin brûle… ; ce n’est nullement un renvoi d’ascenseur, quite the contrary.

Qu'on le reconnaisse simplement, il est hors de question que les forces de la CEDEAO interviennent dans le sahel malien pour restaurer l'instable et irresponsable statu-quo de 2011. Il faut bien évidemment bouter Ansar El Dine hors d'Afrique Occidentale. Mais ce n'est là que le début. Il faudra ensuite reconstruire la démocratie malienne. Et cela risque de prendre plus de temps, coûter plus cher, causer plus de pertes civiles et exiger un soutien sans faille des populations et des instances politiques maliennes. Soutien qu'il serait fou d'imaginer gagné d'avance.

Joël Té-Léssia

Touche pas à mon passeport !

Revue de « La nationalité en Afrique » de Bronwen Manby, – Open Society Foundations et Khartala 2011

The essence of tyranny is not iron law. It is capricious law.”
Christopher Hitchens, I fought the law, Vanity Fair, Février 2004
 
Comme la santé, la mémoire (et un organe masculin très précis), la nationalité est l’un de ces attributs dont on ne saisit l’importance que lorsqu’ils nous font défaut. Et autant je tiens à ma mémoire, à ma santé (et peut-être encore plus au seul joujou à ne pas mettre dans la bouche d’un enfant), je n’ai jamais accordé beaucoup d’importance à ma nationalité[1].
 

Quoi qu'il en soit, j'ai passé l’essentiel des deux dernières semaines – dans le cadre d'un projet de TW – immergé dans des bouquins et articles plus ou moins illisibles[2] sur la situation des minorités en Afrique. L’essai de Bronwen Manby, « La nationalité en Afrique », publié en 2011 par Open Society Foundations et Karthala est le plus brillant du lot – et paradoxalement, le plus difficile à lire : on est plus d'une fois pris à la gorge par la franche grossièreté des procédés et l'increvable stupidité des fins auxquelles sont soumis les codes de nationalité, en Afrique subsaharienne, tels qu'ils apparaissent dans cette passionnante étude.

 
Discriminations et no-man’s-land juridiques
 

Avec une patiente et une érudition irréprochables, l’auteur, vétérane de la défense des droits de l’homme, expose les singularités du droit de la nationalité en Afrique subsaharienne et sa politisation, les discriminations qui en découlent, les exclusions savamment construites et introduites parfois à l'intérieur même dans les textes constitutionnels. Aucun pays n’y échappe. Aucune discrimination n’en réchappe.

 
Qu’il s’agisse de celles basées sur des critères raciaux comme en Sierra Leone et au Libéria où ne peuvent être "citoyens d'origine" que les seules personnes « d’ascendance noire » ; linguistiques comme au Ghana ou au Botswana où la connaissance d’une des langues locales est un préalable à la naturalisation ; socio-ethniques comme en RDC ou en Ouganda, où « la nationalité d’origine est réservée aux personnes membres d’une ‘communauté autochtone’ présente dans le pays au moment de l’indépendance » ; ou religieuses comme dans certains pays du Maghreb et à Madagascar où les vingt mille membres de la communauté Kanara (d’origine indo-pakistanaise) vivent dans un no-man ’s-land juridique, citoyens d’aucun pays, interdits de titres de voyages.
 
Mais les inégalités de droit les plus constantes (documentées dans cet ouvrage avec la précision maniaque du paléoanthropologue) restent celles entre hommes et femmes notamment les difficultés qu'ont ces dernières à transmettre directement leur nationalité à leurs enfants – accentuant ainsi  leur dépendance au milieu familial d'origine, et/ou leur subordination à leurs conjoints. Si au lendemain des Indépendances, la règle était claire – la nationalité se transmet par le père – le renouveau féministe des années 90 a changé la donne et le Droit s’est fait plus subtil. Page après page, Manby décortique les subterfuges légaux mis en place pour cimenter cette inégalité : constitution « démentie » par la loi, loi ignorée dans la pratique, arbitraire des agents de l'état (juridiquement encouragé) , etc.
 
Les leaders nationaux les « étrangers » d’Afrique
 
La meilleure partie de l’ouvrage est celle consacrée à la "déchéance de la nationalité et à l’expulsion de citoyen". Avec un humour pince-sans-rire, Bronwen Manby expose le cas des leaders nationaux les « étrangers » d’Afrique : chefs d’état, de gouvernement et parti et de syndicats devenus « étrangers »par le hasard d’une alternance politique. Les cas les plus aberrants sont connus, mais leur juxtaposition dans l’ouvrage accentue encore leur absurdité :
  • Alassane Ouattara, ancien gouverneur de la BCEAO (poste réservé traditionnellement à un ivoirien), ancien premier ministre, né en Côte d’Ivoire d’une mère ivoirienne, aujourd’hui Président de la République, est poursuivi depuis vingt ans par la légende noire de sa non-ivoirité (quel mot !) On retrouve encore, ici, et , l’affreuse formule « Mossi-Dramane » utilisée par des « démocrates » et des «patriotes », insistant sur la – dirions-nous « burkinabéité » ou « Mossisitude » ? – de Ouattara. L’opposition au régime d’Alassane Ouattara et Soro Guillaume est aujourd’hui paralysée par l’intransigeance de ceux qui contestent au premier le droit d’occuper la magistrature suprême en terre d’éburnie, du fait de sa nationalité[3].

  • En 1999, Kenneth Kaunda, leader de l’indépendance, premier président de la Zambie fut déclaré non-citoyen du pays qu’il avait dirigé de 1963 à 1991[4]. Il fallut un arrêt de la Cour Suprême pour mettre un terme à cette vendetta menée par le nouveau pouvoir contre un opposant politique. Soit dit en passant, cette même année, la justice ivoirienne déclarait invalide le certificat de nationalité présenté par Alassane Ouattara.

  • John Modise, leader et fondateur du Botswana National Front (1978), plongé durant vingt ans, dans un no-man’s land juridique, où ni le Botswana (son pays de résidence), ni l’Afrique du Sud (son pays « d’origine supposée ») ne le reconnaissent comme citoyen.

  • Ou encore, Jan Sithole, leader de la Fédération des Syndicats du Swaziland (1985-2009) dont le passeport fut confisqué par les autorités policières et qui fut informé, soudainement, en 1995 de son statut d’étranger et de sa nationalité mozambicaine.

 
Il est facile de mépriser la protection accordée par la nationalité. "La nationalité en Afrique" de Bronwen Manby montre les dangers de ce désengagement! Trop souvent, en Afrique, les critères d’appartenance à la communauté nationale, sont définis par cette espèce particulièrement intransigeante d’apparatchiks et d’idéologues : les « nationalistes ». Il est temps de réclamer l’égalité et  – dans le cas du droit de la nationalité – proclamer simplement, clairement, puissamment : touche pas à mon passeport!
 

Joël Té-Léssia

La Nationalité en Afrique de Bronwen Manby est disponible à la vente en ligne ici et


[2] Je crois que je ne pardonnerai jamais à la direction de Terangaweb de m'avoir obligé à lire des saloperies telles que "Le droit des minorités aurait eu une mobilisation heureuse si la dialectique déjà évoquée comme corrélat de la complexité n'aurait pas été celle figée en thèse académique telle que l'ont présentée les disciples de Platon, d'Aristote et de Hegel" [« Le droit des minorités dans la vacuité de sa positivité » par Jean-Paul SEGIHOBE BIGIRA http://www.dhdi.free.fr/recherches/etudesdiverses/articles/segihobeminorites.pdf ]
[3] L’argument selon lequel le même conseil Constitutionnel, composé des mêmes membres, sous le même mandat, ne peut déclarer successivement vainqueurs, les deux candidats présents au second tour de l’élection présidentielle – ceci d’autant plus que selon l’article 98 de la constitution, les décisions du Conseil Constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours et s’imposent à toutes les autorités, y compris le… Conseil Constitutionnel –  est apparemment trop subtil pour exciter les foules.

Les mots du pays

Home is where one starts from
T. S. Eliot    East Coker V, Four Quartets
 
Des années durant, rentrer à Abidjan signifia retrouver un pays qui momentanément avait cessé d'être le mien, une famille qui s'était agrandie sans moi et surtout – plus douloureux que le reste – retrouver une langue qui n'était plus tout à fait la mienne – léger dépaysement en terre natale.
 
 
Vu de l'extérieur, le parler des Ivoiriens est une forteresse. Il n'y a pas de policiers en Côte d'Ivoire, mais des Yous. Pas de militaires mais des monos. Pas de palabres, mais des "draps" ; Y a pas draps, Y a Fohi. Je pouvais tranquillement abandonner la prononciation des "r", des "déterminants"; abandonner le subjonctif et l'imparfait du conditionnel. Des raccourcis tels que "c'est par rapport à par rapport" seraient compris dans la seconde, par des gens qui parlaient comme moi : mes compatriotes, mes compagnons de barricade. L’ancien assaut, lancé des décennies plus tôt, contre la langue du colon restait aussi solide que jamais. Nous avions récupéré la langue de l'administrateur colonial, du coopérant, de l'académicien et de l'instituteur et en avions fait un parler à notre démesure.
 
Peu de choses m'agaçaient autant, à Saint-Louis, que d'entendre les Sénégalais critiquer ou "imiter" cette langue que nous avions mis tant d'années à bâtir. Peu importe ce qu'en disait le Larousse, NOUS savions NOUS qu'il ne s'agissait ni d'un pidgin (quelle horreur), ni d'un dialecte (nous laissions ça au Wolof). C'était une langue impure et compliquée, changeante et franchement irritante. (Les moues condescendantes que je recevais à Abidjan, chaque fois que je devais demander le sens d'une nouvelle expression : "Tu ne sais pas ce que veut dire 'prends mon gbon'? Tu fais quoi chez nous même? – et l'estocade – retourne chez les Nagadefs!")
 
Rentrant de Dakar, j'avais un rituel : me laisser courtiser par les chauffeurs de taxi (le plaisir de s'entendre appeler "mon lieutenant" quand on n'a pas droit à ce titre!), puis me résigner à rejoindre le domicile familial où invariablement mon arrivée était "fêtée" d'un "Ah, tu es arrivé! C'est bien : dis  tu sais comment changer l'ampoule de la cuisine?"ou quelque chose de ce genre – et je rentrais de 10 mois épouvantables dans un internat militaire, j'aurais été kidnappé que la réception n'aurait pas été fondamentalement différente! Et je passerais dix jours à me réhabituer au débit, au rythme et aux mots de mon pays.
 
Aujourd'hui… Je me connecte parfois sur Abidjan.net pour lire les épouvantables nouvelles du pays. L'armée n'est toujours pas sous contrôle. Aucun des griefs censés "justifier" la rébellion de 2002 n'a été adressé – encore moins résolu. La liberté de la presse recule chaque jour davantage. On parle d'envoyer des soldats Ivoiriens combattre au Mali — oui, oui, au Mali, ce pays qui abrita et forma ceux qui en 2002 projetaient de faire un coup d'état en Côte d'Ivoire, mais passons. Des enlèvements. Des exécutions sommaires. De nouvelles attaques contre un commissariat, un poste frontalier, un camp – take your pick. On parle (encore?) d'ennemis intérieurs et d'agents étrangers. Tout ça peut passer.
 
Ce qui me manque le plus, dans cette république bananière qu'est devenue la Côte d'Ivoire, c'est l'inventivité de la langue. En quatre ans, depuis mon dernier passage en 2008, qu'est-ce que j'ai pu rater! Que la violence, l'insécurité et la misère me retiennent de "rentrer chez moi" est grave. Qu'elles m'empêchent de revoir les miens est scandaleux. Qu'elles me privent de ma langue est criminel!