Les oubliés de l’éducation nationale : regard sur les difficultés des populations rurales africaines

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Sortie de classe d'enfants touaregs : Crédit Photo A Tambo

Murs délabrés, sanitaires en piètre état, pas d’eau potable, manque de bancs, insuffisance de matériel pédagogique, et parfois même un manque d’enseignants qualifiés. C’est le quotidien de nombreuses écoles publiques dans les zones rurales africaines.

Ebénezer, 10 ans, élève dans une école primaire en zone rurale dans un pays d’Afrique Centrale, parcourt tous les matins pas moins de 5 Km pour se rendre dans une école comme celle-là afin de recevoir l’instruction qui lui permettra peut-être de prétendre un jour à un niveau de vie meilleur que celui de ses parents, cultivateurs de manioc et de bananes plantains. Mais comment une telle école pourrait-elle réellement l’aider à relever ce défi ?

La qualité de l’éducation dans les zones rurales n’a jamais pas été étincelante. Ce qui montre qu’elle n’a jamais réellement été au cœur des préoccupations des pays africains. Beaucoup de gouvernements font preuve d’un manque criant de volonté politique en la matière. Par conséquent, les moyens mis en œuvre pour répondre aux besoins de ces populations rurales sont dérisoires. Ainsi de nombreux enfants n’ont pas accès au système éducatif traditionnel. C’est dire à quel point les gouvernements n’ont pas encore véritablement compris combien la formation des populations rurales était importante dans le développement d’un pays.

 

Les challenges des populations rurales

En dépit des différences culturelles qui peuvent exister entre les différentes régions africaines, les zones rurales peu développées ont toutes en commun un certain nombre de traits caractéristiques.

Un des premiers traits qui saute aux yeux de quiconque parcourt un village, c’est la pauvreté.

Les populations rurales disposent souvent de faibles revenus, ce qui ne leur permet pas d’avoir un niveau de vie élevé. Par ailleurs, elles ont peu ou pas d’accès aux services publics (eau, électricité, hôpitaux, écoles, etc) et disposent de très peu d’activités récréatives et autres distractions qui pourraient les faire oublier leur quotidien difficile.

La deuxième caractéristique des populations rurales est le faible niveau d’éducation. La plupart des hommes adultes ont un niveau d’études compris entre le primaire et le secondaire. Ces hommes ont souvent été contraints d’abandonner leurs études, soit par manque de moyens ou par simple nécessité, pour travailler et prendre soin de leurs familles. Quant aux femmes, nombreuses d’entre elles sont souvent illettrées car contraintes de rester à la maison pour aider dans les tâches ménagères, quand elles ne sont pas mariées à leur jeune âge. . .

Le troisième trait caractéristique des populations rurales est la faible ouverture au monde extérieur. Ce manque d’ouverture et d’exposition au monde extérieur est dû en grande partie au fait que ces populations, très souvent ne sont pas équipés de téléviseurs, ou d’ordinateurs avec un accès à  Internet. Ce qui limite leur accès à l’information sur ce qui se passe sous d’autres cieux. Par ailleurs, très peu de villageois ont eu l’occasion de se rendre en ville. Ce qui constitue un facteur limitant dans le processus de projection vers un avenir meilleur. Comment se projeter vers "le mieux" si on n’a pas d’étalon de comparaison à confronter à notre réalité quotidienne ?

Un dernier trait caractéristique, mais beaucoup moins visible : la vie rurale impose naturellement des limites à l’ambition personnelle. La pensée silencieuse sous-jacente serait la suivante : "nous sommes nés dans la pauvreté, c’est notre destin". Par conséquent, toute personne voulant sortir du cadre via par exemple l’exode rural, est souvent très vite rappelée à l’ordre par les gardiens de la pensée limitante, à coup de paroles décourageantes et de remarques moralisatrices.

Le contexte dans lequel évoluent les populations rurales est naturellement contraignant et offre peu d’opportunités favorables aux enfants en matière de scolarisation. En effet, le manque d’instruction même des parents peut constituer un frein à la scolarisation de leurs enfants.

Au-delà des difficultés propres aux populations des zones rurales, nous voulons ici mettre en évidence les problématiques auxquelles elles font face directement en matière d’accès au système éducatif.

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crédit photo – Sébastien Rigaud / Enfants Massaï (Tanzanie)

Problématiques de l’éducation en zone rurale

Trois problématiques majeures expliquent l’accès limité au système éducatif dans les zones rurales. Tout en tout premier lieu, il convient de souligner les faibles investissements dans le système éducatif. Ils sont simplement le résultat de financements insuffisants accordés par les gouvernements pour les zones rurales. En effet, face aux responsables et décideurs politiques, les villageois ont peu de poids et ont rarement gain de cause sur les arbitrages faits en matière d’attribution des ressources.

La deuxième problématique, conséquence de la première est l’insuffisance des infrastructures et des équipements. Elle se manifeste par un manque chronique de moyens matériels et humains. Ce qui entraîne incontestablement des conditions d’enseignement et d’apprentissage souvent déplorables et peu propices à l’épanouissement et à la réussite des élèves.

Enfin, on peut souligner l’inadéquation entre les programmes scolaires et les besoins ruraux. De nombreuses zones rurales tirent leurs revenus de l’agriculture, de l’élevage ou encore de la pêche. Comment peut-on expliquer qu’il n’existe pas de formation autour de la gestion d’exploitations agricoles dans ces régions ? Ce type de formations serait plus adaptée aux besoins des villageois et répondraient mieux à leurs préoccupations quotidiennes.

Face à ces problématiques, quelles alternatives peuvent être étudiées pour juguler ce phénomène d’accès limité au système d’éducation ?

De nombreux auteurs ayant mené des recherches sur les systèmes éducatifs (Graham-Brown, 1991; Ravi and Rao, 1994; Lubben et al. 1995; Bude, 2000) mettent en évidence le fait que la définition de programmes éducatifs devrait se baser prioritairement sur le contexte immédiat dans lequel évolue les populations concernées. C’est ce qui permet de définir et de mettre en œuvre des stratégies éducatives pertinentes. Ainsi, le programme scolaire dans un pays donné pourrait avoir des variantes selon les spécificités propres à chacune des régions et les moyens sur lesquels se base leur économie. Par ailleurs, Taylor & Mulhall (1997) soulignent que l’apprentissage est souvent très influencé par les relations entre les trois environnements suivants : la famille, l’école et la communauté. Par conséquent, pour réussir la définition et l’implémentation de systèmes éducatifs dans les zones rurales, il est plus que jamais temps de prendre en compte les réalités et les besoins locaux, d’impliquer les familles et la communauté dans un sens plus large. Le projet Childscope lancé en 1994 dans le district des Plaines d’Afram au Ghana est un exemple concret dont on pourrait s’inspirer pour améliorer l’accès à l’éducation dans les zones rurales.

Henri M. Missola

 

Ultras, sentinelles des manifestations Nord-Africaines

Petite histoire des tribunes animées

Tout au long de l’histoire, les stades ont été le théâtre de nombreux drames humains. Des milliers de supporters venus assister à des matchs de football et ne sont jamais rentrés chez eux, victimes d’accidents ou de bousculades. Si certains sont imprévisibles, beaucoup sont provoqués par des mouvements de foules déclenchés par les supporters, les forces de l’ordre, ou les deux parties. Prévisibles, surtout quand les matchs associent tous les ingrédients d’un cocktail qui peut exploser lorsque les enjeux sont importants ou qu’ils opposent des équipes aux rivalités fortes. L’antagonisme entre des supporters organisés en groupes et des forces de l’ordre prêtes à user de la violence pour les contrôler, s’ils estiment que c’est nécessaire, est une véritable poudre à canon. Par la réglementation imposée aux clubs pour accueillir des matches et la répression, l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Sud parviennent tant bien que mal à limiter ces tragédies. En Afrique, au contraire, on compte les victimes par centaines ces dernières décennies. Le plus alarmant est qu’elles sont de plus en plus récurrentes que ce soit au Ghana, en Guinée, en Côte d’Ivoire, en RD Congo ou au Maghreb. La vétusté des stades, l’absence d’issue de secours, les mauvais agissements de certains supporters et les réprimandes qui suivent des policiers, y sont pour beaucoup.

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Le mouvement de foule qui a eu lieu le 1er février 2012 au Nord de l’Egypte, dans le stade de Port-Saïd, où 74 supporters du club Cairote du Al Ahly SC trouvent la mort, ne répond pas aux caractéristiques habituelles. Très présent lors de la révolution sur la place Tahrir, et à quelques jours du premier anniversaire de  la chute de Moubarak, les Ultras Ahlawy semblent être les cibles évidentes de ce massacre. L’absence de réaction des policiers et la violence inhabituelle des Ultras Green Eagles 07 du club local Al Masry,  sans réelle préméditation,  rentrés avec de nombreuses armes dans le stade,  intriguent.

Ultras, définition d'un mouvement quadragénaire

Les Ultras sont des groupes de supporters fanatiques structurés autour d’une association indépendante du club qu’ils encouragent. Cette forme de supporterisme est apparue en Italie à la fin des années 60, dans les tribunes de Milan, Gênes et Turin. Ils se sont fortement inspirés d’un mouvement Sud Américain.  Depuis le début des années 30, là-bas on anime activement les tribunes. Chants, applaudissements, drapeaux, tambours et fumigènes permettent de mettre l’ambiance et de représenter son club et son quartier dans les matchs contre les autres équipes de Buenos Aires, Sao Paulo, Rio de Janeiro ou Montevideo. Comme dans toutes fêtes, l’alcool est présent, la violence qui en découle aussi. Elle est même proportionnelle à la passion. Prémisse de la mondialisation, le phénomène déferlera sur l’Europe avec la diffusion TV des matches. Le mouvement Ultra se différencie du hooliganisme venue de Grande Bretagne, qui mise avant tout sur la violence pour déstabiliser son adversaire. Margareth Thatcher s’est chargée de mater le phénomène sur son île avec sa politique de fer à la fin des années 80. Certains hooligans œuvrent encore aujourd’hui en Europe, ils sont difficiles à contrôler et imprévisibles. La violence est également présente autour du mouvement Ultra, mais elle n’est pas l’élément de base du rassemblement. Les Ultras essaient davantage de se distinguer par leurs nombres et leurs animations en respectant certaines règles, dont l’obligation de ne pas s’attaquer aux gens qui ne sont pas du mouvement. Une fois par semaine, tous mettent en pause leurs vies pour rejoindre une zone où le jugement d’autrui n’est pas toléré. Un contexte fanatique imprévisible, où les couleurs du maillot suppriment toutes les barrières physiques ou morales. Une zone de liberté totale dans une atmosphère solidaire.

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À la fin des années 90, les groupes ultras étaient déjà présents dans une grande partie des tribunes de l’Europe « Latine ». On retrouve des associations importantes en Espagne, au Portugal, en France, en Grèce, en Turquie et dans les Balkans. Ils sont les sentinelles de l’histoire de leurs clubs et veillent, à préserver un certain idéal du football, ils s’en nourrissent au même titre que les rivalités.   

 

Les Ultras sont apparus dans les pays du Nord du continent Africain en deux temps. Les précurseurs sont les African Winners du Club Africain de Tunis en 1995. Il faudra ensuite près de 10 ans pour voir de nouveaux groupes se créer. Sans doute le temps qu’ils s’adaptent à la culture arabo-musulmane et aux régimes autoritaires qui sont en place. La passion du foot est là, et depuis 2005 on assiste à une déferlante. Chaque club de foot ou presque, de Rabat au Caire, est soutenu par au moins un club d’Ultras dont les aspirations varient en fonction de la région et de l’histoire du club qu’ils supportent. Dans les grandes villes, les groupes sont très bien organisés et grandissent rapidement. En moins de 10 ans d’existence, ils sont déjà reconnus par leurs frères Européens. En 2011, un groupe d’Ultras, les Blue Lions, sont apparus à Khartoum au Soudan pour soutenir l’équipe de Al Hilal, une première en Afrique noire.

Dans les pays où les jeunes ont du mal à trouver du travail, Ultra est un style de vie. Même lorsque l’équipe ne joue pas ils continuentultras-ahlawy-showing-tantawy-the-red-card d’y consacrer leurs quotidiens. C’est une seconde famille qui permet de surmonter les difficultés quotidiennes de la vie. En Grèce et en Turquie les groupes atteignent plusieurs milliers d’adhérents.

Avec son apparition dans les pays du monde arabe, le mouvement Ultra a pris une nouvelle dimension. En 2011 les groupes des clubs rivaux du Zamalek et du Al Alhy, les White Knights 07 et les Alhawy 07, se sont unis lors des manifestations du printemps arabe sur la place Tahrir. Ils se sont associés à la population et se sont occupés de réduire la portée des répressions des policières qu’ils ont décidé de combattre ensemble sous des chants de stades. Ils obtiennent une victoire par KO sur Moubarak. Pas intéressés par la politique, ils se retirent des discussions une fois le régime parti. Cette nouvelle façon de contribuer à l’ordre démocratique,  a donné un nouvel élan que l’on a pu retrouver sur place Taksim à Istanbul (en Turquie), où les UltrAslan du Galatasaray, la Çarşı du Besiktas et les GençFenerbahçeliler du Fenerbahçe, ennemis héréditaires, ont signés une trêve pour soutenir et protéger les manifestants. Avec la aussi la victoire au bout.

Ces démonstrations de forces des Ultras dans les dernières grandes manifestations sont une nouvelle menace pour les dirigeants politiques. Au pont d’en arriver au massacre de Port-Saïd ? Nous prendrons de la hauteur sur ce mouvement en Afrique du Nord dans le second chapitre.

Pierre-Marie GOSSELIN

Légende photo 1 : Mouvement de foule à la fin du match entre l’AS Vita Club et le TP Mazembe au stade Tata-Raphael de Kinshasa le 11/05/14 source : Facebook officiel TPMazembe

Légende photo 2 : Tifo du groupe Ultras Ahly lors du match de ligue des champions Al Ahly – Tusker(Kenya). Pour le grand retour des Ultras Ahlawy après la tragédie de Port Saïd le 07/04/13 source : www.ultras-tifo.net

Légende photo 3 : Illustration de la prise de position des Ultras sur le conseil supreme des froces armées, au pouvoir en egypte depuis 2011. Latuff source : latuffcartoons.wordpress.com

 

 

Tram 83, une version congolaise du saloon

fiston_tram83Tram 83, le premier roman du Congolais Fiston Mwanza Mujila est un texte original, ambitieux, jubilatoire, complexe avec un ancrage dans une de ces grandes villes minières du Far East de la RDC. Des personnages à foison, une atmosphère chaleureuse, licencieuse malgré des conditions de vie extrême, et un poste d'observation : le Tram 83.

Le tram 83, c’est le saloon d’antan !

Effectivement, cette idée du saloon qui a bercé enfance et adolescence de beaucoup est ce point de connexion dans chaque ville du Far West où pionniers, aventuriers, mercenaires, filles de joie, pasteurs se retrouvent. Il est l’angle d’attaque dominant dont use l’entertainment américain pour conter le Far West, car observer les rassemblements presbytériens dominicaux fut rarement bankable dans le cinéma américain. Mais, me direz-vous, quel rapport avec le Tram 83 de Fiston Mwanza Mujila ? C’est tout le génie de ce jeune romancier qui le temps d’un roman observe au travers d’un train désaffecté, lieu de luxure dans une ville-pays, les faunes qui côtoient, se rudoient, se fourvoient dans ce tram glauque et festif : Filles-mères, canetons, affreux, touristes à but lucratif, prophètes, creuseurs, éditeur, etc. Nous sommes dans une ville minière potentiellement riche, détachée de la tutelle du pays initial, sous la férule d'un général dissident qui gère selon ses désirs et sa prédation la cité minière. Dans cet espace où le Tout-monde vient excaver les métaux précieux, la nuit venue, une populace bigarrée se retrouve au Tram 83 pour écouter du jazz, manger des brochettes de chiens, se mélanger car qui sait de quoi est fait le lendemain ?

 

Requiem, le cow-boy truand – Lucien, l'écrivain austère

Naturellement, ce qui fait un bon roman, ce n’est pas le décor, mais les personnages que l’on place sur une scène et la vérité dont on peut extraire la substance de leurs actes. Quoi de mieux que deux amis, deux anciens étudiants d’une même promotion, qui occupent une même chambre. Le premier , Requiem, est devenu un mercenaire, un opportuniste qui use de tous les moyens pour se faire du fric et développer des moyens de pression sur ceux qui l’entourent. C’est un homme entre-deux en quête avant tout de reconnaissance. Truculent, charismatique. Fourbe. Pathétique ? Pas de jugement de lecteur. A chacun de se faire une idée. Lucien, lui, est la figure du scribe plongé dans la fournaise de ce monde sans repère. Licencié en histoire, il est romancier et tente tant bien que mal d’écrire et de faire diffuser un théâtre-conte qui mettrait en scène des figures mondiales… Il est une figure radicale, voire messianique dans ce monde corrompu et décadent. L’écrivain messie. Posture entendue.

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Un creuseur – copyright Fairphone
Réflexion sur la littérature et sa place dans une société déstructurée

Fiston Mwanza Mujila pose un regard très lucide sur la place d’un intellectuel dans une société sans repère. Il poursuit une réflexion déjà sienne sur les moyens originaux que l'écrivain pourrait prendre  pour faire entendre un discours, le faire circuler. Il pose la question de la réception de ce discours, quand la préoccupation première des individus est de manger, de survivre. La radicalité de Lucien reste toutefois une forteresse, une muraille face à la flexibilité des corps et des consciences. On pourrait même penser ​que sa prise de parole est vaine et parfaitement inutile. Mais la destruction de son travail par d’affreux militaires peut raisonnablement faire douter de l’insensibilité du pouvoir public face à un discours ayant directement prise avec la rue ou le cabaret. Naturellement, Lucien nous renvoie au sujet éculé de la solitude et de la marginalité de l’écrivain. Mwanza Mujila se défend de toute tentative d’identification. Il est plus malléable que son personnage.

Intertextualité et influences stylistiques

Comme toute bonne œuvre, Fiston Mwanza Mujila met son texte en lien avec d’autres auteurs. Il appartient au lecteur d’être vigilants. L’approche des canetons et filles de joie faite de « Vous avez l’heure ?» répétitifs renvoie à une nouvelle du même titre de Sami Tchak pour citer cet exemple. Et si on devait parler du style, comment ne pas penser à des romans de Sony Labou Tansi comme Les sept solitudes de Lorsa Lopez ou La vie et demie ? La farce, la théâtralité des séquences font de ce roman, renvoie à l'auteur d’outre-Congo. Il faut partir de quelque part, mais Mwanza Mujila possède un univers singulier attaché, ancré dans cette ville de Lubumbashi et une invitation à découvrir le Far East congolais sans complainte, sans misérabilisme, avec jazz et actualit;és. Toujours sur l’écriture, l’auteur lushois, il y a aussi cette imbrication des dialogues qui les transforme en multilogue. Il y a un refus d’intimité dans cet espace bondé où chacun raconte ses galères, drague, négocie, complote. Fiston restitue aussi merveilleusement cette promiscuité étouffante se traduisant par cette multiplicité des dialogues.

Bref, une plongée remarquable au coeur du Congo d'un écrivain total qui incarne avec Marius Nguié, une nouvelle génération de romanciers africains.

Laréus Gangoueus

La 4è édition du FIFDA, sous le signe de la motivation

– Que fais-tu cet été ?

– Cet été, je change le monde !

FIFDAlogo2000dpi-2Freedom Summer, le dernier film de Stanley Nelson, documentariste étasunien, spécialisé dans l’histoire contemporaine des africains américains a été présenté pour la première fois en dehors des USA, le 05 septembre, en ouverture de la 4 édition du Fifda. Dans cette nouvelle production, Stanley Nelson arpente son terrain favori : les Mouvements pour des Droits Civiques (le pluriel est de rigueur). Dans le prolongement de « freedom riders » (2011), et s’appuyant sur l’élan commémoratif, le cinéaste revient cinquante ans en arrière, pour tenter de saisir dans l’ensemble, toutes les sensibilités, toutes les parties qui ont pris part, au cours de l’été 1964, à une formidable aventure humaine. Si « freedom riders » racontait les tribulations des volontaires durant la traversée héroïque, « freedom summer » place la focale sur les activités effectives de ces centaines de jeunes qui ont littéralement pris d’assaut le Mississipi, levant ainsi le voile sur un des plus abjectes système de ségrégation et de terrorisme d’Etat. Les deux films reposent sur les témoignages de participants, d’historiens, de politiques et aussi sur une impressionnante somme d’archives photographiques et audio-visuelles.

Une jeunesse « folle » en mission…

« Nous étions fous, nous ne savions pas ce que nous faisions » reconnaît une participante à l’opération. Mais cette folie a été libératrice, il fallait vivre pleinement l’utopie pour affronter la société blanche du Mississipi qui tenait sur deux piliers : les lois de Jim Crow et le Klux Klux Klan. Et pourtant, sur le papier, la mission était simple : faire appliquer la loi et notamment le XV è amendement qui accordait le droit de vote et d’être éligible à tous les citoyens.   « Ce que nous voulions c’est simplement voter » déclare une actuelle élue africaine américaine. Mais dans ce « deep South », l’inscription sur les listes électorales pour les populations noires est un éprouvant parcours du combattant. Le candidat à l’enregistrement est soumis à un examen long et très exigent ; en cas de succès, il s’expose à de violentes représailles sociales : perte d’emploi, expulsion, emprisonnement, etc.

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C’est donc dans ce climat d’oppression absolue qu’affluent de toute l’Amérique ces jeunes chevaliers de la démocratie, membres de la SNCC (Student Nonviolent Coordinating Committee). Ils allaient intrépides, au-devant des métayers, des ouvriers des champs de coton, des domestiques les exhortant à aller s’inscrire. Aux phases de sensibilisations se mêlent celles d’éducation, de découverte mutuelle, de vie en harmonie. Enfin noirs et blancs peuvent partager la même espérance dans une Amérique nouvelle. Cette quête ultime triomphe de la peur, de l’abattement, des tentatives d’intimidations des autorités du Mississippi. Elle s’incarne mieux dans la personne de Fannie Lou Hamer.

L’héroïne qui crève l’écran…

Une autre mission du « Freedom summer » était de jeter la lumière sur la barbarie politique dans le Mississipi. Il visait à sortir de l’invisibilité les souffrances quotidiennes des milliers de noirs en donnant la parole à des êtres uniques. Fannie Lou Hamer est certainement la plus emblématique d’entre eux. Doté d’un courage et d’un franc-parler éclatant, cette ancienne employée d’une plantation effrayait plus que n’importe quel autre militant le pouvoir ségrégationniste. Le film de Stanley Nelson a le mérite de réhabiliter pour la postérité le combat personnel de cette femme d’exception. Son émouvant témoignage au « credentials committee » a du être interrompu par le président en personne. Lyndon Johnson, qui ne voulait pas que l’Amérique entendre la militante, a dû « improviser » une conférence de presse à la Maison blanche pour une insignifiante annonce. Le flegmatique Robert Moses, président de la SNCC et cerveau du « freedom summer », est au commentaire cinquante ans plus tard :

Le président Lyndon Johnson ne s’émeut pas du témoignage de Martin Luther King ! Il a peur du témoignage de Fannie Hamer. Il décida aussitôt que le pays ne devait l’entendre en direct […] Elle avait le Mississippi dans ses os. Martin Luther King ou les militants de la SNCC ne pouvaient accomplir ce que Fannie Lou Hamer a fait. Ils ne pouvaient pas être métayers et exprimer ce que cela signifiait vraiment. C’est ce que Fannie Lou Hamer a fait.

En route vers une trilogie…

Le prochain projet du réalisateur américain, présent à cette séance, sera consacré au Black Panther Party (frémissements dans la salle à l’annonce du sujet), suite logique des deux premiers volets. La continuité sur la forme (le même fond sonore variant du grave au gracile, des animations ralenties sur les photos),  comme sur le contenu (renforcé par la présence des mêmes personnages) fait de ces films de véritables documents mémoriels et assurent la transmission d’une histoire pas forcément connue. Stanley Nelson fait une œuvre salutaire.

https://www.youtube.com/watch?v=DcvsWXrS2PI

Ramcy Kabuya

Tango Negro : les origines africaines du Tango

10685336_743860012347737_964423496988455681_nSans le Tango, qui aurait su que l’Argentine fut autrefois peuplée de Noirs, et que leur histoire est liée à celle du pays de la pampa ? C’est à la question des origines de cette danse, et, au-delà, des origines africaines d’une partie du peuple argentin, que Dom Pedro, né en Angola, a réalisé Tango Negro. Le film a été projeté lors du FIFDA, en septembre dernier, au Comptoir Général de Paris. Retour sur une aventure musicale et historique saisissante, avec le réalisateur.

Sur le fil du temps : de Ntangu à Tango

Sur une place de Buenos Aires, un couple danse. Une pointe de désespoir se lit, souvent, dans le regard des partenaires, au moment de se détacher l’un de l’autre. Puis ils se raccrochent l’un à l’autre, comme en dérive, et la femme fait une moue de résignation.  

Ensuite, apparaît la photo d’une famille de Noirs dont les ancêtres furent emmenés de force en Argentine. « Le Tango, c’est trois temps de tristesse », entend-on : celle de l’immigré, celle du gaucho, et celle, moins connue, de l’esclave arraché à sa terre natale. Cette « danse de salon », affiliée à une strate élevée de la société argentine d'origine européenne, puise ses racines en Afrique, jusqu’à son nom même : Tango vient de Ntangu, ou le temps qui passe, affirme un musicologue.

Et du temps a passé, depuis l’arrivée des Noirs issus de la traite négrière du 18ème siècle sur le territoire Argentin, depuis qu’ils ont servi de chair à canon lors de la guerre d’indépendance du pays, lors du même siècle.

Aujourd’hui, un Noir en Argentine suscite l’interrogation, et est souvent confondu avec un Uruguayen. Il faut effectuer une remontée dans le temps pour s’apercevoir que les deux pays ont eu le même passé esclavagiste.

Pour le réalisateur, le voyage dans le temps permet de résoudre un mal plus profond, celui de l’identité africaine, dont les éclats se lisent un peu partout dans le monde : « le but est non seulement de contribuer à la connaissance du monde, mais aussi à nous réapproprier nos valeurs culturelles africaines présentes sur tous les continents ».

La musique, thérapie d’un peuple

Ce qui est troublant, derrière la caméra de Dom Pedro, c’est la similitude des mouvements effectués par les danseurs avec certaines danses africaines, comme le Soumou du Mali. Troublante aussi, la mélancolie de la mélodie et de la voix qui chante. C’est comme si le chanteur, quelque part en lui, portait un héritage qui survit au silence par le biais de sa voix. Un sentiment que partage l’auteur : « Ce film est d'abord une thérapie personnelle; tout au long de ma vie. Je crois que les conditions de déportation, de souffrances et de dépaysement sont à la base de la mélancolie et de la nostalgie. Personnellement, je sens encore vibrer dans mes veines les souffrances endurées par tous ceux des nôtres victimes des traitements inhumains au cours des siècles passés. Et si les spectateurs concernés peuvent se sentir réconfortés et revigorés en regardant ce film, la thérapie devient alors collective. C'est en fait une recherche de "réparation" autant morale que physique; car il nous la faut pour conjurer le mauvais sort en relation avec un certain passé depuis révolu. Voilà pourquoi je souhaite que ce film soit vu par un grand nombre des gens, aussi bien Africains que du reste du monde. On est voués à la même enseigne ! ».

Guérir le passé par la musique, donc. Pour permettre aux générations futures de mieux appréhender le monde.

Le défi des générations futures

Des générations qui devront « reprendre ce que nous aurons laissé en suspens ».

Celles-ci auront à marcher sur le fil d’une histoire à double tranchant : d’un coté, le piège de l’afrocentrisme, de l’autre celui de l’amnésie culturelle. Une menace contre laquelle l’auteur met en garde les jeunes afro-descendants d’aujourd’hui, et les jeunes en général : « alors que les uns croiront toujours à des images « façonnées » à l’avantage de certains, d’autres resteront accrochés à ce qu’ils considèrent comme une vérité intrinsèquement biblique ! ».

Il y a donc à s’écouter les uns les autres, afin d’éviter que prospère ce climat de « méfiance » inter-culturelle que l’on peut déceler aujourd’hui.

Le voyage…des mots

Mais Tango Negro se situe bien au-delà de l’histoire d’une danse. Si la musique est l’élément dominant, c’est la quête d’une terre ancestrale originelle, d’un berceau tantôt prêté à l’humanité, tantôt relégué au dernier plan, comme on peut l’entendre dans la chanson de cette femme Argentine dont les mots comportent de curieuses consonances Yoruba.  « C’est indéniable, l’Afrique a été précurseur de bien des courants dont le reste l’humanité s’est enorgueillie sans vergogne. Et le Tango est peut-être l’un de ces courants.  Beaucoup de mots ou d’expressions dans le parlé et dans la célébration des rituels religieux dans l’ensemble des pays d’Amérique latine sont d’obédience « kongo ». Et, lors de mon passage en Argentine et en Uruguay, j’ai observé que les populations usent de ces mots sans en connaitre réellement la signification ! ».

La langue, c’est bien connu, est le véhicule de l’histoire. C’est pourquoi le réalisateur exhorte les chercheurs en sciences humaines d’Afrique et d’Amérique Latine à construire entre les deux continents des ponts, des groupes de travail pour retracer les origines de ces mots. Des mots comme Nkumba, nom d’une danse du bassin du Congo, dont le nom a peu à peu dérivé en Rumba.

C’est que la guerre d’indépendance a effacé, en occasionnant la mort de centaines de milliers de militaires originaires d’Afrique, toute trace d’une contribution de ceux-ci à l’héritage culturel argentin. Si certains pourraient attribuer au film un coté « orienté », ils n’en seraient pas moins enchantés par la poésie et la charge émotionnelle dont il est imprégné, de la mélancolie du début à la note d’espoir qui le clôture.

Touhfat Mouhtare

Une condition noire

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Credit photo: PHOTO ARCHIVES AFP

« …car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse » Aimé Cesaire.

Quel habit porte le crime raciste ?

La tunique macabre d’un policier blanc de Ferguson, enivré par des siècles de nostalgie et de séquelles du KKK, qui tire, sur un jeune de 18 ans, avec la délectation de l’assassin qui joue avec sa gâchette. 6 balles fraîches. Etalées sur le corps et la tête d’un garçon désarmé et pacifique. La cible donc, un jeune, à la fleur de l’âge, mort d’être noir ; une famille, une communauté, éplorées. Et pourtant, l’indigence et la grossièreté se réinventent dans cette Amérique qui ne tarde jamais à offrir ses plaies en vitrine ; pic d’indécence en effet, une communauté blanche, prompte à afficher sans pudeur ni états d’âmes son soutien et son amour au bourreau. Michael Brown allonge la liste : pour sa mémoire, quelques émeutes, et l’inexorable victoire du quotidien qui absout tout, et la défaite de la justice qui autorise la récidive. Rideau.

Ou encore, le manteau de l’ignominie. Celle qui prend source dans le lointain esclavage arabo-musulman, qui fît escale pour se régénérer dans les geôles et désert de Kadhafi. Ce crime qui a pignon sur rue, dont s’accommode, presqu’avec fierté, un Maghreb où l’on peut égorger un jeune Sénégalais, sans que l’émotion, ni même l’humanité n’irriguent les cœurs. Le quotidien reprend son cours les lendemains de drames, on nettoie les litres de sang de Charles Ndour, on prend le jeune cadavre presque décapité, on l’envoie dans le premier avion vers Dakar, et Tanger renoue avec sa vie. Sauvagerie maghrébine, et comme souvent, caution passive islamique. La Oumma excelle dans le silence. Avant d’amonceler des charniers humains sous l’effet d’un islamisme tueur, le Sahara éventrait des noirs, malheureux migrants, que tous les gouvernements et passeurs ensevelissaient dans l’oubli du désert et la commodité d’entre deux eaux. Avec la charge de l’infamie, le racisme maghrébin se déshonore d’une tare supplémentaire, tenant d’une pratique culturelle, ancrée dans les mœurs, que les générations perpétuent comme seuls legs aux enfants : la presse, les familles, proclament le fameux Péril Noir, et visa est ainsi donné à tous les racismes : ceux bénins mais si dégradants du quotidien et ceux meurtriers. Rideau, malgré les tombeaux qui vrombissent.

Si bien lancé, nul besoin d’arrêter le crime raciste, il se drape des oripeaux des pogroms, des expéditions hostiles, de l’univers du confinement, le refus de certains droits au seul motif d’être noir. Où sommes-nous, dans un lointain passé bien sûr? Non monsieur, à Tel-Aviv. Le peuple élu, ensuite martyr, tend à être bourreau. En Israël, les communautés noires vivent le racisme presqu’institutionnalisé d’une droite glaciale qui, par le devoir annoncé de se protéger, bascule dans le harcèlement, la vindicte, la stérilisation d’une ethnie ; ce, dans une étonnante banalité, pour essayer de garder une pureté, oserai-je de race. Ca sonne le vacarme terrible du passé, le couperet en boomerang d’une histoire, celle qui malgré la bienveillance de Frantz Fanon, ne sert jamais ni de leçon, ni de jurisprudence. Des victimes aux bourreaux, c’est une question de temps pour l’inversion des statuts. La roue de l’histoire tourne et ils permutent. Rideau sur les ricanements et pieds-de-nez de l’histoire et quand bien même ils ne sont pas drôles.

Le tissu indien se joint à la macabre fête et se presse devant l’actualité pour contribuer. Autre mouture, c’est la variation de mélanine. Les pigments foncés élisent pour la haine. Des jeunes africains, il y a trois jours, se font molester dans les rues, devant une foule en délire, hystérique. La violence heureuse, rigolarde, une police complice. En Inde, chez Gandhi, on frappe des étudiants pour leur couleur de peau. En Inde, il est question de négreur, l’échelle sociale tient sa hiérarchie de la couleur de la peau. Et je me remémore, cette scène presqu’attendrissante d’une maman pakistanaise qui court derrière ses enfants dans les rues de Lyon un mois d’août, pour leur interdire de jouer au soleil, parce que se bronzer la peau, à la veille d’un voyage au Pakistan, c’est le signe de déclassement social. Elle s’épuise derrière ses gamins, finit par les maîtriser. On en rirait presque.

Et la vieille Europe civilisatrice ? Faut-il lui accorder une halte ? Elle qui s’ingéniait tant à sophistiquer le crime. Elle qui asservît et affranchît. Mal à l’aise avec une histoire, elle se rabat dans la perfidie d’un racisme au compte-goutte. Le racisme versé dans le quotidien, qui quitte, du reste, de plus en plus les périphéries et les antichambres. Il s’installe dans une rance Europe, où les foyers identitaires émergent, fiers et promis au plus radieux avenir. C’est assorti de crimes bénins et journaliers, de mépris, face auxquels la seule solution donnée aux victimes est la résignation et la mansuétude ; jugez du choix. Si le racisme perd de ses accents de crime, quand bien même en Russie et ailleurs, on y tue encore goulûment les nègres, le racisme européen a quitté, arithmétiquement l’horreur frontale pour se réfugier dans autre chose de plus pernicieux : l’hypocrisie et le racisme économique. Faut-il ici, convoquer le malheur brut, en invoquant les milliers de cadavres des rivages italiens espagnols, tués, pour la gaité des plages ?

Un seul constat : dans le racisme, sans en être les victimes exclusives, les noirs restent la cible de choix. Pas une parcelle de terre, dans toute la planète, n’est épargnée par le racisme négrophobe. Y a –t-il encore franchement, le temps de s’en émouvoir ? C’est tellement admis que l’émotion ne s’y attarde plus. La couleur noire, partout, reste frappée, du sceau de l’infériorité. Adossé au malheur d’un continent qui meurt, impuissant, siège de toutes les maladies, ce racisme a du chemin, de longs sentiers dégagés. Au Brésil, au Japon, en Chine, partout, le mépris de race frappe et s’ancre davantage. Devant un tel consensus, la tentation est forte, voire réelle, au sein des entités noires elles-mêmes, au racisme. En Mauritanie, au Soudan et ailleurs, l’esclavage suit son cours. Les femmes s’éclaircissement la peau, les communautés se toisent et finissent par se haïr, s’entretuer….

Que d’exemples, que d’exemples !

Installé dans les consciences, il y a une condition noire savamment distillée par des siècles d’usure et d’acceptation, difficile à désinstaller. Mais il ne faut jamais démissionner dans l’obligation de le combattre. Tout déficit d’alerte est une capitulation devant l’inadmissible. Le racisme n’est pas bénin. Il n’est pas drôle. Il n’est pas pardonnable. Il n’est pas justifiable.

Tous les accommodements, les pédagogies annexes qui essaient de l’expliquer, par des facteurs conjoncturels, démographiques, économiques, par l’enfumage du communautarisme, ou encore par le formidable tournemain de faire revêtir la responsabilité aux victimes, sont un souffle offert à la pérennité d’un crime. L’abus de langue, de formules, d’atténuations langagières qui viennent parler de racismes évidents en les qualifiant de dérapages, sont l’autre nid du mal ; celui de la banalisation, celui de la préparation des esprits à avaler docilement ce qu’ils auront vendu comme un fait divers bénin. Je désigne ici la presse et sa complice connivence. Je ne vais me répandre en parole tiède et bienveillante sur l’unité des Hommes. Ni opérer des généralisations douteuses qui procèdent sans distinction, mais il y a une urgence à combattre le racisme dans le dur. Il y a une brève tentation, faut-il l’avouer, de se radicaliser, face à la sale souillure qu’appose le racisme. S’il faut souhaiter en toute circonstance la mesure, il y a un besoin, une urgence de clarté, de responsabilité mais surtout de vérité. C’est assez dommage que seuls les extrémistes revanchards semblent avoir la cohérence entre le constat et la lutte. J’ai vécu les épisodes de ces derniers jours, dissous dans le flot des actualités, comme une blessure et surtout le rappel à une constante lucidité.

Cette lucidité, c’est défi culturel et économique, le seul qui affranchit.

4ème FIFDA – W.A.K.A, un film de Françoise Ellong

 

WAKA affiche  La 4ème édition du FIFDA- Festival des films de la diaspora Africaine s’est tenue cette année du 5 au 7 septembre à Paris. Parmi la sélection du jury, le film W.A.K.A, premier long métrage de la réalisatrice Françoise Ellong, paru en 2013 et projeté le dimanche lors de la journée consacrée aux « migrations-transmigrations ».

Le film entièrement tourné à Douala par une équipe franco-camerounaise raconte l’histoire de Mathilde une jeune femme qui élève, seule, son fils Adam. Mathilde, interprétée par Patricia Bakalack, recherche une source stable de revenus afin de subvenir aux besoins de son fils mais nulle part elle ne parvient à faire accepter sa condition de mère et de surcroit célibataire. A court d’options, Mathilde se résigne à accepter une proposition lourde de conséquences: Mathilde devient Maryline, une W.A.K.A. 

Dans l’argot camerounais, une « waka » désigne une prostituée. Ce nom dérive du verbe anglais « to walk » qui signifie marcher et par extension, les WAKA sont celles qui marchent la nuit, à la recherche de clients. Le jour Mathilde est la mère d’Adam et la nuit elle devient Maryline, la WAKA. Mathilde pouponne Adam, l’emmène à l’école et lui fournit un toit et pour permettre cela Maryline doit se laisser aller à des pratiques humiliantes, parfois violentes avec des inconnus. La frontière qui sépare ces deux mondes est donc bien fine et les rend, résolument, interdépendants. Ainsi, alors que Mathilde essaie tant bien que mal de protéger son fils du monde de la prostitution plusieurs personnages et situations influencent le destin de ce couple mère-fils. Famille, voisins ou encore camarades de classe, tous observent et sanctionnent le choix de cette mère qu’ils accablent ou saluent. Il faut également composer avec les rencontres qui rythment la vie nocturne de Maryline et leurs intentions peu scrupuleuses. A cet égard, on ne peut manquer d’évoquer Bruno, le proxénète intransigeant qui refuse de voir son affaire impactée par la situation de Mathilde. Celle à qui il a donné le nom de Maryline doit travailler quoiqu’il lui en coûte et il compte bien y veiller. Arrivera t-elle à l’écarter d’Adam ? Quel prix devra t-elle payer pour cela ? 

A bien des égards le film proposé par Françoise Ellong est convaincant. D’abord le scénario est cohérent et tient les spectateurs en haleine tout le long par des mises en scènes crédibles. Le jeu des acteurs, plus ou moins confirmés, est remarquablement mis en valeur par un sérieux travail cinématographique. Les sons, images, plans et montages participent à créer l’atmosphère adaptée à chaque scène en révélant tantôt l’ambiance lugubre d’un trottoir où s’agitent des prostituées ou la tendresse partagée à un anniversaire. A ce titre, il faut saluer notamment le choix des lieux qui donnent à voir une ville de Douala diverse et propice aux tournage de jour comme de nuit.

Grâce à tous ces éléments, W.A.K.A met en scène des personnages complexes permettant de se questionner sur des sujets qui le sont tout autant. Ils sont à la fois attachants et repoussants ; par moments on aimerait les soutenir mais on ne peut ignorer leurs écarts et on s’empresse de les juger. Mathilde est certes une prostituée mais est-ce que solution qu’elle choisit à un moment précis pour de multiples raisons doit annuler tout son passé, diminuer son combat ou la condamner dans ses rapports avec les autres et la soustraire irrémédiablement à leur amour? Est-ce parce que des femmes sont réduites à ce moyen qu’elles en perdent leur humanité ? Ce sont ces questions difficiles et ô combien nécessaires que le spectateur est amené à étudier à travers à ce film. 

On aura donc rapidement compris que l’intention du film va au-delà qu’une plongée dans l’univers de la prostitution à Douala mais se concentre sur le parcours d’une jeune mère en difficulté. En réalité, la prostitution n’est rien de plus qu’un cadre, un prétexte pour raconter le combat de Mathilde en tant que mère. Françoise Ellong explique et justifie d’ailleurs ce choix dans la note d’intention qui accompagne le film :

« En choisissant de confronter cette femme à l'univers de la prostitution, le but est clairement de la mettre dans une position jugée dégradante au regard de la société, afin de montrer au mieux sa force et son combat en tant que mère. Au delà de ce que ce barbarisme évoque spécifiquement aux Camerounais, la lecture du titre doit être faite sous la forme d'un acronyme. Ainsi, W.A.K.A dans ce contexte, bien que référant à l'univers global de la prostitution, signifie Woman Acts for her Kid Adam. »

Travail sincère des acteurs, rendu cinématographique intéressant, histoire touchante et réalisatrice engagée, finalement, W.A.K.A est un film camerounais à voir et à soutenir pour diverses raisons qui somme toute se résument en une seule : c’est un BON film. 

 

Claudia Muna Soppo

Vue panoramique sur le 4ème FIFDA, Paris

Pour sa rentrée, l'Afrique des idées vous propose de revenir sur quelques unes de ses réalisations de l’été.

5588755031_1d8cfef16e_bPartenaire de la 4ème   édition du Festival International de Film de la Diaspora Africaine, l'Afrique des idées a déployé un petit dispositif pour couvrir l’événement qui s’est tenue à Paris du 05 au 07 septembre dernier. Le temps d’un week-end plusieurs lieux ont accueilli des films que l’on ne voit pas forcément, des productions qui, sans ce genre d’organisation auront beaucoup de mal à rencontrer un public. Un week-end de voyage, de rencontre, de débat pour donner à voir d’autres univers et à entendre un autre discours.

Installé à Paris en 2009, prolongement d'une expérience qui se poursuit aux Etats-Unis, le Fifda est un espace de visibilité pour des productions cinématographiques en lien avec l’Afrique et ses diasporas. C’est un domaine d’intervention très large dans lequel se croisent des sensibilités différentes, plusieurs esthétiques et une diversité de public. Sous la direction de Diarah N’daw-Spech et Reinaldo Barroso-Spech, au fil des années le festival prend ses galons. L’évolution se lit à la fois par les nombres des films et des lieux proposés. Chaque année, la programmation s’élargit autant qu’elle gagne un nouveau bastion, un nouveau territoire. Au cinéma  la Clef (75005) qui était le seul à « ouvrir » ses portes au FIFDA en 2012, se sont progressivement ajoutées les salles Etoiles Lilas, Le Brady, Le Comptoir général, et Le Lucernaire. Ce développement dans l’espace permet de créer plusieurs spots qui mettent en lumière la très riche activité cinématographique des Afriques. Croissance également pour le festival lui-même qui, selon la codirectrice Diarah N’daw-Spech, intéresse un public plus important, bénéficie d’une bonne couverture médiatique et arrive à fédérer plus de partenaires. Ainsi, le parcours de cette 4 è édition, traversant presque Paris, nous a mené dans 4 lieux à la découverte d’un cinéma vivant, ambitieux et très contemporain.

La soirée de lancement a eu lieu au Cinéma Etoile le vendredi 05 septembre. En ouverture, la première européenne de Freedom summer, le dernier film de Stanley Nelson, un réalisateur connu du Fifda. En 2012, sa précédente réalisation et pendante de l’actuelle, était déjà dans la programmation du Festival. Cette soirée co-organisée en partenariat avec l’Observatoire de la diversité et l’Ambassade des Etats-Unis en France a connu une participation active de l’Afrique des idées, dans le débat après la projection. Stanley Nelson (réalisateur) et Lareus Gangoueus (Afrique des idées) ont conversé avec Fulvio Caccia (modérateur/ Observatoire de la diversité) sur l’historique du film, son contenu et surtout son importance pour la jeunesse actuelle, pour les minorités en France et ailleurs. Dans ces prolongements, Awa Sacko publiera très prochainement un entretien avec Stanley Nelson dont le film (une présentation dans le dossier) a enthousiasmé le public venu nombreux.

Ce départ réussi augurait de la bonne tenue d’un festival qui, en dépit de la diversité des films proposés, gardait une grande cohérenceHomeAgain. Le cycle migration-transmigration autour duquel gravitaient plusieurs films, pas forcément récents, était le noyau de la programmation. Le fait de faire se côtoyer des œuvres de différents âges est bien méritoire à plusieurs égards. Il permet de (re)découvrir des pièces du patrimoine cinématographique d’Afrique et  de sa diaspora rappelle la trajectoire du septième art dans ces contrées tout en soulignant la permanence de certains questionnements. Tout ce qui a trait au départ, à l’exil, à la vie ailleurs est alors appréhendé dans un dynamisme entre le présent et le passé. Dynamique est aussi le changement de prisme : les allers retours entre la fiction et le documentaire sont un double éclairage qui permettent de saisir la complexité des phénomènes. Dans ce sens, Home again de Sudz Sutherland et Expulsés de Rachèle Magloire et Chantal Regnault sont deux faces de la même pièce. Ces films qui passaient pour la première fois en France, traitent autant de la difficulté du retour que de la citoyenneté instable de la diaspora africaine dans plusieurs pays occidentaux. L’un comme l’autre met l’accent sur l’absurdité des systèmes judicaires à l’égard des ces « migrants de l’intérieur » qui, pour la plus part, ont toujours vécu dans les pays qui les expulse, après qu’ils aient purgé une peine de prison pour un délit mineur.

Mais le Fifda c’est surtout l’Afrique avec laquelle l’équipe entretient des liens de travail à travers les festivals : elle se rend régulièrement au Fespaco et Diarah N’daw Spech a participé en tant que membre du jury au dernier festival de Durban. C’est aussi l’Afrique à l’écran dans toute sa diversité, dans sa contemporanéité. Et quoi de plus contemporain que les rues, celle de Douala ou celles encore plus tumultueuses de Kinshasa ? Trois films, trois regards (dynamisme et multiplicité de point de vue) nous ont fait vivre la pulsation kinoise à travers sa musique, ses contradictions. De la figure de Papa Wendo, l’immortel interprète de Marie-Louise, chanson récemment samplée par le jeune rappeur Alex Finkelstein, à Kinshasa la pieuvre du sculpteur Freddy Tsimba, nous avons ici aussi l’idée de transmission, la recherche de ce lien entre le passé, le présent et l’avenir.

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Le festival s’est achevé avec la projection du documentaire de Dom Pedro dans lequel  le cinéaste effectue une plongée dans les profondeurs du Tango et remonte à la surface l’africanité de cette musique.

Pour ceux qui auront raté l’un ou l’autre de ces films, le fifda assure travailler de concert avec les salles pour qu’ils soient reprogrammés tout en essayant de les rendre disponibles en DVD. En session rattrapage, il y a les ciné-clubs à Paris tout au long de l’année mais aussi l’équipe d’Afrique des idées. Claudia Soppo Ekambi, analysera pour nous le film W.A.K.A. de Françoise Ellong et Touhfat Mouhtare, en amatrice des (mé)tissages entreprendra une conversation avec Dom Pedro autour de son film, Les racines africaine du Tango.

Ramcy Kabuya

Léonora Miano : Sur la question de la construction d’un nouvel individu africain

Miano

Il est parfois bon, voir salutaire de revenir sur un excellent roman. En l’occurrence Contours du jour qui vient de la romancière camerounaise Léonora Miano auréolée pour ce chef d’œuvre du Prix Goncourt des lycéens en 2006[1]. Un texte remarquable tant dans sa forme que sur le message dont il est le vecteur.

Musango qui en est le personnage principal s’exprime à la première personne du singulier. Elle a 12 ans. Pré pubère donc. Mais son itinéraire de vie est tel que par la maturité de son discours, le lecteur ressent intensément le fait d’une enfance volée et violée. Quelque part au Mboasu, cet état imaginaire mais ô combien réel d’Afrique, la jeune fille a été désignée par un charlatan comme étant l’instigatrice des malheurs qui s’abattent sur sa mère. Elle serait donc un enfant sorcier.

La misère morale et sociale dans laquelle cette mère, cette femme végète, semble dicter la violence extrême qu’elle laisse déferler sans retenue sur sa propre fille. Musango, drépanocytaire comme sa génitrice, constitue le reflet de l’échec de son arrimage manquée à une autre condition de vie, l’image de son ascension sociale loupée. Elle livre sans remord sa fille à l’âpreté de la rue.

Le parcours de Musango qui fait suite à ce rejet est insolite. Nous vous laissons le soin de le découvrir. Il donne une force singulière au  regard  scrutateur qu’elle pose sur  sa mère, sur des femmes en quête d’opportunité, sur la société du Mboasu. Il est surtout l’occasion de voire éclore une nouvelle personnalité, avec de nouvelles références.

Musango porte un regard acerbe sur toutes les formes de croyances qui construisent sa communauté et qui induisent, des choix personnels ou collectifs difficiles à concevoir quand on ne se plonge pas complètement dans ce contexte culturel. L’animisme et les peurs sourdes qu’il continue d’inoculer, les nouvelles doctrines des églises dites de réveil ou la logique violente de la rue. Le constat d’une perte de repère est patent lorsque Miano s’exprime sur le rapport à la production et celui à la terre :

Elle est vivante. Sa parole de craquements et de crissements me parvient pour faire entendre qu’elle était souveraine. Les humains pactisaient avec elle, avec les bêtes féroces dans lesquelles elle matérialisait sa puissance, afin de se rendre accessible à leur entendement. Chaque famille avait un totem, un animal dont l’esprit la protégeait, et qu’elle ne pouvait manger au risque de tomber malade ou de mourir. A présent, la brousse n’est plus qu’un corps qu’ils mutilent de la pointe acérée de leurs couteaux, pour lui soutirer des écorces ou des herbes, sans prendre la peine de la remercier pour ses dons. Lorsqu’ils en invoquent les forces, ce n’est plus pour leur demander de les relier au Suprême, mais seulement pour obtenir de quoi se remplir la panse.[2]

C’est la spiritualité des personnages qui environnent Musango qui est principalement interrogée. Une approche où il est fait le constat d’un désir insatiable de consommer, d’acquérir un statut social par tous les moyens. Une approche où l’on observe une déshumanisation des rapports latéraux. Le père de Musango l’exprime très bien. Il n’y a plus de collectivité, seulement de la rancœur, de la jalousie, de la haine. Les spiritualités anciennes (animismes) ou nouvelles (pentecôtisme) semblent d’aucun secours pour la construction d’un homme nouveau, d’une femme nouvelle. Les brebis des temples sectaires sont conduits par des hommes aux motivations troubles (ici, des proxénètes), mercantiles qui assujettissent leurs ouailles en syncrétisant les peurs des croyances anciennes non exorcisées avec une philosophie occidentale servant leurs soifs d’un pouvoir qui n’utilise plus les armes de la rébellion armée mais n’en est que plus destructeur puisqu’à défaut de détruire le corps, il anéantit l’esprit.

Musango reconstruit sa personnalité, forte de toutes ses expériences, de toutes les observations des manquements d’une société, de ses aberrations, de la folie des actes des uns, de l’anéantissement des autres. Le Mboasu, terre originelle n’a plus rien à voir avec cette légendaire solidarité africaine clamée aux quatre coins de planète.

Cette reconstruction passe par une confiance en soi retrouvée. Par un regard autocentré positif. Par une prise de distance vis-à-vis de l’immédiat, du quotidien. Par une relecture des événements comme Musango semble si bien le faire.  Une relecture des textes qui soit endogène, non dictée par une idéologie extérieure de type coloniale dont la seule essence est d’assujettir. Qu’ils soient sacrés ou profanes, les textes doivent être relues, réinterprétées. Musango dénonce le statu quo, l’immobilisme, la résignation, le fatalisme des femmes qu’elle observe. Ces femmes qui pour la plupart ne vivent qu’au travers du regard d’un homme comme l’Afrique se définit encore par rapport à l’Occident ou l’Orient. Musango se reconstruit. Pour elle. Au détriment de personne. Sa quête a été précoce, elle a été longue. Mais elle trouve un accomplissement dans les paroles suivantes :

Il faut que je réfléchisse à la manière d’approcher enfin ma vie. Je me sens sur le point d’éclore comme un poussin qui va briser sa coquille. Il n’y aura eu personne pour me couver. Je marche sur le bord des pieds, pour éviter de les sentir se fissurer au milieu, ce qui arrive lorsqu’on marche trop longtemps. La douleur est si vive qu’on a le sentiment que les pieds pleurent (…) Les échardes me piquent tout de même. Elles s’enfoncent dans ma chair. Je n’essaie pas de les enlever. Nous vivons tous avec des échardes dans le corps. Il suffit de savoir comment se mouvoir, pour qu’elles n’atteignent jamais un organe vital. Elles me piquent. Je ne crie pas. Je marche dans la ville, et je suis presque libre.[3]

Notre peuple n’a pas soudain enfanté une génération de petits êtres malfaisants, et bien des démons n’existent qu’au fond de nous. C’est ce que nous croyons qui finit par prendre corps, et par nous dévorer. Je crois profondément, mère. Non pas aux joies factices qui tapent des pieds et des mains sous les voûtes des temples ou sous l’éclairage phosphorescent des boîtes de nuit, ou selon sa sensibilité, on cherche le même délire. Je crois à l’authentique plaisir de vivre l’alternance de la mélancolie et de la joie, et je crois que la misère est une circonstance, non pas une sentence. [4]

Définir les contours d’un jour qui vient, d’un avenir meilleur, d’hommes nouveaux. Musango de ce point de vue offre une belle perspective malgré les douleurs qui ont enfanté cette lecture du monde. Un exemple à saisir.

LaRéus Gangouéus

[1] Léonora Miano a obtenu en 2013 le Prix Fémina pour son roman La saison de l’ombre (Editions Grasset)

[2] Contours du jour qui vient, Editions Plon, page 77

[3] Contours du jour qui vient, Editions Plon, page 120

[4] Contours du jour qui vient, Editions Plon, page 145

« Des Étoiles » de Dyana Gaye, une constellation de vies !

La critique attendait Dyana Gaye pour son premier long métrage. Elle a honoré de belle manière le rendez-vous! Avec Des Étoiles, la franco-sénégalaise signe une œuvre sur l’immigration et les drames qu’elle génère. Des drames humains majestueusement mis en scène par la jeune cinéaste.xetoiles-film-dyana-gaye-L-fuiDJR.jpeg.pagespeed.ic.gv0EO4cHe9

Pourtant, quand le cinéphile décide d’aller voir Des Étoiles, il est quelque peu saisi par la petite crainte d’être confronté à ce qu’il a déjà vu, notamment sur ce thème de l’immigration et son corollaire d’échecs devenu un peu le sujet de prédilection des artistes africains depuis le fabuleux Le ventre de l’Atlantique de Fatou Diome.

Au cinéma, il y a deux ans, Moussa Touré, avec La Pirogue, commettait un remarquable film sur la tragédie de ces hommes qui ont décidé de braver la Nature pour un ailleurs prometteur et hostile. Heureusement, chez Dyana Gaye, point de cadavres ni de rafiots fous dans un océan en furie. Dyana Gaye choisit un angle différent : point de cadavres ni de rafiots fous dans un océan en furie. Elle filme l’immigration de « l’intérieur ». Elle montre « l’après ». Ce que deviennent nos cousins, frères, amis et camarades, partis chercher pitance ailleurs, dans le grand ventre quotidien de l’Occident.

Des Étoiles est une fiction subtile et discrète qui n’est pas un coup de lumière géant sur une tragédie africaine, mais une distillation de véritables infiltrations lumineuses sur des vies, des individus, des noms et des destins.

Oui, l’autre réussite de Dyana Gaye est d’avoir su montrer des vies dans la solitude de leur douleur respective, qu’elle étale dans des espaces différents. Ici, la migration n’est pas prise comme un bloc monolithique induisant juste la réalité du migrant, cet individu-concept-problème. Dans Des Étoiles, il y a des vies, des cœurs, des âmes, des hommes et des femmes, une constellation d’étoiles peu lumineuses, dans la diversité de leurs parcours, dans la pluralité de leurs souffrances et dans la violence de leur solitude.

Cette solitude que connait tout homme qui quitte sa terre natale pour affronter la rudesse de l’ailleurs, certains la domptent sinon l’apprivoisent. D’autres, en revanche, sont engloutis par elle.

Solitude de Sophie, partie avec candeur rejoindre un mari volage et menteur. L’archétype de toutes ces femmes constamment dans l’attente jusqu’à ce qu’on leur indique « qu’ici une femme peut vivre sans mari ». Pour moi, voici la plus belle phrase du film. Solitude d’Abdoulaye, Outre-Atlantique où il subit les affres d’une société individualiste américaine, le froid, la trahison d’un proche et l’appel constamment refoulé du pays natal. Solitude de Mame Amy, femme dynamique et surtout femme libre, de retour pour le deuil de son mari, mais qui verra qu’un rideau de fer est dorénavant installé entre elle et sa famille rendant ainsi impossible toute forme de communication.

Le Sénégal est un pays dur pour ses fils qui ont préféré prendre congés de lui quelques années. On dirait qu’en retour, Il se venge de leur abandon.

Des Étoiles est aussi une invite au voyage. Un film chirurgical avec une caméra qui n’effleure pas les comédiens mais les pénètre au point de nous transmettre de façon foudroyante les émotions.
Dyana Gaye a presque réalisé un documentaire avec une mise en scène qui ignore l’unité de lieu pour épouser les contours d’un monde globalisé. Pas de césure, pas de transition. Elle nous surprend en nous faisant voyager de ville en ville, entre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique – une œuvre triangulaire -, à chaque fois furtivement. New York, Dakar, Turin, des métropoles où, dans la fièvre urbaine, se produisent des drames poignants. Le film nous oblige radicalement à une prise en compte de tous ces solitaires qui meublent nos rues, et que nous narguons dans la niaiserie de nos certitudes quotidiennes.

Enfin, il faut noter la remarquable prestation de Marième Demba Ly dans l’innocence d’une femme partie, des rêves plein la tête, rejoindre son « homme » et celle de Souleymane Seye Ndiaye qui a une nouvelle fois habité son rôle avec une rare précision. Une valeur sûre d’un cinéma sénégalais en quête de résurgence et porté par sa nouvelle vague.

 

Hamidou Anne

Agitations autour du cheveu crépu

JPG_Afrohair040914Le cheveu crépu est-il beau ?

Pendant plusieurs siècles, on en a plus que sérieusement douté, et Voltaire, en son temps, avait tiré de cette caractéristique parmi d’autres propres aux nègres un verdict sans appel : « leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses ». De cette analyse marquée par l’ignorance de son temps, il avait conclu à l’infériorité de cette catégorie d’hommes en provenance d’Afrique.
Ces propos ont-ils marqué l’inconscient collectif ? Les premiers concernés, bien aidés par le regard porté sur eux par les Blancs, ont en tout cas longtemps considéré cette caractéristique comme un handicap.

Tournons-nous vers l’Amérique noire, dont la culture irradie le monde entier et influence indéniablement les peuples africains et caribéens : au début du XXe siècle les Afro-Américains sont, après trois siècles d’esclavage et de maltraitance, victimes d’une cruelle ségrégation raciale, et font tout pour gommer les caractéristiques physiques qui leurs sont propres ; et s’ils ont peu d’armes contre leur nez épaté ou leur teint sombre, ils découvrent un remède redoutable contre leurs cheveux : le défrisage, qui devient une véritable obsession. Dès la fin du XIXe siècle, ils utilisent déjà des solutions temporaires telles que le fer à boucler et le peigne à lisser. Dans ce contexte, une certaine C.J. Walker (1867-1919), joue un rôle majeur : elle développe une gamme de produits lissants complète, et, grâce à une technique marketing agressive, met à la mode les cheveux défrisés : de nombreuses publicités sont diffusées dans les journaux, et ses Walker Agents, qu’elle missionne par centaines, effectuent un démarchage redoutablement efficace. Notons par ailleurs que Madame C.J. Walker, en exploitant cette question sensible du cheveu, sera la première femme noire américaine à devenir millionnaire. D’autres hommes d’affaires, notamment G.A. Morgan et Georges Ellis Johnson, viendront développer et perfectionner les techniques de défrisage.

Dès lors, cheveux défrisés s’érigent en véritable norme, chez les femmes, mais aussi chez les hommes, comme en témoignent les premières vedettes noires américaines, tels Louis Armstrong ou Nat King Cole qui n’osaient pas une apparition sans leurs cheveux lissés et gominés comme il se doit : en ce temps-là, porter ses cheveux crépus semble pour certains aussi impensable que monter sur scène en pyjama !

La mode perdure jusqu’au déclenchement de la lutte pour les droits civiques en marge de laquelle s’affirme, à partir des années 1960, le mouvement culturel « Black is beautiful », au nom évocateur : il a pour but de démentir l’idée reçue générale selon laquelle les caractéristiques inhérentes aux personnes noires sont foncièrement disgracieuses. Ce mouvement consacre leur culture comme indépendante. C’est à cette époque que James Brown chante : « Say it Loud, I’m Black and I’m Proud ». Les cheveux défrisés appelés également les « good hair » ne sont désormais plus une obligation, et la coiffure afro, coupe arrondie de cheveux crépus laissés au naturels, est alors une affirmation de la fierté noire et s’étend au monder entier. C’est également à cette époque qu’apparaît le peigne afro, peigne à très longue dents surmonté d’un « black fist », un poing symbolisant le combat des Afro-Américains pour leurs droits civiques ; il fait le tour du monde et l’on peut encore aujourd’hui en trouver un peu partout.

On le sait, les Afro-Américains finissent par avoir gain de cause, et obtiennent non seulement l’égalité des droits, mais bénéficient également de mesures de discrimination positive. Aussi, dans les années 1980, les coiffures se font moins revendicatrices et les canons européens reviennent à la mode, pour concerner cette fois principalement les femmes. Le défrisage est à nouveau couramment utilisé (peu de femmes peuvent se vanter d’en n’avoir jamais utilisé), et de nouvelles coiffures font leur apparition : ainsi le tissage, ou greffage de cheveux, qui consiste à coudre des cheveux synthétiques, voire naturels sur cheveux tressés D’autres coiffures comme les mèches, nattes faites avec des rajouts, les locks, ou même les nattes couchées, remises à la mode par la chanteuse Alicia Keys au début des années 2000, témoignent néanmoins du retour vers une ethnicité assumée.
Mais tous ces trésors d’imagination ont un désavantage commun : celui d’éloigner les femmes noires de leurs cheveux naturels, qui souffrent du traitement qui leur est imposé et le font savoir : le défrisage, et ses composants chimiques dévastateurs, est une catastrophe pour les cheveux et brûle parfois le cuir chevelu. Les coiffures évoquées plus haut, parce que souvent bien trop serrées, traumatisent et entraînent chutes et délaissement de cheveux ayant besoin de traitements réguliers : ceux-ci deviennent secs, cassants, et donc ne prennent pas de longueur, ternes, touffus, en un mot indomptables.

C’est donc dans un contexte de non maîtrise totale du cheveu crépu que se développe le phénomène  « Nappy », contraction des mots « Natural » et « Happy ». Né encore une fois aux États-Unis, il s’étend massivement dans le monde entier depuis le milieu des années 2000 : constatant une méconnaissance totale du cheveu crépu, plus occulté par les coiffures couramment utilisées qu’apprivoisé, des jeunes femmes se sont penchées sur leur étude, la manière d’en prendre soin et ont communiqué à ce sujet afin que les Noires puissent ré-apprivoiser leur chevelure. Dès lors, on assiste à un véritable engouement des concernées pour leur chevelure, qu’elles découvrent belle, vivante, abondante… et potentiellement longue. Les sites spécialisés sur l’entretien des cheveux crépus et le vidéos présentant des suggestions de coiffure (car l’afro ne se limite désormais plus à la coupe arrondie) foisonnent sur internet et les journaux destinés au grand public s’intéressent au phénomène ; en se promenant dans Paris, on croise très régulièrement des jeunes femmes d’origine africaine ou antillaise arborant fièrement leurs boucles. Plus qu’une mode, il s’agit d’un véritable retour aux sources qui ne semble pas prêt de s’essouffler.

Espérons que ces femmes sauront tirer profit de la variété de coiffures que l’histoire a mis à leur disposition sans pour autant imposer un nouveau totalitarisme capillaire !

Rouguyatou Touré

4è Festival International des Films de la Diaspora Africaine FIFDA à Paris


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L’Association Festival des Films de la Diaspora Africaine (FIFDA) a été établie à Paris en 2009 comme association de la loi de 1901.  Elle a pour  mission de présenter au plus grand nombre des films issus de l’Afrique et de sa diaspora et de renforcer le rôle des réalisateurs africains et d’origine africaine dans le cinéma mondial contemporain.

UntitledOn pourra retrouver une présentation du FIFDA sur son site internet dédié. Mais si nous devions en parler, au niveau de l'Afrique des idées, nous vous encouragerions à parcourir les bandes-annonces des films à l'affiche de ce festival, de vous faire ainsi votre petite idée sur cette programmation, puis ensuite d'investire les salles sombres. La programmation offre des films très différents dans leurs formats, passant du documentaire à la fiction, du court-métrage au long-métrage. L'écclectisme de ces films s'exprime également par la diversité des lieux d'observation de cette diaspora : La RDC, le Cameroun, Haïti, la Jamaïque, les Etats Unis, l'Argentine, l'Allemagne, la France. La liste n'est pas exhaustive. Un thème : Migration – Transmigration. Une histoire revisitée aussi tel que le film de Stanley Nelson : Freedom summer qui revient sur l'été 1962, point culminant de la lutte des afro-américains pour leurs droits civiques. 

L'occasion sera donnée au public de pouvoir échanger avec le réalisateur de ce film. Une oeuvre qui permet de mesurer les pas de géant que les Etats Unis ont réalisé en plaçant à la tête de cette fédération Barack Obama.

Les combats des africains-américains  sont une illustration intéressante d'une communauté qui a survécu de multiples péripéties, tragédies et qui par des moyens culturels souvent à sû tenir la tête haute.

Et quand, parfois, la disparition de cette population déportée semble avoir été atteinte, les traces de l'Afrique dans le tango, par exemple, nous rappellent ces survivances si fortes d'une population hier exploitée, ostracisée et aujourd'hui disparue en Argentine.

Cependant, comme ce fut le cas l'an dernier, le FIFDA n'a pas pour vocation de faire dans le pathos et le misérabilisme. Ce sont des Afriques modernes qui sont proposées au regard du cinéphile, des films qui traitent de sujets souvent méconnus, d'êtres humains en mouvement constant confrontés aux problématiques de l'exil, celle de la clandestinité, celle du rapatriement forcé mais surtout, à la réalité des points de départ à la fois violente et ancrée dans une joie de vivre simplement.

Le crédo de ce festival est contenu dans les deux sentences des organisateurs :

 Ouvrir la réflexion sur le vécu des personnes d’Afrique et d’origine africaine partout dans le monde

Diarah N'daw-Spech

 Bâtir un pont avec une production audiovisuelle riche et variée pour enrichir le dialogue des cultures 

 Reinaldo Spech-Barroso

Toutes les informations sont disponibles sur le site du festival qui aura lieu sur Paris du vendredi 5 au dimanche 7 septembre 2014. Vous êtes attendus nombreux pour le film d'ouverture Freedom Summer ce vendredi 5 septembre 2014 à 20h, au cinéma Etoiles des Lilas.

Laréus Gangoueus

 

Photo Stanley Nelson, copyright WFYI Public Media

Quelques bandes annonces :

Home again (2012, 104min, Jamaica/Trinidad Tobago/Canada, fiction, Sudz Sutherland, dir.)

Otomo (1999, 84min, Allemagne, fiction, Frieder Schlaich, dir.)

Tango ya ba Wendo (1993, 52 min, Belgique/RDC, documentaire, Roger Kwmani Mambu Zinga et Mirko Popovitch, dirs)

Kinshasa mboka té (2013, 52 min., DR Congo/Belgium, documentaire, Douglas Ntimasiemi, dir.)

Tango negro (2013, 93min, documentaire, France/Argentine/Uruguay, Dom Pedro, dir.)   

Le Festival Chale Wote : l’art “different” dans le plus vieux quartier d’Accra

Le Ghana est un pays ouest Africain mieux connu pour son équipe nationale des Blacks Stars, son cacao et surtout son emblématique premier président Kwame Nkrumah. Il connaît moins de succès que son gigantesque frère Nigérian quant il s’agit des arts mais le Ghana n’est pourtant pas dépourvu de ses pépites noires et regorge de talents de tous bords.

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Jamestown est le tout premier quartier d’Accra et constitue un des quartiers les plus peuplés et défavorisés de la capitale. Quelques immeubles défraichis témoignent des vestiges de la colonisation et l’on observe l’abondance d’enfants, semblant tous avoir entre 2-8 ans, vivre tels des adultes et vagabonder dans les ruelles de Jamestown. Le quartier regorge de vie malgré la précarité de ses populations et constitue le fief de l’ethnie Ga qui chaque année célèbre leurs chefs à travers la cérémonie d’Homowo.

Stimuler le quartier, contribuer au bien-être de ses habitants à travers les arts et révéler, fédérer des artistes ghanéens en inspirant, montrant au monde que l’art est un droit, mettre le Ghana sur la carte mondiale des pays touristiques, telles sont les pistes qui me semblent motiver l’existence du Festival Chale Wote.

Plus de 150 artistes ghanéens vont contribuer au festival ; des cascadeurs, des performances théâtrales, happenings indéfinissables, fresques murales, live shows, body painting, artisanat mais aussi conférences sont au programme.

L’imaginaire et la créativité africaine et la Création avec un grand « C » sont à l’honneur et à leur apogée lors de ces festivités. Le thème de cette année est plus particulièrement la vie et la mort unis dans la renaissance intitulé « An Eternal Dream into Limitless Rebirth ». Message clair invitant à voir le milieu artistique ghanéen comme un phoénix renaissant constamment. Thème lourd de sens dans le contexte économique exceptionnellement moribond du pays.

Ce festival mérite d’exister car il montre les frontières franchissables entre les « beaux » arts et les arts exercés hors des écoles. Chalewote  veut aussi militer pour plus d’art dans le quotidien des ghanéens toutes classes sociales confondues. L’art n’est plus pour les élites, il est  aussi un droit pour les plus démunis. Les fresques murales sur des habitations abandonnées illustrent cette volonté de réapproprier des espaces, des âmes laissées pour compte pour leur redonner force et vie.

Chalewote

Crédit photo : Accradotalt

Des artistes tels que Mohamed Ibrahim ont pu être révélés par les éditions passées et sont désormais exposés dans des galeries aussi prestigieuses que la Saatchi au Royaume-Uni.

La 4ème édition a été lancée le Samedi 23 août 2014 et elle promettait d’éblouir, de captiver, de sensibiliser, d'inspirer la communauté de Jamestown et les milliers d’autres festivaliers attendus.

Shari HAMMOND

Plus d’informations : accradotalttours.wordpress.com

Programme du festival Chale Wole 2014

Entretien avec Koulsy Lamko de “Rwanda : Écrire par devoir de mémoire”

“Si j’écris, c’est pour participer aux différentes luttes que mènent mes semblables, c'est-à-dire ceux qui résistent au système ; si j’écris c’est pour raconter ce qui nous fait mal ; mais aussi pour dire notre espérance.”  Koulsy Lamko

Pendant la semaine de la 20ème commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda, Ishyo s’est entretenu avec l’auteur Koulsy Lamko du projet ‘Rwanda : Écrire par devoir de mémoire’. Ce projet avait réuni une dizaine d’auteurs d’origine africaine pour une résidence d’écriture au Rwanda en 1998 afin de produire des œuvres en tout genre sur le génocide.

Au cours de ce séjour au Rwanda, Koulsy Lamko, fondateur du Centre Universitaire des Arts de Butare, a participé à diverses rencontres littéraires et de nouveau, a souligné l’importance de connaître l’Histoire de ce continent, de préserver sa mémoire et d’œuvrer pour que les générations futures prennent en main leur destin et ne connaissent pas les affres d’un avenir immanquablement marqué par les conséquences de l’esclavage, de la colonisation du néo-colonialisme, du mondialisme.

Ishyo : Présentez-vous et parlez-nous de votre parcours artistique.

Koulsy Lamko : Je m’appelle Koulsy Lamko.  Je suis originaire du Tchad mais je suis panafricain, c’est-à-dire marqué par le refus des frontières héritées de la Conférence de Berlin et l’adoption de l’idée que notre continent a besoin d’être uni pour pouvoir faire face à tous les défis – l’esclavage, la colonisation, le néo-colonialisme, le mondialisme, tous ces défis qu’il rencontre depuis bien plus de 500 ans.

Je suis docteur en lettres, poète, écrivain, chanteur, musicien et puis entrepreneur culturel… bref je touche un tout petit peu à tout ce qu’englobe l’activité artistique. Je vis au Mexique depuis onze ans, pays où j’ai fondé la Casa Hankili Àfrica, qui est un centre de résidence d’artistes et d’auteurs dont les œuvres sont en danger, ainsi qu’un centre de diffusion des cultures africaines. C’est un espace à partir duquel nous déconstruisons, au niveau universitaire, les nombreux préjugés que l’anthropologie victorienne et les philosophies positivistes eurocentristes ont tissé sur l’homme noir et les cultures africaines.

J’enseigne aussi à l’ITAM, un institut technologique où je donne des cours au département de relations internationales, sur la politique, l’économie et la sociologie africaine.

Ishyo : Parlez-nous de votre rencontre avec le Rwanda et de votre roman La phalène des collines écrit sur le génocide des Tutsi ?

K.L. : C’est une rencontre qui s’est déroulée en  plusieurs étapes.

Je vivais à Limoges où je travaillais au Festival International des Francophonies quand le génocide a commencé ici au Rwanda… du moins, celui de 94, parce que les autres massacres de 59 et 74 l’étaient tout aussi, quand bien même, la « jurisprudence de l’establishment » ne les a jamais répertoriés comme tels. J’avais retrouvé les bancs des classes de la fac, pour préparer ma thèse. Les étudiants que nous étions à l’époque, avions alors été complètement désinformés : le déni de la réalité. La version que l’on nous servait à la télé, c’était que les hordes des Rwandais qui se déversaient sur Goma fuyaient les attaques du FPR ; ensuite qu’il fallait aider ceux qui dans les camps vivaient dans le dénuement total, envoyer des couvertures, etc.

Un peu plus tard, feu Théogene Karabayinga, journaliste de RFI, m’a éclairé la lanterne sur les tenants et aboutissants de cette tragédie : ceux que la presse et l’opinion européenne présentait comme « victimes » dans les camps de Goma était bien au contraire « les bourreaux ». Nocky Djedamoum et Maimouna Coulibaly de Fest’Africa ayant par la suite sollicité ma participation au projet de résidence d’écrivains qu’ils développaient, je me suis associé au groupe d’écrivains qui venaient ici pour Ecrire par devoir de mémoire. J’avais accepté immédiatement  leur proposition. C’est comme cela que j’ai rencontré le Rwanda en 1998.

Douloureuse rencontre ! Impossibilité de mettre de la distance entre la douleur que pouvaient vivre et que continuent de vivre beaucoup de survivants et ma douleur d’être humain… tout simplement. Je m’interrogeais incessamment sur les causes, ce qui avait pu générer cette immense tragédie. L’empathie a été immédiate. J’ai rencontré pendant ce premier séjour Alice Karekezi, Valentine Rugwabiza, Clément le journaliste et bien d’autres rwandais qui m’ont aidé à entrevoir des pistes de réflexion. Il faut dire que bien des rescapés nous rendaient visite à Nyamirambo, à l’Hôtel de la Mise pour partager avec nous leur témoignage, comme nous souhaitions apporter le nôtre également : celui de solidarité.

A l’époque, ce qui m’avait le plus perturbé, c’était de constater la passivité dont avaient fait preuve les Africains du voisinage, pendant que se déroulait la tragédie. Pour les autres – les occidentaux, je veux dire-, il n’y a plus de doute, de toutes les façons, on sait qu’ils ne nous ont jamais « aimés », qu’ils nous ont fait subir et nous font encore subir toutes les innommables atrocités possibles… Je savais que l’on ne pouvait rien attendre ni de leurs casques bleues ou blancs, ni de leurs institutions de domination impérialiste… mais des africains, je ne pouvais comprendre,  admettre l’apathie, le manque de réactions. Je pense que ce premier séjour a opéré comme un point de rupture dans ma compréhension des événements jalons de notre Histoire.

La phalène des collines est née à Nyamata. J’étais à Nyamata  où j’ai vu les 20,000 crânes d’êtres humains entassés dans l’église. J’en avais les jambes flageolantes. Impossible d’en sortir indemne. Sur le bas-côté, il y avait, étalée sur une espèce de caisse, la dépouille de Mukandoli. L’on pouvait aisément voir un bâton que les tueurs ont introduit dans son intimité après l’avoir violée, déstructurée. J’en étais fou de rage. Un prêtre rwandais nous accompagnait, faisait le guide. Il nous expliquait que de temps à autre, dans cette même église, une messe était célébrée. Ce fut pour moi le comble de l’insupportable. C’était pour moi inconcevable que des gens viennent profaner cet espace là où tous ces crânes blanchis rassemblés racontaient l’histoire de toutes ces vies humaines arrachées sauvagement. Je me souviens avoir crié un « c’est pas possible ! Et pourquoi le gouvernement ne réquisitionne t-il pas cet espace pour éviter cette profanation ? » Devant ma rage, le prêtre est demeuré calme. Je suis ressorti, je suis revenu et ai posé la même question. Ce à quoi, il m’a répondu que l’église était une propriété du Vatican. Ce qui m’énerva davantage. Il a fini par me dire de me calmer parce qu’au milieu de ces cranes se trouvait celui de sa mère. Ça m’avait coupé le souffle : notre guide, un homme capable de conduire des inconnus sur cet espace-là, avoir la force d’un certain discours pour communiquer ce qui était un chagrin profondément enfoui en lui : la mort de sa mère… Cela m’a convaincu du devoir de faire quelque chose.

D’où la décision de commencer à écrire La phalène des collines en août 1998. Pour moi le crime commis sur la personne de Mukandoli devenait emblématique de tous les crimes, c’est-à-dire l’Église, la colonisation, tout ce qui avait violé le Rwanda, l’Afrique de façon générale. Cette charge symbolique ne pouvait être portée que  par le personnage de Gicanda, qui représente la souveraineté violée.

Une autre douleur toute personnelle s’est rajoutée pendant mon séjour au Rwanda avec les décès de mon père et de mon petit frère l’un et l’autre à une semaine d’intervalle. J’ai quitté le Rwanda et suis revenu en avril 1999, au moment des commémorations, sur l’invitation du ministère de la culture. Pendant mon second séjour, j’ai animé un atelier à l’Université Nationale du Rwanda et celui-ci s’est déroulé et a été conclu par l’appel des étudiants qui demandaient à ce que l’on fasse quelque chose de plus grand. Un an plus tard, je revenais alors  pour mettre en place le Centre Universitaire des Arts.

Au départ, nous avons institué de nombreux ateliers de formation artistique appelés « Arts Azimuts » car il fallait réellement embrasser  le plus largement  possible pour qu’il en sorte quelque chose, à un moment où le silence était encore l’expression de traumatisme.

Je viens d’une tradition très répandue sur le continent où le deuil ne se vit pas seul. Dans mon village lorsque quelqu’un décède, les habitants des villages alentours viennent apporter leur soutien aux proches du défunt/de la défunte pour leur montrer qu’ils sont eux aussi dans l’espace de la mort et qu’ils sont solidaires face à la douleur que le destin impose. Celui qui vient d’ailleurs est beaucoup plus fort que celui qui est dans le cercle premier de la mort et a donc le devoir d’accompagner car il peut aider à ‘organiser’ les émotions de celui qui est endeuillé. Pendant des jours, certains joueront du tambour, entonneront des chants funèbres, d’autres boiront de la bière de mil, de l’arki et s’assoiront pour discuter, faire la cour, socialiser. Tout une atmosphère  qui se tend et se détend entre la vie et la mort ; les temps mythiques et historiques se mélangent petit à petit pour créer un espace de résilience pour ceux directement touchés par la mort. Ces derniers-ci ne sont jamais laissés seuls, à eux-mêmes.

Je décidai alors d’apporter ma contribution de tiers-médian à ce processus de résilience que commençaient à aborder les Rwandais eux-mêmes.  Je suis resté pratiquement quatre ans pour mettre en place le Centre Universitaire des Arts qui fut adopté par le sénat académique après septembre 1999. Il fallait motiver et aider les jeunes à utiliser l’expression artistique comme espace permettant d’évacuer émotionnellement le trauma par « la parole poétique ».

Je suis fier de ce centre parce que j’estime qu’il a pu faire naître et croître la force du dire poétique. Bien des jeunes – qui  pratiquaient déjà le théâtre, qui faisaient de la musique, ou qui avaient envie de faire du cinéma ou des arts plastiques— à partir des ateliers, qui y étaient organisés et où étaient invités des panafricains, des Africains, des Européens, des brésiliens, y ont rencontré l’espace du renouveau, d’une certaine renaissance. Tout cela dans le but de relancer l’activité artistique et culturelle !  Le Ministère de la culture et de la jeunesse nous a aussi beaucoup aidés en nous envoyant, lorsque c’était possible, des artistes en formation dans notre Centre. Le CUA a atteint son objectif premier qui était de montrer que « la parole est acte » et qu’écrire un roman sur le génocide c’était très bien, mais que ma tradition mère, – mémoire et fidélité oblige- imposait plutôt qu’un roman, une présence effective lorsque l’on prétend apporter un témoignage de solidarité pendant un deuil.

Je précise que je n’étais pas seul à organiser le Centre. Il y avait un cadre institutionnel : l’Université, le concours décisif du recteur  Emile Rwamasirabo, Alice Karekezi alors responsable du Centre de Gestion des conflits…. Et puis tous ces jeunes étudiants-artistes qui m’ont accompagné : Aimable Twahirwa, Gakire Katese, Paulin LouveBasinga, Diogène ‘Atome’ Ntarindwa, feue Christine Milimba et bien d’autres. De ce mouvement collectif est né comme dans un élan désormais irréfrénable, cette volonté têtue d’utiliser les arts dans le processus de résilience.

Ishyo : Quel est votre point de vue sur la mémoire panafricaine du génocide des Tutsi?

K.L. : Beaucoup l’ont noté, le continent est amnésique, joue à cache –cache avec son Histoire, sa mémoire. Notre continent oublie son Histoire parce qu’il se laisse inonder par les stratégies culturelles pensées, mûrement réfléchies et mises en place pour que cette histoire-là soit oubliée et que nous, Africains, soyons obligés de vivre au jour le jour, sans  la possibilité d’aller puiser des forces dans notre marche millénaire pour construire des prospectives alternatives. Ceci est vraiment dommage, fatal !

Normalement, les vingtièmes commémorations du génocide des tutsi au Rwanda devraient avoir lieu dans chaque pays d’Afrique, pour que l’on se souvienne qu’ici nous sommes tombés tout bas, si bas, que nous n’avons d’autre alternative que de nous relever… commémorations pour un passage de l’information, du témoin de la mémoire à la nouvelle génération. Ainsi se gagnent les luttes collectives. Il fallait que l’on martèle partout sur le continent qu’ici au Rwanda l’occident a réussi à falsifier l’histoire, l’église catholique et la colonisation ont fabriqué des identités meurtrières; et finalement réussi à diligenter une histoire fausse… une histoire insidieuse et terriblement traitresse qui petit à petit a détruit des valeurs profondes de solidarité, les valeurs politiques et éthiques… ici l’occident a commis un crime contre l’humanité. Le génocide a été pour l’occident, comme un baroud d’honneur avec ce ricanement qui veut dire «  regardez, même vos royaumes organisés avant notre venue, nous pouvons les détruire et les faire voler en éclats sur plusieurs années, voire des siècles »

L’Afrique aurait dû réagir de façon unanime. Elle ne l’a pas fait à l’époque du génocide ; ni même 20 ans après. Beaucoup de gens ignorent ce qui s’est passé ici parce qu’il n’y a pas de volonté politique, au niveau d’un certain type de leadership, de faire en sorte qu’on dise « Plus jamais ça ! » C’est ce qui est décevant ! un bon seau d’eau au moulin des afro-pessimistes !

Mais n’oublions pas ces îlots de résistance que constituent ces écrivains-là qui ont écrits il y a pratiquement 16 ans. Ces œuvres ont permis de démultiplier les espaces de communication parce que beaucoup ont été traduits dans plusieurs langues.

La phalène des collines a une version publiée en allemand, en espagnol, en italien et une version anglaise qui va être publiée. Dans beaucoup d’autres cas, que ça soit Murambi de Boubacar Boris Diop ou le roman de Véronique Tadjo, il existe plusieurs versions dans plusieurs langues.  À travers les œuvres de ce groupe d’écrivains, nous avons été des porte-paroles des survivants et des morts, nous avons essayé de fabriquer des sépultures symboliques à ceux qui nous ont été violemment arrachés. Nous avons donc apporté notre petit témoignage, dans des conférences, séminaires, tables rondes, etc. Nous l’avons fait en regardant l’Afrique, le Rwanda dans l’Afrique et en nous regardant nous-mêmes, nos pères, nos mères, nos enfants.

En effet, c’est notre humanité qui a été déniée, qui a été détruite et c’est l’humanité entière qui devrait s’approprier cette histoire-là, la raconter pour que nos morts ne soient pas morts dans le silence et pour rien. C’est cela la première des choses par rapport à la mémoire. Mais la mémoire doit aussi être celle du futur, c’est-à-dire à partir de ce qui s’est passé, comment devons-nous faire pour que les jeunes générations puissent bénéficier d’un cadre beaucoup plus humain où ils sentent l’envie de vivre, de créer, de rire, d’imaginer, d’inventer le futur, de résister, etc. Que devons nous faire pour reterritorialiser leurs espérances ? La mémoire n’est pas quelque chose à reléguer au fond du musée de l’Histoire. Elle est constamment dynamique, doit être dynamique.

Aujourd’hui le Rwanda est un exemple de miracle avec sa reconstruction extraordinaire et une résilience sans nul pareil au plan des individus et au plan collectif. Ce pays doté d’un leadership éclairé, intelligent qui va puiser dans sa culture et dans les arts des forces pour pouvoir se reconstruire en conservant son identité et ça c’est très important. Par exemple sans les gacaca[i] je ne sais pas où l’on en serait aujourd’hui avec les milliers de prisonniers dans les maison d’arrêts. Il y a également cette tradition revisitée du girinka, cette  tradition de redistribution des ressources qui permet aux familles dans la nécessité, de recevoir de la communauté une vache (girinka) ou encore cette idée, qui vient de la tradition, qui mobilise la communauté pour certains travaux, infrastructurels par exemple, car l’État ne peut pas tout faire (umuganda). Puiser dans les traditions c’est vraiment un exemple à suivre pour beaucoup de pays africains. Réfléchir, analyser, revenir à nos valeurs pour en faire des leviers de notre développement pour moi c’est ça la mémoire pour le futur. Une mémoire panafricaine avec une flamme, qui émerge d’un petit espace comme le Rwanda mais qui illumine l’Afrique. Nous qui vous côtoyons, nous sommes fiers de l’exemple extraordinaire qu’est le Rwanda et nous nous disons que tout n’est pas perdu sur le continent.

Ishyo : Pour conclure, sur quels projets littéraires travaillez-vous en ce moment ?

KL : Je ne sais pas si ceux sont vraiment des projets littéraires. Mais je suis entrain de travailler sur un livre d’interviews justement sur le nouveau leadership africain. C’est un livre politique qui me passionne beaucoup parce que j’ai toujours été un militant activiste et révolutionnaire. Assez souvent je ne me suis pas arrêté parce que je me disais « ou on travaille ou on archive ».  On ne peut pas faire les deux à la fois, sinon on se regarderait marcher et ce serait comme le mille-pattes, s’il devait se voir poser chaque patte il ne pourrait pas du tout marcher.

J’ai toujours été très actif et ce depuis que j’ai quitté mon pays il y a plus d’une trentaine d’années. Là je me pose un peu pour réfléchir sur le continent et les projets politiques qui l’ont traversé, ses économies et ses organisations sociales. Il faut analyser notre histoire et évaluer ce qui nous a été arraché du plus profond de nous, en analyser les conséquences et jeter des pistes de réflexion constructives. S’il n’y a pas de réels efforts pour recréer une nouvelle mentalité, nous restons vivement colonisés dans nos esprits, nos mentalités et nos façons de faire et nous continuerons à regarder l’Occident comme le pôle à imiter, à reproduire. Le travail que je fais est donc de ré-interroger tous les concepts qui nous ont été balancés comme acquis et cela m’aide aussi à me structurer.

Depuis quelques temps je fais aussi des documentaires sur les 300 mille descendants d’esclaves de la Costa Chica de Guerrero et de Oaxaca au Mexique. Dans ces zones là ils ont tout perdu, même l’orientation géographique de l’Afrique puisque cette histoire ne leur est pas racontée. Ils savent qu’ils viennent de quelque part car ils sont noirs sur un continent où normalement il ne devrait pas avoir de noirs. Au Brésil, à Cuba, dans les Caraïbes, les gens sont arrivés en groupe et ont maintenu certains rituels qui ont renforcé leur identité. Mais au Mexique non. Dans le cadre de la Casa hankili Africa, nous travaillons avec eux pour aider à recréer cette mémoire.

J’ai également un roman en cours qui s’intitule Darfour. Le Darfour fait partie d’une de nos douleurs également, d’autant plus que ce territoire, l’occident s’apprête encore à le séparer du Soudan parce qu’il y a du pétrole et beaucoup d’autres ressources minières. Une grande partie des réfugiés du Darfour vivent sur le territoire tchadien. J’écris un roman là-dessus, troisième pièce de la trilogie qui a commencé par Sahr, Champs de folie, puis Les racines de Yucca, J’espère pouvoir venir le terminer en résidence ici.

Ishyo : Merci pour cet entretien Mr. Lamko!

K.L. : Merci à Ishyo qui se bat pour soutenir un dynamisme nécessaire à la culture et aux arts ici au Rwanda. Continuez ce travail et ne baissez jamais les bras! Si j’écris, c’est pour participer aux luttes de mes semblables, ceux qui sont debout et qui disent qu’il faut que nous résistions, que nous agissions. Il faut que nous contions ce qui nous fait mal ; mais aussi notre espérance. C’est la seule motivation qui me tienne et qui me donne envie de parler d’écriture… Le reste est pure vanité !

(Propos recueillis à Ishyo Arts Centre le 12 avril 2014).

[i] Les gacaca sont des séances au cours desquelles les victimes du génocide sont appelées à témoigner de ce qu’elles ont vu et vécu en présence des génocidaires responsables de crimes commis dans leurs communautés. Ces séances sont dirigées par des juges sélectionnés par les habitants de ces mêmes communautés et en échange de leurs aveux, les génocidaires peuvent recevoir une remise de peine. Ce système judiciaire introduit en 2001, et clôturé en 2012, provient d’une tradition rwandaise qui permettait aux membres d’une même communauté de parler ouvertement des conflits vécus afin de faire trouver au(x) fautif(s) le moyen de se faire pardonner pour le mal commis.

Les tisserands africains sont mathématiciens

Image2 - Tissu Kente du Ghana

Image 1 : Tissu Kente du Ghana

Quel est le rapport entre un kente, tissu traditionnel du Ghana, et un algorithme ? La question pourrait sembler saugrenue, et pour le lecteur averti, un brin afrocentriste. Mais l'idée ici est moins de faire l'éloge d'une Afrique Mère que de chercher, tout simplement, comment les maths se sont exprimées à travers toute société humaine. Les techniques de tissage, d'impression sur coton, de broderie ne furent pas inventées au hasard par un tisserand qui mâchait avec ennui une noix de kola, mais bien par un travail méthodique pensé pour exprimer des valeurs mathématiques. Oui, mathématiques. Vous ne regarderez plus un pagne comme avant.

Vous avez dit "itérations" ?

Mais revenons à notre tisserand. Il se trouve au Ghana, où il doit confectionner un tissu spécial pour un haut dignitaire un peu narcissique. Son objectif : flatter son client. Et la manière dont il va le faire est pour le moins surprenante. Selon le mathématicien Ron Eglash, le principe des fractales, formes mises au jour en Europe par Mandelbroot, consiste en un motif qui se répète à différentes échelles sur une surface donnée, selon un ordre précis. Cela peut aller de la forme la plus simple (un carré dans un carré dans un carré) à la plus complexe, comme sur le dessin ci-dessous.

Image 1-ensemble de Mandebroot

(Image 2 : Ensemble de Mandelbroot)

Ce principe de succession est l'itération, et sa structure est déterminée, en maths, par une équation plus ou moins nivelée selon la complexité de la forme. Notre tisserand est bien au courant de tout cela, et il va s'en servir pour flatter son client. Ainsi, le Kente sera confectionné comme suit : des carrés larges se succèdent au commencement de l'habit, puis rétrécissent au fur et à mesure (système des échelles) dans un croisement parfaitement organisé (itération), jusqu'au bord de l'habit. Mais il y a plus : pour attirer l'attention sur le visage de son dignitaire, notre tisserand va organiser ses carrés de façon à capter le regard de l'interlocuteur. Cela passe par une étude du chemin naturel que suit le regard quand il se pose sur un objet quelconque. Une étude appelée eyetracking en anglais, que l'on utilise en publicité pour capter l'œil du consommateur, et dans d'autres disciplines de précision.

Les échelons de l'infini

Les échelles sont une méthode utilisée pour représenter une forme dans différentes tailles et créer un tout. Dans certaines sociétés africaines, les échelles sont une discipline largement pratiquée, et le sens qu'elles donnent aux mathématiques a une dimension spirituelle. Notre tisserand se trouve à présent au Sénégal, où il doit célébrer le mariage d'un couple Fulani. Sa croyance en l'amour va le pousser à créer un modèle qui représente la continuité, l'éternité, la postérité. Sur l'étoffe du mariage, il va donc broder des losanges de différentes tailles par groupes de quatre. A chaque groupe succède un groupe plus grand, dont la taille est proportionnelle à celle du précédent. Pour finir, il reproduit la même combinaison sur l'autre moitié. C'est ce qu'il appelle le cycle de la fertilité et du bonheur éternel. C'est ce que nous appelons les échelles symétriques.

Image 3 - tissu Fulani

Image 3 : Tissu Fulani

Décrire la structure de tous les modèles mathématiques utilisés en Afrique, dans les jeux, l'architecture, la sculpture ou même la musique serait un travail titanesque, auquel Ron Eglash et d'autres auteurs ont apporté leur pierre. Il est cependant dommage que certains d'entre eux continuent de parler de "mathématiques indigènes". Ce qu'il faut en retenir, c'est que les maths telles que nous les connaissons ne sont pas la seule manière de penser le monde, et que d'autres sociétés ont développé une pensée rationnelle qui leur est propre. Celle-ci ne peut être saisie qu'à une condition : être conscient de sa grille de lecture. En d'autres mots, si Samba Diallo avait su que son village avait été construit selon un modèle que l'on appelle la fractale, et les clôtures de millet sur le modèle des applications affines, il se serait peut-être senti moins étranger à Paris.

Touhfat Mouhtare

Sources :

Ron Eglash, African Fractals, Rutgers University Press, 1999.

Mieux connaitre les fractales : http://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fractale

Crédits images :

Image Kente : www.diamonds-wood.blogspot.com

Image Mandelbroot : wikipedia

Image Fulani : Ron Eglash, African Fractals

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