Au nom de la mère…

avortementDes grossesses qui surviennent chaque année en Afrique, 13% (les chiffres les plus récents datent de 2008) aboutissement à un avortement :  soit plus de 6 millions d’interruptions volontaires de grossesses provoquées sur le continent [PDF]. De ces avortements, 3% à peine ont lieu en milieu hospitalisé. Ce n’est pas une coquille, juste 3% et encore, « milieu hospitalisé » ici est un euphémisme de l’OMS pour signaler qu’au moins quelqu'un s'y connaissant se trouvait sur place : un garagiste fan de Grey's Anatomy ne ferait pas l'affaire, mais c'est juste juste…

Le plus souvent, d'ailleurs, il s’agit de sages-femmes sous-qualifiées, débordées et pas particulièrement amènes. Déjà qu’en Occident, le traitement que reçoivent les femmes souhaitant exercer leur droit à l’avortement, en centre hospitalier est parfois très limite – regards condescendants et interrogatoires agressifs, quand ce n’est pas leur équilibre mental même qui est remis en question – il est peu probable que la situation soit meilleure en Afrique subsaharienne.

Je me souviens personnellement de l’incroyable désinvolture et des jugements de valeur que les sages-femmes s’étaient senties le droit d’adopter et d’émettre devant ma propre mère, durant les mois précédant ma perte du statut de benjamin. Je n’ose imaginer ce que doivent affronter les jeunes filles et les femmes de situation plus modestes qui désireraient, elles, avorter… Ou plutôt j’imagine très bien : en Côte d’Ivoire, l’avortement n’est possible que… « pour sauver la vie de la femme ». Elles n'ont juste qu'à convaincre les matrones qu'elles risquent de mourir – ou opter pour la voie clandestine.Et encore, elles ont cette alternative…

Les interruptions volontaires de grossesses ne sont pas autorisées dans quatorze pays d’Afrique subsaharienne et dans toute l’Afrique du Nord (avec la seule exception tunisienne – mais pour combien de temps ? -) Ni le viol, ni la mise en danger de la vie de la mère, ni l’inceste, ni les malformations du fœtus : aucun de ces « motifs » n’ouvre aux femmes sénégalaises, congolaises, gabonaises ou somaliennes, entre autres, le droit à l’avortement. Pire, elles restent passibles de poursuites judiciaires dans la plupart de ces pays. Elles… et les personnes qui leur auraient porté assistance. Le géniteur trouve là une raison de plus de ne pas se mêler "au problème"…

Seuls le Cap-Vert, la Tunisie, l'Afrique du sud (et la Zambie dans une certaine mesure) autorisent les interruptions de grossesses "sur demande" – dans la limite ordinaire de 12 semaines après la procréation. Dans la plupart des autres pays d'Afrique subsaharienne, la question ne fait même pas débat : la légalisation de "l’évacuation volontaire du produit de la conception" (seules des assemblées d'hommes ventripotents et jouisseurs auraient pu inventer un euphémisme aussi sinistre que creux) n'a figuré sur aucune des plateformes politiques, d'aucun des partis politiques majeurs, durant l'ensemble des élections législatives et présidentielles organisées ces deux dernières années sur le continent.

On connaît tous le mensonge utilisé pour justifier cette situation : priorité à la contraception – "l'avortement ne peut pas être une alternative au planning familial". Laissons de côté le fait que ce mensonge est meurtrier (14% des décès maternels – soit 29.000 chaque année – sont "le résultat d'un avortement non-médicalisé", données de l'OMS "). Oublions en passant, le jeu politique scandaleux " mis en place aux Etats-Unis qui, sous les présidences républicaines, interdit le financement d'ONG promouvant la contraception (la "Mexico City Policy"). Ce qui est insupportable ici c'est que le législateur prétend qu'il y a une égalité de fait, au sein du couple, quant au choix des pratiques contraceptives. Le système fonctionne comme si. Comme si toutes les femmes africaines avaient la possibilité d'imposer le coït interrompu ou l'utilisation des préservatifs. Comme si toutes ces méthodes étaient à 100% efficaces. Comme si les femmes africaines perdaient le droit de choisir quand, à quelle fréquence et comment elles (re)deviennent mère, juste parce qu'elles ont atteint l'âge de l'être. Comme s'il n'y avait aucune pression sociale. Comme si donner le pouvoir aux femmes sur leur cycle reproductif n'était pas la solution la plus efficace jamais imaginée pour lutter contre la pauvreté. Comme si les portes du progrès s'arrêtaient au détroit de Gibraltar. Ceci rend d'autant plus scandaleux le fait que la question de la légalisation ne soit même pas posée, encore moins discutée. L'hystérie que l'avortement provoque aux Etats-Unis peut paraître puéril à bien des égards. Au moins, "là-bas", le droit des femmes à disposer de leur corps est au coeur du débat.

Mère, soeur (religieuse) ou putain. Rien d'autre. Ou plutôt si : stérile. Voici résumé tout ce à quoi une femme puisse aspirer dans quatorze pays africains, sans qu'aucun membre des classes politiques au pouvoir n'y trouve rien à redire. Si cette pensée ne vous révolte pas…

Joël Té-Léssia

Tandis qu’ils agonisent… Le tabou sur la santé des chefs d’Etats Africains

 
« Monsieur Njawé, même si le président de la République est malade, vous devez écrire qu’il est en parfaite santé » L’avocat général près de la cour d’appel de la province du Littoral (Cameroun) durant le procès de Pius Njawé, Directeur du quotidien le Messager, en janvier 1998
 
dépouille du président Houphouet Boigny
 
 
L’Afrique subsaharienne ne détient pas, loin s’en faut, le record de dissimulation présidentielle. La Corée du Nord est aujourd’hui « dirigée » par un leader mort depuis 1998, Kim-Il-Sung, « éternel leader ». Difficile de faire mieux. Ou pire. Franklin D. Roosevelt s’échina – c’est le mot – durant deux décennies à cacher au public qu’il était paralysé. La presse française maintint un silence soldatesque sur la santé de Georges Pompidou, alors même que son visage boursoufflé par la cortisone  faisait les gorges chaudes de la presse internationale. François Mitterrand cacha au public son cancer de la prostate, diagnostiqué pourtant au tout début de son premier septennat.

Mais, la frontière est mince, poreuse même entre souffrance physique et équilibre mental. Si l’on peut raisonnablement affirmer que la paralysie de Roosevelt et ne l’empêchait nullement d’assumer ses fonctions, il est impossible d’oublier que son hypertension le priva probablement de la lucidité nécessaire durant les négociations de Yalta. John F. Kennedy, un de ses successeurs, poussa la dissimulation, l’imposture et l’hypocrisie jusqu’aux dernières limites concevables : l’escalade au Vietnam, la crise des missiles de Cuba et le mur de Berlin (rien que ça !) peuvent être directement reliés[i] à ses maladies vénériennes et à l’accumulation de drogues psychotropes que le président américain devait régulièrement absorber pour supporter les douleurs liées à ses multiples maladies.
 
Atta Mills, le célébré, le démocrate, le professeur est mort en juillet dernier, d'une crise cardiaque, conséquence prévisible de son cancer. Il s'était présenté aux primaires de son parti et fut désigné candidat pour les prochaines présidentielles alors qu'il savait pertinemment la gravité de sa maladie. Il est le dernier d'une longue liste de chefs d'Etats Africains ayant sciemment caché la gravité de leurs afflictions à la population (avez-vous remarqué que les hommes politiques africains n'utilisent jamais les si beaux termes que sont "électeurs" et "concitoyens", toujours "peuple", "population", parfois "compatriotes"… tout un symbole) 
 
Le dernier chef d’Etat Africain ayant quitté le pouvoir pour raison de santé est… Bourguiba – « démissionné » par Ben-Ali en 1987. En Afrique subsaharienne, cette obsession du secret autour de l’état de santé des chefs d’états serait risible si elle n’était pas aussi dangereuse et… révélatrice. Voici un sous-continent dont les responsables se portent à merveille… jusqu’au jour de leur mort.

Santé, mensonges et instabilité politique
Le Nigérian Umaru Yar’dua (mort en mai 2010 d’une péricardite aiguë), il apparaît aujourd’hui, a été soutenu par Olesegun Obasandjo, seulement parce que ce dernier conscient de la mauvaise santé de son probable successeur, espérait contourner la limite constitutionnelle de deux mandats présidentiels consécutifs. Le risque d’exposer un pays de 170 millions d’habitants, habitué aux coups d’états militaires, à une crise constitutionnelle et politique, n’avait de toute évidence, aucune importance.
 
Le journaliste Camerounais Pius Njawé fut condamné à 24 mois de prison, en janvier 1998, pour avoir osé s’interroger ouvertement sur l’Etat de santé du président Paul Biya, victime à l’époque d’un… malaise. Victime d’un autre « malaise » en 2006, le président se fendit d’un plaidoyer pro-domo des plus surprenants :
 
« Vous pouvez rassurer les gens autour de vous…C’est pas un malaise cardiaque ou une perforation intestinale ou, je sais pas moi, un ulcère de l’estomac…il faut lier ça aussi à ce qu’on a mangé, ou qu’on mange. Il y a des choses qu’on ne tolère pas. J’ai mangé le ‘’nnam ngon’’ (…) Moi je ne bois que l’eau depuis un mois ou deux, donc on ne peut pas dire que j’ai bu. Mais, le “nnam ngon …ça faisait longtemps. Maintenant ça va. ”
 
Cinq ans avant sa mort, Lassana Conté, président de la Guinée, se portait tellement bien que durant les élections présidentielles de 2003 (remportées avec 95,9% des suffrages exprimés), l’urne dut être déplacée jusqu’à la voiture présidentielle. En 2006, la presse internationale reporte qu’en plus du diabète, il souffre d’une leucémie. Lassana condé est ainsi resté en "bonne santé jusqu'à sa mort en 2008.
 
Omar Bongo alla jusqu’à narguer les journalistes « colportant des rumeurs » sur son état de santé avant lui aussi de s’éteindre brusquement des « suites d’un cancer intestinal ». C'est un mystère médical typiquement africain : la rapidité foudroyante des maladies frappant les chefs d’Etat du sous-continent. Houphouët-Boigny eut beau passer les cinq dernières années de sa vie, à moitié dément, sénile et cancéreux, entre sa résidence à Yamoussokro et un sanatorium en France. Officiellement, son cancer de la prostate ne l’emporta qu’au bout de… « six mois ». Mobutu s’enfuit du Congo en laissant son palais de Gbadolite parsemé de… couches-culottes, le mal qui devait l'emporter, l'avait déjà rendu incontinent.
 
Le tabou et la peur
Je crois à une spécificité subsaharienne dans cette propension à taire les maux dont souffrent ces chefs : la tentation mystique. Derrière les silences d'Houphouët, d'Enyadema, de Mills, de Mobutu, de Conté, de Mwanawasa, de Mutharika, de Yar'adua, de Zelawi ou de Bongo parmi les morts, ou de Wade et Dos Santos, parmi les vivants, il y a quelque chose qui reste en deçà d'une haine de la science moderne (laissons ça à Thabo Mbeki) mais va au-delà de l'obsession du pouvoir : un étrange syncrétisme entre culte de la personnalité et survivances animistes. J'en suis convaincu. Ceci explique peut-être la mansuétude des… "populations". Plus qu'ailleurs, la mort reste en Afrique subsaharienne l'ultime tabou.
 
Joël Té-Léssia


[i] “JFK: in sickness and by stealth”; Christopher Hitchens, Arguably p. 54

Une saison en transe

C'est contre le bon sens que j'ai accepté la proposition d'Emmanuel Leroueil et Nicolas Simel Ndiaye de tenir rubrique sur Terangaweb. Mais c'est toujours en ayant à coeur la défense absolue du bon sens que j'ai mené cette tâche. J'aurai en vérité conduit, presque en solitaire, une assez éprouvante bataille contre moi-même et ma fainéantise naturelle pour produire semaine après semaine, une chronique plus ou moins lisible, sur ce que je "voyais".

Seul le temps dira si j'ai eu raison de préférer une Libye sans otage à une Libye sans OTAN; de considérer que des statues et fétiches Dogon valaient moins que les vies de soldats et la démocratie malienne; de trouver obscène et puérile l'obsession que l'homosexualité soulevait dans tant de pays africains; de m'indigner du silence des médias africains sur la nouvelle vague de famine en Afrique de l'Est ou l'élection de Mogoeng Mogoeng à la tête de la Cour Suprême sudafricaine; de penser l'adulation dont bénéficie Soro Guillaume sotte et criminelle; de rappeler qu'Abdoulaye Wade était avant tout une créature des Sénégalais, un produit de leur indolence; de perdre patience devant la Mandelâtrie qu'on nous impose depuis bientôt quinze ans. Seul le lecteur dira si chemin faisant j'aurai bousculé quelques conformismes sur la Couleur Noire, l'obsession de la généalogie et des racines, l'inanité des religions et des superstitions. Enfin, seule la postérité, donc la mort, dira si cette entreprise était oeuvre d'art ou sordide perte de temps.

"Ce que je vois" sera interrompu durant l'été. La saison 2 devrait être plus politique.

Maintenant que j'y pense, je ne suis pas sûr que je paierais pour lire mes chroniques… Autant les rendre disponibles gratuitement, elles ont été écrites pour être lues… Voici le résultat d'une saison passée en transe.

Une Saison en Transe

Tombouctou des vivants, Tombouctou des morts

 
Rien n’a suscité plus de réaction et d’indignation depuis le début de la crise politico-militaire au Mali que la destruction par les combattants d’Ansar Dine des monuments funéraires de Tombouctou. Ni l’atteinte à la souveraineté d’un état membre de l’ONU et de l’UA. Ni les soldats exécutés par le MNLA. Ni la disruption de l’ordre constitutionnel. Ni le coup d’état que la sécession a servi à légitimer. Ni l’éviction d’un des rares, pures démocrates que l’Afrique de l’Ouest ai jamais connu, Amadou Toumani Touré. Ni l’imposition du voile. Ni la fermeture des lieux de loisirs. Rien de tout cela n’a provoqué autant de réaction, dans les médias internationaux et au sein même de l’ONU que la destruction de quelques bâtisses en terre cuite.
 
Je me demande si on se rend compte de la portée d’une telle réaction, ou plutôt d’une telle surrection après la léthargie, l’apathie et même la tolérance témoignées jusqu’alors au MNLA et aux islamistes d’Ansar Dine durant le premier semestre de cette année. Il se murmure maintenant qu’il est temps d’intervenir militairement au Mali. L’Editorialiste du quotidien français « Le Monde » appelle à sauver Tomboucoutou, cette ville qui se trouve « sous l’assaut des barbares. » Irina Bokova, l’indignée en chef de l’ONU considère que ces attaques sont des crimes contre notre humanité – pas « contre l’humanité » nuance, la décence est sauve. La CEDEAO quant à elle, se prépare plus décidée que jamais à lutter contre les… « Terroristes »…
 
Imagine-t-on un instant l’invasion de l’Afghanistan par l’OTAN, en Octobre 2001, conduite en représailles à la destruction des Bouddhas de Bâmiyân ? De toutes évidences, non. Cet acte sauvage s’il rappelait la barbarie intrinsèque du régime des Mollahs, ne constituait pas une raison suffisante. Il fallut le 11 septembre, la destruction des tours jumelles et les 3000 morts. Au Mali, le raisonnement est inversé. Les massacres, violences et violations du droit commises jusqu’ici dans le Nord du Mali ne constituent pas une raison suffisante d’intervention. Les sacrifices n’ont pas suffi, Il fallut un sacrilège.
 
Même à supposer que le mélange de superstition, de religion crédulité, de falsification, de glorification posthume qui fait une grande part du « patrimoine culturel » de Tombouctou soit unique et indiscutable, pour ma part, j’évalue cette perte à une hauteur bien moindre que celles subies par les populations maliennes depuis janvier 2012. S'il faut envoyer des soldats au Mali, que ce soit par décision et pour des motifs politiques, et non pour sacrifier à l'humeur du temps, aux caprices des gens cultivés.
 
Les vivants, dans mon bréviaire personnel, ont plus d’importance que les morts, les institutions plus que les symboles, le présent matériel plutôt que le passé fut-il immatériel. J’entends bien qu’on veuille mourir par appât du gain, par amour, par fidélité et même « pour sa patrie ». Mais mourir pour un tombeau ?
 
 
Joël Té-Léssia

Le Pardon et ses avatars

 
Existe-t-il à ce jour quelqu’un qui accepte encore l’explication selon laquelle, quelque part vers septembre 2002, les Ivoiriens se seraient décidés à s’entretuer ? Évidemment non. Mais on trouve des bataillons de commentateurs et de journalistes (le plus souvent étrangers d’ailleurs, ce qui n’est pas surprenant), absolument convaincus qu’il suffit de parler de « réconciliation » pour que tout aille bien. Comme s’il avait s’agit d’une folie passagère, un moment de fièvre, un fugace quoique particulièrement éprouvant cauchemar. Tout va bien, mon fils. Embrassons-nous, c’est fini. Regarde le jour se lève.
 
On oublie facilement que si les crises « éclatent », les tensions qu’on blâme souvent, ont elle perduré, perdurent encore, pendant des décennies. Pourquoi dégénèrent-elles en violence à des moments particuliers ? Quelle garantie existe-t-il que le sang versé eut la moindre vertu cathartique ? Et encore, on admet ici une hypothèse de travail assez dangereuse : l’ensemble de la population serait lassée par la violence. Tout l’abyme de complexités que cela ouvre : la possibilité que de solides minorités n’aient pas eu leur saoul ; la certitude que justice n’a pas été rendue ; la sensation que cette fois, ce ne sont pas les meilleurs qui ont eu la meilleure main. Tout ça est complètement sacrifié sur l’autel d’un pardon extorqué par la baïonnette, le plus souvent à sens unique. Même si on laisse ces questions de côté, demeure le fait qu’à moins d’être résolues les « tensions » qui menèrent à la guerre restent présentes, en veille, à peine assoupie, en hibernation, emmitouflée sous les communiqués, les monuments et les embrassades.
 
La Shoah a tué des Juifs mais pas l’antisémitisme. Simon Bolivar n’a pas racheté la barbarie des conquistadors. Une saison de machettes et la stratégie des antilopes de Jean Hatzfeld reportent des témoignages et propos tenus par les ex-génocidaires, qui glacent le sang. Malgré cela, les prêtres du pardon restent vigilants. Toute hérésie est condamnée. Même le deuil, le saint deuil des éplorés est sinon interdit du moins hautement suspect et tenu au silence. L’humeur du moment est à la « réconciliation ». Ils y mettraient 666 R majuscules si on leur en laissait la liberté. Et je crois que je les comprends. Pour pardonner, il faut reconnaissance de faute et contrition, plaidoyer et justice. Pour cohabiter, il faut s’habituer, se réhabituer les uns aux autres. Pour s’aimer, il faut être ouvert à l’amour. Alors que pour se « réconcilier », il faut juste un groupe de gens bien décidés, qui répètent bien fort que tout est calme sur le front ouest. La réconciliation est au pardon ce que le hug est au baiser, un avatar. C’est le pardon des lâches.
 
Joël Té-Léssia

Kofi Annan, en position de missionnaire

En somme, l’échec du « Plan Annan » pour la Syrie devrait être une surprise. On est censé croire que rien n’annonçait la débâcle. Ni les faiblesses initiales du plan, ni le refus systématique par le régime syrien de l’appliquer, ni la façon même dont il a été accepté. Le plan Annan, approuvé par le Conseil de Sécurité de l’ONU, le 21 mars dernier, devait permettre de trouver une solution à la crise politique et militaire syrienne (qui dure depuis bientôt un an). Des six points du plan, un seul a été appliqué (en partie infime), le premier : la collaboration avec les équipes de Kofi Annan à la résolution de la crise. Depuis lors, rien. Ou plutôt si : l’intensification des attaques perpétrées par l’armée syrienne contre les insurgés et la population civile, et le récent massacre de Houla qui a « horrifié » la délégation de l’ONU.
 
 
Nos partenaires d’Arab-Think ont sur le sujet de la Syrie d’assez intéressantes analyses, le lecteur pourra s’y reporter avec profit. Ce qui est surprenant malgré tout, c’est que l’échec d’une initiative menée par Kofi Annan, dans un contexte de forte polarisation internationale, puisse encore surprendre. Si les succès passés sont des signes des réussites à venir, Kofi Annan aurait dû, depuis longtemps, être au chômage  – du moins, dispensé d'intervenir dans des dossiers aussi brûlants.
 
 
Apparemment, dans les hautes sphères internationales, s’être gouré sur le Rwanda et la Bosnie, avoir laissé ces massacres se dérouler alors même que les casques bleus se trouvaient sur le terrain – il ne s’agit même plus de passivité, mais d’avoir activement fait en sorte que l’ONU n’intervienne pas – ne disqualifie personne de continuer à donner son avis sur la résolution de conflits. Assez étonnamment, ces épisodes sont absents de la biographie de Kofi Annan [PDF] présentée sur le site du groupe « The Elders ».
 
 
Bien au contraire, le document insiste sur les missions de paix et les initiatives en faveur du développement économique portées par l’ancien secrétaire général de l’ONU. Il fallait s’y attendre : l’octroi du prix Nobel de la paix en 2001 figure bien dans ce document – sans mention du fait qu’en ce qui concerne Annan, c’est le combat contre le VIH qui a fait « la différence ». Figurent également en bonne place ses « missions » au Zimbabwe, au Kenya, au Nigeria, au Timor Oriental, et en Côte d’Ivoire.
 
 
Aucune mention du fait qu’au Zimbabwe comme au Kenya, Kofi Annan privilégia la « solution » hautement bancale du partage du pouvoir entre le parti au pouvoir (perdant) et l’opposition (gagnante sur le papier, mais intimidée et brutalisée). Toutes les autres « missions » ne concernent que des zones où un consensus international existait déjà. Ce n’était pas le cas au Rwanda, ni en Bosnie. Ce n’est pas le cas en Syrie. Au Liban, en Israël tout comme au Soudan, aucune des initiatives menées par Kofi Annan n’a aboutit à une solution définitive. Bien au contraire. Son approche à la fois éminemment légaliste et anti-impérialiste a empêché toute prise de position claire et annihilé toute chance de succès.
 
 
Après c’est relativement facile d’être contre la pauvreté, contre le Sida, pour la diversité et pour l’émancipation des femmes. Vous connaissez beaucoup de personnalités publiques en faveur de la faim et du paludisme ? N’empêche, l’un des fils les plus éminents de l’Afrique subsaharienne est en mission pour l’ONU et la Ligue Arabe. Il faudrait apparemment et malgré son propre bilan, lui faire confiance. Pour quelle raison ? Bon gré, mal gré, c’est un connaisseur, un habitué. Kofi Annan dans son rôle favori : la position de missionnaire, pardi!
 
Joel Té-Léssia

L’aventure ambiguë de Soro Guillaume

 
 
« Si nous ne devons pas réussir, vienne l’Apocalypse !»
L’aventure ambiguë, Cheikh Ahmidou Kane
 
Avec son sens habituel de la mesure, lorsqu’il s’agit de la Côte d’Ivoire, l’hebdomadaire panafricain « Jeune Afrique » barrait sa Une, il y a quelques semaines, du titre « Le fabuleux destin de Soro Guillaume. » Curieux non-sens. Pour qui s’en souvient, le film de Jean-Pierre Jeunet mettait en scène une jeune fille semi-gaga, semi-idéaliste, outrageusement altruiste qui décide de rendre joie et bonheur à une fournée de proches inconnus dans un Paris désincarné et reconstruit à la mesure de ses lubies.
 
Je défie quiconque de trouver la moindre trace d’altruisme, de sincérité ou d’idéalisme dans le parcours glacé, calculé – et au passage assez sanglant – de l’ancien Président de la Fédération Estudiantine et Scolaire de Côte d’Ivoire. Pour la rédaction de Jeune Afrique, ce n’est pas très important. Ce qui compte, c’est la finalité, les résultats. Il suffit pour cela de constater la méprisable extase de ces « journalistes » devant le succès du bonhomme ! Saint-Soro n’a pas pris de vacances en cinq ans (c’est lui qui le dit)! Quelle aventure : chef de rébellion à 29 ans, ministre d’état à 30, premier ministre à 34 ans, président de l’Assemblée nationale à 39. Si tout va bien et qu’Alassane Ouattara arrive au bout de ses deux mandats (rien que ça), Guillaume Soro n’aura que 48 ans en 2020.
 
Qu’il ait pris la tête d’une bande armée qui sema la mort dans la moitié de son pays, n’est que la preuve de sa détermination à « sauver » celui-ci. Qu’il ait abondamment trahi et comploté afin de s’assurer un pouvoir sans partage au sein de cette rébellion (au point où – et Jeune Afrique frétille d’excitation devant le scoop – c’est par son propre vouloir, unique et autoproclamé, que Guillaume Soro, au lendemain de la « bataille d’Abidjan » se refuse à prendre le pouvoir et le laisse à Alassane Ouattara) est signe de son sens politique et de son respect de l’ordre constitutionnel. Qu’il ait Blaise Compaoré comme mentor est le signe qu’il réussira. On croît rêver.
 
Jusqu'au cynisme implacable avec lequel, Guillaume Soro analyse les décisions de la CPI, tout émerveille la rédaction de Jeune Afrique : « La CPI va juger Jean-Pierre Bemba ; elle n'a pas, que je sache, mis en cause Joseph Kabila. » quelques lignes plus loin, le commis d’office qui signa le papier ajoute « Serein peut-être mais aussi préoccupé, l'ancien chef de guerre sait que, dans la pire des hypothèses, Alassane Ouattara ne le lâchera pas. On le sent pourtant désireux d'être au plus vite soulagé de ce qui apparaît comme une sourde menace, histoire qu'elle ne vienne pas s'immiscer en travers de son destin. »  On sent la plume qui frétille quand le gratte-papier cède au lyrisme (au sujet des ambitions présidentielles du nouveau président de l’Assemblée Nationale) : « cette ambition, naturelle chez un homme aussi jeune, aussi brillant et avec un tel parcours, n'a rien d'illégitime » Et c’est écrit sans second degré. Sur son élection au perchoir (236 votes sur 249, vive le pluralisme), le « jeune homme brillant » conclut en toute modestie : « Quant aux treize députés qui se sont abstenus, je les remercie. L'unanimité aurait été embarrassante. » Je n’invente rien, tout est tiré des pages de Jeune Afrique. On est partagé entre le rire et la gêne.
 
Chacun peut penser ce qu’il veut de l’aventure personnelle de Guillaume Soro. Dans les rangs même de TerangaWeb (et c’est une vieille polémique), il en est qui considèrent que c’est le parcours d’une jeune homme ambitieux, courageux et tactique, qui comprit très vite que dans le contexte ivoirien de la fin des années 90, la voie radicale était la plus sûre, pour quiconque nourrissait une ambition politique. En cela, son évolution personnelle n’est pas si éloignée que ça, de celle d’un Blé Goudé, par exemple : « Forces Nouvelles » contre « Jeunes patriotes ». Au passage, tous deux sont issus des rangs de la Fesci. Soit. Mais de là à décrire ce parcours comme l’accomplissement d’un sacerdoce, comme une responsabilité imposée, presque par défaut, à un jeune homme désintéressé dépasse l’entendement. Mais cela ne m’étonne qu’à moitié du journal qui publie les très oubliables chroniques de Fouad Laroui.
 
Je sais par expérience, à quel point il est difficile de trouver un bon titre. C’est tout un art. En général, il faut un rédacteur en chef assez efficace pour faire comprendre au journaliste que « Je hais l’Islam, entre autres » est meilleur que « Quelques considérations sur la question musulmane dans la France contemporaine. » Référence, pour référence et sauf mon respect pour les très honorables scribouillards de la rue Hoche, « L’aventure ambigüe de Soro Guillaume » correspondrait mieux à la réalité que « le fabuleux destin de Soro Guillaume »
 
En attendant, qu’on me pardonne de ne pas me prosterner, ébaubi par la "destinée" fulgurante de Guillaume Soro . A 35 ans, il était ministre d’Etat ? A 35 ans, un de mes oncles fut abattu froidement par les membres des Forces Nouvelles de Guillaume Soro "Chef de Guerre", parce qu’il souhaitait protéger notre résidence ancestrale du pillage.
 
Joël Té-Léssia

Les carnets de notes du « prince » Charles

Je me demande bien ce qu’a pu noter Charles Taylor durant son procès. Costume impeccable, cheveux très court, lunettes de vue à très fine monture vissée sur le nez, de sa première apparition devant les magistrats du Tribunal Spécial pour la Sierra Léone (délocalisé à la Haye) à l’annonce de sa condamnation, il n’a cessé de gribouiller.  

Beaucoup d’enfants sierra-léonais et libériens ont perdu un bras ou plus, à cause de cet homme. Je donnerais bien le mien pour avoir accès aux carnets sordides de Charles. 

Vérifiait-il les comptes ? « 120.000 morts qu’il dit ? Monsieur le Juge. Cela me paraît excessif. Selon mes calculs, nous nous situons plutôt en dessous. Autour de 100. Oui, 100.000 si vous y tenez ! » 

Rédigeait-il le journal de son procès ?  « Voici venu le temps du réquisitoire. Le Procureur prononce des mots terribles et graves que je ne comprends pas toujours. Ils lui ont été la mort, mais il a gardé la haine. Il bouge les mains frénétiquement, comme pour chasser une mouche trop collante. La mouche c’est moi. Cet homme veut ma mort, mais ne peut l’obtenir. D’autres mots encore ‘complicité’, ‘fourniture d’armes’. ‘Fourniture’ ! Ce qu’ils sont cons quand même. Pensent-ils vraiment qu’on demandait des factures ? » 

Faisait tout simplement des mots croisés ?

En six lettres, feu rouge : Lénine

En cinq lettres, permet la traversée de la manche : hache

En quatre lettres, Qui seul n’est pas obligé : Dieu

En trois lettres, la faire plutôt que la subir : loi

En deux lettres, demi Brin d’acier : fi

En une lettre, léger comme l’air : p 

Le plus probable est qu’une fois encore, comme il le fit durant toute sa « carrière », Charles Taylor n’a fait que tenir les apparences. C’est Stringer Bell dans la Cour du Juge Phelan : fraude, goût de la provocation et violence. Il faut se souvenir de sa pathétique sortie du Libéria en veston blanc (virginité, agneau sacrificiel, Christ incarné etc.) Voici l'agneau de D*** qui rachète les péchés du pays. La bêtise s'étend au delà de l'oubli. L'abrutissement collectif finit évidemment en pardon sans justice : c'est la leçon de la proprement imbécile réconciliation entre la famille de Samuel Doe et – l’immonde crapule devenue nouveau chrétien puis Sénateur – son tortionnaire, Prince Johnson, dans une église évangéliste nigérienne  — chaque fois qu’une infamie se déroule en Afrique de l’Ouest,  Dieu n'est jamais très loin : c’est la règle de foi. 

Dommage que l’Enfer n’existe pas. Charles Taylor ne mériterait rien de moins.

 

Joël Té-Léssia

Bethio Thioune : Le crépuscule d’une idole

"si le communisme et le fascisme n'avaient séduit que des canailles, ils n'auraient pas survécu si longtemps"

Jean-François Revel, le voleur dans la maison vide

 

Lundi 23 avril dernier, Cheikh Bethio Thioune, l'un des leaders de la confrérie Mouride du Sénégal, a été arrêté par les autorités policières sénégalaises et présenté le jeudi suivant à la justice. Il doit répondre des faits suivants : complicité de meurtre, inhumation de cadavres sans autorisation, détention d’armes et association de malfaiteurs. Il apparaît qu'une bagarre a éclaté, il y a quelques mois entre certains de ses "fidèles" et que deux d'entre eux ont été tués puis inhumés, sans plus de cérémonie, dans une concession appartenant au "Guide".

Voilà ce qui arrive lorsqu'un démagogue, un escroc se drape du manteau de commandeur des croyants. Thioune aura été, à la fois, un idiot utile du Wadisme et l'agitateur le plus conscient des failles et impasses du mouvement de Wade. Qu'Abdoulaye Wade ait décidé de s'acquitter des frais de justice du marabout est une circonstance aggravante. Avec la condamnation de Charles Taylor, que finalement, l'homme qui aura durant tant d'années détruit les esprits, l'intellect et la conscience religieuse de tant de gens aient à répondre à la justice, est l'une des meilleures nouvelles que cette pestiférée Afrique occidentale aie connu depuis dix ans.

Dans l’Afrique que nous voulons, Cheikh Bethio Thioune n’a pas de place, ni comme conscience morale, ni comme leader religieux, ni comme influence politique, ni comme entrepreneur privé, ni comme marabout, ni comme magicien. Le seul miracle accompli par cette fraude intellectuelle, par cette régression de la pensée, par ce détourneur de mineurs, par cet apparatchik de bas niveau, c’est d’avoir réussi à échapper à la justice aussi longtemps. Il ne transformait pas l’eau en vin. Il n’a fait que transformer la souffrance et l’ignorance en billets de banque.  

Le crépuscule d'une seule idole n'est pas suffisant. Terangaweb s'est déjà inquiété de la puissance et de la richesse des pasteurs évangélistes de l'Afrique anglophone. Encore un effort, mesdames, messieurs! Encore un effort, et notre pauvre Afrique sera débarrassée de ces fraudes, de ces imbécilités religieuses qui ont contribué, plus violemment que le colonialisme, à réduire la jeunesse d'Afrique à une sorte de réservoir de violences présentes, passées et à venir. 

 

 

Joël Té-Léssia

La Légende de Césaire

 

Un essayiste talentueux et inspiré devrait un jour, réaliser une biographie croisée d'Aimé Césaire et d'Octavio Paz. Des écrivains que ce malheureux vingtième siècle nous a donné, ces deux hommes représentaient une anomalie : à la fois poètes de talent et essayistes de génie; marginaux couverts de gloire, radiologues exaltés et impitoyables de deux "civilisations" – la "nègre" et la "mexicaine", maîtres de leurs langues, étoiles errantes du surréalisme et hommes de gauche en rupture de communisme. Avec Le Labyrinthe de la Solitude, recueil d'essais publié en 1950, Paz établissait une véritable psychanalyse de la société mexicaine (mythologie, psyché, conscience politique, aspirations artistiques). Cette même année, Césaire redigait le célèbre Discours sur le colonialisme, réquisitoire précis, sec et implacable non seulement contre le fait colonial, mais aussi contre le discours colonial, la mentalité du colon, la prose et la pensée des civilisations "colonisatrices". L'un des poèmes les plus célèbres de Paz s'intitule "Piedra de Sol". C'est un long texte cyclique, qui évoque le calendrier Aztèque [Pierre du Soleil], l'éternel retour en courts vers pleins, finis, autosuffisants. Le Cahier d'un retour au pays natal est aussi une brillante divagation sur cette même obsession. Tous deux sont décédés à dix ans d'intervalle, presque jour pour jour (19 avril 1998 pour Paz et 17 Avril 2008 pour Césaire) La plupart des gens que j'admire ont la bizarre habitude de mourir en avril (Desproges, Revel, Césaire, Paz, Emerson — qui a dit Mussolini? )

Le souvenir de Césaire est d'autant plus brûlant aujourd'hui, jour d'élection présidentielle en France. Je ne peux m'empêcher de me demander ce qu'aurait dit Césaire? Qu'aurait-il fait? Qu'aurait-il pensé de tout ça. Celui qui avait rompu avec pertes et fracas du Parti Communiste Français en 1956, aurait-il compris le renouveau de l'extrême gauche ? Le farouche anti-colonialiste aurait-il toléré les hérauts du Discours de Dakar? Qu'aurait-il dit de l'accueil que la presse de droite réserva au médiocre "sanglot de l'homme noir" d'Alain Mabanckou? Qu'aurait-il pensé de Patrick Lozès et de ses velléités étouffées de candidature à la présidentielle? Qu'aurait-il pensé de la "norvégienne ménopausée"? La façon dont on s'empressait de transporter sa dépouille au panthéon… Qu'aurait-il pensé de tout ça?

J'ai eu beaucoup de mal avec le Césaire des derniers jours. Le côté icône, vieux gri-gri, "nègre fondamental", Mandela des Caraïbes me les gonflait prodigieusement. Et puis j'ai compris. Son dernier cri : "nègre vous m’appelez et bien oui, nègre je suis. N’allez pas le répéter, mais le nègre vous emmerde" n'est pas moins fort, moins poétique que les "armes miraculeuses", juste plus impatient. Il était devenu impatient sur la fin, parce que la bêtise revenait plus forte encore que jamais. Paz aussi sur la fin, perdit définitivement patience avec les démissions des intellectuels de son temps, incapables de construire une défense morale de la démocratie en Amérique Latine. Les esprits vraiment supérieurs deviennent assez intolérants sur le tard. C'est à cela qu'on les reconnaît.

 

Joël Té-Léssia

Sans hésitations, ni murmures

 

 

 

« Voici que je suis devant toi Mère, soldat aux manches nues

Et je suis vêtu de mots étrangers, où tes yeux ne voient qu’un

               Assemblage de bâtons et de haillons

(…)

Mère, je suis un soldat humilié qu’on nourrit de gros mil.

Dis-moi donc l’orgueil de mes pères »

Ndessé, Léopold Sédar Senghor

 

Si les « mémoires de guerre » et les chroniques martiales de qualité abondent, il existe, à ma connaissance, très peu de bons ouvrages sur la vie militaire : quelques chapitres de La Promesse de l’Aube de Romain Gary, Hommage à la Catalogne d'Orwell, Les désarrois de l’élève Torlëss de Musil et la Ville et les Chiens de Vargas-LLosa. Au-delà, il n’y a rien de très lisible[i]. Rien qui dise suffisamment l’enfermement, la saleté, l’injustice, la peur, la violence, la faim et la misère sexuelle, rien non plus qui rende convenablement justice à l’innocence, à l’apprentissage du métier de tuer, à l’esprit de sacrifice inculqué à coup de Pataugas dans les reins et à la solidité des liens qui se tissent dans la vie d’un soldat. C'est l'une des raisons pour lesquels, les "civils" ne comprennent presque jamais les réactions et les motivations des "corps habillés".

 

Je garde, pour ma part, un souvenir assez pénible des années passées au Prytanée Militaire Charles N’tchoréré de Saint-Louis (Sénégal), du décrassage matinal au champ de tir, de la Préparation Militaire Elémentaire au Brevet de parachutisme, de la « Nuit Noire » à la cérémonie de remise des insignes, des violences subies à celles infligées aux autres. Malgré cela, je n’ai jamais cédé à la tentation du mépris.

 

C’est un privilège de « civils » que de mépriser ou d'aduler les militaires. La mutinerie des soldats maliens en Mars 2012 qui mena au renversement d'Amadou Toumani Touré est condamnable parce que irréfléchie, impétueuse et incroyablement dangereuse. Les membres du CNRDR sont une petite bande assez grotesque de sous-Sankara. Soit. Mais cela n'enlève rien au traumatisme qu'a représenté l'avancée des troupes du MNLA au début du mois de mars, ni à la colère que la lenteur du pouvoir politique à prendre la mesure de cette rébellion a provoqué dans les rangs, ni à la peur que le sous-équipement de ces troufions maliens exilés dans le Nord du pays et les images des exécutions commises par Ansar El Dine ont suscité. Voilà de très jeunes hommes mal payés, mal armés, mal dirigés, mal nourris, mal logés, mal aimés, mal du pays, loin de leurs familles. Et on attend d'eux les plus grands sacrifices. Et on hausse les sourcils parce qu'ils regimbent devant la tâche ingrate?

 

Je ne sais pas si les militaires maliens ont eu raison de s'indigner de leur sort. Je sais néanmoins que la consigne : "un ordre est à exécuter sans hésitation, ni murmures. Et celui qui donne l'ordre en est le seul responsable" est d'une logique moyenâgeuse. On peut condamner la désertion de poste des officiers de Kidal. Je ne crois pas qu'on doive mépriser ces soldats. Aussi forte qu'en soit la tentation.


Joël Té-Léssia


[i] Il existe en revanche d’assez braves œuvres cinématographiques sur la vie de soldat : Camp de Thiaroye d’Ousmane Sembène, We were Soldiers de Randall Wallace ou la série Band of Brothers de Steven Spielberg et Tom Hanks.

 

 

 

 

 

 

Les Forces Armées Maliennes ont-elles (déjà) perdu le Nord?

 

 

 

Le moins que l’on puisse dire est que les Forces Armées Maliennes ne semblent pas pressées de reprendre le combat contre les forces rebelles du MNLA et les ismalistes d’Ansar el DIne– à considérer qu’elles l’aient jamais commencé.
 
Des quelques 7000 soldats que comptait l’armée de terre malienne en Janvier 2012, 1000 sont aujourd’hui réfugiés au Niger. Au total, après moins de deux mois d’affrontements, le Mali a perdu 1500 (désertion, rébellion, mort au combat) des 15.000 hommes en armes (infanterie, « Marine », armée de l’air, gendarmerie, police, garde républicaine et milices plus ou moins officielles). Dans le même temps, la 1ère région Militaire et le Régiment interarmes de Gao sont tombés aux mains des rebelles, La 5ème région militaire définie autour de Tombouctou est occupée par la rébellion, le commandement militaire de Kidal a d'abord rejoint les rangs du MNLA avant de s'exiler, armes et munitions en mains au Niger.

 

Le roman du coup d’état monté en mars 2012 par quelques officiers subalternes, sous-officiers et hommes de rang des forces armées maliennes et qui aboutit à la destitution du Président Amadou Toumani Touré est bâti sur l’idée que les hommes en armes se seraient révoltés contre l’incurie, la mollesse et l’incompétence du pouvoir politique, ATT en tête. L’idée étant que les armes, les minutions et le soutien aérien dont les FAM auraient eu besoin pour repousser les avancées du MNLA auraient été bloqués à Bamako, par la faiblesse du gouvernement.

 

Or, les câbles de l'ambassade américaine à Bamako révélés par Wikileaks montrent que dès 2008 désertions, exactions et dénonciations (puis exécutions) de militaires maliens étaient phénomènes déjà connus. L'administration ATT présentée par la Junte militaire malienne comme apathique et désintéressée, s'est démenée – ces mêmes cables l'attestent – pour obtenir l'installation du commandement militaire intégré des forces américaines en Afrique au Mali et a rejoint, dans les premiers moments, la force de lutte contre le terrorisme installée par les Etats-Unis dans la région.

 

Depuis trois semaines qu'elle a pris le pouvoir à Bamako, les réponses proposées par la junte militaire, sont des plus confuses et la théorie censée guider sa stratégie militaire est illisible. Il a d'abord été question de contention : les forces armées maliennes se retiraient, selon la junte, pour constituer des points forts et imprenables. C'était avant la perte de Kidal. Par la suite, le Capitaine Sanogo faisait appel à l'intervention des forces occidentales – si l'OTAN est intervenu en Libye, elle peut bien intervenir au Mali. La fin de non-recevoir opposée par le Quai d'Orsay à cette proposition déclenchait presque aussitôt, les débuts d'une mobilisation de 3000 hommes par la CEDEAO. Deux semaines après cette mobilisation, la junte militaire refuse l'intervention de troupes étrangères. Entre temps, elle a perdu Gao et Tombouctou, deux bases aériennes et le contrôle de la moitié du pays, la république de l'Azawad a été proclamée par le MNLA et le drapeau noir du Djihad est imposé à Tombouctou. Et contrairement aux premières infos reçus, la junte militaire menée par le Capitaine Sanogo n'a pas cherché à "arrêter" Amadou Toumani Touré. Les tirs d'artillerie lourde qui visaient le palais présidentiel et menèrent à la fuite d'ATT n'étaient pas des tirs de sommation… Même quand elle semble préparer sa sortie – avec l'adhésion au plan de sortie de crise proposé par la CEDEAO – la junte militaire au pouvoir en Mali reste indécise : elle se garde le droit d'intervenir à l'issue des 40 jours d'intérim qu'assurera le Président de l'Assemblée Nationale. On en viendrait à croire que rien n'effraie plus les officiers du CNRDR que de devoir retourner au front.

Doit-on rappeler que les "redoutables" forces rebelles qui contrôlent la moitié du Mali ne comptent que 3000 hommes?


Joël Té-Léssia

 

Sur le même sujet :

Les rébellions Touarègue et Les coups d’Etat en Afrique par N. KAID SLIMANE

Un coup d’Etat, combien ça coûte ? de Georges Vivien Houngbonon

Mettre fin au problème institutionnel, éditorial d'Emmanuel Leroueil

Pour que le Mali demeure une mauvaise idée de Joël Té-Léssia

 

 

 

 

Sur le chemin de Damas

 

Léon Gontran Damas aurait eu 100 ans, cette semaine. C'est l'occasion inévitable pour les journalistes de nous sortir le fameux, le "3ème mousquetaire" de la négritude, le "3ème homme", le "moins connu" des fondateurs de la négritude etc. sans jamais prendre la peine d'expliquer la place unique, exceptionnelle qu'il a occupé dans la naissance de ce mouvement littéraire.

Précoce et précurseur

On oublie que Pigments a été publié en 1937 et interdit en 1939, quand le Cahier… de Césaire n'apparaissait qu'en 1939 et Les Chants d'ombre de Senghor ne voyaient le jour qu'en 1945. Mieux, la plupart des poèmes de Pigments avant été déjà publié dans différentes revues de l'époque et quelques uns, rédigés durant l'adolescence de Damas. Avant l'éloge de Breton à Césaire, il y eut celui de Desnos au jeune Damas.  Certainement le plus précoce des trois, et peut-être le plus fin connaisseur du mouvement de la renaissance afro-américaine.

On oublie les profondes tragédies qui ont marqué son enfance : la mort de sa soeur jumelle et de sa mère alors qu'il n'avait pas encore un an, la mort de sa grand-mère dont la vue du cercueil le rendit muet pendant… cinq ans et retarda son entrée à l'école primaire. Quand on parle de la violence de l'écriture de Damas, on oublie cette part d'enfance troublée, violente. Et il était Guyanais, métis. L'arrivée à Paris et les "Ah vous êtes guyanais, votre père était-il un bagnard?" Sans ça, il est difficile de comprendre :

"d'avoir été trop tôt sevré du lait pur
de la seule vraie tendresse
j'aurais donné
une pleine vie d'homme
pour te sentir 
te sentir près
près de moi
de moi seul
seul "

ou

"Se peut-il donc qu'ils osent
me traiter de blanchi
alors que tout en moi
aspire à n'être que nègre
autant que mon Afrique
qu'ils ont cambriolée"

et l'affreuse incidente dans hoquet

"Non monsieur
        vous saurez qu'on ne souffre chez nous
ni ban
ni jo
ni gui
ni tare
les mulâtres ne font pas ça
laissez donc ça aux nègres[je souligne]"

Et ce statut de métis Guyanais n'a pas rendu simple la relation du "troisième homme" à l'Afrique, il n'a jamais cédé entièrement à l'idéalisation du continent, restant le plus vigilant, le moins prompte à l'envolée lyrique de tous les "fondateurs de la Négritude". Peut-être que seul David Diop par la suite creusera le même sillon. Bien avant le désenchantement des années 70. Précurseur.

Précurseur aussi dans l'appel à la révolte :

Aux Anciens Combattants Sénégalais
aux Futurs Combattants Sénégalais
à tout ce que le Sénégal peut accoucher
de combattants sénégalais futurs anciens
de quoi-je-me-mêle futurs anciens
de mercenaires futurs anciens

(…)

Moi je Moi 
je leur dis merde
et d'autres choses encore

(…)
Moi je leur demande
de commencer par envahir le Sénégal
Moi je leur demande
                            de foutre aux "Boches" la paix "

 

Ou encore

"Passe pour chaque coin recoin de France
d'être
un Monument aux Morts
Passe pour l'enfance blanche
de grandir dans leur ombre mémorable
vivant bourrage de crâne
d'une revanche à prendre

(…)

Passe pour tout élan patriotique
à la bière brune
au Pernod fils
mais quelle bonne dynamite
fera sauter la nuit
les monuments comme champignons
qui poussent aussi
chez moi "

Et tout ça est écrit pas un jeune homme de 25 ans, en 1937!

Si Césaire était le tam-tam (notez la cadence : "Va-t-en/, lui disais-je/, gueule de flic/, gueule de vache/, va-t-en/ je déteste/ les larbins/ de l’ordre et/ les hannetons/ de l’espérance/. Va-t-en/" 2/3/3/3/3/2/ etc.), Senghor le… Enfin, tout ce qui lui venait en tête au moment d'écrire (orchestre philharmonique, tambour égyptien etc.) Damas était l'enfant du Jazz. Et quel enfant :

"ils sont venus ce soir où le 
tam
    tam
        roulait de
                    rythme
                             en
                                rythme
                                         la frénésie "

ou

"Et puis et puis
et puis au nom du Père
                       du Fils
                       du Saint-Esprit
à la fin de chaque repas
        Et puis et puis
        et puis désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m'en"

Et il faut lire "hoquet", le relire, le relire encore et l'on verra derrière le rejet l'humour, derrière la colère la peine, et on verra surtout, penché sur son corps immobile, l'enfant qui essaie de réveiller sa mère.


Joël Té-Léssia

Biens mal acquis : l’étau se resserre autour des dirigeants corrompus

Terangaweb a rencontré Rachel Leenhardt, chargée de communication de l'association SHERPA, qui mène l'enquête sur les biens mal acquis par des chefs d'Etat africains. Nous faisons le point sur l'avancée de l'enquête (perquisition de l'immeuble Obiang Nguema), sur la possibilité de poursuite judiciaire pour de nouveaux chefs d'Etat, notamment le président Wade, sur les circuits de blanchiment d'argent détourné et sur la perception dans l'opinion publique africaine de l'action de Sherpa.

Terangaweb : Bonjour, depuis le dernier entretien accordé par Sherpa à Terangaweb, l’enquête sur les biens mal acquis du clan Obiang a connu de nouveaux rebondissements. De la saisie d’une collection de voitures de luxe en septembre 2011 aux nouvelles perquisitions, qu’est-ce qui a changé ?

Sherpa : On constate une véritable avancée de l’enquête, c’est particulièrement intéressant parce l’immeuble de l’avenue Foch et tout ce qui a été perquisitionné ont été achetés en 2009 c’est-à-dire après le dépôt de la première plainte. Cela signifie donc que les Obiang (ainsi que Denis Sassou Nguesso et les Bongo) ont continué à acquérir des biens en France – vraisemblablement avec de l’argent illicite- alors même qu’ils étaient sous le coup d’une plainte. Ce qui montre que les mécanismes de préventions ne fonctionnent pas. Par ailleurs, on a obtenu une extension du mandats des juges à ces nouvelles acquisitions grâce à une demande de réquisitoire supplétif faite avec TI France. Une première demande a été rejetée par le parquet d’où le dépôt d’une seconde plainte avec constitution de partie civile pour saisir directement les juges d’instruction. On a fini par obtenir le réquisitoire supplétif qui a permis aux juges de faire cette nouvelle perquisition qui change l’allure de l’évolution du dossier. Par ailleurs l’immeuble qui a été perquisitionné n’avait pas été identifié par la Police lors de la première enquête en 2007 et c’est Sherpa qui dans une note en a démontré l’existence. Ceci a été déterminant dans l’évolution du dossier et a permis une accumulation croissante d’éléments pouvant conduire éventuellement à une mise en examen.

Terangaweb : Cela marque-t-il une reconnaissance plus forte du travail effectué par Sherpa ?

Je pense que depuis un moment le travail de Sherpa est pris au sérieux : le fait qu’on ait réussi à obtenir la nomination d’un juge d’instruction témoigne déjà de la reconnaissance de la légitimité de Sherpa et de l’importance de ses travaux. Cela veut également dire que Sherpa a su fournir les éléments nécessaires pour que ses allégations soient prises au sérieux par les autorités judiciaires. Par ailleurs, il faut aussi comprendre que Sherpa n’aurait pas réussi à faire ouvrir une enquête judiciaire sur des chefs d’États en exercice sans éléments convaincants.

Terangaweb : La Tunisie a lancé une procédure en Suisse et en France, notamment, contre près de 300 anciens dignitaires du régime, toujours dans le cadre des biens mal acquis ? N’est-ce pas un bon signe ?

Concernant des pays comme la Tunisie, il faut souligner qu’on a, là, deux cas de figure complètement différents. D’une part on a une révolution qui a conduit au départ des dirigeants qui de toute évidence étaient corrompus et qui se sont servi de leurs pouvoirs pour accumuler de l’argent et s’acheter des biens en France ; on a donc de nouvelles autorités qui, a priori, ont immédiatement besoin de ces fonds accumulés par leurs prédécesseurs pour reconstruire leur pays et partir sur de nouvelles bases. D’autre part on a trois dirigeants qui sont toujours en place qui n’ont aucun intérêt à ce qu’il y ait des enquêtes les concernant. Aussi, la coopération qui se fait avec la Tunisie est impossible avec des pays comme la Guinée Équatoriale, le Gabon ou le Congo-Brazzaville  ; de plus, les biens confisqués à ces dirigeants ne peuvent être rendus aux autorités du pays tant que ces responsables sont au pouvoir.

Terangaweb : En cas de restitution de biens à un pays, Sherpa assure-t-elle le suivi de leur bonne gestion ?

Le suivi de la gestion des biens restitués est extrêmement important mais cela n’est pas directement du ressort de Sherpa. On pourra suivre leur gestion de façon informelle mais c’est très important qu’il ait une société civile sur place ou des institutions qui assurent ce suivi. Il y a une initiative de ce type au Nigéria liée au recouvrement des avoirs après le départ de Sani Abasha. C’est une association appelée SERAP qui demande des comptes à son gouvernement sur l’utilisation de cet argent afin de vérifier qu’il bénéficie bien à la nation.

Terangaweb : SHERPA enquête-elle sur de potentiels avoirs illicites des WADE (Père et fils) en France ?

Concernant la famille Wade et leurs potentiels avoirs en France, on s’y est intéressé aussi comme on l’a fait avec d’autres dirigeants d’Afrique et d’ailleurs. Vous savez, plus l’affaire des biens mal acquis est connue, plus on reçoit d’informations, soit de la part d’une association locale, soit des personnes qui de par leurs métiers ou leur position géographique ont accès à des données qui peuvent nous être utiles. On n’a pas l’intention, dans l’immédiat de porter plainte contre Wade bien qu’il y a eu des informations en ce sens, dans la presse, ces derniers jours. Cette question n’est pas à l’ordre du jour d’autant plus que les présidentielles sénégalaises sont toujours en cours.

Terangaweb : Transparency International (TI) France demandait récemment l’ouverture d’une enquête sur le financement du Prix Obiang de l’UNESCO. Sherpa est-elle associé à cette démarche ?

En fait la répartition des rôles entre Sherpa et TI France est difficile à comprendre. Officiellement c’est TI France qui est partie civile c’est-à- dire que eux peuvent être en communication directe avec les juges d’instruction. TI France a rejoint la plainte en 2008 pour apporter plus de poids, de légitimité étant donné que c’est une organisation internationale, reconnue et légitime sur les questions de corruption. Maintenant, l’expertise juridique nécessaire au traitement du dossier et la stratégie sont apportées par Sherpa. C’est comme si Sherpa agissait en tant qu’avocat-conseil de Transparency International. Du coup sur le financement du prix Obiang, nos informations montrent que les fonds ont été tirés des comptes du trésor public équato-guinéen, et si ces données sont confirmées par l’enquête, elles entreront de toute évidence dans l’ « affaire des biens mal acquis ».

Terangaweb : Que pensez-vous de la position de l’UNESCO dans cette affaire ?

Je pense qu’elle est extrêmement ambigüe d’autant plus que le prix avait été approuvé dans un premier temps. Ils sont particulièrement embarrassés par la situation parce que depuis sa création le prix n’a jamais été remis à cause de la mobilisation de la société civile, des intellectuels et des prix Nobel comme Desmond TUTU qui l’ont dénoncé. Cependant la décision de renommer ce prix montre qu’il y a un élan de solidarité de la part des délégations africaines qui auraient pu y voir une stigmatisation des pays africains alors même que l’Afrique décidait de proposer quelque chose d’innovant au sein d’une institution internationale.

Terangaweb : Parlons maintenant des paradis fiscaux. Pourriez-vous revenir un moment sur le fonctionnement des circuits de blanchiment d’argent ? Les chefs d’Etats africains ont-ils des circuits dédiés ?

Les circuits de blanchiment d’argent sont difficiles à appréhender du fait de leur complexité et parce que l’avantage des paradis fiscaux c’est qu’ils sont des endroits où règne le secret bancaire–. Par ailleurs, ces circuits sont très flexibles : on peut à tout moment, changer de circuit et adapter en permanence ses transactions via d’autres canaux de transferts d’argent. Cela nous empêche de savoir s’il y a des circuits dédiés pour les chefs d’Etas africains  ; vraisemblablement, il y a des transferts via des paradis fiscaux pour qu’on ne puisse pas identifier la source première de l’argent (qui peut être par exemple les caisses de l’Etat ou un pot de vin versé par une entreprise). Mais il y a aussi des intermédiaires (banques, agences immobilière, notaires, avocats…) qui jouent un rôle sur le sol français.. Ces éléments sont particulièrement intéressants à comprendre dans la mesure où il ne suffit pas seulement de démontrer et dénoncer l’existence des biens, a priori mal acquis, il faut aussi pouvoir retracer leurs origines et prouver leur caractère illicite.

Terangaweb :  Votre association a-t-elle des relais dans ces paradis fiscaux ?

Sherpa n’a pas de relais dans ces paradis fiscaux mais nous avons de nombreux échanges avec des associations partenaires, notamment basées en Espagne et aux Etats-Unis ou des procédures similaires sont en cours.

Terangaweb : Comment Sherpa accueille-t-elle les réactions de la classe politique africaine visée par l’enquête sur les biens mal acquis ? En Guinée-équatoriale, on parle d’une violation du droit international public (Maître Olivier Pardo, avocat de la Guinée équatoriale, interrogé par FRANCE 24).

La réaction de la Guinée Équatoriale est, pour nous, en décalage avec les faits. Il ne s’agit pas que d’une action associative : en ce moment le dossier est aux mains de la justice française. Et accuser la justice française, au vu de cette nouvelle perquisition, de violation du droit internationale, est pour le moins curieux. Depuis le départ, on assiste à toute une campagne de dénigrement des associations à l’origine de la plainte, de la part du gouvernement Equato-Guinéen par exemple, qui met aussi la pression sur le gouvernement français afin qu’il intervienne dans la procédure. Par ailleurs, c’est vrai que SHERPA a une image très ambiguë auprès de la diaspora et des populations locales, qui s’informent par le biais d’une presse contrôlée, et qui ont l’impression que notre travail n’est rien de plus qu’une stigmatisation de leurs leaders et, au-delà, des pays africains. Il faut aussi souligner la confonusion entre la personne du chef de l’Etat et l’institution lorsqu’on parle d’atteinte à la souveraineté de l’Etat Equato-guinéen, dans la mesure où ces biens n’appartiennent pas à l’Etat mais à la personne privée du chef de l’Etat ou de son fils.

Terangaweb : Ne faudrait-il pas vous faire connaître davantage dans l’opinion publique africaine ?

Ce serait très utile. D’ailleurs il y a pas mal de journaux en ligne qui relaient l’ « affaire des biens mal acquis » et qui ont une audience importante en Afrique, notamment Jeune Afrique. Mais concernant les pays dont les dirigeants sont visés par la plainte, il est quasi-impossible d’y faire une campagne médiatique, dans la mesure où la presse est fréquemment contrôlée par ce même pouvoir.

Terangaweb : Depuis le lancement des activités de l’association pensez-vous qu’il y a des progrès de la bonne gouvernance en Afrique ?

C’est difficile d’apprécier l’évolution de la bonne gouvernance en Afrique, parce que nous n’avons pas les données nécessaires pour créer un indice d’évaluation de la bonne gouvernance à l’aune de nos activités. Ce n’est d’ailleurs pas notre objet. Cependant Transparency International a mis en place un indice lui permettant de suivre l’état de la corruption dans ces pays, contrairement à Sherpa qui travaille sur volet juridique des financements illicites.

Entretien réalisé par Papa Modou Diouf et Joel Té Lessia pour Terangaweb

Abdoulaye Wade est une invention des Sénégalais

 
 
Pour l'observateur non averti, les élections présidentielles sénégalaises s'apparentent étrangement à une transition démocratique. Elles en portent tous les stigmates : l'intransigeance du camp au pouvoir, le sentiment d'urgence qui étreint l'opposition, la pressante mobilisation de la société civile, les stratagèmes mis en place par les partis d'opposition, les larges et difformes coalitions machinées dans l'urgence, le pouvoir parlementaire muet et unicolore, le pouvoir judiciaire contesté – non plus sa simple indépendance –  les trahisons au sein de la majorité au pouvoir, l'alliance des modères de celle-ci avec l'opposition, le va-tout des conservateurs (ici, les imprécations proprement non-démocratiques de Bethio Thioune), l'irruption de candidature « boulangeo- technocratique » de Youssou Ndour. Même l'attitude d’Abdoulaye Wade : la tentation monarchique, le désir de manigancer une réforme électorale d'urgence, le déni de toute légitimité à ses opposants. Tout respire la fin du régime autocratique.
 
À ceci près justement, que la présidentielle 2012 au Sénégal n'est qu'une banale élection dans un pays de tradition démocratique. Au plutôt : elle n'aurait dû être qu'une banale présidentielle dans une démocratie apaisée. Que cela ne soit pas le cas aujourd'hui est d’abord et avant tout, la responsabilité des Sénégalais. Cette génération devra, un jour ou l’autre, expliquer sa trahison.
 
Abdoulaye Wade est une invention des Sénégalais. C’est l’opposition sénégalaise qui tira un Wade déconfit et découragé de son exil parisien en 1999 pour en faire son champion. Ce sont les Sénégalais qui l’ont porté au pouvoir et qui l’ont reconduit dans ses fonctions en 2007. Ce sont eux qui ont placidement accepté ses dérives autoritaires. Ce sont eux qui, docilement, ont laissé se dégrader leur démocratie.
 
Au début des années 2000, le Sénégal avait :
  • l’armée la plus disciplinée, la plus unie, la plus loyale d’Afrique ;
  • une population globalement libre de tensions ethniques ou de ressentiments tribaux majeurs – y compris la question casamançaise – ;
  • un paysage politique diversifié et solide au début du millénaire ;
 
Une décennie à peine plus tard, l’offre politique se résume essentiellement à un tout sauf Wade, les semaines précédant l’élection se sont écoulées dans une ambiance quasi-insurrectionnelle, personne ne sait exactement ce que sera la réponse des militaires sénégalais si des troubles éclatent à l’issue du second tour, la CEDEAO a dû dépêcher Obasanjo comme médiateur – de tous les coups bas, celui-là est le plus abjecte. Et les citoyens sénégalais ont réalisé ce chef-d’œuvre d’irresponsabilité, en toute liberté, sans pressions extérieures, sans baïonnette aux tempes, avant de se réveiller bruyamment et violemment après des années de silence – dira-t-on "de stupeur" par mansuétude?
 
Que l'on ne s'y trompe pas, au moment du diagnostic, la vraie interrogation n'est pas tant de savoir ce que Wade a fait du Sénégal mais ce que les sénégalais ont fait de Wade et de leur pays. Parce que, bon sang, le droit de vote est aussi un devoir de responsabilité.
 
Joël Té-Léssia