Conférence « Quel rôle des écrivains dans nos sociétés ? »

De gauche à droite : Jean-Luc Raharimanana, Bernard Magnier, Lareus Gangoueus, Yahia Belaskri

Il y a un mois, Terangaweb se joignait à l’Observatoire de la Diversité Culturelle et à mon blog littéraire pour organiser une table ronde sur le thème du rôle et de la place de l’écrivain dans nos sociétés. Sujet ouvert qui a un intérêt certain à la fois pour le romancier, l’éditeur et le lecteur. Pour échanger autour de cette question, les écrivains Raharimanana, Yahia Belaskri se sont prêtés à cet exercice en compagnie de Bernard Magnier, directeur de la collection "Lettres africaines" chez Actes Sud. Ce fut un vrai plaisir de conduire ce débat dans le très beau cadre de l’Auditorium du Centre culturel Jean Cocteau des Lilas.

Les avis des auteurs sont partagés sur la définition même du concept « nos sociétés », c'est-à-dire le public éventuel que ceux-ci aimeraient toucher ou pas, le rapport avec ce dernier en particulier avec ses attentes très diverses suivant qu’il est en Occident ou en Afrique, l’absence d’un lectorat réel en français à Madagascar ou en Algérie. Au fil des échanges, le propos s’est centré sur la littérature même, sur l’esthétique, la fonction même de l’écriture et de l’art dans nos sociétés actuelles. Des fonctions différentes suivants notre poste d’observation. Finalement, pourquoi un écrivain se prête-il à cet exercice d’écrire et d’être publié s’il ne croit pas à la portée, à la puissance de son discours ? « D’ailleurs ne s’agit-il que d’esthétique ou également de puissance dans l’écriture des contemporains ? » posera quelqu’un dans le public.

Raharimanana dit très bien le but de son projet : « Arriver à ce moment où le texte, l’œuvre littéraire éclipse l’auteur ». Les écrivains ont également répondu à la question de la feuille de route, de l’ordre de mission venu d’Afrique dicté par un universitaire congolais qui ressemble à beaucoup de points de vue à ce que j’entends au sujet de la nouvelle génération. Une terrible charge dont ils se sont chargés de se délester. A raison sûrement.

Le terme de nouvelle génération a eu le don d’agacer, mais il n’est pas une invention du blogueur que je suis. Il était commun il y a quelques années de désigner de nouvelle génération, toute la dream-team d’auteurs qu’incarnent encore aujorud’hui les Abdourahmane Waberi, Sami Tchak, Raharimanana, Alain Mabanckou, Patrice Nganang, Léonora Miano, Kangni Alem et bien d’autres. Des auteurs qui souvent se sont extraits à la fois du classicisme de l’écriture des auteurs des indépendances, et de certaines thématiques. Il me semble qu’entre Henri Lopès, Ahmadou Kourouma et Raharimanana, il y a deux courants différents, deux générations de romanciers…« Le je a remplacé le nous des anciens » indique Bernard Magnier.

La posture franche de Yahia Belaskri sur la place réelle du romancier dans les sociétés africaines, sur le poids réel, sur leur capacité d’influencer ne manquera pas d’interpeler ceux qui prendront le temps d’écouter cette rencontre. Avec tout le respect et la fascination qu’il a pour l’illustre homme de lettres algérien Kateb Yacine, il se pose la question de la réception de ces œuvres aujourd’hui en Algérie. Il n’est pas utile que j’entre dans plus de détail, la vidéo de la rencontre est disponible sur le site de Sud Plateau-TV. Visionner et venez réagir sur Terangaweb.

Lareus Gangoueus
 

Yahia Belaskri : Une longue nuit d’absence

Je viens de terminer la lecture de ce nouveau roman de l’écrivain algérien Yahia Belaskri et je suis encore remué par ce texte. Certaines déclarations d’amour prennent parfois des détours assez surprenants, mais cette si longue nuit d’absence est un très bel hommage chargé de nostalgie à la ville d’Oran, à son histoire, à ses différentes communautés perdues. Nous sommes dans l’entre-deux-guerres, dans le sud de l’Espagne, quand ce roman débute. Paco est un gamin effronté et courageux qui ose des défis qui marquent déjà son caractère intrépide. Il est le dernier né d’une famille. Adélia, sa grande et belle sœur vient de perdre son mari qui semble s’être suicidé mais qui, après analyse a sûrement été abattu par la garde civile. Nous sommes dans les prémices de la terrible guerre d’Espagne. Dans cette première partie du roman, Yahia Belaskri alterne entre les événements qui ont conduit le jeune Paquito, dit El Gupa, Paco ou encore Enrique Semitier à être enrôlé dans les troupes de l’armée républicaine espagnole et à subir l’accueil mitigé quelques années plus tard fait aux bateaux des républicains espagnols sur les côtes algériennes, le bagne dans le désert, les tentatives de fuite, ou encore la vie clandestine à Oran.

Paco est le personnage central autour duquel Yahia Belaskri construit son histoire. Sans être véritablement un héros lors de la guerre d'Espagne, il est dans ce contexte un leader qui, avec une bande de jeunes de son village natal, vont tous être incorporés dans l'armée républicaine. Alors que progressivement, on suit la dégradation de la situation militaire des républicains les poussant à un exil forcé pour ceux qui refusent la reddition, Belaskri évoque parallèlement la difficile arrivée de ces républicains en Algérie, terre française. Bagne, travaux forcés dans le Sahara, fuites, Oran.

Cette première phase du roman, si elle est intéressante au niveau de sa construction, renvoyant le lecteur d'un chapitre à l'autre, de l'Espagne à l'Algérie, permet de poser les différents personnages sur lesquels Paco pose un regard où son idéal de liberté et de justice prime. De ceux qu'il laisse en Espagne comme son épouse et son beau-père qui subissent la répression franquiste. De ceux qu'ils rencontrent dans les quartiers arabes. De ceux dont il découvre la condition au travers de ses tournées dans l'arrière pays oranais. Par contre, on ne retrouve pas le rythme haletant dans son écriture de Si tu cherches la pluie, elle vient d'en haut dans ses descriptions. Comme si, malgré les éléments fournis qui nous permettent de camper dans la peau des guérilleros en Espagne ou des forçats en Algérie, quelque chose poussait l'écrivain dans ses réserves.

Ce roman devient passionnant, à l'instar du précédent tant au niveau de l'écriture que le sujet qui s'engage dans une course dans laquelle le lecteur est happé et ne lâche plus prise, dans la 2ème phase qui est un magnifique portrait d'Oran, terre française où se juxtaposent des communautés très différentes : arabes, français, espagnols, juifs, etc. Chacun évoluant dans des quartiers, dans un fragile équilibre que la guerre va progressivement faire voler en éclats. Sous la plume de Yahia Belaskri, et par le témoignage de ce républicain espagnol installé à Oran, personnage-charnière entre toutes les communautés, on découvre une ville qui pourrait faire penser à la Grenade de Maalouf. Mais subtilement, les failles de la structure qui vont conduire à l'explosion sont faites de discriminations, de statuts différents, et d'une absence de dialogues, d'une méconnaissance profonde des uns et des autres…

Cette toile de fond ne doit pas cependant éluder le travail sur le personnage de Paco, cet apatride quelque part. La puissance de ce roman, à côté de la dimension nostalgique de la narration d'Oran avant les dérives de la guerre, réside dans ce point de vue sur le personnage errant de Paco qui voit la terre d'accueil se défaire sous ses pieds sans avoir la possibilité de rentrer en Espagne.

Le final est particulièrement émouvant. A lire et à faire lire.

Me gustà Oran !

 

Lareus Gangoueus, article initialement paru sur son blog

 

Yahia Belaskri, Une longue nuit d'absence
Editions Vents d'ailleurs, 158 pages, 1ère parution en 2012

 

Ike Oguine, le conte du squatter

« Nous savons que tout le monde ne peut pas être riche, autrement sur la tête de qui les riches pisseraient-ils ? », p.272

Ike Oguine est de cette nouvelle génération d’écrivains nigérians qui renouvelle l’héritage de leurs glorieux aînés, Soyinka et Achebe. Le conte du squatter est son premier roman. Il y met en scène un jeune « golden boy », Obi, qui après l’éclatement de la bulle financière nigériane (années 90), immigre au pays de l’Oncle Sam où il tente de se faire une place au soleil ; rêve américain qui se révèle être bien difficile à réaliser. Et pourtant dix-huit années plus tôt, à Lagos, alors qu’il n’était qu’un môme naïf, il avait cru les histoires merveilleuses de l’oncle Happyness, nouvellement citoyen des Etats-Unis. Comment en aurait-il pu être autrement ? Sûr que l’oncle vivait dans un palace et roulait dans un bolide digne des stars ! Les Etats-Unis ? Une terre promise où il suffisait de se baisser pour collectionner les billets de banque ! Aucun doute que les rodomontades de son père à propos des soit disant mensonges de Happyness n’étaient que le dépit d’un vieux bougon jaloux.

Mais une fois atterri sur la terre promise que de désenchantements : le palace est un immonde taudis puant, antre miteuse de paumés plus ou moins honnêtes, alors que l’oncle Happyness n’est qu’un escroc raté. Le seul à lui ouvrir les portes de son appartement situé dans un ghetto noir oublié de tous sauf des « camés », le minable et ringard Andrews, ancien voisin de la cité universitaire. Cet évangéliste fanatique qui ne vit que pour Dieu est d’une compagnie insupportable. Pour échapper à cet enfer et financer ses études supérieures toujours remises à plus tard car excessivement coûteuses Obi met la main sur un job minable, du gardiennage de nuit pour quelques malheureux dollars. Il ne fallait pas s’attendre à mieux sans la belle carte verte ! Ce boulot lui donne à peine les moyens de louer une sinistre chambre qui ignore l’existence de la lumière. Les doutes l’assaillent ; et si en dépit de tous ses efforts et quelques soient les résultats – pauvreté ou richesse – , son exil aux USA ne justifiait pas le sacrifice de sa terre natale ?

 « Est-ce que le plus gros des succès matériels pouvait justifier la solitude et la frustration qui règnent dans ce pays, et les dégâts psychologiques inévitablement causés par cette frustration, cette solitude gigantesque ? Mais n’était-ce pas pire chez nous ? Est-ce que le manque d’opportunités ne produisait pas aussi son lot d’instabilités psychologiques, de frustrations mortelles ? Comment pouvait-on faire un choix rationnel ? », pp. 220 et 221.

Des interrogations qui assaillent tout autant son ancienne copine de Lagos, Ego, qui a eu la chance d’épouser le fortuné nigérian Ezendu, ambitieux et réputé chirurgien d’Oakland. En dépit de ses safaris quotidiens dans les luxueux magasins des riches banlieues, elle ne supporte plus ni sa terre d’accueil ni ses nouveaux concitoyens au racisme latent. Son opinion est scellée, le rêve américain est une illusion pour les africains ; le melting pot, une vaste escroquerie !

« Quand je lui demandais où elle travaillait, son visage s’assombrit.

 _ J’ai arrêté de travailler il y a plus de six mois, et je ne veux plus retravailler dans ce pays, me dit-elle en colère. ussitôt que j’avais quitté le bureau, les gens se mettaient tous à parler de moi. Dès que je rentrais, ils se taisaient et me regardaient. Je passais pour une folle. Quand je m’adressais à quelqu’un, la personne faisait semblant de ne pas avoir entendu. Moi, je sais bien qu’ils entendaient tout ce que je disais. Tout ce qu’ils voulaient, c’était me mettre mal à l’aise. Une fois, lors d’une réunion, quelqu’un m’a demandé d’où je venais. Je lui dis que j’étais nigériane, et il dit «  c’est où ce bled ? ». Il faisait comme s’il n’avait jamais entendu parler du Nigeria. Un autre a dit que, vu le nom, ça devait être quelque part au Mexique, et ils se sont tous mis à rire. », pp. 170 et 171.

Un jugement bien sombre que n’est pas loin de faire sien Obi. Toutefois il lui est impossible de faire marche-arrière. Et peut-être est-ce dans l’acceptation de cette impasse et de cette fatalité que se trouve le secret de l’intégration. Il lui faut exclure de son champ mental, de son imaginaire le Nigeria ou du moins l’apprécier différemment. Il ne doit plus vivre en marge de l’Amérique mais l’intégrer pleinement.

 

« Même si je vivais à l’intérieur de ce pays, j’étais jusqu’à ces jours resté sur les bords ; cette année qui venait de passer, je ne l’avais pas vraiment vécue en Amérique mais dans une sorte de pays à mi-chemin ; j’avais mené comme une existence satellite autour de la réalité, fortement reliée au mode de vie américain par le travail, la monnaie, les magasins et la télévision. Maintenant, même si dans un sens je serais toujours coupé de cette existence, même si je me sentirais toujours plus nigérian qu’américain, il fallait que je me batte pour me faire une place à l’intérieur ; il fallait que je trouve un moyen d’être à la fois détaché de ce grand pays, et une partie de lui. », p. 268

Le conte du squatter est un brillant tableau des déboires, des frustrations, des peurs et des espoirs qui assaillent les migrants dont le cœur balance entre le pays natal et la terre d’accueil. Servi par une écriture limpide qui traduit à merveille le regard fataliste, désabusé et ironique d’Obi, le narrateur, le roman est une réussite que le lecteur s’accapare et lit d’une seule traite. Certes il y a quelques incohérences dans la construction chronologique probablement à mettre sur le compte d’une première œuvre, mais cela n’entache en rien sa qualité intrinsèque.

Hervé Ferrand, article initialement paru sur son blog

 

oguineike.jpg Ike Oguine, Le conte du squatter, 2000, Actes Sud, 2005, 274 p.

Raharimanana : Nour, 1947

Raharimanana n’est pas un auteur comme les autres. Il est avant tout un artiste qui joue magnifiquement avec les mots qu'il met en scène avec beaucoup de hardiesse, de courage, de force pour porter un discours, une volonté d’écrire l’histoire de son propre point de vue. L’histoire de son pays vue par un malgache. L'histoire racontée par un lion pour faire écho à une sentence célèbre…

1947 fut une année importante sur la grande île. Douloureuse aussi. Celle d’une insurrection menée par des nationalistes malgaches qui fut terriblement réprimée par les forces coloniales françaises, comme ce sera également le cas en Algérie. Raharimanana revient sur cet épisode douloureux par le biais d’un roman. Un soldat tirailleur pleure. Il évoque Nour, une femme qui a été abattue. Il parle de sa mémoire, de son histoire, de celle de son pays Madagascar, celles de ces mânes, de sa spiritualité. Alors que la voix de ce personnage narrateur s’exprime, s’entremêlent d’autres voix, toutes chargées par la poésie, certaines implorant des divinités. Nour parle. Jao, Siva, Benja, des rebelles s’expriment chacune avec sa tonalité pour dire un parcours, raconter la tragédie d’une île, la barbarie du système colonial.

La voix du narrateur n’est pas partisane, même si elle porte la douleur de celui qui a perdu une part de lui-même, de celui dont le souvenir de tirailleur en Europe et de trains funestes déportant des juifs lui a fait prendre conscience qu’il était embarqué dans un combat qu’il ne pensait pas être le sien, loin de sa patrie. Narrateur de l’île. Lecteur des tentatives de christianisation. Celles de missionnaires catholiques du 19ème siècle des traces écrites de leur plongée au cœur des ténèbres. Un choc des cultures. Un paternalisme méprisant. Une négation de l’autre portée par le désir altruiste de révéler le Créateur. La voix parle aussi de l’île et de ces vagues successives de migration, des différentes divisions, forfaitures, de la violence qui a toujours animé les différentes communautés que, j’imagine, les malgaches seront reconnaître sous les termes de « ceux des cendres », « ceux de la cité bénie », « ceux du milieu », etc.

Sous la plume de Raharimanana, l’esclavage sur l’île est une réalité locale, endogène. L’arrivée du colon français a semblé le lever ce bouclier, pour mieux assujettir cette île. Au fur et à mesure que le lecteur progresse dans sa lecture qui peut-être un peu laborieuse au début, le temps de s’habituer aux différentes voix, à la musique des mots de Raharimanana, les personnages dévoilent leur histoire et surtout on comprend ce qui les connecte, le sang, l'insurrection. La révolte n’est que mieux présentée avec les vies qui sont laissées sur la terre ensanglantée. Ou de ses vies qui se jettent de la falaise d’Ambahy par désespoir dirait-on ou pour aller à la rencontre d’un au-delà quand le quotidien n'est fait que de mochetés pour reprendre un mot d'un autre grand romancier du continent africain…

Nour, 1947, cela semble être l’histoire douloureuse d’un pays, magnifiquement dite avec le désir manifeste du romancier ou du poète de renvoyer dos à dos, ceux qui oppressent et ceux qui sont oppressés, pour mieux parler du déchirement lié à la disparition de l’être cher, la blessure de ce tirailleur. Un texte sombre. Un texte magnifique. Un texte qui bouscule.
 

Lareus Gangoueus

 

Raharimanana, Nour 1947
Editions du Serpent à plumes, Collection Motifs, 260 pages, 1ère parution en 2001

Voir les chroniques sur Africultures, Le matricule des anges, Ballades et escales en littérature africaine, Ny Haisotatra

 

La Légende de Césaire

 

Un essayiste talentueux et inspiré devrait un jour, réaliser une biographie croisée d'Aimé Césaire et d'Octavio Paz. Des écrivains que ce malheureux vingtième siècle nous a donné, ces deux hommes représentaient une anomalie : à la fois poètes de talent et essayistes de génie; marginaux couverts de gloire, radiologues exaltés et impitoyables de deux "civilisations" – la "nègre" et la "mexicaine", maîtres de leurs langues, étoiles errantes du surréalisme et hommes de gauche en rupture de communisme. Avec Le Labyrinthe de la Solitude, recueil d'essais publié en 1950, Paz établissait une véritable psychanalyse de la société mexicaine (mythologie, psyché, conscience politique, aspirations artistiques). Cette même année, Césaire redigait le célèbre Discours sur le colonialisme, réquisitoire précis, sec et implacable non seulement contre le fait colonial, mais aussi contre le discours colonial, la mentalité du colon, la prose et la pensée des civilisations "colonisatrices". L'un des poèmes les plus célèbres de Paz s'intitule "Piedra de Sol". C'est un long texte cyclique, qui évoque le calendrier Aztèque [Pierre du Soleil], l'éternel retour en courts vers pleins, finis, autosuffisants. Le Cahier d'un retour au pays natal est aussi une brillante divagation sur cette même obsession. Tous deux sont décédés à dix ans d'intervalle, presque jour pour jour (19 avril 1998 pour Paz et 17 Avril 2008 pour Césaire) La plupart des gens que j'admire ont la bizarre habitude de mourir en avril (Desproges, Revel, Césaire, Paz, Emerson — qui a dit Mussolini? )

Le souvenir de Césaire est d'autant plus brûlant aujourd'hui, jour d'élection présidentielle en France. Je ne peux m'empêcher de me demander ce qu'aurait dit Césaire? Qu'aurait-il fait? Qu'aurait-il pensé de tout ça. Celui qui avait rompu avec pertes et fracas du Parti Communiste Français en 1956, aurait-il compris le renouveau de l'extrême gauche ? Le farouche anti-colonialiste aurait-il toléré les hérauts du Discours de Dakar? Qu'aurait-il dit de l'accueil que la presse de droite réserva au médiocre "sanglot de l'homme noir" d'Alain Mabanckou? Qu'aurait-il pensé de Patrick Lozès et de ses velléités étouffées de candidature à la présidentielle? Qu'aurait-il pensé de la "norvégienne ménopausée"? La façon dont on s'empressait de transporter sa dépouille au panthéon… Qu'aurait-il pensé de tout ça?

J'ai eu beaucoup de mal avec le Césaire des derniers jours. Le côté icône, vieux gri-gri, "nègre fondamental", Mandela des Caraïbes me les gonflait prodigieusement. Et puis j'ai compris. Son dernier cri : "nègre vous m’appelez et bien oui, nègre je suis. N’allez pas le répéter, mais le nègre vous emmerde" n'est pas moins fort, moins poétique que les "armes miraculeuses", juste plus impatient. Il était devenu impatient sur la fin, parce que la bêtise revenait plus forte encore que jamais. Paz aussi sur la fin, perdit définitivement patience avec les démissions des intellectuels de son temps, incapables de construire une défense morale de la démocratie en Amérique Latine. Les esprits vraiment supérieurs deviennent assez intolérants sur le tard. C'est à cela qu'on les reconnaît.

 

Joël Té-Léssia

Les cauchemars du gecko, de Raharimanana

Voici un livre qui ravira tous ceux qui apprécient de se retrouver dans un livre comme dans un laboratoire où l'on voit l'artiste à l'oeuvre : il cisèle les mots, il les perfore pour en tirer le suc qui donnera du goût et du sens au discours ! Même si l'on peut déplorer la "prétention des mots à délimiter le réel" (page 101), il n'en demeure pas moins que ceux-ci constituent notre principal outil pour dire les choses, pour "nommer le monde", comme l'affirme Sony Labou Tansi que Raharimanana cite bien à propos au début de son livre : "Nommer le monde / Avec moi remplir chaque / Chose de la douce aventure / De nommer".

Comme Sony Labou Tansi, Raharimanana nous embarque dans son livre dans la "douce aventure de nommer". Oui, c'est bien doux et agréable pour le lecteur d'entrer dans l'univers de cet auteur pour y assiter comme à un feu d'artifice du langage ! Je crois en effet que le mot n'est pas exagéré : les mots, dans Les cauchemars du gecko, éclatent en mille sons et en tous sens, ils invitent d'une manière ludique à réfléchir, à penser le monde, à panser les maux dont il souffre. Les jeux de mots dans ce livre sont si délectables que je me prends au jeu ! C'est un texte qu'on a envie de mettre en musique, certains passages vous inspirent même des airs de rap.

Vous aurez remarqué que, depuis le début, je ne le désigne que par les termes génériques de "livre" ou d' "ouvrage", car on ne saurait le faire entrer dans une catégorie : ce n'est pas un roman, ce n'est pas un essai, je pense que ce n'est pas non plus un recueil de poèmes, même si on brûle de le considérer comme une oeuvre poétique. En fait ce livre emprunte à chacun de ces genres : il y a un narrateur, comme dans le roman, un "je" qui s'adresse à "vous", et qui se positionne par rapport à la situation actuelle du monde, en particulier les relations nord-sud, dont il dénonce les travers. C'est un positionnement propre aux essais, cependant il l'exprime de manière poétique, en exploitant à volonté les multiples possibilités d'agencement des mots, de sorte que ceux-ci produisent une musique qui éclaire le propos d'une manière subtile. Rahiramana ne souhaite pas s'enfermer dans une catégorie, il veut être libre de voler avec les mots où bon leur semble, d'éprouver avec eux le vertige :

Ecrire 1./ Territoires d'écriture la nuit quand l'espace s'étire et que les limites se font floues, quand le regard s'efface et quand du silence des cris qu'on égorge se recrée le monde. Dans les pas du hasard souvent pour y semer ma déraison et y tisser un récit où m'étendre, me méfier de la narration et me dire sans lien aux mots qui m'aliènent, sortir du silence et exister le temps d'une scansion, d'un mouvement, d'un souffle, territoires tenus sur un fil, le temps de me faire funambule, le vide autour pour me transfigurer… (Les Cauchemars du gecko, page 96)

C'est une "douce aventure" que celle de nommer, sans doute, mais c'est pour dire combien le monde va mal. Raharimanana se propose dans ce livre de dénoncer "l'incapacité de l'homme à n'être pas homme pour l'homme" (page 6), il se présente comme "l'étranger qui contredit la belle affaire de l'humanité" (page 7). L'homme a de beaux discours, de belles paroles, de beaux principes, mais qu'il foule aux pieds chaque jour par ses actes. C'est cette hypocrisie que l'auteur montre du doigt, cet orgueil mal placé de celui qui se place au-dessus des autres mais qui, dans le fond, n'est pas meilleur que ceux-là qu'il dénigre. L'Occident, en particulier, est placé dans ce livre face à un miroir :

Tu te dis bonne France.
As-tu jamais existé ?
Code noir, code de l'indigénat,
T'en souviens-tu ou préfères-tu l'oubli ?
Je sais que tu rôdes encore – tu m'encordes !
De l'esclavage à la colonisation,
Tu as toujours préféré le sucre à l'honneur.
Tu as glorifié l'arachide, humilié les Rachid, ri des Farid ou des Farah.
Le goût à la bouche, le dégoût au coeur,
Tu as fait ripaille de mon corps esclave :
indigène, tirailleur et maintenant racaille.
Des cales à la cave
Des cases aux squats
J'ai tout connu, j'ai tout vécu.
(page 29)

Le mal-être du monde que Raharimanana peint dans son livre est parfaitement résumé dans le chapitre "La connerie des siècles", où il est question entre autres de "dictature et népotisme", de "guerre froide", de "famine", de "corruption", de "pauvreté", de "paradis fiscaux", de "cannibalisation des terres pour les damnés de la terre", de l'Afrique "terre de barbarie, pour paradis capitaliste" etc. (page 46)
Les exemples et les situations évoquées dont diversifiés et dénotent une bonne connaissance de la part de l'auteur de l'histoire des pays africains, mais aussi du monde. Si l'homme blanc est particulièrement interpellé,
L'hôomme développelé occidenté blanchinordé,
L'hôomme évolué cervelisé scientifriqué,
Athée devant l'Athérnel,
Laïc devant l'aïd et tout autre laïus et coutumes
(page 48)

si, disais-je, il apparaît comme le principal accusé, c'est parce que c'est lui en général s'aroge le droit de catégoriser, de classer les humains, de déterminer parmi ceux-ci l'intelligent, le nul, le diable, le bon, le beau… Dans cette classification, l'homme noir a le meilleur lot, autrement dit on lui plaque sur le dos tout ce qu'il y a de pire, tandis que le Blanc se pare d'une aura divine. Raharimanana plaint cette tendance à diviser les hommes, à les dresser les uns contre les autres, alors que la "connerie" est partout, comme le montre le chapitre "Voyez nos fous !" (page 53), qui énumère les dictatures, dans tous les continents, passés comme présents, d'Idi Amin Dada à Vladimir Poutine en passant par Denis Sassou Ngesso, de Joseph Pétain à Adolf Hitler, de Mussolini à Kim Il Sung-ju, de John Fitzgerald Kennedy à Charles Taylor… ce sont des dizaines et des dizaines de dirigeants politiques qui sont cités, sous la "haute bienveillance de Caligula", cet empereur romain, fou de pouvoir.

Raharimanana n'a nullement l'intention d'attiser la haine envers qui que ce soit, surtout pas envers le blanc. Les vers du poète martiniquais Aimé Césaire, qui déclare dans son Cahier d'un retour au pays natal : "Ne faites pas de moi cet homme de haine pour qui je n'ai que haine", conviendraient bien pour répondre à quiconque ferait de ce livre une mauvaise lecture. Raharimanana met lui-même les points sur les i : […] la dent que j'ai contre personne, les races n'existent pas, nous sommes tous les mêmes êtres humains, même droits, mêmes prérogatives, mêmes victimes, même bourreaux… (page 87) D'ailleurs, si le "je" du narrateur commence au début du texte par interpeller l'homme blanc par un "vous" qui établit bien la distance qui les sépare, cette distance s'efface à la fin du livre puisque le-dit narrateur s'autorise, tout à la fin, à lui dire "tu", et à le laver de toute culpabilité : "Lavé du passé (…) Lavé de toute responsabilité" (page 108). C'est comme si, après avoir laissé libre cours à la lave de son verbe, son coeur s'était apaisé, ce coeur qui ne bat que pour la réconciliation de l'humanité toute entière.

Raharimana est né en 1967 à Antananarivo. Il a été journaliste, professeur de Français avant de se consacrer entièrement à la littérature. J'ai eu la chance de le rencontrer à la soirée littéraire Africa Paris du 28 avril 2011, il y a un an, mais alors j'étais loin de soupçonner la force de frappe de son verbe : coloré, malicieux, libre, tranchant aussi.

 

Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

La critique de Gangoueus ici.

Raharimanana, Les cauchemars du gecko, Editions Vents d'ailleurs, 2011, 114 pages, 15 €.

« Xala », d’Ousmane Sembène

« Je n'ai pas réussi à bander ».

Si l'intégralité du récit pourrait se résumer à cette phrase appuyée par une note de bas de page indiquant pour les non initiés que le mot « xala » signifie « impuissance » en langue wolof, il mérite toutefois une attention particulière afin d'y discerner les véritables enjeux essentiels. C'est en fait une véritable critique de la société sénégalaise qui se dessine en filigrane dans ce cinquième roman d'Ousmane Sembène paru en 1975. L'ouvrage est indiscutablement ancré dans le contexte postcolonial immédiat dans lequel évolue l'auteur, mais il semble néanmoins porter à la lumière, une satire sociale qui garde une certaine résonance dans l'Afrique contemporaine.

Le personnage principal, El Hadji Abdou Kader Beye, quinquagénaire et membre du « groupe des hommes d'affaires » est un de ces hommes qui aime à se penser important dans la microsociété d'élites postcoloniales dakaroise. Le sarcasme de l'auteur sur la condition du personnage est tout à fait poignant tout au long de l'œuvre et est notamment caractérisé par l'emploi de guillemets pour définir son secteur d'activités. El Hadji Abdou Kader Beye et ses semblables ne sont en réalité, en dépit de leur arrogante posture anticolonialiste, que des exécutants à la solde d'administrateurs coloniaux tirant les ficelles. Peu rassasié par son train de vie matérialiste et extravagant, El Hadji Abdou Kader Beye cherche à renforcer son influence et l'admiration de ses pairs en accumulant les femmes et le roman s'ouvre avec l'annonce d'un troisième mariage. Ironie du sort, El Hadji est frappé par le xala, lors de sa nuit de noce avec Ngone, la jeune fille qu'il a choisie pour troisième femme. Nul ne doute que la sanction lui paraisse aussi imprévisible qu'humiliante étant donnée la haute estime qu’il voue à sa personne. Époux de deux femmes, chacune avec ses caprices et ses exigences, il se doit de les visiter dans leurs villas respectives trois nuits par semaine et de les satisfaire, impuissant ou pas. Il y a aussi les onze enfants à entretenir dont l'aînée, Rama, l'aînée aux instincts révolutionnaires et qui s'oppose à la polygamie de son père. Comment El Hadji pourrait-il désormais supporter toutes ces responsabilités alors qu'il est incapable d'assurer une érection dans son propre lit ?

L'histoire racontée dans la centaine de pages qui composent la nouvelle est en effet celle d'un homme qui se retrouve impuissant au moment de consommer son union avec sa femme pendant leur nuit de noce et celles qui suivent. Pourtant peu à peu, le lecteur est amené à comprendre que ce sont tous les personnages gravitant autour du nouveau couple qui sont mis à mal par cette irruption du xala. Qu'on ne s'y trompe donc pas: le xala est loin d'être l'affaire exclusive de deux jeunes mariés qui se retrouvent dans une situation qu'on imagine aisément frustrante mais somme toute privée puisque confinée dans les quatre murs de leur chambre de noce. En réalité, si l'impuissance d'El Hadji Abdou Kader Beye se trouve au centre de cette histoire, c'est surtout parce qu'à travers et autour d'elle se construit un circuit de relations et d'événements qui dépassent la passagère mauvaise fortune d'un homme.

Alors qu'El Hadji Abdou Kader Beye s'interroge désespérément sur les raisons de son impotence, il en vient à soupçonner tous les membres de son entourage et engage des sommes astronomiques pour payer marabouts et autres guérisseurs afin de le débarrasser de cette malédiction. Si cet homme a manifestement noyé ses actions d'autrefois dans une vie luxueuse de parvenu, ce n'est certainement pas le cas de celui ou celle qui cherche à le punir par ce mauvais sort. Il lui faudra donc prêter une oreille particulièrement attentive afin de l'identifier. C'est dans cette aventure déroutante qu'Ousmane Sembène invite le lecteur.

Muna Soppo

Une enfant de Poto-Poto, d’Henri Lopes

Poto-Poto. C'est le nom que porte le troisième arrondissement de Brazzaville. Y a-t-il un quartier aussi bien nommé que celui-là pour dire le peuple ? En effet il ne figurerait pas parmi les "beaux quartiers" de la capitale congolaise, ce n'est pas le fief des "bourgeois", au contraire, c'est là que l'on peut prendre le pouls du peuple. En kikongo ou en kituba, deux langues congolaises, "poto-poto" signifie "boue", mais pas dans le sens péjoratif, ce terme désigne simplement la "terre", et on trouve à Poto-Poto toutes sortes de gens, ça grouille de vie. Ainsi Poto-Poto rime bien avec "peuple", "populaire" ; on peut alors comprendre que cet arrondissement soit la cible des hommes politiques doublés d'hommes de lettres, qui souhaitent sans doute par là dire leur proximité avec le peuple et par la même occasion prendre leurs distances avec les détenteurs du pouvoir, qui ignorent ou plutôt ferment les yeux sur le quotidien des citoyens, se contentent de leurs privilèges et ne font rien pour soulager les populations qu'ils gouvernent. Henri Lopes, romancier qui a été plusieurs fois ministre avant de devenir ambassadeur du Congo en France, charge qui est toujours la sienne à ce jour, vient de publier Une enfant de Poto-Poto, aux Editions Gallimard. Un autre homme de lettres, Aimé Bedel Eyengué, que nous avons déjà présenté ici, se propose de devenir une figure de Poto-Poto, en présentant sa candidature en qualité de député. Poto-Poto a aussi été magnifié par Tchicaya U Tam'si, poète et romancier congolais, et aussi par le chanteur Pamelo Mounka. Bref, Poto-Poto inspire les artistes congolais.

Une enfant de Poto-Poto est le récit de Kimia, depuis les festivités du "Dipanda", l'indépendance, le 15 août 1960, jusqu'à l'intrusion des téléphones portables dans la vie quotidienne. On pourrait donc dire que ce sont plus de quatre décennies que ce roman couvre, une bonne tranche de l'histoire politique du Congo et de l'évolution de la société congolaise qui est proposée au lecteur en même temps que la narratrice retrace son itinéraire, ses études aux côtés de Pélagie, leur fascination à toutes deux pour l'un de leurs professeurs, M. Franceschini, arrivé de France, qui leur parle de littérature d'une manière unique et qui, tout blanc qu'il est, possède une connaissance profonde de l'âme africaine avec laquelle il semble ne faire qu'un ; le récit de Kimia se poursuit avec l'obtention d'une bourse pour les Etats-Unis tandis que Pélagie en obtient une pour la France, sa carrière comme romancière, leurs mariages respectifs, le retour permanent au pays natal…

Il ne faut pas s'étonner de la présence dominante du Congo dans ce roman (et dans d'autres de l'auteur), malgré les multiples pérégrinations de l'héroïne, qui est le porte-parole de l'auteur : "Je vis à l'étranger, mais la substance de mes romans est une pâte extraite de la terre africaine", déclare-t-elle, page 212. Cette présence s'exprime aussi à travers la langue romanesque, soucieuse de traduire la congolité des personnages aussi bien que celle de l'auteur, qui a ainsi construit sa "marque" de fabrique. Il n'y a qu'à relire par exemple le Pleurer-Rire, pour en être édifié. Kimia explique bien l'importance du Français congolais dans toute toute l'oeuvre romanesque d'Henri Lopes :
"[…] Il s'agit, ma chère, de congoliser le roman. […] Un roman en langue avec des mots français. Pas des mots de France." (Une enfant de Poto-Poto, page 75)

Dans ce roman, on retrouve les thèmes chers à Lopes : la politique, le métissage, l'amour, amour multiple ou double vie en particulier, mais il est surtout, à mon sens, une belle conversation, bien que muette, entre le lecteur et l'auteur, qui en dit plus long sur ce dernier que si on l'entendait discourir au cours d'un débat, à un salon du livre ou sur un plateau télé. Ouvrir un livre est la meilleure manière d'apprendre à connaître un auteur, à se familiariser avec son univers, c'est pourquoi l'héroïne répugne à se prêter au jeu des conférences, tables ronde et autres rencontres organisées avec le public, à l'animation d'atelier d'écriture, comme si l'écrivain pouvait devenir un professeur apte à transmettre son art.

"Je ne crois pas au bien-fondé de ces rencontres. Elles aident peu à la vente des livres et sont une perte de temps pour les auteurs. Je n'y rencontre jamais les écrivains que j'admire. Aujourd'hui, c'est par les médias que l'on touche les lecteurs. C'est à notre personnage qu'on s'intéresse, pas à notre travail.
Le programme prévoyait l'animation d'ateliers d'écriture. Un exercice vain. L'écrivain est un artisan. Son métier s'apprend, mais pas dans une classe. Il n'est ni un cordon bleu ni un féticheur possédant des recettes et des pouvoirs secrets à transmettre. C'est en lisant qu'on apprend à écrire.
[…]
Pas d'atelier d'écriture ni de conférence ex cathedra. Je lirai mes textes. C'est l'unique introduction à tout débat fructueux. La meilleure.
Paresse ? Fantaisie ? Un peu des deux. Avant tout une intime conviction. La préparation de conférences disperse, mord sur le temps réservé à l'écriture, n'est pas dans la nature de l'artiste. Toute ma philosophie s'exprime dans mes romans. Mes gloses ne peuvent éveiller l'écho que mes romans font résonner en vous."
(page 204)

Après mon étude intitulée L'Expression du métissage dans la Littérature africaine, où j'essaie de voir comment les auteurs africains procèdent pour que le Français, qui est leur langue d'écriture, ne laisse pas de traduire leur moi africain, j'étais curieuse de savoir si Henri Lopes continuait la trajectoire tracée dans ses précédents romans, en particulier dans Le Lys et le Flamboyant, qui est l'une des oeuvres principales étudiées dans cette étude. Dans Une enfant de Poto-Poto, il continue à faire un abondant usage de l'italique pour signaler les expressions ou tournures propres au Français du Congo, et à la traduction ou l'explication immédiate, juste après les expressions "en langue", pour éviter les notes de bas de pages, plutôt rébarbatives pour le lecteur, surtout lorsqu'elles sont nombreuses. Pour exemple, l'incipit du roman : "Certains nous appelaient les enfants dipanda, un mot forgé pour traduire indépendance en langue."

Un peu plus loin : "A côté de nous, un rythme saccadé : les Babembés. Ils trépignent et sautillent à la manière des enfants jouant au dzango, notre marelle."

Pour les expressions locales, un exemple, page 58 : "Un quadragénaire d'aujourd'hui n'est pas un quadragénaire du temps de nos parents. Et puis, vraiment Kimia, toi-là vraiment, , je ne pensais pas que tu avais l'esprit si mal tourné que ça. Or que tu es pour toi vicieuse !"

La première partie du roman, avec ses deux personnages féminins, amies inséparables, qui sexpriment en francongolais, échangeant notamment sur leurs aventures amoureuses, m'a fait penser au roman La Brève histoire de ma mère, de Dibakana Mankéssi ; et le filet de musique congolaise, qui parcourt le roman de bout en bout, notamment à travers l'évocation de ses "tubes" m'a rappelé le dernier roman de Dongala, Photo de groupe au bord du fleuve. Vous l'aurez compris, si vous voulez découvrir des romans bien congolais, et tout récents, je vous conseille ces trois titres : Une enfant de Poto-Poto, Photo de groupe au bord du fleuve et La brève histoire de ma mère.

Henri Lopes, Une enfant de Poto-Poto, Gallimard, collection Continents noirs, 272 pages, 17.50 €.
 
Pour aller plus loin : Henri Lopes, s'exprimant sur Une enfant de Poto-Poto, sur RFI, émission bien assaisonnée de ces morceaux de l'époque des indépendances
 
 
Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

 

Tchicaya U Tam’Si : Ces fruits si doux de l’arbre à pain

Il est parfois difficile de justifier pourquoi un auteur nous touche plus que les autres. Difficulté qui s’accroît quand cet auteur est très peu connu du public. On a le sentiment d’être une sorte d’extra-terrestre qui vend un projet que beaucoup ont trouvé désuet. Pourtant Tchicaya U Tam’Si reste l’un des meilleurs romanciers francophones qu’il m’ait été donné de lire, même si les spécialistes diront que l’essentiel est dans sa poésie.

 

Mon rythme de vie très lié à ma relation avec le livre explique la difficulté que j’ai avec le genre de la poésie qui exige de la part du lecteur une certaine disponibilité. Si on rajoute le faite que la poésie que j’ai lu de Tchicaya U Tam’Si est très ancrée dans le contexte de son écriture, à savoir les indépendances africaines et sa fascination pour des figures marquantes comme Lumumba, on a là les éléments de ma distance avec cette poésie.
 
Par contre le roman de Tchicaya U Tam’Si, genre que l’auteur a travaillé sur la fin de sa vie pendant les années 80 est très riche et fort. D’abord par le recul sur le sujet, à savoir le Congo colonial et postcolonial, que cet intellectuel qui vécut la majeure partie de sa vie en exil porte. Une distance à la fois géographique et temporelle. Alors qu’au moment où il se lance dans la prose, la génération qui le suit avec Henri Lopès, Tierno Monémembo, Sony Labou Tansi, Alioum Fantouré ou Williams Sassine décortiquent la faillite des élites et des potentats ayant hérité de la structure des pays indépendants, Tchicaya U Tam’Si se propose d’évoluer à contre-courant de cette mouvance et revisitant cette Afrique colonisée et mouvant ses personnages dans ce contexte, au début du 20ème siècle, pendant les deux guerres, après la seconde guerre mondiale, aux indépendances.
 
On voit au fil des pages, toujours dans le contexte de la saga familiale, le lien au colon, les consciences se construire au gré des grands épisodes de ces périodes. On voit aussi ce Congo là au travers de personnages très variés qui souvent entourent le lignage conducteur et qui révèlent la vie, la danse, la mode, les mœurs, la passion, l’ethnie, la politique, la lutte sur cette époque qui reste relativement méconnue. Je pense d’ailleurs que la dimension historique et intime qu’y fait la force la série des romans de Tchicaya U Tam’Si. Si je m’arrête là, je délaisse le style poétique de l’auteur congolais qui se prend au roman. Hors, c’est la principale raison qui doit nous amener à découvrir les textes romanesques de Tchicaya U Tam’Si : son esthétique poétique. Enfin, et c’est assez étonnant pour un auteur ayant vécu si longtemps de ses terres, c’est l’auteur congolais dont les romans sont les plus ancrés dans la culture kongo. De mon point de vue. Une oralité accompagne ses textes, la spiritualité de ces personnages est beaucoup plus ancrée et assis dans ces cultures.

Ces fruits si doux de l’arbre à pain est son dernier roman. Paru à titre posthume. Liss Kihindou en fait un magnifique portrait. On retrouve là encore la saga familiale. Un roman où Tchicaya U Tam’Si démontre magnifiquement si beaucoup habite le Congo, au bord de la Seine, le Congo l’habitait profondément.
 
Lien vers la vidéo : Liss présente Tchicaya U tam'si
 
Lareus Gangoueus

Chinua Achebe : Le monde s’effondre

Chinua ACHEBE est sûrement l’un des plus grands écrivains africains encore en vie. Un précurseur. Son roman « Le monde s’effondre » est né d’un sentiment de révolte et d’un désir d’apporter un témoignage afrocentré sur une Afrique pré coloniale et sur le choc des premières rencontres avec l’Occident. Il s'agit encore aujourd’hui du roman africain le plus vendu dans le monde. Cette oeuvre a fêté ses cinquante ans en 2008.

L'auteur suit les traces d’Okonkwo, guerrier et grand agriculteur qui projette de redorer le blason de sa famille terni par un père assisté et paresseux. Le cadre de l'histoire est celui d’un clan ibo, groupe de population du Sud-est du Nigeria dans le contexte d'une Afrique pré coloniale. Chinua ACHEBE brosse donc le portrait d’un homme rude, complexé, ambitieux qui veut s’accomplir et devenir une figure de son clan. Dans une écriture que la traduction de l’anglais de Michel Ligny semble nous révéler très sobre, le romancier narre cette ascension progressive, son apogée puis l’exclusion inattendue du clan. La force de ce roman réside dans la description très rigoureuse qu’il fait des fondements structurels de cette communauté. Les croyances, les rites initiatiques, les cérémonies funéraires, nuptiales, liées à la production agricole ou à la justice, les valeurs collectives, les relations avec les autres clans, les sacrifices humains sont tous relatés avec objectivité et lucidité. Sans complaisance, sans auto-flagellation. Le personnage d’Okonkwo contraint à l’exil avec toute sa famille (dont trois épouses) suite à une transgression grave du code du groupe est amené à prendre du recul, à observer l’hospitalité de son clan maternel et de percevoir les premiers échos de l’arrivée de l’européen en terre ibo. Contact fait d’incompréhension et de premiers heurts violents.

Le monde s’effondre. L’écrivain décrit dans un second temps avec érudition le choc des civilisations matérialisé par l’arrivée des premiers missionnaires chrétiens, la portée de leur message évangélique, les dérapages liés à la collusion de certains missionnaires avec le pouvoir administratif colonial et les sociétés traditionnelles dont l’unité spirituelle est brisée par l‘émergence de la communauté chrétienne naissante, mais également la remise en cause de certaines pratiques comme l’infanticide des jumeaux. Une tentative de dialogue est amorcée mais, malheureusement, elle ne sera pas pérenne. Le reste est une histoire d’orgueil, de peur, de haine et d’ignorance.

J’ai rarement lu un ouvrage dont l’auteur avait une aussi bonne connaissance de la doctrine chrétienne et des croyances traditionnelles africaines.Un texte complet qui reste d'une extrême actualité. Chinua ACHEBE a reçu en 2007 le MAN BOOKER INTERNATIONAL PRIZE, pour l’ensemble de son œuvre qui récompense les grands auteurs de langue anglaise. Il succède à Ismaïl KADARE.

Lareus Gangoueus

Things fall apart (Le monde s'effondre) de Chinua ACHEBE

1ère parution 1958
Traduction de l'anglais, Michel Ligny
Présence Africaine

 

L’expression du métissage dans la littérature africaine

Comme la rencontre de deux éléments différents, celle de deux cultures s'expose aux mêmes lois : soit une fusion complète dont le résultat n'a rien à voir avec la nature de l'un ou l'autre élément, soit une lutte pour la suprématie. Dans ce dernier cas, au final, l'élément victorieux présente toujours un visage bien altéré par cette rivalité. C'est le visage grimaçant de ce mélange ou de ce "métissage" que Liss Kihindou explore dans la culture africaine et ses formes traditionnelles de transmission des connaissances, puis dans le fruit de l'union charnelle du Blanc et du Noir, et enfin dans l'acte d'écriture. Et tout cela à travers trois oeuvres de littérature d'expression française : L'Aventure Ambiguë (Cheikh Hamidou Kane), Le Lys et le Flambloyant (Henri Lopes) et Les Soleils des Indépendances (Ahmadou Kourouma).

Les trois œuvres qui ont servi de support à cette étude montrent clairement, selon l’auteur, que la rencontre de l’Europe et de l’Afrique a été vécue comme « une occidentalisation » de cette dernière. Aussi se dégage-t-il, avant tout, de cette littérature l’impression d’une farouche opposition à « l’école » qui constitue l’institution clef de cette « occidentalisation ». Aux yeux surtout des tenants de l’enseignement coranique, véhicule d’une tradition ancestrale – culturelle et religieuse – c’est l’enseignement du savoir qui est vécu comme une dépossession. Par voie de conséquence, c’est l’extinction des connaissances et des valeurs religieuses de tout un peuple qui motive leurs imprécations contre l’école européenne.

Le métissage culturel

La lecture de cette première partie des analyses de l’auteur fait prendre conscience de la raison profonde du désamour que la littérature africaine a laissé dans le coeur de bon nombre de personnes depuis les classes du lycée. « Il faut noter que, dit Liss Kihindou, s’agissant des valeurs de l’Afrique, sa religiosité est toujours mise en relief, et ce aussi bien dans le discours africain que le discours européen ». Et c’est justement ce que de nombreux lecteurs n'ont pas apprécié dans cette littérature africaine du milieu du XXè siècle. Jamais ils n'ont eu le sentiment d'être pris en compte par cette littérature dont les auteurs étaient essentiellement de tradition musulmane ! Les peuples africains musulmans ont toujours cru à tort que l’islam était inhérent à l’homme africain. Les peuples des forêts, chrétiens et catholiques, n’ont jamais attaché de manière aussi forte l’image de l’homme noir à sa pratique religieuse. D’ailleurs ceux-ci pratiquent souvent à la fois l’animisme et le christianisme sans jamais avoir le sentiment de damner leur âme. Alors que dans la vie quotidienne, chez tous les musulmans – du moins au regard des textes – « les différents comportements ne traduisent tous qu’une seule et même préoccupation : la recherche de l’attitude la meilleure » pour ne pas donner l’impression de renoncer à leur culture. Pour eux, la légitime préservation de cette marque identitaire devient une obsession au point où l’on peut se demander, pour paraphraser l’auteur, si le brassage des cultures doit absolument se traduire en termes de « victoire » ou de « défaite ». Devant cette obsession, il semble donc juste que certains peuples des forêts se sentent étrangers aux sentiments développés dans cette littérature.

Les sang-mêlés

Il est évident que la rencontre de l’Europe et de l’Afrique noire a également entraîné un « métissage entre les populations » que l’on pourrait appeler le métissage du sang. Le chapitre consacré à l’étude de ce phénomène dans la littérature africaine est fait d’arguments bien choisis, d’analyses justes et fort précises. On devine aisément à travers ce travail que Le Lys et le Flamboyant d’Henri Lopes est porteur d’un message éminemment éloquent sur la condition du métis en Afrique noire que Blancs et Noirs devraient lire pour saisir au plus juste leur part de responsabilité dans le trouble existentiel des métis. Ceux-ci, nés à l’époque coloniale, ne pouvaient qu’être écartelés entre deux mondes. « Tous en général éprouvaient ce sentiment d’être plus africains qu’européens (mais) n’étaient pas insensibles aux avantages dont ils pourraient bénéficier s’ils étaient considérés comme Blancs ». Pouvons-nous nous permettre de dire aujourd’hui que ce sentiment du métis – qui a souvent manqué de l’affection paternelle parce que presque toujours abandonné – a évolué parce que le brassage des populations est devenu chose plus courante en ce début du XXIè siècle ? En tout cas, c’est un chapitre très intéressant et original qui donne envie de lire Le Lys et le Flambloyant.

Le métissage de la langue et de la pensée

Enfin, le dernier métissage objet de l’étude de cet ouvrage touche au visage de la langue française dans la littérature africaine. La difficulté à rendre compte des pensées et des images véhiculées par les langues locales est un des éléments que les auteurs d’Afrique noire n’ont pas manqué de relever ça et là. Liss Kihindou relève chez ces écrivains des subterfuges pour contourner la langue française académique afin d’être au plus près du mode de penser local. Certes, toute « langue, à elle seule, suffit à illustrer la culture qu’elle représente », remarque-t-elle. De ce fait, on comprend fort bien les récriminations des auteurs africains. Mais on est en droit de se demander si la difficulté qu’ils semblent présenter comme un crime contre les langues africaines n’est pas une difficulté universelle liée au fait de penser dans une langue et vouloir s’exprimer dans une autre. D’autre part, cette difficulté ne serait-elle pas aussi liée au passage de l’oralité à la transcription écrite que connaît l'Afrique ?

Ce petit livre est certes technique dans l’approche de son sujet. Mais sa lecture se révèle très plaisante et suscite des interrogations et surtout des réflexions sur les choix des cultures que les auteurs africains défendent contre « l’occidentalisation ». Nous savons que les musiques venues du Sahel, abondamment diffusées sur les ondes françaises et présentées comme l'exact reflet de la culture africaine ne sont pas du goût de tout le monde. Il serait donc bon de ne pas faire de la littérature africaine de culture musulmane le canon officiel de la littérature africaine pour éviter de dresser contre elle le ressentiment de nombreux lecteurs qui la considèrent à certains égards comme une littérature étrangère. Cette littérature ne rend compte, en effet, que d'un aspect du visage multiple de l'Afrique face à "l'occidentalisation".

Raphael Adjobi, article initialement paru sur son blog http://raphael.afrikblog.com/

L'expression du métissage dans la littérature africaine (88 pages)

Auteur : Liss Kihindou

Editeur : L'Harmattan, 2011

Voir aussi l'intervention de Liss Kihindou au débat "Palabres autour des arts" :
 


Palabres autour des arts – Mai 2011 – Liss… par Culture_video

Chimamanda Ngozi Adichie : L’hibiscus pourpre

Quand commence ce roman, la tension est déjà à son comble. Nous sommes dans une famille catholique posée nigériane vivant dans une grande ville de ce pays. Le père est à la fois un industriel, le directeur d’un grand journal indépendant et mécène par de nombreuses actions caritatives. Pourtant, on comprend que ce retour au domicile, après la messe du dimanche des Rameaux, est plus qu’explosif. Jaja, fils aîné modèle n’a pas pris sa communion et la réaction du père rigoriste est plus que démesurée. Kambili qui, interloquée par l’acte de rébellion de son frère, nous transmet du haut de ses quinze ans le regard d’une adolescente oppressée.

Pour comprendre la scène apocalyptique qui introduit le lecteur dans un univers plus pacifié, Kambili remonte une ou deux années plus tôt et nous raconte avec quelle poigne de fer, ce notable nigérian dont la probité morale, l’engagement politique, le sens des responsabilités contrastent avec la tyrannie dans laquelle il élève ses enfants et la violence qu’il déploie sur son épouse. Il est le centre de l’univers de cette famille, ses enfants donnant le meilleur dans les écoles huppées qu’ils fréquentent pour plaire à ce père. Béatrice, la mère maltraitée compense avec une forme d’absence les excès de son mari. Kambili est une jeune fille douée, qui observe tout. Si on oublie que c’est un monologue qu’elle nous livre on pourrait la croire bavarde, mais il s’agit bien d’une adolescente qui ne sourit pas, qui ne parle que très peu et qui fait tout pour obtenir l’approbation de son père.

C'est le premier aspect passionnant et extrêmement réussi de ce roman de Chimamanda Ngozi Adichie. Faire rentrer le lecteur dans la tête de Kambili. Elle arrive à traduire le formatage de l'esprit de l'adolescente avec beaucoup de vérité allant jusqu'à exprimer une pensée où l'obsession du détail qui caractérise la jeune fille a quelque chose d'émouvant et de fort. C'est d'ailleurs une dimension de la narration dont j'ai perçu la subtilité alors que j'étais bien avancé dans ma lecture. Le deuxième aspect intéressant est la force de la suggestion. Car au final, la violence est très peu décrite. Seules les conséquences de cette dernière sont mises en scène quand, au détour d'une page, on découvre la mutilation qu'a subi l'un des enfants ou encore les séjours réguliers de la mère à l'hôpital… Le lecteur se fait donc des films dans sa tête et perçoit la brutalité du père selon sa capacité à concevoir une telle violence.

Le troisième aspect est la nuance qu'introduit dans la description de ces personnages. C'est assez étonnant parce qu'autant Eugène est un homme altruiste, un homme engagé et d'une certaine manière désintéressé comme on aimerait en voir beaucoup plus sur le continent africain, autant la figure différente qu'il exprime en famille révèle la complexité de l'homme. L'écrivaine d'ailleurs se refuse à faire de lui le monstre absolu. Car en même temps, il est un homme qui a besoin d'être entouré par sa famille, qui reproduit un modèle d'éducation sans le questionner l'ayant subi lui-même terrorisé dans son adolescence. Il est convaincu d'agir par amour pour ses enfants.

Le quatrième aspect est cette analyse des deux modèles d'éducation qui atténue la critique sur un certain catholicisme. Car les missionnaires ont fait du père un homme légèrement déjanté, Tantie Iféoma, soeur du père, tante de Kambili, veuve catholique, élève ses enfants dans un modèle plus souple, moins répressif et laissant plus de place à l'émancipation des cousins et cousines de Kambili et de Jaja. L'intolérance d'Eugène (le père) par rapport à Papa Nwukku, grand père anamiste de Kambili m'a fait penser à un remake du célèbre roman Le monde s'effondre de Chinua Achebe.

C'est un roman qui ne perd pas en rythme et je dois dire qu'il y a une telle maturité pour une aussi jeune auteure au moment de la parution que j'ai été bluffé quoique déjà prévenu. Son second roman, L'autre moitié du soleil n'a pas la même densité, bien qu'il soit un bel objet littéraire. Vous l'aurez compris, j'ai kiffé. Et je ne vous parle même pas du final… Bonne lecture!

Lareus Gangoueus, article paru sur son blog Chez Gangoueus

Livre de poche, 352 pages, traduit de l'anglais par Mona Pracontal
 
Voir les chroniques nombreuses de ce roman :
 
Voir également, la chronique des palabres autour des Arts consacrée à ce roman :


Palabres autour des arts – 26 Juillet -… par Culture_video

Muriel Diallo : la femme du blanc

 

J’ai terminé ma lecture il y a quelques jours, et j’ai peur que les mots s’évaporent alors je tente de les cocher le plus rapidement malgré la multitude de préoccupations qui sont miennes actuellement. Je suis rentré dans ce livre avec une idée préconçue, à savoir un nouveau livre traitant du couple mixte. Ce n’est pas que je pense avoir fait le tour de la question sur le sujet, puis, très honnêtement, chaque auteur se penchant sur une question y apporte sa touche personnelle, son exploration profonde renvoyant à l’instar du sonar un écho audible ou non. Le hic ici, c’est que ce n’est pas le sujet du roman même si le titre et l’introduction le laissent fortement penser.

Fausse piste ? Intentionnelle ? Peut-être, peut-être pas. Beautiful est une femme médecine peule. Son père est commis de cuisine pour un colon qui se prend d’intérêt pour elle. Elle aménage dans sa demeure. Un couple mixte dans les années 30 en Afrique de l'ouest est perçu comme une parfaite anomalie. D'autant que Beautiful semble être une femme totalement libre, complètement atypique… Elle parle, mais sa voix se tait rapidement dans le texte pour laisser place à d'autres voix…

Sa petite-fille, plusieurs décennies après, part à la quête de Beautiful, recherche de traces, de témoignages pour cerner ce personnage emblèmatique de sa famille et sans l'aval de ses parents, plutôt sceptiques quant à l'utilité de ce voyage aux sources. Si cet itinéraire permet au personnage narrateur de pouvoir traverser mers et monts, pour revenir à cette Afrique à la rencontre de cette femme dont on ne saura que des bribes son histoire personnelle, il serait faux de penser que cette quête est centrale dans ce texte.


Plutôt que de se caresser le nombril, la narratrice conte des destins de femmes qu'elle a croisée dans la rue, dans le métro, dans des foyers pour femmes, dans sa famille… Et c'est ce regard très intime, très fort qui porte ce roman magnifique où au fil des rencontres sont brossées des portraits de femmes violentées par la société, un compagnon, un père, un corps, portraits de femmes en souffrance et marginalisées. Une violence contenue que la rencontre va révéler et permettre une nouvelle approche, ou, tout simplement un retour arrière après la vision d'une crane explosée de la femme plume, un regard triste sur ces batailles qu'elle n'avait plus la force de porter seule.

Parfois la tragédie de ces femmes se télescope soit avec la propre histoire de la narratrice celle de Beautiful, son aïeul. Beautiful. Belle mais aussi forte. Muriel Diallo nous parle de ces deuils auxquels son personnage cabossé par la vie ne sait jamais résignée.

Avec une boîte de carton comprenant des éléments intimes de Beautiful, la narratrice tente d'affronter sa réalité en se référant à cette figure qui semble si stable dans son esprit. J'ai beaucoup aimé le ton de ce roman. Je ne sais pas si l'on doit parler ici de femmes puissantes. Plutôt de femmes brisées qui luttent contre vents et marées. L'intelligence de ce texte est qu'il ne nous présente pas cette réalité en rose. La parole libérée, l'écoute attentive libère parfois, mais parfois il est trop tard. La fin du roman est de la même qualité, avec un resserrement du propos sur elle-même, la narratrice, qui a force d'avoir bourlingué, confronté à ces univers, finit par être insensible au don qui peut lui être fait. C'est un coup de coeur.

Extrait : Face à l'horreur, le rêve est une alternative. Parole de Tao
"Tu vas me dire que Icare l'a fait. Et que tout le monde sait comment son vol a fini! Mais moi, je n'ai plus rien à perdre. Pour un peu l'envol… J'ai laissé ma peur sur la terre des Hommes, et en ce moment, ma peur ronfle dans mon lit jusqu'à n'en plus pouvoir auprès de mon père.
Je tends les bras, je ferme les yeux et me jette du haut du pont. Je vais m'écraser, je m'écrase? Non. Je ne m'écrase pas, je vole, je vole comme un oiseau. Comme j'aime m'élever! Je me penche un peu, je tournoie dans les airs. Un aigle, je suis un aigle. Je ne veux plus me réveiller. J'admire là-bas d'étranges plantations. Rien de commun ni déjà vu."
Page 81, Editions Vents d'ailleurs

Bonne lecture.

Laréus Gangoueus, article initiallement paru Chez Gangoueus

Muriel Diallo, La femme du blanc
Editions Vents d'Ailleurs, 184 pages, 1ère parution en 2011
Voir également l'interview de l'auteure


L’immeuble Yacoubian

Dans un immeuble qui porte à lui seul une partie de l’histoire contemporaine du Caire, Alaa El Aswany dresse le portrait sans concession de plusieurs destinées égyptiennes. Pauvres, nouveaux riches, aristocrates déchus, homosexuel, maîtresse de ponte, chrétiens, musulmans et d’autres profils, l’écrivain dentiste nous plonge dans une société qui se questionne. Les uns squattent la terrasse de cet immeuble célèbre qui fit les beaux jours du Caire, alors que les autres, nouveaux riches et anciens dignitaires partagent les beaux appartements, illustration certaine d’un pays où les nantis affermissent leurs positions alors que les plus pauvres tentent tant bien que mal de récolter les quelques miettes restantes.

Après la révolution nassérienne nationaliste et socialiste, la volte-face sous Sadate pour un rapprochement vers l’Occident, l’Egypte de Moubarak le Grand Homme s’enfonce dans une dictature à peine voilée avec une corruption généralisée des élites, un musellement des islamistes et surtout l’appauvrissement du petit peuple.

La qualité du roman d’Alaa El Aswany réside dans la pluralité des personnages et la précision dont il use pour faire évoluer, croiser ces personnages dans le drame mais également les petites joies du quotidien. Le lecteur est donc pris par cette narration haletante, passionnante sans perdre son fil d’Ariane dans les rues cairotes. Il décrit avec une certaine maîtrise la montée de l’islamisme radical et les mécanismes d’endoctrinement d’une jeunesse pauvre, livrée à elle-même. D’une certaine manière, on arrive à comprendre l’évolution tragique du jeune Taha Chazli. Dans une société fataliste qui s’est de tout temps soumise au bon vouloir de ses dirigeants, la réaction face à l’injustice sociale, la corruption des élites, la barbarie d’un pouvoir cannibale, la réaction disai-je, de la société civile semble ne pouvoir s’exprimer que par le biais des islamistes.

Ainsi est pris le lecteur par les itinéraires magnifiquement décrits des petites gens, les rêves brisées de Boussaïna suite au décès de son père, la plongée dans l’extrêmisme du brillant élève de condition modeste Taha , les embrouilles des deux frères coptes Malak et Abaskharoun, la tendresse violée de Soad, la colère du saïdi Abdou à l’endroit de son bienfaiteur et amant, Hatem bey. On piaffe de rage en découvrant la fourberie et la corruption de Kamel El-Fwali ou du hadj Azzam barons du régime, la violence des services de sécurité et une certaine allégeance de certains responsables religieux vicieux. L’écrivain évite cependant le piège d’un manichéisme primaire et apporte un regard plein de tendresse sur sa société. Un peu comme le ferait un dentiste devant un patient apeuré par sa terrible fraise.

Quelques extraits : Les femmes de la terrasse

Elles n'aiment pas seulement le sexe pour éteindre leur envie, mais également parce que le sexe et le besoin pressant qu'en ont leurs maris leur font ressentir que, malgré toute leur misère, leur vie étriquée, tous les désagréments qu'elles subissent, elles sont toujours des femmes belles et désirées par leurs hommes. Au moment où les enfants dorment, qu'ils ont dîné et remercié leur Seigneur, qu'il reste assez de nourriture pour une semaine ou peut-être plusn un peu d'argent épargné en cas de nécessité, que la pièce où ils habitent tous est propre et bien rangée, que l'homme rentre, le jeudi soir, mis de bonne humeur par le haschich et qu'il réclame sa femme, n'est-il pas alors de son devoir de répondre à son appel, après s'être lavée, maquillée, parfumée, ne vont-elles pas, ces brèves heures de bonheur, lui donner la preuve que son existence misérable est d'une certaine façon réussie, malgré tout. Il
faudrait un artiste de talent pour peindre l'expression du visage d'une femme de la terrasse, le vendredi matin, quand son mari descend prier et qu'elle lave des trace de l'amour puis sort à la terrasse pour étendre les draps qu'elle vient de nettoyer. A ce moment-là, avec ses cheveux humide, sa peau éclatante, son regard serein, elle apparaît comme une rose mouillée par la rosée du matin qui vient de s'ouvrir et de s'épanouir.

 

P.25

Lareus Gangoueus

 

Un homme heureux

Ce sourire qu’ont les hommes

Lorsqu’au cœur du défi

Ils se tuent sans vergogne

Comme on dirait la vie, Gérard Lenorman

Dites-moi que sous le soleil blanc d’El Obeïd, en avril, une file de jeunes enfants frêles au regard vide avance lentement vers la lame exciseuse, la lame mouillée, la lame rouillée. La chair est triste, hélas ! et je suis un homme heureux.

Dites-moi qu’il y avait, à Gbarnga comme à Lungi, des tailleurs d’homme comme on fait des tailleurs de pierre et de diamant – des mains d’homme s’amoncellent comme des pelletées de latérite – et je suis un homme heureux. « Que de sang dans ma mémoire » et je suis un homme heureux.

Montrez-moi, allez ! vite ! Maintenant ! MONTREZ-MOI Hans Scholl qu’on traîne, j’entends les pas des soldats, la corde qui s’en balance, Ma petite maman chérie, mon tout petit frère adoré, mon petit papa aimé. Je vais mourir ! Et je suis un homme heureux !

C’est un animal étrange que celui-là, qui se traîne et que surveille le vautour. Qu’importe la mort de Carter. C’est un contraste magnifique – mendiante et orgueilleux. Et Je suis homme heureux.

Un cri s’élève. C’est l'après-midi. À l’ombre reposante des flamboyants, des chiens sont endormis. Mais un cri d’homme s’est élevé. Les animaux n’ont pas bougé. L’habitude, cette garce. La place centrale est bondée. C’est un sacrifice ! Nos dieux ne se désaltèrent plus de sang de volaille. Un cri s’est abattu sur la foule qui le porte en elle maintenant. C’est un homme qui s’est évanoui, qu’on éveille qu’on égorge. Il était gendarme. Il était Ivoirien. Ses « compatriotes » sont venus observer la messe païenne. Il y a des rires dans la foule. Quelques regards qui se détournent. La mort comme le soleil ne se laissent pas regarder facilement. Les vidéos se vendent aux coins des rues d’Abidjan. Et je suis un homme heureux.

Voici que meure l’Afrique des ans pires ! C’est un village ordinaire tellement triste et calme que la nuit on y entendait les chats bâiller. Ils l’ont incendié, une nuit. Comme ça. Et personne n’est intervenu. Ni dieu, ni idole, ni casque bleu, ni béret vert. C’était la terre maternelle. Je suis un homme heureux.

Il y a quelque chose de pourri en terre d’Éburnie. Pourtant ce pays est le mien. Malgré tout. Malgré moi. Je le porte comme on porte la marque de Caïn, un viatique, une onction. Il me suit et m’obsède. Dans mes insomnies, mes colères, à la plage, rue St-g. Il me suit « tel le flic le voyou », comme on traîne avec soi la peur du vide, la peur du noir, la peur du Blanc. Il m’agace. C’est le mien. Il me tue.

La dernière fois que j’ai été « jeune », j’avais douze ans, mon pays entrait en guerre. Depuis, je réserve mes larmes à ceux que j’exècre. Et j’essaie d’être un homme. Heureux.

Joël Té-Léssia