(Re)penser la guerre en RDC

JPG_BrabantBook 250516Dans son livre “Qu'on nous laisse combattre et la guerre finira”, Justine Brabant interroge les combattants d’un conflit qui n’en finit pas à l’est de la République Démocratique du Congo. La journaliste et chercheuse ne veut rien excuser mais comprendre. Son texte est précieux car comme l’ont montré nombre d’historiens et d'anthropologues, il est extrêmement difficile de saisir la guerre à hauteur d’homme, tant les violences sont refoulées, dissimulées, exorcisées. Bien sûr, les chefs rebelles qui s’expriment dans son ouvrage se donnent le beau rôle. Celui de patriotes, qui ont tout fait pour éviter à leur pays les invasions de l’étranger. Mais leurs itinéraires sont passionnants et l’analyse qu’en tire Justine Brabant ouvre de nombreuses pistes sur lesquelles elle a accepté de revenir avec L’Afrique des Idées.

La RDC, ni en guerre, ni en paix

L’Est de la RDC est aujourd’hui dans cette situation paradoxale où il n’est ni tout à fait en guerre ni tout à fait en paix, malgré la transition politique de 2003 qui a mis fin officiellement à la deuxième guerre du Congo. Justine Brabant explique qu’il n’y a plus de guerre de position ou de conquête comme celle qui a permis en 1996 à Laurent-Désiré Kabila d’aller jusqu’à Kinshasa depuis l’est pour s’emparer du pouvoir. Mais il reste aujourd’hui “des îlots de pouvoir contrôlés par une myriade de groupes armés, avec des accrochages très réguliers et parfois meurtriers”. La journaliste parle “d’états de guerre” ou “d’états de violence”, un concept utilisé par le philosophe Frédéric Gros pour désigner ces formes inédites de conflits de longue durée qui échappent au cadre de la guerre classique.

Fin 2015, le Groupe d’études sur le Congo a répertorié et cartographié soixante-dix groupes armés encore actifs dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu. “Un groupe armé c’est un chef, un groupe de combattants qui va d’une dizaine à plusieurs centaines de membres, une identification et une revendication en tant que groupe”, explique Christoph Vogel, l’un des auteurs de cette enquête. Chercheur à l’Université de Zurich, il conteste la terminologie “post-conflit” utilisée notamment dans les milieux diplomatiques pour définir la situation en RDC. Lui parle d’une alternance entre conflit de basse intensité et vagues de violences, une situation qui plonge les civils dans une insécurité permanente aussi bien réelle que perçue. Elle les empêche de faire des projets de long terme sur le plan personnel et professionnel, ce qui contribue in fine à la perpétuation de l’instabilité dans la région. Pour Justine Brabant, le Congo n’a “jamais été en paix depuis vingt ans”.

Pas une simple guerre de minerais

Cette guerre est “mal regardée”, dénonce également la journaliste. La dimension politique du conflit est souvent escamotée. Il est présenté comme une simple lutte pour l'appropriation des ressources minières de la région, entre mercenaires assoiffés de sang et d’argent. Ces minerais comme le coltan sont bien sûr “des facteurs de perpétuation du conflit”, mais “ils n’en sont pas le déclencheur sinon tous les pays qui en regorgent seraient en guerre”, insiste-t-elle. Même appréciation de Christoph Vogel qui souligne que l’exploitation artisanale des ressources minières commence avant la guerre, au milieu des années 1980, quand le Maréchal Mobutu la légalise dans un contexte de grave crise économique.

Selon Vogel, il est d’ailleurs quasiment impossible de trouver des mouvements rebelles dont la création procède directement d’une stratégie d'accaparement des ressources, à de rares exceptions près, comme le groupe NDC du chef rebelle Shéka, un ancien négociant en minerais. En général, les richesses du sous-sol congolais sont une source avec d’autres de refinancement des opérations militaires, alors que l’économie locale a été profondément déstabilisée. L’agriculture notamment, qui jouait un rôle fondamental dans la région, devient extrêmement difficile dans un contexte de conflit. Les populations sont contraintes de se tourner vers des activités mobiles et de court terme, délocalisables dès que les combats reprennent, comme l'exploitation artisanale des mines… La relation de causalité minerais-guerre est donc inversée.

Plus pertinente, la grille de lecture politique s’articule autour de deux axes. Le rapport de l’est de la RDC avec le pouvoir central d’une part, et de l’autre, les rivalités entre États au niveau régional, avec comme point de départ la tension entre le Congo et le Rwanda après le génocide rwandais de 1994. Car c’est un des facteurs fondamentaux du déclenchement de la guerre à partir de 1996. Le Rwanda, qui considère que l’est de la RDC accueille sciemment d’anciens génocidaires, pilote des opérations dans la région, aussitôt interprétées par les Congolais comme des invasions. Puis des groupes armés se forment, soutenus un temps par Kinshasa car ils jouent le rôle d’une armée de substitution face aux velléités rwandaises. Avant que les tensions ne reprennent entre ces groupes armés et le pouvoir central congolais…

Armée et rebelles, les mots piégés

Justine Brabant pousse aussi à repenser la dualité factice entre militaires et rebelles, en insistant sur les allers-retours permanents entre armée et groupes dissidents.“Pour rencontrer des chefs insurgés, il m’est arrivé fréquemment de passer par leurs anciens camarades du maquis qui sont dans l’armée congolaise, en allant très officiellement faire une demande à l’état-major provincial”, témoigne-t-elle. Ces frontières poreuses s’expliquent par la relation ambiguë entre les groupes armés et Kinshasa qui, on l’a vu, est passée du soutien tacite à la défiance envers ces mouvements. Mais aussi par le mécanisme mis en place pour tenter de rétablir la paix: un système d'intégration des anciens rebelles à l’armée. Le processus crée son lot de frustration et de jalousie. Certains héritent d’un grade plus ou moins factice, sans le poste stratégique et la rémunération qui vont avec… De quoi reprendre le maquis en attendant mieux.

La journaliste prend l’exemple d’un chef rebelle, qui paraît plutôt favorable à une intégration dans l’armée, mais exige une bien meilleure proposition du gouvernement. Dans l’intervalle, il reste dans le maquis et “envoie quand même de temps en temps une petite roquette sur les positions militaires congolaises…” La stratégie du gouvernement a toutefois évolué depuis deux ans, remarque Christoph Vogel. Les autorités, par crainte d’une fragmentation de l’armée, ont stoppé cette dynamique de récompenses en échange de l’arrêt des combats. Mais comme sa collègue française, le chercheur allemand constate lui aussi sur le terrain qu’il n’y a pas nécessairement d’animosité entre armée et groupes rebelles, avec même parfois une forme de respect pour les engagements “patriotes” ou le courage des uns et des autres.

Des générations dans la guerre

L’autre intérêt du livre est d’aller à la rencontre de plusieurs générations de combattants. Par sa durée, le conflit a sa logique propre et plonge la région dans un cycle de violences où les dimensions politiques et personnelles se mêlent. Parmi les personnages centraux du livre, on trouve ainsi Mzee (vieux en swahili) Zabuloni et son fils Fujo qui à son tour a pris le maquis. “Il faut mesurer ce qu’une guerre qui dure vingt ans génère de rancœurs et de désirs de vengeance. Fujo a vu sept de ses frères mourir à la guerre”, témoigne Justine Brabant. Après vingt ans de conflits, deux voire trois générations ont été socialisées dans cet univers de combat. Il leur devient difficile d’expliciter les causes originelles de la guerre.

 “Les idéologies de départ des groupes rebelles Mayi Mayi sont plus lointaines. Les repères se brouillent et se superposent aux biographies personnelles”, abonde Christoph Vogel. Disparaissent aussi des chefs emblématiques ou des autorités coutumières qui avaient un ascendant sur leurs troupes et jouaient un rôle de référence pour des combattants dont les revendications se fragmentent. Justine Brabant décrit Mzee Zabuloni comme l’emblème d’une génération qui, en 1996, a eu l’impression de faire face à une série d’invasions rwandaises contre lesquelles il fallait se battre. Son fils appartient lui à une génération “probablement plus consciente de ce que la guerre peut apporter en termes de reconnaissances sociales ou de postes politiques et militaires à la suite d’accords de paix. Ca ne veut pas dire que cette génération soit plus cynique ou plus opportuniste, mais simplement que ce sont des gens qui ont grandi avec la guerre, la connaissent bien, et qui savent ce qu’elle peut apporter dans une vie”.

Comment parler du conflit ?

La guerre du Congo est complexe, avec au plus fort des combats près de dix pays africains impliqués et plusieurs dizaines de groupes armés. Son traitement médiatique est épisodique et les connaissances du grand public très parcellaires. Pour autant, cette guerre n’est pas oubliée, affirme Justine Brabant. Au début des années 2000, elle a été plus suivie que les guerres civiles du Libéria, estime-t-elle. Plus de 200 ONG sont encore présentes sur le terrain et la MONUSCO, la plus vaste opération de maintien de la paix de l’ONU, est sur place avec un budget qui dépasse le milliard de dollars. Mais le conflit a été réduit à une sordide trilogie: minerais – enfants-soldats – viols, des thèmes à l’impact médiatique extrêmement fort et utilisés dans les campagnes humanitaires pour mobiliser des fonds.

Bien sûr, cette triade infernale a sa triste et douloureuse part de vérité. Mais elle a enfermé le conflit dans un cliché complètement figé de l’Afrique. En 2010, l’envoyée spéciale de l’ONU pour les violences faites aux femmes, la Suédoise Margot Wallström a même qualifié la RDC de “capitale mondiale du viol”. “Cette rhétorique est euro-centrée”, dénonce Christoph Vogel, “elle est stigmatisante et renvoie les Africains à une forme de sauvagerie, en oubliant par exemple que le viol pouvait aussi être une des armes de la domination coloniale”.

Ce discours a également des effets contre-productifs. Justine Brabant prend l’exemple des cas de fistules, une lésion des organes génitaux des femmes, qui peut être causée par des actes de violences sexuelles, mais aussi par un accouchement dans des conditions difficiles. Sur le terrain, certaines femmes qui souffrent de fistules sans avoir été violées sont amenées à se déclarer victimes de violences sexuelles pour pouvoir avoir accès aux soins et aux hôpitaux que les campagnes contre le viol financent. Dans le livre, des responsables d’ONG reconnaissent aussi gonfler leurs chiffres pour obtenir des fonds. Bien sûr, puisque le but est bien de trouver les moyens d’aider les populations civiles, on peut juger que ces situations ne sont finalement pas si graves, mais elles posent question.

Reste enfin le bilan de cette guerre. Il n’y a à ce jour aucune évaluation fiable du nombre de victimes de ce conflit. Il a probablement fait plusieurs millions de morts, estime Justine Brabant, qui conteste toutefois le chiffre de sept ou huit millions avancé par certains journalistes pour réveiller l’opinion publique. “C’est une extrapolation d’extrapolation. Cette querelle de chiffres c’est le résultat d’un système médiatique et politique où pour pouvoir mobiliser les gens, il faut être capable de chiffrer la souffrance”, regrette-t-elle. Cette guerre du Congo reste probablement la plus meurtrière depuis la Seconde Guerre mondiale et l’un des conflits le plus terribles de notre époque. Cela devrait suffire à tout faire pour y mettre fin.

Adrien de Calan

Pour aller plus loinQu’on nous laisse combattre et la guerre finira”, avec les combattants du Kivu, Justine Brabant, Ed. La Découverte.

Les forces armées : le quatrième pouvoir en Afrique ?

jpg_Burkina coup 2 230915La  majorité  des  États  fonctionne  sur  la  base  de  la  théorie  de  la  séparation  des  pouvoirs.  Cette théorie  consiste  à  diviser  en  trois  grands  pouvoirs  les  tâches  incombant  à  l’autorité  étatique, l’exercice  de  ces  tâches  étant  confié  à  différentes  institutions  dans  un  souci  d’indépendance,  de crédibilité  et  d’efficacité.  Il  s’agit  du  pouvoir  exécutif  incarné  par  le  chef  de  l’État  et  son gouvernement,  du  pouvoir  législatif  dévolu  à  la  représentation  nationale  et  enfin  du  pouvoir judiciaire  exercé  par  les  organes  judiciaires.  Cette  summa    divisio    de  la puissance  étatique  a  été théorisée par Montesquieu et John Locke au XVIIIe siècle. Cependant, l’exercice de ces pouvoirs est fortement influencé par un quatrième dont l’étendue échappe  presque complètement au contrôle des trois premiers et de la société en général. 

En Occident  l’expression  « quatrième  pouvoir » est  souvent  utilisée  pour  désigner  la presse et  les médias,  véritable  contre-pouvoir  face  aux  institutions  incarnant  l’État.  Effet,  pendant  ces  trente dernières années, le rôle des médias s’est accru. Les médias sont devenus indirectement des acteurs politiques redoutables, capable de faire tomber des gouvernements sinon dans des proportions bien gardées, de participer à la perte du pouvoir par les partis politiques aspirants ou déjà dirigeants. Honoré de Balzac disait déjà en 1840 que «  la presse est en France un quatrième pouvoir de l’État : elle attaque tout et personne ne l’attaque ». L’actualité  récente  nous  a  encore  démontré  le  puissant  pouvoir  des  médias    à  travers  les investigations menées et ayant accouché de la spectaculaire affaires  des Panama Papers. Le Premier ministre islandais a  démissionné  suite  à  ces  révélations.  L’affaire  d'espionnage  politique  dite « Watergate » qui  a  contraint  le  président  NIXON  a  démissionné  en  1974,  après  le déclenchement  par  le  Congrès  de  la  procédure  d’impeachment,  en  est  une  autre  illustration.  En France l'affaire des diamants de Bokassa a fait couler et fait encore couler beaucoup d'encre. En tout état  de  cause,  cette  affaire  a  pesé  lourd  dans  la  défaite  de Valéry Giscard  D'Estaing  à  l'élection présidentielle de 1981. Ces exemples  témoignent du rôle incontournable de la presse dans la politique à un point tel que certains arrivent à l’ériger en quatrième pouvoir. 

En  Afrique,  l’équivalent  d’une  corporation  telle  que  la  presse,  qui  réussit  avec  efficacité  à  faire trembler les politiques et provoquer des changements, n’est point le corps de la presse mais plutôt les forces armées.

Depuis les indépendances acquises dans les années 1960, les forces armées font et défont les régimes et contribuent indéniablement au fonctionnement institutionnel et politique de beaucoup de pays du continent. Ces forces armées peuvent être de différentes natures. Il peut s’agir de dissidence interne à des forces loyalistes ou encore de rebellions extérieures. Elles sont présentes soit « pour faire et protéger » soit « pour défaire et instaurer ».

La  première  utilisation  des  moyens  militaires  pour  faire  tomber  un  gouvernement démocratiquement  élu  date  de  1963  au  Togo  où  le  président  Sylvanus Olympio  fut  assassiné  et  un  coup d’État perpétré. Il s’en est suivi  un effet domino dévastateur en Afrique noire, avec pas moins de 85 coups d’État depuis les années 1960. Les conflits armés opposant des régimes en place et des rébellions ou des attaques de pays voisins sont légions ; et l’une des causes de la prééminence des forces armées dans les affaires politiques en Afrique réside dans le fonctionnement des États.

En  effet,  nombreux  sont  les  États africains  au  sein  desquels  les  pouvoirs  législatif,  exécutif  et judiciaire sont entremêlés et loin d’être indépendants. Il y a, dans ces États, une  instrumentalisation des  pouvoirs  législatif  et  judiciaire  par  les  personnes  incarnant  les  organes  de  l’exécutif  pour conforter leur emprise sur les pays qu’ils dirigent. Le caractère autoritaire et non éclairé des régimes régissant la destinée de certains  peuples africains explique en partie ce phénomène. Ce sont des États au sein desquels l’appareil étatique se mue en une propriété presque privée protégeant par des moyens généralement illégaux les intérêts  de ces personnes qui régentent le pays et les intérêts de leurs alliés. 

L’instrumentalisation de ces pouvoirs se matérialise généralement par une répression  arbitraire du peuple  tentant  de  reprendre  son  pouvoir à  travers des  manifestations  parfois  pacifiques,  souvent violentes. En résumé l’autorité des gouvernants passe généralement par leur capacité à disposer de  moyens de répressions, véritable moyens de dissuasions  des populations qui tenteraient d’ébranler leur système. Il en découle comme conséquences, que ces régimes ne connaissent leur déclin qu’à travers  l’utilisation  contre  eux  des  mêmes  moyens  de  répression  de  nature  vraiment  diverses (rébellion, guerre civile, révolution dans une moindre mesure) mais qui ont tous un point commun : c’est l’utilisation des forces armées.

Les forces armées constituent de ce fait un acteur incontournable sur la scène politique africaine, se constituant ainsi en une autre forme de pouvoir, souvent lié à l’exécutif. Il suffit pour se convaincre de ce constat de recenser le nombre de chefs d’État (anciens ou actuels) issus des rangs des corps habillés. 40% des régimes politiques africains entre 1960 et 1990 avaient des origines militaires. En 2014, plus de cinquante années après les indépendances, encore un État sur trois est dirigé par un régime d’origine militaire. Depuis 1990, on dénombre sur le continent environ 30 conflits armés liés à la prise de pouvoir. 87% de ces conflits ont effectivement débouché sur un changement au sommet des pays concernés. Les alternances démocratiques issues de véritables élections sont quant à elles des denrées encore rares, hors de portée de nombreux pays africains

L’importance relative des forces armées dans la vie politique suscite d’importantes interrogations sur les facteurs qui ont favorisé cet essor et les éventuelles réformes pouvant être mis en œuvre pour réduire leur emprise sur la vie socio-économique et politique des pays africains. Dans un précédent article publié par L’Afrique des Idées, Georges Vivien Houngbonon a montré que les coups d’État ne sont point bénéfiques pour un pays. On peut donc conclure que le développement incertain de plusieurs pays africains est lié dans une grande partie à ces instabilités politiques portées par l’intervention des hommes en uniforme. 

Giani Gnassounou

Le Congo-Brazzaville sous haute tension

JPG_CongoSassouVote 270416Une élection présidentielle décriée, le retour de la violence et des fantômes du passé, voilà où en est le Congo-Brazzaville, plus que jamais à l’écart d’une Afrique qui bouge et rêve d’un tournant démocratique. Il y a des eu des alternances au Sénégal, au Nigéria, au Bénin et une révolution au Burkina Faso… À Brazzaville, il y a un chef d’État jusqu’au-boutiste qui cumule plus de trente ans au pouvoir.

La volonté coûte que coûte de Denis Sassou Nguesso de briguer un troisième mandat et le déroulement du scrutin présidentiel du 20 mars sont le signe d’une radicalisation du pouvoir. Avant le vote, des diplomates confiaient l’impossibilité de dialoguer avec un régime de plus en plus recroquevillé sur lui-même. À Brazzaville, certaines chancelleries ont tenté de s’accrocher tant bien que mal à l’élection en conseillant aux opposants d’aller défendre leurs chances. Mais le résultat est là. Le calendrier électoral a été bousculé au bon vouloir du président, avec une élection anticipée de plusieurs mois. Et le scrutin n’a pas été crédible, ont convenu l’Union européenne et les États-Unis, qui ont dénoncé des “irrégularités généralisées” et l'arrestation d’opposants.

Le vote s’est déroulé dans un troublant silence: l’ensemble des télécommunications ont été coupées la veille du scrutin et durant plusieurs jours. Étrangement, les résultats ont été proclamés au beau milieu de la nuit du 23 mars, donnant sans surprise une victoire par KO dès le premier tour au président Sassou. Le lendemain trois journalistes ont été agressés, après un entretien avec Jean-Marie Michel Mokoko, l’un des principaux candidats de l’opposition.

Avec 60% des voix, le chef de l’État a fait moins bien qu’en 2009 (78,6%) ou qu’en 2002 (89,4%) et on pourrait arguer que les conditions du vote n’ont pas été pires que par le passé. Seulement, le contexte a radicalement changé. De Y en a marre au Sénégal au Balai citoyen burkinabè, la société civile africaine se fait de plus en plus entendre. Et le refus d’un troisième mandat, qui a conduit à chasser du pouvoir Blaise Compaoré, est devenu un mot d’ordre, décliné au Congo avec l’expression “Sassoufit”.

En outre, l’argumentaire principal de Denis Sassou Nguesso, celui d’être le garant de la stabilité et de la paix dans un pays qui a tant souffert de la guerre civile, perd de sa crédibilité. Le temps fait son effet et s’il n’a pas effacé les blessures, il fragilise ce discours du prétendu pacificateur, qui passe de plus en plus pour celui qui met de l’huile sur le feu.

Depuis la nuit du 3 au 4 avril, la situation sécuritaire est extrêmement confuse. Cette nuit-là, des affrontements ont eu lieu entre forces de l’ordre et hommes en armes dans les quartiers sud de Brazzaville. Le bilan officiel fait état de 17 morts, trois policiers, deux civils et douze assaillants. Dénonçant une “attaque terroriste”, le gouvernement a aussitôt accusé d’anciens miliciens ninjas, à la solde du Pasteur Ntumi, un ex-rebelle de la guerre civile qui s’était rallié au pouvoir en 2007, contre un titre paradoxal de délégué général chargé de la promotion des valeurs de paix.

Depuis ces affrontements, les autorités ont lancé plusieurs raids aériens sur les villages de son fief, dans le Pool, un département du sud du Congo. Les combats se déroulent à “huis clos”, a dénoncé une ONG congolaise. Il y a très peu d’informations, aucun bilan confirmé même si une ONG comme Amnesty International évoque le chiffre de 30 morts à partir de témoignages sur place. Monseigneur Portella, l’Evêque de Kinkala, préfecture du Pool, a réclamé sur RFI la fin des bombardements. Au passage, il s’est dit perplexe sur le déroulement des événements du 3-4 avril et a dénoncé le manque de transparence des dernières élections. Cette prise de parole d’un homme d’Église n’est pas anodine. Depuis de longs mois, la conférence épiscopale congolaise avait en partie abandonné son rôle traditionnel d’autorité morale, critique de la vie politique au Congo. Fin 2014, les évêques avaient ainsi renoncé à un message de Noël réclamant de préserver la constitution. Ils avaient eu droit à une réunion houleuse avec le chef de l’État, qui allait faire adopter une nouvelle loi fondamentale quelques mois plus tard pour pouvoir se présenter à nouveau… Et leur message de Noël était passé à la trappe.

D’autres voix sont aussi de plus en plus critiques à l’égard du régime, dénonçant une “dictature” au Congo, des termes qui n’étaient pas forcément employés par le passé. Parmi elles, l’écrivain Alain Mabanckou pour qui l’élection a été une forme de déclic. Jusqu’il y a quelques mois, il était plutôt discret sur la situation politique congolaise en dénonçant globalement la corruption ou les difficultés de la démocratie en Afrique sans parler spécifiquement de son pays. Il dénonce maintenant avec force une élection “frappée de petite vérole” et qui s’est déroulée “dans les ténèbres les plus absolues”.

Inexorablement, la vie politique congolaise se transforme en un référendum permanent pour ou contre Sassou, où les dés sont pipés. Bien sûr rien ne dit que sans lui, le Congo irait mieux, que d’autres responsables politiques échapperaient subitement aux sirènes de l’argent du pétrole, qu’ils parviendraient à dépasser les divisions géographiques et ethniques qui ressurgissent à chaque crise. Mais avec lui, le pays se porte bien mal.

Adrien de Calan

100 jours après, où en est le gouvernement de Roch Marc Christian Kaboré au Burkina Faso?


JPG_Kaboré190416Roch Marc Christian Kaboré a récemment célébré ses cent premiers jours à la tête du Burkina Faso. Bien qu’il soit encore trop tôt pour faire un véritable bilan de l’action gouvernementale, il semble opportun d’examiner l’avancée des dossiers prioritaires qui attendaient le Président au moment de son élection le 29 novembre 2015, ainsi que les défis auquel il a dû faire face depuis son arrivée à la tête de l’Etat.

Après la transition mouvementée, installée suite à la chute du régime de Blaise Compaoré en 2014, qui fut marquée par des coups d’éclat législatifs (révision controversée du Code électoral, adoption d’un nouveau Code minier et dépénalisation des délits de presse) et par des turbulences politico-militaires culminant avec le coup d’État manqué de septembre 2015, le Président Kaboré a été qualifiée de « président diesel » par l’opposition du fait de l’absence de progrès concrets en réponse aux très fortes attentes de la population en matière de sécurité nationale, de justice, d’emploi et de gouvernance.

La menace terroriste

Quelques jours seulement après que le Président Kaboré ait formé son gouvernement, et avant même que certains ministres n’aient officiellement pris leurs fonctions, la capitale burkinabè était ciblée par une attaque terroriste revendiquée par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Le carnage du café Cappuccino et de l’hôtel Splendid, au cœur de Ouagadougou le 15 janvier 2016, ont attesté de la vulnérabilité du Burkina face à ce mal qui continue de gangrener la sous-région.

Le gouvernement a dû réagir au pied levé, et la réponse tardive des forces de sécurité sur les lieux de l’attaque a été fortement critiquée. Cela a également été l’occasion pour certains de pointer du doigt le vide laissé par la dissolution du Régiment de sécurité présidentielle (RSP) en matière de renseignement et de sécurité. Des mesures de coopération régionale ont été annoncées, telles que la mise en place de patrouilles communes entre le Mali et le Burkina le long de leur frontière commune. La France, qui a systématiquement appuyé (sinon mené) les assauts contre les terroristes à Bamako, Ouagadougou et Grand Bassam, a annoncé un renforcement de son soutien, mais au gré d’un grand cafouillage. L’annonce radiophonique par Bernard Cazeneuve, ministre français de l’Intérieur, de l’envoi d’une troupe du GIGN au Burkina Faso, par le biais duquel ‘Roch’ lui-même a appris la nouvelle, a provoqué l’indignation des autorités aussi bien que des réseaux sociaux burkinabè, dénonçant un tel mépris de la part de l’ancienne métropole.

L’attaque de Grand Bassam en Côte d’Ivoire le 13 mars 2016 montre bien que la menace terroriste ne faiblit pas, bien au contraire. Il est donc impératif et urgent pour le gouvernement de renforcer les systèmes de sécurité et de renseignement, sans répéter les erreurs du passé qui ont caractérisé les actions du RSP de Blaise Compaoré.

La « faillite » du système judiciaire et sécuritaire

Au niveau judiciaire, la transition avait relancé des dossiers longtemps portés en symbole par les acteurs de la lutte contre l’impunité, en particulier ceux concernant la mort du journaliste Norbert Zongo et de l’ancien président Thomas Sankara. Des promesses avaient été faites également concernant les martyrs de l’insurrection d’octobre 2014 et du coup d’état manqué de septembre 2015. Concernant ces dernières affaires, plusieurs personnes, dont des politiciens proches de Compaoré et des militaires de l’ex-RSP avaient été mis en examen. Mais depuis la fin de la transition, il n’y a pas eu progrès visible dans l’instruction de ces dossiers. Au contraire, quatre personnes incarcérées, dont deux journalistes, ont bénéficié d’une libération provisoire, tandis que le gel des avoirs d’individus et partis politiques mis en cause vient d’être levé. Ces éléments suscitent des désillusions quant aux promesses d’en finir avec l’impunité faites depuis la transition.  

Au-delà des dossiers les plus médiatiques, c’est tout l’appareil judiciaire qui est en grand besoin de réforme. Alors que celui-ci semble incapable de résoudre pacifiquement les tensions croissantes entre agriculteurs et éleveurs dans la zone frontalière avec la Côte d’Ivoire, des milices rurales se font justice elles-mêmes à travers le pays, exaspérées par l’inefficacité, la corruption et le manque de ressources des forces de sécurité. Ces « koglweogo » (« gardien de la brousse » en mooré) arrêtent et font le procès de personnes accusées de vol de bétail ou d’autres méfaits, sans respecter les lois en vigueur ni les droits humains. Ces abus, inhérent à l’absence de cadre légal régulant leur action, ont mené à des confrontations avec les forces de sécurité, remettant de fait en cause le monopole de la violence dont l’État est censé disposer. Simon Compaoré, ministre de la Sécurité intérieure, a reconnu que l’État n’est pas en mesure de réprimer ces initiatives populaires compte tenu des moyens matériels et humains limités dont disposent les forces de sécurité, et a donc ouvert la porte à leur reconnaissance et encadrement.

Le défi récurrent de l’emploi

Comme pour ses prédécesseurs et ses pairs de la sous-région, l’un des défis majeurs du Président Kaboré est l’emploi. Le chômage et le manque de perspectives économiques est un des éléments principaux qui ont alimenté la grogne populaire – en particulier parmi les jeunes – contre Blaise Compaoré en 2014. L’oisiveté et l’insécurité financière sont un terreau fertile des mobilisations populaires, mais aussi de la criminalité et de la radicalisation.

Face à ce défi crucial, les mesures annoncées par le gouvernement semblent très insuffisantes et n’ont pas encore eu de retombées concrètes pour la population. L’annonce du recrutement de 30.000 personnes par l’administration et les collectivités territoriales n’a pas convaincu les organisations de la société civile, telles que le Balai Citoyen qui, bien qu’appréciant cette initiative, a rappelé que le règlement du problème de l’emploi passera par « un investissement conséquent dans les secteurs productifs comme l’agriculture, l’élevage, l’artisanat et par le développement des PME-PMI ».

Une nouvelle république pour « tourner définitivement la page Compaoré »

Réclamée lors de la transition pour en finir avec le régime de Compaoré, Roch avait fait de l’élaboration d’une nouvelle constitution et le passage à une Cinquième République une promesse de campagne. Le 16 mars dernier, le gouvernement a lancé la manœuvre en adoptant un décret portant création d’une commission constitutionnelle chargée d’élaborer un avant-projet de constitution dans les 60 jours. Bien que le contenu précis du projet demeure flou, il est à prévoir que la nouvelle constitution entérine la limitation des mandats présidentiels à deux, et adopte un rééquilibrage des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif. Mais cette annonce n’a pour l’instant pas été suivie d’effet – les membres de cette commission n’ont même pas été nommés jusqu’à présent. Il reste donc à voir comment se déroulera le processus et à quoi ressemblera vraiment la nouvelle constitution.

Comme nous avons pu le voir, les « 100 jours » du gouvernement ont été l’occasion d’une grand-messe générale, chacun émettant son avis parmi le gouvernement, l’opposition et la société civile. Dans la continuité de l’observation domestique des élections de 2015, qui avait fortement contribué au succès du scrutin, un « présimètre » a été lancé pour permettre une évaluation citoyenne de l’action du Président et de son équipe. Cette initiative, déjà expérimentée au Sénégal, combine l’utilisation de TIC et de sondages plus traditionnels (radio, SMS…) et ouvre des espaces de dialogue et de débats démocratiques.

Il y a 100 jours, la Transition recevait des éloges de toutes parts et « Roch » bénéficiait de l’optimisme de la population et de la dynamique suscitée par sa victoire. Aujourd’hui, l’image de la transition a été éclaboussée par l’irruption de scandales salissant ses figures-clés comme le Général Isaac Zida. Par ailleurs, les mesures-phares prises par la Transition pour insuffler un réel changement au Burkina Faso (Code minier, progrès des affaires judiciaires…) se dissipent du fait de l’inaction du nouveau gouvernement. L’inquiétude que le changement promis durant la campagne n’était qu’un leurre est croissante, et bien qu’il soit encore trop tôt pour féliciter ou condamner le Président Kaboré, et qu’il soit important de garder à l’esprit la démesure des attentes à son encontre et l’immensité des obstacles sur son chemin, il se doit maintenant d’accélérer la cadence pour être à la hauteur de son mandat.

Eloise Bertrand

Felwine Sarr: « décoloniser les mentalités » est la priorité en Afrique

JPG_FelwineSarr 220316Et si l’avenir de l’Afrique ne se jouait pas dans ses taux de croissance à deux chiffres mais dans sa capacité d’abord à se réapproprier son destin ? C’est la question fondamentale que pose Felwine Sarr dans son dernier livre Afrotopia (Ed. Philippe Rey). Universitaire, libraire et musicien, Sarr est un économiste qui se méfie de l’économie. L’Afrique est à un tournant, écrit-il, mais ce dont elle a besoin c’est d’abord d’une révolution spirituelle pour décoloniser les esprits, de tracer enfin son propre sillon en refusant les voies dessinées par d’autres. Felwine Sarr présente ce qu’il appelle son utopie active à L’Afrique des Idées…

Pourquoi l’Afrique aurait-elle besoin d’utopies et lesquelles ?

L’Afrique a besoin de se remobiliser. Le principe d’une utopie c’est de projeter une vision et de mettre en marche un certain nombre d’énergies vers une terre, vers un projet que l’on construit collectivement. Il me semble que c’est absolument ce dont elle a besoin actuellement au moment où tout le monde la convoite, où on lui prescrit des chemins à suivre, des maladies à guérir. Elle se doit de fonder elle-même sa propre utopie. Loin d’une douce rêverie, il s’agit d’une utopie active, une vision du futur que l’on cherche à se donner. Elle implique d’opérer des choix sur qui on veut être, quels types de sociétés établir, quels sont les équilibres qui nous semblent être les bons, et au-delà de ses choix, de se mettre au travail pour les faire advenir. Quels sont les prérequis, les préalables pour que cet ailleurs puisse un jour être effectif ? C’est loin d’être une rêverie ou une fuite devant le réel. 

Quels sont ces préalables dont vous parlez, par quoi commencer ?

On raconte partout que l’urgence est économique, je ne crois pas que ce soit le cas. Ce qui me semble le plus urgent pour l’Afrique, c’est une urgence psychologique, celle de décoloniser ses mentalités et son rapport à autrui et de les inscrire dans une forme de liberté et d’horizontalité. Celle de se réapproprier ses choix, ses téléologies, être en mesure d’élaborer une réflexion qui lui soit propre, autonome. Autonomie ne veut pas dire autarcie. Bien évidemment elle peut emprunter à ce qu’elle estime bon et fécond, mais que l’emprunt soit un emprunt librement effectué. 

Il y a des mots que vous critiquez à plusieurs reprises dans votre livre, ceux de retard ou de développement. En quoi ces expressions sont-elles piégées ?

Elles sont absolument piégées. Au lendemain des indépendances, les pays africains ont retrouvé ce que j’appelle le pouvoir de l’autodétermination mais ont perdu l’autodénomination. Les Africains ne s’appelaient plus Africains, Sénégalais ou Maliens, les Asiatiques plus Asiatiques mais ils étaient tous devenus des pays sous-développés, la référence étant les États-Unis et les pays d’Europe du Nord. À partir de là, toute la réflexion est piégée, parce que tout ce qui émerge comme dynamique dans ces espaces n’est pas lue pour elle-même mais est lue toujours en rapport, au regard de… Ça a été une négation de la différence. Tout ce qui était différent de leur Amérique était placé dans une échelle normée, sous-développée, de manière péjorative. Le piège est d’autant plus important que le sous-développement permet l’ingérence. Il ne faut quand même pas laisser des millions de gens dans la misère et la pauvreté… Ce concept a enfermé toutes les dynamiques sociétales dans une forme de cul-de-sac. Il a réduit la créativité et la capacité d’inventer des formes nouvelles, d’articulations du politique, de l’économique et du culturel qui auraient pu être opérantes et permettre aux individus d’accomplir leur but mais non ! Le seul objectif c’était d’être développé. D’ailleurs si l’on regarde l’étymologie de ce terme, développer veut dire déployer, dérouler, et on ne déploie, on ne déroule, que ce qui est fondamentalement là, en potentiel, on ne développe pas ce qui est déjà achevé chez autrui. 

Vous êtes économiste, et en même temps il y a très peu de chiffres dans votre ouvrage. Vous appelez surtout à ancrer l’économie dans un contexte culturel…

On ne lit l’Afrique qu’à travers l’économie. Lorsqu’on lui tresse des lauriers, c’est qu’elle a des taux de croissance élevés, lorsqu’on la critique ou qu’on la regarde avec une sorte de mépris culturel, c’est parce que ce sont des pauvres mais des pauvres économiquement. On oublie la pauvreté humaine, la pauvreté intellectuelle, culturelle ou spirituelle. L’économie est importante, mais elle n’est pas fondamentale et surtout pas seule. C’est une erreur méthodologique de penser le continent principalement à travers ce prisme. Il faut prendre en charge les autres ordres, articuler une réflexion sur le politique, le culturel et le symbolique. La vie d’une société est faite d’un tout. La plus petite des transactions est chargée de significations qui vont au-delà de l’acte économique. Il serait temps que l’on ré-ancre nos économies dans les socio-cultures de nos pays. Les biens ont circulé dans le continent à travers des liens de parenté et d’affiliation. Les échanges ont eu bien sûr des fonctions d’allocation des ressources mais aussi des fonctions de raffermissement des liens, au-delà de l’objet échangé. Cet économique-là fait sens parce qu’il n’est pas sa propre finalité. C’est un rouage à l’intérieur d’un système. C’est ça que j’appelle de mes vœux, qu’on le fasse rejouer le rôle qui est le sien : c’est au groupe de définir ses finalités et ses buts et c’est à l’économie en tant qu’ordre technique de mettre les moyens et d’allouer des ressources aux finalités que le groupe juge bonnes.

Vous donnez plusieurs exemples dans votre livre comme celui des Mourides…

Il y a là la notion d’économie relationnelle, qui fonde une économie matérielle sur la production d’une relation d’abord immatérielle entre deux individus. Les Mourides sont une confrérie qui partage certaines valeurs, comme le travail et la prière considérées comme étant aussi importante l’une que l’autre. Dans cette communauté, il y a un gros investissement dans le commerce, le BTP, l’économie dite informelle et il y a des échanges économiques qui se font d’abord sur l’appartenance confrérique. On vous prête de l’argent lorsque vous voulez démarrer une activité, c’est ce qu’on appelle en économie, une mise à disposition d’un capital sans coût. Vous n’avez pas de coût de transaction, pas de coût de contrat… Lorsqu’ils vont à l’étranger, ils rencontrent la communauté sur place, qui leur octroie des marchandises avec des systèmes de compensation. Puisque la relation humaine est établie, elle facilite l’économie matérielle, elle la rend efficiente.

Il y a un autre exemple que vous prenez c’est la réussite du Rwanda. En même temps, on pourrait vous dire qu’il s’agît d’un régime assez autoritaire.

Justement, ça ce sont les lunettes occidentales. On veut que le Rwanda soit une démocratie à l’anglaise ou à la française, ça n’a aucun sens. Voici un pays qui sort il y a vingt ans, d’un génocide d’un million d’individus et qui a dû faire face à la reconstruction du lien social, de l’humanité des uns et des autres avec la sécurité comme premier objectif. Le Monsieur (Ndlr: Paul Kagame) est autoritaire, oui, car fondamentalement il est aux prises avec des rationalités et des questions qui sont d’un autre ordre. On oublie que les démocraties n’ont pas été linéaires. La France a connu Robespierre, Danton, la Révolution française avec ses soubresauts. Tranquillement avec tous les linéaments de l’histoire, on est arrivé à une forme qui reflète le cycle historique dans lequel les gens sont. La meilleure forme d’organisation politique pour un pays dépend du cycle historique dans lequel ce pays est. On ne peut pas venir lui plaquer des formes achevées ailleurs comme étant les formes les plus signifiantes. Pour moi leur priorité c’est le vivre ensemble, la sécurité, l’économie, l’éducation, des choses fondamentales à reconstruire et ensuite probablement, oui, de plus grandes libertés individuelles, quand il n’y aura plus des gens qui sont aux frontières et qui disent qu’ils vont « finir le travail ». Certains groupes comme les FDLR n’ont pas renoncé à la question génocidaire, ils sont sur Internet… Le tissu social est encore extrêmement fragile. Vingt ans, c’est très peu. Là aussi, il y a une forme de mépris culturel, on projette son visage dans le monde et on demande à tous les peuples de porter le masque de son propre visage, sans aucun respect pour les singularités et les dynamiques historiques des autres. Alors le Monsieur qui ne correspond pas à leurs formes, effectivement, c’est un autoritaire… Tout le travail extraordinaire qu’il fait par ailleurs, on n’en parle pas, ce n’est pas important. Il faut introduire de la complexité dans le discours, faire l’effort de se décentrer. De ne pas regarder le monde seulement au travers de l’histoire occidentale… Au moins avoir cette lucidité-là.

Vous parlez peu de démographie. Certains intellectuels annoncent une impasse démographique en Afrique avec une explosion des naissances et pas d’emploi ?

La vision malthusienne de la démographie a de beaux jours devant elle en dépit du fait que l’histoire l’ait toujours démentie. C’est les mêmes pronostics que l’on faisait pour la Chine et les pays asiatiques. Ils ont réussi à transformer ce dividende démographique en force et je cherche désespérément dans l’histoire des exemples d’un dividende démographique qui n’ait pas été transformé, je n’en trouve pas. Mais je continue à chercher… Donc je pense que c’est un atout. On sera 2,5 milliards dans 35 ans, un quart de l’humanité. Et du fait qu’il y ait des efforts entrepris dans le sens de l’éducation pour tous, je pense que c'est un dividende qu'on transformera. 

Vous voulez que les Africains placent à nouveau l’estime de soi au cœur de leur psychologie et demandez une révolution spirituelle. Que voulez-vous dire ?

Durant cinq siècles, les infrastructures psychiques des Africains ont été absolument détruites. L’entreprise coloniale pour s’établir et durer a eu besoin de convaincre les populations que leurs cadres épistémiques – leurs systèmes de sens et de signification – n’étaient pas bons et qu’il fallait les remplacer par ceux de l’occupant. D’où l’installation d’une conscience aliénée. Pour certaines de ces élites, pour retrouver l’estime de soi, il fallait être assimilé, il fallait devenir l’exacte réplique du maitre. Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs a extrêmement bien décrit cette conscience clivée et aliénée. Des infrastructures psychiques qui ont été systématiquement détruites pendant des siècles, il faut les reconstruire. Il y a des conflits intérieurs que les Africains doivent résoudre, leur rapport à eux-mêmes, à leur histoire, à leur culture, à leur identité, la manière dont ils gèrent les apports des autres, les rapports qu’ils articulent avec l’ancienne métropole. Si ce pilier fondamental n’est pas reconstruit, rien de fondamentalement révolutionnaire ou de significatif n’adviendra. On a des chefs d’État qui sont incapables de prendre des décisions par eux-mêmes, qui sont toujours sous tutelle et ce n’est pas la faiblesse économique qui l’explique.

Votre livre s’inscrit dans une démarche intellectuelle en cours sur l’unité de l’Afrique, qu’on retrouve chez les artistes, mais assez peu chez les responsables politiques. Comment articuler ces trois champs ?

C’est ça le grand défi. L’une des difficultés du continent, c’est d’avoir des élites politiques qui sont totalement en retard par rapport aux aspirations des peuples et des dynamiques en cours. Lorsque je regarde certains leaders, je me dis mon Dieu, mais qu’est-ce qu’ils représentent et comment font-ils pour ne pas se rendre compte que dans la rue, on est dans un temps autre. La grande difficulté c’est comment faire en sorte que les idées qui sortent du corps social informent la pratique politique. C’est une question difficile. Il y a des sociétés qui ont construit des ponts. Je pense qu’au Sénégal, où actuellement la société civile se mobilise parce qu’elle n’est pas d’accord avec une lecture constitutionnelle du président, il y a un champ à l’intérieur duquel des interactions sont possibles. Il y a d’autres espaces où les sociétés civiles sont embryonnaires, où probablement il faudra du temps. Ça passera par l’éducation, et c’est ça la grande difficulté…Comment faire en sorte qu’il y ait un plus grand contrôle de l’action politique par des sociétés civiles de mieux en mieux informées sur les enjeux importants et les questions qui les concernent. 

Parmi les chefs d’État qui n’ont pas compris, à qui pensez-vous ?

Certains ont été éjectés ! Il y a un ouragan qui a emporté Blaise Compaoré alors qu’il se croyait inamovible. Il a été incapable de lire qu’il était temps qu’il parte et a voulu un troisième mandat. Dans les deux Congo, il y a des Messieurs qui s’accrochent contre vents et marées. On n’a pas besoin d’être un devin pour savoir que s’ils ne prennent pas la mesure des changements profonds, ils seront eux aussi balayés. C’est une question de temps. Il me semble qu’il y a un mouvement en profondeur qui s’est enclenché. Soit les chefs d’État le comprennent et ils font ce qu’il faut, soit ils ne le comprennent pas et la rue leur fera comprendre…

Votre livre aborde de nombreux sujets avec une dimension un brin prophétique… Un nouveau cycle est-il en train de démarrer ?

Quelque chose est en train de se jouer. Quelle que soit la manière dont on observe les choses, le continent est vraiment en travail, en train de produire quelque chose. La grande difficulté c’est de lire cette production-là. Une dynamique de fond se met en place. Rien n’est jamais gagné d’avance et les trajectoires sont toujours des trajectoires de la multiplicité. On sera toujours dans un clair-obscur. Mais on sent bien qu’on est à un tournant. Maintenant vers quelle terre irons-nous, je reste aussi dans l’incertitude. J’appelle de mes vœux une certaine trajectoire, un certain chemin.

Propos recueillis par Adrien de Calan

Les défis du second (ou dernier?) mandat du président Condé

JPG_AlphaCondé090316« Le Président de la République est élu au suffrage universel direct. La durée de son mandat est de cinq ans, renouvelable une fois. En aucun cas, nul ne peut exercer plus de deux mandats présidentiels, consécutifs ou non ». Cet article 27 de la Constitution guinéenne en vigueur étant on ne peut plus clair, Alpha Condé, dont le second mandat a officiellement démarré le 21 décembre 2015, ne serait plus éligible au poste de président de son pays. Constitutionnellement donc, tout comme le chef d’État américain Barack Obama, Alpha Condé est à son dernier mandat. Mais entre ces deux chefs d’État, la similitude s’arrête là.

Car, si pour les Américains, il est hors de question qu’Obama prolonge son bail à la maison blanche au-delà de 2016, en revanche, pour le peuple de Guinée, toute la question reste encore à savoir sans l’ombre d’un doute si Condé serait secrètement tenté par une modification constitutionnelle qui lui permettrait, à l’image de son prédécesseur Lansana Conté en 2002, de briguer un troisième mandat.

À en croire certains opposants du régime Condé, tel que Lansana Kouyaté, leader du parti politique de l’espoir pour le développement national (PEDN), aucun doute ne devrait planer sur la volonté du chef de l’État guinéen à demeurer au pouvoir bien au-delà de 2020. « Je n’ai aucun doute, il aura cette tentation. C’est au peuple de réagir. Mais chez nous, vous connaissez l’effet de démonstration et du suivisme. Déjà, on a entendu deux voix qui clament qu’il faut lui accorder cela. C’est comme ça que ça commence. Après, les clairons vont sonner. Ensuite, on va distribuer l’argent. Tout le monde va rentrer en tranche pour réclamer un troisième mandat. Je crois que si cela est vrai, il faudra fermer la porte, jeter la clé et aller ailleurs », soutenait-il dans un entretien accordé à la radio privée Espace FM le 1er mars 2016.

Ceux qui connaissent l’histoire politique africaine le savent : à l’échelle continentale, les révisions constitutionnelles dans l’unique but de se maintenir au pouvoir ne sont certes pas une pratique nouvelle, mais elle devient de plus en plus récurrente chez les dirigeants africains. Les exemples les plus récents nous viennent du Burundais Pierre Nkurunziza, du Congolais Denis Sassou Nguesso ainsi que du Rwandais Paul Kagamé. Toutefois, dans le cas guinéen, force est d’admettre que, malgré ce que peuvent légitimement penser les uns et les autres, aucun indicateur fiable ne permet, pour le moment, de défendre une telle hypothèse. D’ailleurs, environ quatre mois sur une période de cinq ans, c’est largement insuffisant pour sonder les profondes ambitions politiques de Condé. Néanmoins, ses actions ou inactions, discours ou silences, durant les prochaines années, seront sans doute plus révélateurs.

En plus de cette problématique fondamentale, qui commence à cristalliser l’attention des Guinéens, le président guinéen sera confronté à six immenses défis durant son second mandat.

  1. Non seulement rendre l’eau potable accessible, mais aussi poursuivre le développement de la filière hydroélectrique afin que la fourniture de l’électricité au peuple s’améliore davantage. Il convient de noter qu’en Septembre 2015, le gouvernement guinéen a inauguré le barrage Kaléta qui est d’une capacité de 240 MW.
  2. Assurer la sécurité des biens et des personnes (les attaques à mains armées et coupures de route se multiplient dans le pays) et veiller à ce que justice soit rendue pour les victimes des odieux massacres et viols  du 28 Septembre au stade éponyme en 2009. Rappelons ici que, dans son rapport de 2015, l’ONG Human Rights Watch critiquait « l’insuffisance des progrès en matière de renforcement du système judiciaire et une corruption endémique » en Guinée.
  3. Tirer toutes les leçons de l’épidémie du virus Ébola, et s’atteler à la construction de centres hospitaliers de haute gamme (ou rénover les plus défectueux) ainsi que des logements sociaux accessibles à la majorité du peuple, et non pas que des résidences de luxe, telle que le Plaza Diamant, réservées à une minorité richissime.
  4. Accorder une attention particulière à la cohésion sociale entre les différentes communautés ethniques (peule, soussou, malinké, etc). L’identité et la solidarité nationales ne devraient pas reculer au profit des identités et solidarités ethniques. Au niveau du recrutement dans l’administration publique par exemple, l’origine ethnique des candidats ne devrait pas être plus décisive que leur niveau de compétences. Il y va non seulement de la qualité du service public mais aussi, in fine, de la crédibilité même de l’État.
  5. « Les caisses de l’État sont vides », avouait récemment le nouveau ministre guinéen chargé du budget Mohamed Diaré lors d’un séminaire gouvernemental. Cependant, en essayant de les renflouer (surtout pas en recourant une énième fois à la planche à billets), il ne faudrait aussi se fixer comme objectif la maitrise de l’inflation (1$ américain pour environ 8000 francs guinéens). Pour commencer, il faudrait d’abord renforcer les politiques de soutien à la croissance économique, et ensuite sonner le glas à la dépendance chronique au prix de la bauxite sur le marché mondial. Enfin, le gouvernement devrait, lui aussi, se serrer la ceinture, en réduisant notamment son budget de fonctionnement, voire en mettant en place un gouvernement plus resserré (31 ministres pour 12 millions d’habitants alors que, la première puissance européenne qu’est Allemagne fédérale, par exemple, n’en possède pas plus de 20 pour plus de 80 millions d’habitants).
  6. Last but not least : refondre la commission électorale nationale indépendante (CENI) qui, depuis sa création, n’a pas encore vraiment réussi à briller par ses compétences professionnelles, encore moins par son indépendance supposée. N’est-ce pas d’ailleurs ce qui fera dire à Frank Engel, chef de la mission d’observation électorale de l’union européenne, que l’organisation de l’élection présidentielle du 11 octobre 2015 était « lamentable » ?

Bien évidemment, que les défis auxquels le président Condé fait face soient immenses et diversifiés est indéniable. Mais que deux mandats consécutifs, totalisant une décennie, soient insuffisants pour les relever est contestable. Comparaison n’est certes pas raison, mais, en 2020, il serait pertinent de  comparer, par exemple, le bilan des deux mandats du président guinéen à celui d’Alassane Ouattara, lequel aura, lui aussi, effectué dix années ininterrompues à la tête de la Cote d’Ivoire. Par ailleurs, après deux essais manqués, Cellou Dalein Diallo, chef de file de l’opposition guinéenne et président de l’union des forces démocratiques de Guinée (UFDG), parviendra-t-il à remplacer le président Condé en 2020 ? Et si ce dernier avait un dauphin caché, par exemple, en la personne de son haut représentant Sidya Touré ?

Dans tous les cas de figure, s’il cède démocratiquement le pouvoir au terme de ses deux mandats constitutionnels, Alpha Condé se sera nettement démarqué de ses prédécesseurs (Sékou Touré et Lansana Conté) qui, quant à eux, appartiennent à un club africain peu recommandé et recommandable : celui des présidents à vie.

Ousmane Diallo

 

Sortir le Sahel de l’impasse: interview de Serge Michailof

JPG_SergeMichailofLe Sahel va-t-il se transformer en un nouvel Afghanistan ? C’est la question provocatrice que pose Serge Michailof, ancien directeur opérationnel à la Banque mondiale et à l’Agence française de développement (AFD), dans son récent ouvrage Africanistan (Fayard). Terrorisme, explosion démographique, sous-emploi et agriculture en déshérence, le tableau qu’il dresse de la région est inquiétant et aux antipodes d’un discours afro-optimiste béat. Ce spécialiste du développement réclame un électrochoc aussi bien chez les bailleurs internationaux que du côté des élites africaines. Relancer l’agriculture et consolider des États encore bien fragiles nécessite un engagement de longue haleine comme il l’explique à L’Afrique des idées.

Votre livre Africanistan repose sur une comparaison entre la situation en Afghanistan et celle qui prévaut au Sahel. En quoi ce parallèle est-il pertinent ?

Bien évidemment, le Sahel n’est pas l’Afghanistan. Les différences géographiques et culturelles sont considérables. En revanche les points de similitude sont aussi très nombreux. Je citerai en particulier l’impasse démographique avec des taux de croissance de la population exceptionnels, sans rapport avec la capacité du milieu naturel à soutenir cette population, une agriculture en panne par suite des destructions en Afghanistan mais aussi dans les deux cas de l’insuffisance criante d’investissement publics et une misère rurale dramatique. Mais aussi une absence quasi-totale d’industrie, l’importance croissante des fractures ethniques et religieuses, un État absent dès que l’on quitte les villes, le développement de mafias contrôlant des trafics illicites, la circulation des armes, une expansion de l’idéologie salafiste qui se substitue à un islam autrefois très tolérant, les tentatives de déstabilisation par des groupes djihadistes et enfin le manque dramatique d’emplois pour les masses de jeunes, qui risque de les pousser vers l’économie des trafics ou chez les insurgés. Ce n’est pas rien comme vous pouvez le constater….      

Selon vous, le principal défi pour la région est démographique. Pourquoi et comment réguler les naissances, compte tenu des résistances religieuses ou traditionnelles ?

La population des pays du Sahel double en gros tous les 20 ans, ce qui n’est pas tenable. Sur la base des taux de fécondité actuels qui n’ont pas de raison de changer si aucune action n’est entreprise, le Niger qui avait 3 millions d’habitants en 1960 en aura 89 millions en 2050 ce qui est parfaitement impensable au vu de ses ressources agricoles. D’autres pays pauvres musulmans se sont aussi trouvés dans cette situation, je pense par exemple au Bangladesh. Il faut s’inspirer des politiques conduites par ces pays pour lancer des programmes de planning familial ambitieux. Le problème est essentiellement politique. Un effort plus poussé d’éducation des filles, et la simple mise à disposition des femmes de moyens de contraception modernes auraientt déjà un impact significatif.

Vous signalez à plusieurs reprises que le développement agricole est crucial pour l'avenir du Sahel et qu'il est le grand absent de l'aide internationale. Les principaux bailleurs ont-ils oublié l'agriculture africaine ?

Depuis le départ de Robert McNamara de la Banque mondiale à la fin des années 1970, les bailleurs extérieurs ont effectivement oublié l’agriculture. Ils suivent les urgences conjoncturelles et de véritables modes. Ils ont ainsi lancé l’ajustement structurel dès la fin des années 1970 pour payer aux banques des dettes non remboursables que l’on ne voulait pas annuler – ce qui rappelle singulièrement la Grèce aujourd’hui – puis ils sont passés au tout social avec les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) qui, c’est quand même incroyable, avaient oublié l’agriculture. Maintenant la mode est à la croissance verte. Au milieu de tout ceci la part de l’aide mondiale affectée à l’agriculture n’a cessé de décliner depuis la fin des années 1970 et stagne aujourd’hui à moins de 8 %. La plupart des grands bailleurs ont laissé disparaître leurs équipes d’agronomes, remplacés par des économistes qui ne savent pas distinguer un plan de sorgo d’un plan de manioc.

Non sans anticonformisme, vous considérez que les dépenses de sécurité, pour renforcer l’armée et la police, devraient être intégrées à l'aide au développement. Pour quelles raisons ?

Tout le monde répète comme un disque rayé qu’il n’y a pas de développement sans sécurité, ce qui est vrai, mais personne ne veut payer pour cette sécurité. L’une des raisons du désastre en Afghanistan est que personne ne voulait payer le fonctionnement d’une armée afghane dimensionnée pour faire face aux talibans, car le Pentagone considérait qu’il n’avait pas de budget pour cela, l’USAID (l’Agence américaine de développement) que ce n’était pas son boulot, la Banque mondiale que ses statuts lui interdisaient pareille chose… Résultat : quand les Américains ont décidé en 2008 de mettre en place une telle armée, il était déjà trop tard. Or deux enseignements peuvent être tirés du désastre actuel dans ce pays. Primo, une armée étrangère se transforme vite aux yeux de la population en armée d’occupation. La sécurité exige la reconstruction dans ce type de contexte de tout l’appareil régalien national, allant de l’armée à la justice et à l’administration territoriale. Secundo, des États fragiles aux économies faibles ne peuvent supporter des dépenses de sécurité à la hauteur de menaces externes telles celles posées aux pays sahéliens par Boko Haram et l’implosion de la Libye.    

Sur le plan politique, vous insistez sur le piège des divisions ethniques et préconisez un système institutionnalisé de partage des pouvoirs entre ethnies ou partis. Comment cela se passerait-il concrètement ?

Ce problème est fondamental et en  même temps extrêmement complexe. Ce que l’on peut dire aujourd’hui c’est qu’une « démocratie » dans laquelle un parti ou un groupe ethnique arrivé au pouvoir avec 51 % des votes mais qui se comporte de manière sectaire vis-à-vis du ou des autres groupes ethniques ou religieux est profondément instable et a toute chance de créer des conditions susceptibles de conduire à la guerre civile. Il n’y a peut-être pas de meilleur exemple que le cas de l’Írak où la majorité chiite arrivée au pouvoir parfaitement légalement a ostracisé les sunnites au point que ceux-ci se sont massivement ralliés à Daesh. Il est donc indispensable de laisser un rôle aux oppositions, de ne pas la chasser systématiquement de tous les postes, de développer des contre-pouvoirs et finalement de partager les rentes…  

 

Dans votre ouvrage, vous êtes plutôt élogieux sur le rôle d'Idriss Déby à la tête du Tchad. Un pouvoir fort est-il incontournable dans des pays qui restent fragiles ?

Je ne suis pas un inconditionnel de Deby loin de là. Mais on ne peut espérer diriger un pays aussi complexe et déchiré que le Tchad avec une main qui tremble. Ceci dit ne me faites pas dire que je suis un partisan des dictatures dans les pays fragiles. Le Niger et le Mali sont, et c’est heureux pour ces pays, des démocraties.

Côté français, vous stigmatisez une aide au développement diluée dans le multilatéralisme et qui ne vise plus les pays les plus fragiles. Pourquoi la France serait-elle plus efficace seule qu'avec ses partenaires, comme vous le faisait remarquer il y a deux ans et demi le ministre du développement Pascal Canfin ?

Je ne veux pas être trop critique d’un ministre pour lequel j’ai de l’estime mais qui était et c’est normal, peu au fait de ces questions et qui je pense a été mal conseillé. Je lui avais fait une note avec mon ami Olivier Lafourcade, comme moi ancien directeur opérationnel à la Banque mondiale. Je pense qu’il était donc difficile de trouver meilleure expertise sur cette question que celle que nous pouvions offrir et quand nous lui avons écrit pour lui dire que la Banque mondiale n’avait aucune expertise particulière sur le Sahel et avait depuis longtemps dispersé ses experts en développement rural, point fondamental, il aurait au moins pu nous recevoir et nous écouter. Hors d’Afrique,  la seule expertise disponible sur le Sahel et en particulier en matière de développement rural dans cette région se trouve en France, à l’AFD, dans les centres de recherche que sont le CIRAD et l’IRD et dans les ONG françaises. N’oublions pas que la Banque mondiale au Sahel a fait d’énormes bêtises, en particulier cette tentative de démanteler le programme coton monté sur 30 ans par la coopération française. Là où elle a réussi à démanteler la filière comme au Bénin regardez le désastre. Là ou elle a heureusement échoué comme au Burkina voyez aussi le résultat. Cette filière fait vivre au Sahel 15 millions de personnes.

"Montagnes de problèmes", "probables catastrophes" humanitaire et écologique, “impasse”… Votre ouvrage paraît bien sombre quant à l’avenir du Sahel. N'y a-t-il aucun motif d'espoir ?

Je fais partie de ceux qui pensent comme Toynbee que c’est l’ampleur des problèmes qui fait que certaines sociétés y font face avec vigueur et parviennent à les résoudre ou au contraire se laissent submerger par eux. Mon livre a pour objectif de secouer nos propres élites qui sont focalisées sur le court terme et perdent toute perspective. Il a aussi pour ambition de secouer les élites africaines qui croient trop facilement que les remarquables taux de croissance économique de l’Afrique depuis 15 ans signifient que le continent est sur la voie de l’émergence et que ses problèmes seront bientôt derrière lui. Le grand problème de l’Afrique au XXIème siècle sera celui de l’emploi et de la stabilité politique et sociale dans un contexte où comme au Moyen Orient les emplois, sur la base des tendances actuelles, ne suivent pas la démographie. Mais rien n’est perdu. Chacun sait qu’un problème correctement posé est partiellement résolu. Mon livre ne manque pas sur ce plan de propositions…   

Parmi ces raisons d'espérer, quel regard portez-vous sur l'alternance au Nigéria et le retour à la stabilité en Côte d'Ivoire, deux pays qui selon vous furent longtemps des locomotives pour toute la région ?

Toute cette période passée au Nigéria sous Goodluck Jonathan et son chapeau est consternante. Cela peut donc difficilement être pire. Au moins Buhari est du Nord et ne peut manquer de s’y intéresser, de tenter d’apporter des solutions au désastre économique et environnemental qui explique l’essor de Boko Haram. Il va aussi remettre un minimum d’ordre dans l’armée, y réduire la corruption et tenter de modifier son comportement au nord. De là à ce que le Nigéria redevienne une locomotive régionale il y a encore beaucoup à faire dans un contexte où le prix du pétrole restera pour un bon moment très bas et certaines des décisions économiques récentes comme les restrictions aux importations et le refus d’ajuster le taux de change sont plutôt néfastes. Sur la Côte d’Ivoire je suis plus optimiste. Le tandem Alassane Ouattara – Daniel Kablan Duncan est d’une grande compétence et l’économie est repartie. Le problème sera essentiellement le maintien de la stabilité politique qui suppose après Ouattara la poursuite du deal reposant sur un partage du pouvoir entre les grands partis.

Propos recueillis par Adrien de Calan

Opérations mains propres en Afrique, opérations cosmétiques ?

JPG_NigerCorruption121114« Opérations mains propres » : le slogan trouve son origine dans l’Italie des années 1992, où la chasse à la corruption, « Mani Pulite », n’obtint rien de moins que la chute de la 1ere République. C’est donc un beau programme que se sont donné ces dernières années les divers gouvernements africains qui ont entrepris de telles batailles, quel que soient le nom que ces dernières aient reçu.

Dès 2006, l’opération « Epervier » lancée au Cameroun par son président Paul Biya aboutissait à l’arrestation de nombreux anciens ministres et dirigeants d’entreprises publiques. Depuis, les exemples se sont multipliés sur le continent : représentent-ils un premier pas vers la fin de l’impunité généralisée ?

Pourquoi maintenant ?

De manière inédite, les instigateurs de ces campagnes de bonne gouvernance ne sont plus les bailleurs internationaux du continent ni la société civile, mais les gouvernements eux-mêmes : alors pourquoi maintenant ?

La vague de démocratisation des années 1990 a soulevé de fortes attentes populaires sans porter ses promesses : les indicateurs de corruptions ont explosé dans la majorité des pays audités ces dix dernières années. En parallèle, la généralisation de l’accès à l’information et la publication de rapports sur la corruption des milieux politiques et économiques tels ceux de Chatham House ou de Transparency International ont fini par influencer le dialogue politique. Les campagnes électorales se sont emparées du sujet et, de façon notoire, la plupart des dernières élections du continent se sont gagnées sur les thèmes de lutte contre la corruption et de bonne gouvernance.

De la campagne de Macky Sall en 2012 au Sénégal aux promesses de Muhammaddu Buhari au Nigéria : qu’en est il aujourd’hui ? Tour d’horizon de quelques unes des opérations mains propres du continent.

Sénégal, une stratégie progressive

Au Sénégal, la dynamique semble bien lancée depuis 2012 : dès son élection, le gouvernement Macky Sall a envoyé des signaux forts avec la création d’un ministère de Promotion de la bonne gouvernance, suivie de la mise en place de l’Office National de Lutte contre la Fraude et la Corruption (OFNAC). En juin 2013, Dakar poursuivait avec le lancement de sa Stratégie nationale pour la bonne gouvernance.

Nigéria : Buhari, Monsieur propre ?

Six mois à peine après son élection, Buhari limogeait l’ex-patron de la puissante EFCC, l’agence fédérale nigériane traquant les crimes économiques et financiers. Durant ses 100 premiers jours au pouvoir, de nombreuses mesures ont ainsi été prises pour redresser la corruption du pays : Président et vice-président ont divisé leur propre salaire par deux et déclaré le montant de leur patrimoine, des mécanismes de rationalisation financière ont été instaurés avec les Etats fédérés, un Comité de conseil contre la corruption composé de sept personnalités reconnues a été formé, et la direction des compagnies pétrolières étatiques a été fortement restructurée_.

De manière visible, des instructions fortes ont été données aux organismes de lutte contre la corruption déjà existants : de nombreuses têtes sont déjà tombées dont celle de Lawal Jafaru Isa, pourtant un ancien allié politique du Président Buhari. Plus de 450 000 euros détournés seraient ainsi déjà retournés dans les caisses de l’Etat.

Burkina Faso : nouvelle ère cherche nouvelle règles

Au pays des nouveaux hommes intègres, la fin de l’ère Compaoré a franchi un cap supplémentaire le 4 mars 2015, avec le vote de la Loi « portant prévention et répression de la corruption au Burkina Faso ». Le texte détaille l’ensemble des manifestations quotidiennes de la corruption dorénavant illicites, les acteurs concernés, avant de préciser la hauteur des peines encourues. Parmi les mesures d’intérêt on peut citer : l’obligation faite aux hauts fonctionnaires de déclarer périodiquement leur patrimoine, l’interdiction pour les agents publics « d’accepter des dons, cadeaux et autres avantages en nature », ainsi qu’une série de mesures visant la transparence du fonctionnement des services administratifs et des mécanismes de contrôle des transactions illicites.

Il parait néanmoins regrettable que certaines des mesures les plus importantes aient été évacuées en quelques formules généralistes et laconiques au sein d’un seul et même article. En effet, l’article 40 évoque à la fois la participation de la société civile, les programmes d’enseignements destinés à sensibiliser étudiants et écoliers, ainsi que l’accès des médias à l’information concernant la corruption. L’article en question ne détaille aucune mesure concrète, aucun moyen d’action envisagé, ni même les services concernés.

Au Gabon, la fête serait terminée ?

Au Gabon, c’est une pratique bien particulière du gouvernement Bongo père qui est visée par l’opération mains propres lancée en 2014 par son fils et successeur, Ali Bongo. Sont en cause les « fêtes tournantes » organisées chaque année dans un Etat différent du pays pour la fête nationale, destinées à mettre en valeur les territoires. L’audit réalisé par la Cour des Comptes nationale est sans appel : sur les 762 millions d’euros engagés pendant 10 ans pour ces célébrations, plus de 600 millions ont été détournés. L’audit poursuit en affirmant que « plus de la moitié du budget (de l’Etat) a disparu dans la nature ». Certaines figures de l’ancien régime sont déjà tombées, notamment Jeannot Kalima, le secrétaire général du ministère des Mines, de l’Industrie et du Tourisme.

Pour quel bilan ?

Malgré ces initiatives positives, le ressenti des populations demeure globalement négatif, et les chiffres consternants : près de 75 millions d’Africains disent avoir payé un bakchich en 2015, soit près de 7,5% du continent. L’étude 2015 du Baromètre de la corruption en Afrique réalisée par Transparency International pointe notamment le Nigeria, en tête des pires résultats du continent. Plus de 78% des Nigérians estiment que la lutte menée par leur gouvernement contre la corruption est un échec. A l’inverse, le Sénégal obtient des chiffres plutôt encourageants, avec 47% de sa population convaincue de l’efficacité du gouvernement contre la corruption. Néanmoins, le combat semble difficile, et la section sénégalaise de Transparency International rapporte des menaces et violences à son encontre, jusqu’à l’incendie d’une partie de ses locaux en 2013.

De même, derrière les plans de communication célébrant les opérations mains propres, il convient de regarder le budget réellement alloué à la justice, et l’évolution de celui-ci au cours des années. Le budget 2015 du Sénégal avait ainsi affiché une baisse de 10,52% des ressources allouées au ministère de la Justice par rapport à 2014. Mais davantage que des budgets, c’est une restructuration en profondeur du fonctionnement de la justice, et l’introduction de solides mécanismes de contrôle qui est attendue. En 2015, Justice et Police sont encore les deux institutions où se payent le plus de pots-de vins en Afrique selon Transparency International.

                                                        Julie Lanckriet

La Guinée : une puissance énergétique en 2020 ?

JPG_Kaletadam 200116Souvent qualifiée de «scandale géologique»[1] tant ses ressources minières sont abondantes mais mal exploitées, la Guinée se trouve peut-être à un tournant de son histoire. Depuis la prise du pouvoir par l’éternel opposant Alpha Condé, mais surtout, la réalisation de certains projets hydroélectriques, un vent d’optimisme souffle parmi l’élite politique à Conakry, la capitale guinéenne. En effet, à en croire les dirigeants tels que l’ancien premier ministre, Lansana Komara, ce pays d’Afrique de l’Ouest ambitionne de devenir «une puissance énergétique en 2020.»[2] Pourquoi cet engouement ?

Ce pays dispose d’un potentiel conséquent, caractérisé par un ensemble de sources diversifiées telles que l’énergie éolienne, solaire ou thermique. Toutefois, ce sont ses cours d’eau et ses caractéristiques géo-hydrologiques qui constituent sont plus grand atout. En effet, cette nation «compte 23 bassins versants. Parmi ces derniers, 14 sont partagés avec les pays voisins  – soit près de 60% – ce qui signifie, en d’autres termes, que la plupart des grands fleuves prennent leur source sur le sol guinéen.»[3] Ceux-ci lui permettent de se doter d’un potentiel hydroélectrique estimé à 6000 mégawatts (MW), soit approximativement le quart des 25000 MW évalués en Afrique de l’Ouest. De ce fait et vu ce potentiel, il n’est pas étonnant que le gouvernement de Conakry ait décidé de développer cette filière. De plus, ce choix comporte un avantage stratégique majeur.

La construction de barrages en amont d’un fleuve permet, à un pays donné, de contrôler le flux des eaux et de créer, si celui-ci est doté d’une capacité de production électrique accrue et d’un réseau régional développé, une dépendance en approvisionnement des pays voisins. En d’autres termes, il accroit la puissance politique de l’état producteur d’électricité. À titre d’exemple, au cours de la dernière décennie, l’Ethiopie, source  de plusieurs cours d’eau importants, notamment le Nil Bleu, a entrepris la réalisation de grands barrages hydrauliques, ce qui a engendré une montée en puissance régionale d’Addis Ababa au détriment du Caire. Toutefois, dans le cas guinéen, des obstacles subsistent suscitant des doutes sur son aptitude à changer l’équilibre des forces dans le temps qu’elle s’est fixée. Quelles en sont les raisons ?

Premièrement, il y a un manque dans la production d’énergie.  Malgré l’existence de plusieurs centrales thermiques et hydroélectriques ainsi que l’inauguration récente du barrage de Kaléta qui permet l’injection de 240 MW sur le réseau, la Guinée doit toujours faire face à une carence énergétique. «En comparant la puissance disponible au besoin de puissance pour couvrir la  demande, le déficit de puissance est actuellement estimé aux alentours de plus 175 MW.»[4] Et, ce faussé risque d’augmenter car sa population qui devrait passer de plus au moins 12 millions d’habitants aujourd’hui à 18,5 millions en 2030.

À cette insuffisance, il faut rajouter la dégradation avancée des infrastructures et un réseau de distribution peu fiable voire inexistant dans certains cas. Au niveau national, bien que la compagnie Electricité de Guinée (EDG) qui évaluait la puissance électrique installée à 338 MW en 2014, la puissance disponible n’était que de 158 MW. «En raison de la vétusté des installations et des déperditions enregistrées lors du transport d’énergie, elle perdait ainsi 53% de l’énergie disponible.»[5]

Au niveau régional, le président Alpha Condé a promis que le Sénégal, la Guinée-Bissau et la Gambie recevront respectivement 20%, 6% et 4% de l’énergie produite par le récent barrage de Kaléta. Toutefois, deux problèmes persistent. D’un côté, Kaléta n’est pas encore en mesure de fournir les 240MW d’électricité tout au long de l’année. En effet, en période sèche lorsque les cours d’eau sont à leur niveau le plus bas, les turbines ne pourront pas fonctionner à plein régime réduisant le taux de rentabilité d’utilisation. Mais, il est prévu que Souapiti, dont la mise en service est prévue dans plus au moins 5 ans, sera doté de réservoirs assez grands pour pallier à ce problème. De l’autre côté, un réseau de distribution interconnectant ces pays doit encore voir le jour. Celui-ci est en phase de projet et des négociations sont en cours pour sa réalisation.

Bien que les embûches soient nombreuses et peuvent paraître difficiles à surmonter, il existe des cas qui prouvent qu’elles ne sont pas insurmontables. En effet, depuis la chute de l’Union soviétique en 1991, l’Ethiopie a connu une très forte expansion énergétique. Grâce à la formation d’alliances diplomatiques régionales, la conception de montages financiers astucieux au niveau national, comme le devoir des citoyens d’acheter des obligations qui ont permis de trouver 4 milliards de dollars, l’octroi d’aides extérieures, mais surtout une volonté politique basée sur le long terme,  l’état éthiopien est sur le point de devenir le plus grand pourvoyeur d’énergie électrique en Afrique de l’Est. Néanmoins, l’accession à ce statut a demandé beaucoup de temps. Débutée en 1994 avec la publication d’une politique nationale dessinant les contours d’une nouvelle stratégie énergétique, puis en 2005 avec un plan d’exécution de celle-ci sur 25 ans,  Addis-Ababa déclencha une campagne agressive d’investissements visant à réduire sa dépendance envers ses importations d’énergies fossiles et augmenter sa production électrique, notamment en faisant appel à l’hydroélectricité. Et, cette dernière est «aujourd’hui excédentaire avec une réelle volonté politique de se tourner vers l’exportation.»[6]

Depuis son indépendance en 1958, la Guinée a toujours souffert d’un manque crucial d’électricité, ce qui a contribué à prendre du retard dans son développement économique. L’inauguration, en septembre dernier, du barrage de Kaléta sur le fleuve Konkouré et la possible construction de centrales hydroélectriques supplémentaires donnent des raisons d’espérer que ce pays puisse, à terme, atteindre son objectif d’être un leader dans l’exportation d’énergie dans la sous-région. Toutefois, les déficits encore dans la distribution, la production et l’interconnexion régionale laissent entrevoir le chemin qui reste à parcourir rendant incertain le but fixé par le gouvernement de Conakry, celui d’être une puissance énergétique à l’horizon 2020. Néanmoins, le cas de l’Ethiopie, considéré, tout comme la Guinée, comme un des châteaux d’eau d’Afrique, démontre qu’il pourrait assouvir son ambition, mais à plus long terme.

Szymon Jagiello

[1] M. Devey Malu-Malu, Guinée: Remédier « au scandale géologique », Jeune Afrique, Juin 2011. Disponible sur http://www.jeuneafrique.com/31868/economie/guin-e-rem-dier-au-scandale-g-ologique/

[2] M. Diallo,  Energie : la Guinée en quête d’ 1 milliard de dollar pour devenir une puissance exportatrice, Afriki Press, Octobre 2015. Disponible sur http://www.afrikipresse.fr/economie/energie-la-guinee-en-quete-d-1-milliard-de-dollar-pour-devenir-une-puissance-exportatrice

[3] L'hydroélectricité de Guinée: un rôle à jouer dans la sous-région, World Investment News. Disponible sur http://www.winne.com/guinea_cky/cr07.html

[4] M. Mouissi, Electricité: le paradoxe guinéen, Mays Mouissi News, Octobre 2015, http://www.mays-mouissi.com/2015/10/19/electricite-le-paradoxe-guineen-2/

[5] Ibis.

[6] J. Favennec, L’Energie en Afrique à l’Horizon 2050, Rapport de l’Agence de Développement des Entreprises en Afrique, Septembre 2015. Disponible sur http://www.eurogroupconsulting.fr/sites/eurogroupconsulting.fr/files/document_pdf/eurogroup_livredenotes_n15_1sept15_bat.pdf

 

De la nébuleuse islamiste algérienne à la régionalisation d’AQMI : le Sahara aux prises avec le jihadisme des grands bandits (2007-2015)

L'Afrique des Idées consacre une série de deux articles à la compréhension de l'émergence de l'islamisme militant en Algérie, qui a donné le jour en 2007 à la création d'al-Qaïda au Maghreb Islamique  (AQMI) aujourd'hui agent éminent de déstabilisation régionale dans le Sahara. Dans ce deuxième article, Sofia Meister revient sur l'expansion d'AQMI dans le Sahara et son inflitration dans le conflit malien. 

JPG_AQMI 130116Un millier d'hommes. C'est l'ensemble des effectifs dont dispose al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), qui représente pourtant un facteur majeur de déstabilisation de l'espace saharien, et depuis 2012, un acteur incontournable du conflit au Nord-Mali. Comment AQMI se retrouve-t-elle à peser de tout son poids dans l'équation malienne alors qu'il s'agit d'une organisation djihadiste par essence algérienne ?

Née des décombres du Groupe pour la Prédication et le Combat  (GSPC) algérien, lui-même résultant d’un schisme avec le Groupe Islamique Armé (GIA), organisation islamiste phare des années 1990, al-Qaïda au Maghreb Islamique est une organisation fondamentalement duplice, traversée par des courants et des ambitions contradictoires. AQMI est fondée en décembre 2007 par Abdelmalek Droukdel l'ex-leader du GSPC, qui prête allégeance à Ben Laden ; les islamistes algériens, usés par la traque du gouvernement algérien, rencontrent un renouveau inespéré grâce à l'appropriation du label Al-Qaïda, depuis peu étendard de la menace terroriste mondiale. Si certains au sein d'AQMI veulent continuer le djihad contre l'État « apostat » algérien, d'autres veulent œuvrer à l'extension d'une zone d'influence, un véritable « émirat de guerre » au Sahara. L'objectif alors déclaré est d'instaurer la Shar'ia dans la zone qui correspond au « Grand Sahara », du sud-ouest algérien au nord du Tchad en passant par la Mauritanie.

AQMI naît ainsi au sein de ce foyer de tensions entre pan-islamistes et islamo-nationalistes. Droukdel négociera tant bien que mal l'affiliation de l'ex-GSPC à Al-Qaïda en promettant de continuer la lutte contre le régime algérien et ses institutions, tout en consacrant l'internationalisation des ambitions du groupe. Les lignes de fractures qui traversent AQMI lui sont consubstantielles – certains commentateurs parlent de trois sphères autonomes qui cohabitent sous la même appellation : AQMI des vétérans du GSPC et de la guerre civile algérienne, AQMI du Sahara, qui tente d'étendre la contagion islamiste au Sud, et AQMI en Europe, s'exprimant principalement à travers la djihadosphère, mais aujourd'hui souvent éclipsée par la propagande de l'État Islamique. Ainsi, AQMI est moins une structure digne de ce nom qu'un ensemble disparate d'îlots djihadistes, relativement indépendants, et impliqués dans une vaste étendue de trafics mafieux.

Les préoccupations d'AQMI s'orientent vers l'Irak dans un premier temps, avec la formation de candidats au djihad pour appuyer la résistance de leurs frères d'armes. Avec le retrait des troupes américaines d'Irak, les printemps arabes qui portent certains partis islamistes au pouvoir, le regard des djihadistes se tourne vers la frontière Sud de l'Algérie.

Espace traditionnel de transit de la moitié nord de l'Afrique, zone d'échanges pluriséculaire, le Sahara est une région-frontière au sein de laquelle se développent de nombreuses dynamiques centrifuges, informelles comme les réseaux d'immigration clandestine, et parfois criminelles comme le commerce de drogue et d'armes. Cœur géopolitique de la question touareg, peuple qui revendique périodiquement leur indépendance, les rouages territoriaux et géo-climatiques de cette zone sont plus propices à une culture de la clandestinité et de la mobilité et du flux qui deviendra de fait un pilier de la stratégie d'AQMI. Les islamistes tirent notamment parti de la sous-administration du Sahara et de l'immensité de son territoire. La fragilité des États qui le composent, Mauritanie, Mali, Niger, et les caractéristiques même de l'espace saharien vont permettre à AQMI de développer une véritable « mafia du sable ». La zone saharo-sahélienne, en ce qu'elle se prête plus particulièrement à la détention d'otages, finit par revêtir une importance capitale dans la stratégie d'extension du djihad. Le « Grand Sahara » est devenu, par pure stratégie, la zone de déploiement privilégiée de l'organisation terroriste.

Le mode opératoire d'AQMI s'est ainsi adapté à son nouveau milieu. Les alliances entre trafiquants et organisations terroristes sont légion. AQMI fait aujourd'hui partie intégrante des réseaux criminels qui sillonnent le Sahara et qui se structurent autour de trois grands trafics illicites : la drogue (cocaïne et cannabis), les armes légères et lourdes et l'immigration clandestine. Spécialiste de la question, Bernard Monnet parle à cet égard de « gangterrorisme ».

La zone IX, telle qu'elle est désignée par l'appareil exécutif d'AQMI a été dans un premier temps placée sous la responsabilité du célèbre Mokhtar Belmokhtar et correspond au « Grand Sahara ». Les séismes politiques qui traversent le Maghreb à la faveur des printemps arabes, avec notamment l'accession des islamistes au pouvoir, entraîne AQMI à délaisser le Maghreb pour pénétrer l'espace saharo-sahélien. A la faveur de la rébellion touareg du MNLA (Mouvement National de Libération de l'Azawad) qui secoue le Mali en 2012, AQMI s'infiltre parmi les groupes terroristes qui tentent d'imposer leur domination dans le nord du pays.

Pourtant, les maigres effectifs d'AQMI restent essentiellement algériens : AQMI n'a pas encore pu se départir de son algérianité profonde, ni éviter les schismes que cette identité de facto laissait présager. Cela peut être un frein conséquent aux stratégies expansionnistes du groupe à terme, d'autant plus que certains groupes islamistes plus locaux montent en puissance. Néanmoins, face à la nécessité d'investir les principales villes du Nord Mali (Kidal, Gao, Tombouctou), les alliances d'AQMI avec Al-Mourabitoun – issue de scission-fusion avec l'organisation-mère – ou encore la coopération ponctuelle avec Ansar Dine – émanation islamiste du MNLA – montrent les leçons apprises des échecs des années noires algériennes, et la volonté de s'inscrire dans la durée dans ce conflit malien.

Alors, comment lutter contre AQMI et ses héritiers ? La position de l'État algérien face à la question est complexe ; si son engagement dans la lutte régionale contre le terrorisme est bien pourtant bien visible, certains observateurs soulignent de possibles collusions entre l'appareil étatique et l'organisation terroriste. L'avantage que représente AQMI pour l'État algérien est de déplacer la menace terroriste au-delà des frontières du pays et de légitimer un appareil étatique fort. Cela engendre une accalmie prolongée en termes de sécurité dans le pays, mais également une vie politique algérienne exsangue. En outre, dans la perspective d'une menace terroriste internationalisée, l'État algérien apparaît comme le gendarme de la région aux yeux des États-Unis et de la France, sans pour autant faire preuve de volontarisme sur le terrain. La prise d'otages d'In Amenas, en 2013, dénote pour beaucoup un laxisme sécuritaire quasi volontaire.

AQMI continuera d'être un facteur de déstabilisation majeure au Sahara et au Nord Mali tant que la région échappera à tout contrôle étatique en fonctionnant sur de multiples féodalités, entretenues par une économie de trafic considérable. Seul le règlement de la question touareg au Sahara, à commencer par le statut de l'Azawad au Nord Mali pourra constituer un instrument de lutte efficace contre AQMI.

Sofia Meister

Elections au Burkina Faso : un exemple de transparence et d’efficacité.

Cette contribution est une version traduite et mise à jour d’un article originalement publié en anglais par African Arguments.

JPG_BurkinaElections3Le 29 novembre, le peuple du Burkina Faso s’est rendu aux urnes pour élire leur prochain président et leurs députés. Roch Marc Christian Kaboré du Mouvement du Peuple pour le Progrès (MPP) a été officiellement déclaré vainqueur de l’élection présidentielle le 1er décembre, ayant obtenu 53,49% des voix. Son poursuivant, Zéphirin Diabré de l’Union pour le Progrès et le Changement (UPC), a reconnu sa défaite sur Twitter avant de féliciter Kaboré en personne. Les résultats des élections législatives ont été dévoilés le lendemain, donnant une majorité simple au président élu.

Comme plusieurs fois durant l’année précédente, le Burkina Faso s’est dressé en exemple éclatant dans une région où les irrégularités, les allégations de fraude et la violence électorale émaillent régulièrement les scrutins. Un an après qu’une insurrection populaire ait empêché l’ancien président Blaise Compaoré de supprimer la clause constitutionnelle limitant le nombre de mandats – une mobilisation qui a inspiré d’autres mouvements sur le continent – et seulement quelques semaines après que la société civile, des soldats de rang, et des manifestants de tous les coins du pays aient empêché une tentative de coup d’État de la garde présidentielle, la conduite exemplaire des élections renforce l’idée que le Burkina Faso mérite son nom de « pays des hommes intègres ».

Ces élections ont été historiques car elles concluent la transition politique mise en place après la démission de Compaoré en 2014 et parce que, pour la première fois en presque 30 ans, le nom de Compaoré n’apparaissaient pas sur les bulletins de vote. Cela signifie des enjeux inégalés pour les élections les plus ouvertes depuis des décennies, et une responsabilité immense reposait donc sur les épaules de la commission électorale (CENI) pour assurer la conduite irréprochable du scrutin.

Juste avant les élections, de nombreuses personnes semblaient confiants que celles-ci seraient transparentes, mais d’autres avaient des doutes. « On dirait qu’ils soutiennent le MPP » a déclaré un électeur à un meeting de l’UPC à Ouagadougou, en parlant des autorités de la transition et de la CENI. Cependant, en partie grâce à la mobilisation massive d’activistes et à une série de mesures prises par la CENI pour garantir l’efficacité et la transparence, les élections se sont déroulées dans le calme et tous les observateurs ont loué la conduite du scrutin.

Une observation minutieuse du processus électoral

Les élections au Burkina Faso ont attiré des missions d’observations de multiples organisations internationales, telles que l’Union européenne et l’organisation régionale ouest-africaine de la CEDEAO. Mais les membres de la société civile burkinabè se sont également saisis de cette affaire de façon cruciale. A de nombreux bureaux de vote, des petits groupes d’électeurs restaient après avoir mis leurs bulletins dans les urnes pour observer par eux-mêmes que le processus était transparent. Le Balai Citoyen, un mouvement de la société civile ayant joué un rôle clé dans la mobilisation anti-Compaoré, avait en effet appelé ses militants à agir ainsi dans le cadre d’une campagne intitulée « Je vote et je reste ».

De manière plus formelle, 35 organisations de la société civile se sont rassemblées en juillet pour former la Convention des organisations de la société civile pour l’observation domestique des élections (CODEL), une alliance visant à mettre en œuvre une « observation harmonisée, proactive et civique » du processus électoral. Forte de son expérience en la matière au Sénégal, au Mali et en Sierra Léone, l’ONG londonienne OneWorld a travaillé avec la CODEL pour mettre en place un système impliquant 6 000 observateurs déployés à travers 1 490 bureaux de votes. Ces individus pouvaient alors transmettre des données par SMS à la ‘situation room’ de Ouagadougou, leurs analyses nourrissant alors une plateforme publique. « C’est un devoir patriotique en tant que citoyen » explique un observateur déployé dans un bureau de vote de la capitale. Mamadi, un des superviseurs travaillant depuis la ‘situation room’, lui fait écho, ajoutant : « c’est une cause nationale. Il faut que chacun y mette du sien pour avoir des élections apaisées et acceptées par tous. »

Le jour des élections, des rapports d’observation transmis à la ‘situation room’ ont permis au personnel de la CODEL d’identifier les incidents et d’en alerter la commission électorale. La CODEL a noté plus de 30 incidents majeurs qui ont alors pu être résolus en partenariat avec la CENI. Selon les données de la CODEL, 99% des bureaux de vote avaient ouvert à l’heure ou moins d’une heure après l’ouverture programmée, et 91% étaient correctement équipés avec tout le matériel requis. Malgré quelques soucis logistiques inévitables, tels que des bureaux de vote ayant ouvert tardivement à cause du manque de personnel ou de matériel, ou des électeurs ayant des difficultés à trouver leur bureau de vote, l’organisation du scrutin a été unanimement applaudie par les observateurs.

Une collecte efficace des résultats

Pour réduire les risques de contestation, la CENI avait promis de communiquer les résultats des élections présidentielles 24 heures après le vote au plus tard, une tâche particulièrement difficile dans un pays où un fort analphabétisme et un manque d’électricité rendent le dépouillement difficile. 

Les résultats ont d’abord été compilés au niveau communal, puis consolidés nationalement à travers une plateforme électronique. Les premières estimations étaient disponibles seulement 12 heures après la fermeture des derniers bureaux de vote et étaient mis à jour régulièrement durant la journée jusqu’à la proclamation officielle des résultats provisoires peu après minuit. La CODEL avait également mis en place un système de comptage parallèle des voix basé sur un échantillon représentatif de 251 bureaux de vote, qui a permis de montrer une corrélation avec les résultats de la CENI. De plus, certains partis comme le MPP, qui disposaient également de délégués dans tous les bureaux de votes pour observer le processus, avaient leur propre système en place pour obtenir les résultats.

Le recours à ces méthodes diverses et indépendantes pour surveiller le dépouillement ont garanti des résultats crédibles tandis que les efforts fournis avant les élections pour informer les partis politiques, la société civile et les médias à propos du processus mis en place par la CODEL ont contribué à ce que les citoyens aient confiance en la conduite des élections. Une fois les résultats proclamés, les électeurs ont rapidement accepté l’issue du scrutin. « Je suis très fier car j’ai grandi durant le régime de Compaoré et c’est la première fois que je vois des élections qui sont réellement transparentes » a déclaré un jeune homme soutenant le MPP. Parallèlement, même ceux qui espéraient un autre résultat semblaient satisfaits du processus. « Je ne suis pas trop déçu ; le vote a été transparent et notre leader a accepté les résultats, donc ça va » a déclaré un électeur de l’UPC.

Le président-élu Kaboré, qui sera investi le 29 décembre, devra respecter ses promesses sans tarder pour montrer qu’il peut apporter un réel changement dans le pays malgré son association passée avec le régime de Compaoré. Si l’ancien premier ministre de Compaoré n’en est pas capable, la « Place de la Révolution » – le point de ralliement des manifestants dans le centre de Ouagadougou – sera de nouveau pleine, ont prévenu les activistes. Mais au moins, Kaboré n’aura pas besoin de s’inquiéter d’allégations de fraude ou de suspicions concernant la légitimité de son arrivée au pouvoir, et cela grâce à la conduite transparente des élections. Même si tous les Burkinabè n’ont pas obtenu le résultat qu’ils souhaitaient, les élections ont été acceptées et la transition politique se termine sur une note positive grâce aux efforts de la CENI, la CODEL et des observateurs internationaux comme domestiques.

« Nous arborons un large sourire, nous poussons des soupirs de soulagement » a déclaré le Président de la CODEL Halidou Ouédraogo. Après des mois de préparation et quelques jours mouvementés, il en a bien le droit.

Mouvements citoyens en Afrique : les raisons d’espérer

JPG_Balaicitoyen091215Le 13 octobre 2015, après 28 ans d’omerta imposés par le gouvernement de Blaise Compaoré, la dépouille de l’ancien président burkinabè Thomas Sankara (1983-87), l’une des figures emblématiques des mouvements citoyens africains, était exhumée pour autopsie. Le constat est sans appel : le corps criblé de balle du révolutionnaire confirme son assassinat, et conforte, si besoin en était, l’idée du sort que réservent aux démocrates les régimes autoritaires.

« Y en a marre », « Le Balai Citoyen » ou « Filimbi » : ces mouvements qui se réclament aujourd’hui de Sankara, Patrice Lumumba ou Mandela ont émergé dans les années 2010. Dès 2012, ils affichent des conquêtes démocratiques de poids : chute du « vieux » Abdoulaye Wade au Sénégal, expulsion de Compaoré du trône burkinabé, et sanctuarisation (provisoire) de la Constitution congolaise contre la volonté de Joseph Kabila de prolonger son séjour au pouvoir. En quoi ces initiatives sont-elles novatrices ? Quelles sont leurs influences et comment s’organisent elles ?

Une stratégie diplomatique qui épouse les codes internationaux…

De manière assez inédite, ces mouvements citoyens se distinguent des mouvements sociaux existants en tant qu’ils se sont emparé de tous les leviers de légitimation politique conventionnels, tout en s’attachant à des valeurs –  et en prônant des références culturelles –  africaines.

La rhétorique employée tout d’abord, est dans la droite lignée de celle affectionnée par les organisations internationales. Les termes de « démocratie », « non-violence », l’affirmation du rejet du radicalisme et même la « bonne gouvernance » figurent ainsi en bonne place au sein de la Déclaration des Mouvements Citoyens Africains, rédigée et co-signée à Ouagadougou à l’été 2015 par plus de 30 mouvements du continent.

Ces organisations sont donc « légitimistes » : elles ne prônent pas de soulèvement révolutionnaires, comme les mouvements sociaux nés sous la colonisation, ni la dénonciation des plans d’ajustements structurels imposés par le FMI, à l’instar de ceux des années 1980, mais bien le respect des constitutions en place. C’est le cas de Filimbi, « Ras-le-bol », ou encore de « Touche pas à mon 220 » (mouvement né au Congo-Brazzaville), qui ont milité pour le respect de la limitation des mandats présidentiels imposée par les textes.

En plus de parler le langage des bailleurs occidentaux, ces mouvements s’appuient sur leurs organes de négociations, et cherchent à faire porter leurs revendications à l’ONU et à l’Union africaine (UA), tandis que leurs représentants n’hésitent pas à rencontrer les hommes politiques influents de la scène internationale (les « yenamaristes » ont ainsi été reçus, entre autres, par Laurent Fabius et Barack Obama).

…Mais qui s’en émancipe pour prôner des valeurs propres au continent

Cependant, tout en s’emparant des véhicules de communication de l’Occident, ils s’en émancipent avec des références idéologiques spécifiquement africaines. Les leaders charismatiques de ces groupes ne se privent pas de critiquer ouvertement les modèles et moyens employés par les pays développés. « Au Sénégal comme en France, nous combattons la même forme d’injustice sociale, les mêmes affres du libéralisme sauvage » déclarait ainsi Fadel Barro à l’ONG Survie.

C’est le concept du libéralisme, dans son ensemble, qui est rejeté : l’un des objectifs affichés des mouvements est ainsi de proposer un « projet politique alternatif au système néo-libéral dominant ». Le vocabulaire utilisé, de même, est proche de la philosophie marxiste : « les masses » doivent lutter contre l’« accaparement des terres », tandis que sont martelés les termes de « capital » et de « lutte ». On retrouve ici des similarités avec les références au marxisme-léninisme des mouvements sociaux des années 1970, qui avaient principalement agité les pays lusophones.

Mais le travail des mouvements sénégalais, burkinabè ou congolais ne se limite pas au rejet stérile d’un modèle décrié. Leur ambition est de constituer une réflexion académique « africanocentrée » et acquise à leur cause : la déclaration de Ouagadougou appelle ainsi à « encourager la conduite et la production de recherches académiques (…), favoriser l'existence de spécialistes africains sur les mouvements citoyens en Afrique ».

L’émancipation a toutefois ses limites, notamment quand vient la question du financement. Les accusations qui leur ont été faites d’être soutenus par Washington et Ottawa, si elles ne sont pas avérées, soulèvent néanmoins le problème de l’indépendance réelle de ces mouvements.

L’idéal du panafricanisme, pour l’expansion d’un mouvement qui fait encore exception

Un autre aspect intéressant de la philosophie des initiatives citoyennes est le panafricanisme. Promu dès 1949 par le Centrafricain Barthélémy Boganda et le Ghanéen Kwame Nkrumah, le panafricanisme représente l’espoir de voir un jour émerger « les États-Unis d’Afrique ». Dès les premiers heurts au Burundi, le Balai Citoyen a relayé des messages de soutien aux Bujumburais, tandis que les 30 mouvements réunis à Ouagadougou l’été dernier ont demandé la libération des prisonniers politiques détenus à  Kinshasa. Des échanges ont lieu entre leurs structures, qui se conseillent sur les modes d’action et sur la formation de leurs membres : par exemple, des membres des organisations congolaises Filimbi et  Lucha ont rencontré leurs homologues du Balai citoyen et de Y en a marre en mars 2015 à Kinshasa.

Cette dynamique et les succès variables qu’elle rencontre ne doivent pas faire oublier que de tels mouvements, structurés et influents, sont encore absents de trop nombreux pays du continent : qui pour s’opposer aux velléités autoritaristes de Pierre Nkurunziza ou de Robert Mugabe, pour ne citer qu’eux ? Là où la guerre civile est encore trop fraiche ou la répression trop dure, il est en effet difficile d’envisager avant longtemps toute opposition organisée et revendiquée.

Mais le constat n’en est pas moins porteur d’espoir : en cinq ans à peine, des organisations citoyennes tangibles se sont élevées et ont renversé des figures politiques autrefois jugées inébranlables. Ces mouvements sont enracinés au niveau local, ramifiés avec leurs homologues des pays voisins et travaillent à constituer une philosophie qui leur soit propre, et d’autant plus apte à mobiliser les énergies. De nombreux obstacles attendent encore les mouvements citoyens du continent, et les 15 élections prévues en Afrique pour l’année 2016 seront un test sans concession, mais les raisons d’espérer sont là.

Julie Lanckriet

 

 

 

Elections au Burkina Faso : Que doit-on retenir ?

JPG_BurkinaElections3Le Burkina Faso a vécu dimanche 29 novembre des élections qualifiées « d’historiques » mettant un terme à la transition politique instaurée en octobre 2014 suite au départ de Blaise Compaoré (1987-2014), poussé vers la sortie par la pression populaire. Ces élections présidentielles et législatives étaient attendues par la communauté internationale, qui y voyait la promesse d’un retour à l’ordre constitutionnel et de l’avènement d’une vraie démocratie, mais aussi par les Burkinabè, déterminés à faire entendre leur voix. Mais que faut-il retenir de ces élections ?

Un scrutin mobilisateur, transparent et apaisé

Tout d’abord, il faut noter un engouement particulier pour un scrutin d’un genre nouveau. Pour la première fois depuis le début des années 1990, le nom de Blaise Compaoré n’apparaissait pas sur les bulletins – déjà un grand changement dans un pays où plus de 70% de la population a moins de 30 ans et n’avait donc jamais connu un autre Président. « Franchement, je n’avais pas voté depuis longtemps. Mais là tout le monde est mobilisé pour participer » témoigne un électeur, en montrant fièrement son doigt teinté d’encre, preuve qu’il a mis son bulletin dans l’urne.  Il n’aura pas été le seul à montrer plus d’intérêt pour ces élections que par le passé : la commission électorale avait annoncé que les listes électorales comptaient 27% d’inscrits de plus qu’en 2012 suite à la campagne exceptionnelle d’enregistrement menée entre mars et mai 2015, tandis que le taux de participation s’est élevé à 60%.

Ensuite, des avancées notoires sont à saluer aussi bien dans le déroulement de la campagne que dans l’organisation logistique du scrutin. L’interdiction de gadgets (T-shirts, pagnes, etc.) et sa couverture médiatique équitable et professionnelle ont permis d’établir un climat apaisé laissant la possibilité à tous les candidats de présenter leur programme. La non-limitation des dépenses de campagnes a toutefois favorisé les candidats et partis disposant de ressources qui pouvaient ainsi parcourir le pays et recouvrir les rues de leurs affiches, au détriment des petits partis et groupements indépendants aux moyens plus limités. La Commission électorale nationale indépendante (CENI) a également mis en œuvre de nombreux moyens pour assurer un déroulement optimal le jour du vote, un dépouillement transparent, et une proclamation rapide des résultats. Malgré quelques problèmes logistiques dimanche – certains bureaux ont ouvert en retard par manque de matériel ou de personnel notamment – ces incidents sont restés ponctuels et ont dans l’ensemble trouvé des solutions rapidement. Selon la CODEL, la structure de la société civile pour l’observation domestique des élections, 99% des bureaux de vote étaient ouvert à 7h (soit une heure après l’heure prévue).

Cette bonne organisation et les gages de transparences, le professionnalisme des médias et la retenue des candidats qui ont tous appelé leurs militants à accepter les résultats ont permis des élections « pacifiées » et l’absence de contestation par la rue de ce qui est ressorti des urnes, comme l’illustre un électeur de Zéphirin Diabré, candidat malheureux de la présidentielle : « Je ne suis pas trop déçu. Le vote a été transparent et notre chef a accepté les résultats donc ça va ». Cela a démontré, encore une fois, l’attachement des Burkinabè à la paix.

Un vote « utile » et des valeurs sûres

JPG_BurkinaElections1Les résultats des élections présidentielles montrent que les Burkinabè ont choisi de voter « utile », c’est-à-dire de voter dès le premier tour pour l’un des deux candidats favoris. Alors que de nombreux analystes prédisaient un second tour, et s’attendaient à ce qu’une poignée de candidats puissent se positionner en « faiseurs de rois », Roch Marc Christian Kaboré du Mouvement du Peuple pour le Progrès (MPP) a été élu dès le premier tour avec 53,49% des voix, tandis que Zéphirin Diabré de l’Union pour le Progrès et le Changement (UPC) a rassemblé 29,65% des suffrages. Tahirou Barry, en troisième place, est loin derrière et obtient à peine plus de 3% des voix, tandis que les onze autres candidats oscillent entre 0,26% et 2,77%.

L’élection confortable de ‘Roch’, pourtant un cacique du régime Compaoré jusqu’à son revirement en janvier 2014, pourrait surprendre à peine un an après l’insurrection populaire qui a balayé ce régime et réclamé le changement. Mais son expérience au sein du système Compaoré lui a plutôt été favorable, les électeurs voyant ainsi en lui le seul candidat ayant les capacités de gérer les affaires du pays. En quittant le Congrès pour la Démocratie et le Progrès (CDP), le parti de Blaise Compaoré, il a emmené avec lui d’autres figures de proue comme Salif Diallo et l’ancien maire de Ouagadougou Simon Compaoré, ainsi qu’un nombre important de militants. A la chute du régime, il a pu bénéficier de réseaux importants à travers le pays, en particulier en milieu rural, et nombreux sont les votants du CDP qui ont rejoint le parti s’en rapprochant le plus, de par son idéologie ou son personnel politique. 

Bien qu’élu par « un coup-KO » aux présidentielles, Roch ne dispose toutefois pas d’une majorité absolue à l’Assemblée Nationale. Les résultats provisoires présentés par la CENI donnent 55 sièges sur 127 au MPP, tandis que l’UPC en obtient 33. Le CDP ne s’en sort pas mal, se positionnant comme troisième force avec 18 députés, pouvant ainsi peser dans les débats politiques. L’UNIR-PS, le parti sankariste de Maitre Bénéwendé Sankara, a obtenu cinq sièges tandis que dix autres partis se partagent les 15 sièges restants. Roch aura donc besoin de créer des alliances pour gouverner et mettre en œuvre son programme, et d’autant plus pour élaborer une nouvelle Constitution comme il l’a promis, pour laquelle il aura besoin du soutien des deux-tiers du parlement. L’Assemblée nationale pourrait donc être le théâtre de débats politiques, permettant ainsi l’émergence d’une opposition crédible et la recherche de consensus, loin de la chambre d’enregistrement du gouvernement qu’elle représentait sous Compaoré.

Et maintenant ?

La nouvelle équipe doit prendre les rênes dans les prochaines semaines, et la tâche qui les attend n’est pas mince. Les attentes de la population sont immenses, en particulier en matière d’emploi, d’amélioration des conditions de vie, et de bonne gouvernance. Roch n’aura pas le droit à un état de grâce, et le peuple est désormais aux aguets pour surveiller les actions de ses dirigeants. Un de ses électeurs a été clair : « S’ils ne respectent pas leurs promesses, la place de la Révolution sera encore pleine ! ».

Eloïse Bertrand

François Hollande, « rattrapé par la Realpolitik en Afrique »

CHRISTOPHE%20BOISBOUVIER_PRW_9871_0Qui pouvait penser que François Hollande ferait des dossiers africains l’une des priorités de sa politique étrangère et militaire ? Avant de devenir président, il se rend le moins possible sur un continent dont il se méfie. Il délaisse les enjeux africains pour cultiver son ancrage local corrézien, et se concentrer sur les questions économiques et sociales qu’il affectionne. C’est donc un homme plutôt neuf qui arrive à l’Elysée en mai 2012, après avoir promis comme d’autres de “rompre avec la Françafrique”. Très vite, face à la montée de la menace djihadiste au Mali, c’est pourtant sur ce terrain africain que François Hollande va prendre parmi les décisions les plus cruciales de son mandat en engageant les troupes françaises. Quelques semaines après l’intervention au Mali, il décrit même son accueil triomphal à Bamako, comme la journée “la plus importante” de sa vie politique. Dans Hollande l’Africain, paru en octobre aux éditions La Découverte, le journaliste de RFI Christophe Boisbouvier raconte avec minutie cette conversion à l’Afrique, et combien, au nom de ses intérêts économiques et sécuritaires, la France peine à échapper à ses traditionnelles alliances avec des régimes contestables. Pour l’Afrique des idées, il revient sur les atermoiements de la politique africaine de François Hollande.

Vous écrivez que François Hollande a longtemps joué à cache cache avec l'Afrique, pour quelles raisons ?

Parce ce qu’il estimait qu’en Afrique “il n’y a que des coups à prendre”. C’est ce qu’il dit en 1998 au “Monsieur Afrique” du Parti socialiste, Guy Labertit, un an après avoir pris les rênes du PS. François Hollande a été marqué par les scandales de la Françafrique, notamment celui des diamants de Bokassa, qui a contribué à la défaite de Valéry Giscard d’Estaing en 1981. Pendant longtemps, pour lui, aller en Afrique, c’était prendre le risque d’être accueilli par des potentats, de recevoir des cadeaux compromettants et de se salir les mains. En tant que premier secrétaire du PS, il ne met pratiquement jamais les pieds en Afrique. Il n’accompagne pas le premier ministre Lionel Jospin quand il se rend au Sénégal et au Mali en décembre 1997.

En quoi sa relation avec Laurent Gbagbo marque-t-elle un premier tournant ?

Malgré sa méfiance forte vis-à-vis du continent, François Hollande, en tant que patron du PS, va être obligé de prendre position sur les dossiers africains, où la France est très attendue. D’autant plus, qu’il devient en 1999, le vice-président de l’Internationale socialiste. Il va nouer des relations de camaraderie avec les chefs des partis socialistes africains comme Laurent Gbagbo, qui dirige le Front populaire ivoirien et est un grand ami du député PS Henri Emmanuelli. Il se laisse entraîner dans une relation assez étroite, avec des communiqués de soutien catégorique à Laurent Gbagbo, en 2000, au moment de la présidentielle.

Avant de rompre 4 ans plus tard…

En 2002, il y a une insurrection dans le nord de la Côte d’Ivoire et le pays est coupé en deux. Peu à peu on va découvrir que des assassinats ont lieu contre les rebelles présumés, perpétrés par ce qu’on appelle “les escadrons de la mort” du président Gbagbo. François Hollande est alerté par plusieurs socialistes, et par l’Ambassadeur de France, Renaud Vignal, rappelé à Paris, pour ses relations exécrables avec le régime ivoirien. A son retour, le diplomate fait un compte rendu incendiaire de la situation qui a beaucoup de poids sur François Hollande. C’est le début d’un grand froid. François Hollande décide de rompre définitivement fin 2004 et l’affaire ne fait que renforcer ses préjugés sur l’Afrique.

Vous décrivez avec précision l’entrée en guerre au Mali. Comment expliquez-vous que François Hollande ait revêtu avec une telle célérité le costume du chef de guerre une fois à l’Elysée ?

Il a une phrase forte quand il se rend au Mali trois semaines après le début de l’intervention française: “Je viens sans doute de vivre la journée la plus importante de ma vie politique”. Elle trahit d’abord la blessure d’un homme qui jusqu’à son élection a longtemps été considéré comme un mou, et un “flanby”, un dessert gélatineux… Il veut montrer qu’il n’est pas celui qu’on croit, qu’il est capable de prendre des décisions fortes. Il estime aussi profondément que la France a une responsabilité historique. C’est un gaullo-mitterrandiste qui veut maintenir la France dans le club des grandes puissances qui ont le droit de veto au conseil de sécurité de l’ONU. Il veut prouver qu’elle est une grande nation qui prend ses responsabilités quand l’Afrique l’appelle.

La France a-t-elle exagéré la menace djihadiste au Mali pour justifier sa guerre ?

Je ne dirais pas qu’elle l’a exagérée, mais elle a dramatisé l’enjeu. François Hollande sait qu’il faut gagner la bataille de la communication et de l’opinion publique à la fois en France et en Afrique. Il insiste donc sur la menace sur Bamako, ses deux millions d’habitants et 6000 ressortissants français. En fait, quand François Hollande prend la décision d’intervenir, personne ne sait ce que les djihadistes veulent vraiment faire. Une seule certitude, ils ont bougé. Mais on ignore si leur objectif est le centre du pays dans la région de Sévaré ou si ils veulent pousser jusqu’à Bamako. C’est dans une situation de doute et d’interrogation tactique que François Hollande décide d’intervenir.

Est-ce parce qu'elle était opposée à l'intervention française au Mali qu'une ancienne ministre malienne de la culture Aminata Traoré s'est vu refuser un visa pour la France ?

Sans doute.

Outre François Hollande, parmi les personnages centraux de votre livre, il y a le président tchadien Idriss Déby. En quoi leur relation est-elle emblématique de l'évolution de la politique africaine du président français ?

Car Idriss Déby est un des chefs d’Etat africains dont François Hollande se méfie le plus, à cause de “l’affaire Ibni”. Du nom de Ibni Mahamat Saleh, un des leaders de l’opposition tchadienne, proche de l’internationale socialiste qui disparaît en février 2008 dans les geôles tchadiennes. A l’époque, le PS français a des positions très dures contre le régime dont il met en cause la légitimité. Deux députés Jean-Pierre Sueur et Gaëtan Gorce organisent un débat à l’Assemblée nationale en mars 2010.

Jusqu’à son arrivée au pouvoir, François Hollande considère que le régime tchadien n’est pas fréquentable. Pendant les six premiers mois, les relations sont très mauvaises. Idriss Déby ne vient pas à Kinshasa au sommet de la francophonie, où se rend le président français. En décembre 2012, il est reçu pour la première fois à l’Elysée mais les relations restent glaciales. Tout change en janvier, Déby propose les services de son armée pour la bataille des Ifoghas au Nord-Mali. Désormais, les deux pays ont une alliance militaire et stratégique contre un ennemi commun…les djihadistes.

La communication des autorités françaises en deux temps sur le référendum au Congo, qui pourrait permettre au président Sassou Nguesso de s’accrocher au pouvoir, est-elle une autre illustration des atermoiements français ?

Un pas en avant, deux pas en arrière. Dans sa politique africaine, François Hollande zigzague comme il l’a fait pendant onze ans à la tête du parti socialiste sur d’autres dossiers. Un coup, il se prononce contre le principe du 3e mandat de Denis Sassou Nguesso et un autre coup il semble donner son feu vert au président congolais quand il prépare son référendum pour en briguer un. Autre exemple, ses tournées en Afrique. Quand il rend visite à un autocrate, il prend le soin d’aller d’abord chez un chef d’Etat élu démocratiquement. Avant d’aller à Kinshasa chez Joseph Kabila, il va voir le Sénégalais Macky Sall, avant de se rendre au Tchad chez Idriss Déby, il va chez Mahamadou Issoufou au Niger. C’est un équilibriste permanent.

François Hollande a-t-il rompu avec la Françafrique comme il le promettait dans un de ses engagements de campagne ?

Il a essayé de rompre avec la Françafrique de l’argent et du clientélisme, et de mettre fin à l’influence des visiteurs du soir sur la politique africaine, des gens comme Robert Bourgi ou Patrick Balkany qui intervenaient encore pendant les présidences de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Jusqu’à preuve du contraire, François Hollande a plutôt réussi sur ce plan là. En revanche il n’a pas rompu avec la Françafrique institutionnelle, celle des bases militaires et du franc CFA. La France est encore le gendarme de l’Afrique, notamment au Sahel. Enfin, malgré les promesses de Dakar en octobre 2012, il reste des réseaux, peut être plus de réseaux clientélistes mais des réseaux personnels. Ceux qui datent de l’Internationale socialiste. François Hollande et Alpha Condé par exemple échangent régulièrement des SMS sur leurs anciens téléphones personnels. Le président guinéen en profite probablement. Il peut obtenir un rendez-vous à l’Elysée en trois jours et contourner le protocole. Dans une tribune au journal Le Monde, un proche de Hollande, l’avocat de gauche Jean-Paul Benoit avait tiré la sonnette d’alarme et réclamé une politique plus équilibrée en Guinée.

Pourquoi ces hésitations entre realpolitik et droits de l’homme vous surprennent-elles ? N’est-ce pas un classique de la politique étrangère ?

On peut être cynique et penser que les responsables politiques sont tous les mêmes, que les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent. Mais François Hollande a vraiment manifesté un désir de renouveau au départ comme l’illustrent les choix d’Hélène Le Gal et Thomas Melonio pour la petite cellule africaine de l’Elysee, et de Pascal Canfin comme ministre du développement. Hélène Le Gal est une diplomate jeune qui n’a pratiquement pas de passé africain ni de relations personnelles avec les chefs d’Etat, c’est d’ailleurs sans doute pour cela qu’elle a été choisie. Thomas Melonio, c’est encore mieux, c’est un idéologue, qui a un écrit un petit fascicule quand il travaillait sur les questions africaines pour le PS. Il y posait clairement la question du maintien des bases militaires françaises et du franc CFA. Aujourd’hui un officier d’état-major français relirait ce texte avec effroi. Quant à Pascal Canfin, c’est un écologiste spécialiste de la lutte contre les trafics financiers, notamment entre le Nord et le Sud, et il a obtenu un ministère du développement important. Donc François Hollande n’a pas voulu faire comme tout le monde au début, il avait une vraie volonté de changement. Mais à l’épreuve des faits, la Realpolitik l’a rattrapé.

Helène Le Gal et Thomas Melonio avalent-ils des couleuvres aujourd’hui ?

Il faudra leur demander… Je pense qu’ils vous diront que le présence militaire française n’est plus une présence politique mais relève d’opérations extérieures, des OPEX contre les djihadistes. Que les troupes ne sont plus des forces de présence comme dans les bases de Libreville ou de Djibouti qui voient leurs effectifs diminuer. Ils souligneront aussi sans doute que même si il n’y a pas eu de rupture fondamentale, il y a une forme de normalisation des relations françafricaines.

Votre livre est dédié à Ghislaine Dupont et Claude Verlon, journaliste et technicien à RFI, assassinés au Nord-Mali en novembre 2013. Où en est l’enquête ?

Elle est au point mort. D’abord parce que l’entraide judiciaire entre Paris et Bamako ne fonctionne pas bien. Il y a eu des commissions rogatoires internationales mais les retours sont décevants. Le président malien nous a expliqué que les recherches demandent une expertise que n’ont pas les juges et les policiers maliens, et qu’il faudrait une entraide technique avec Interpol, l’Union européenne… C’est un argument que nous pouvons entendre. Mais il y a aussi un blocage en France. Le juge Marc Trévidic qui était en charge du dossier a fait une demande de déclassification de documents “secret défense”. Le Ministère de la Défense n’a rien fait et n’a même pas saisi la commission consultative du secret de la défense nationale, qui doit simplement donner son avis. C’est d’autant plus choquant que le 24 juillet, François Hollande a reçu les familles et promis que tous les documents demandés seraient déclassifiés. Nous attendons toujours… Et on se demande si l’armée française n’a pas quelque chose à cacher.

Propos recueillis par Adrien de Calan

La flambée islamiste dans l’Algérie post-coloniale (1ère partie)

JPG_AlgérieFISL'Afrique des Idées consacre une série de deux articles à la compréhension de l'émergence de l'islamisme militant en Algérie, qui a donné le jour en 2007 à la création d'al-Qaïda au Maghreb Islamique  (AQMI) aujourd'hui agent éminent de déstabilisation régionale dans le Sahara. Dans ce premier article, Sofia Meister propose un survol des conditions historiques du bourgeonnement de l'Islam politique et militant en Algérie. Dans un second article, elle abordera l'évolution géostratégique et idéologique d'AQMI et l'influence du groupe sur la vie politique algérienne, ainsi que son infiltration dans le conflit au Mali. 

Retour historique sur les origines et les conditions de l'Islam politique

Souvent  désignée  comme  la  grande  muette  du  Printemps  arabe,  l'Algérie  a  pourtant  elle aussi connu les heurts du processus de démocratisation, à la fin des années 1980, initiée à l'issue de vagues d'agitation populaire. À la suite des réformes menées par le gouvernement de Chadli Bendjedid (1979-1992), l'Algérie avait  été  le  premier  pays  en  Afrique  du  Nord  et  au  Moyen-Orient  à  réussir  une  transition démocratique et à s'ouvrir au multipartisme. Néanmoins, ces avancées décisives vont rapidement mettre  en  exergue  la  sclérose  du  parti  au  pouvoir depuis l’indépendance en 1962,  le  Front de libération nationale (FLN), et même,  paradoxalement, devenir l'allié institutionnel objectif du Front islamique du Salut (FIS), créé en 1989.  Celui-ci remporte, démocratiquement, les élections nationales du 26 décembre 1991, ce qui entraîne un coup d'État orchestré par les chefs d'état-major de l'armée algérienne.

La  victoire  d'un  parti  politique  dont  le  programme  visait  à  mettre  fin  au  processus  de sécularisation  dans  lequel  s'était  engagé  la  société  algérienne  a  suscité  de  nombreuses interrogations. Ouvrant à un conflit que certains ont pu qualifier de « guerre civile », et dont le total des victimes s'élève entre 100 000 et 200 000 personnes, cette flambée de l'islamisme a obscurci  le  futur  politique  de  l'Algérie. La  lutte contre « l’hérétisme » de  l'Algérie  post-coloniale s'est  faite  en  plusieurs  temps.  En  premier  lieu,  les  groupes  islamistes  armés  s'attaquèrent  aux principaux organes de l'État ; les attentats et les assassinats se concentrèrent ensuite sur les civils, et plus particulièrement l'intelligentsia algérienne : écrivains, artistes, universitaires représentaient ce qui rattachait encore l'Algérie indépendante à son passé colonial et à l'influence française.  

Encore aujourd'hui, on a dû mal à éclairer avec précision les motivations des accès de violence qui ont saisi la société algérienne des années 1990. Pourquoi cet embrasement s'est-il produit, dans un pays qui semblait  une  figure  de  proue,  depuis  l'Indépendance,  d'un  modèle  de  société  décolonisée  aux orientations politiques progressistes?

La présence d'un Islam politique pré-colonial

En  réalité,  l'Islam  politique  est  une  vieille  histoire  algérienne.  Cet  Islam  politique  des origines,  loin de pouvoir  être  assimilé de facto à la forme salafiste qu'il prendra progressivement après l'Indépendance, s'enracinait déjà dans les confréries soufies de la période anté-coloniale. Dès la  fin  du  XVIIIe  siècle,  les  mouvements  de  rébellion,  inspirés  par  les  principes  islamiques, s'opposaient  à  l'inégalité  du  système  socio-légal  ottoman, opposant la  dimension  égalitaire  de  la métaphysique  islamique  à  la  discrimination  socio-ethnique  de  l'Empire,  qui apparaissait profondément inique. La confrérie soufie de la Qadiriyya, la plus importante d'entre toutes et la plus militante, appelait déjà à cette époque à l'instauration de la Shar'ia.

C'est tout particulièrement le combat d'Abd El Kader contre les forces coloniales françaises qui  va  faire  de  l'Islam  une  bannière  théologique  de  résistance  contre  l'envahisseur.  La réappropriation  symbolique  d'Abd  El  Kader  après  l'Indépendance  algérienne  a  eu  tendance  à gommer  la  dimension  islamique  de  sa  campagne.  Pourtant,  par  son  programme  militaire  et l'administration  de  la  Shar'ia  dans  les  zones  libérées,  Abd  El  Kader  a  réussi  à  associer temporairement, mais concrètement les principes de justice sociale et de jihad. Jusqu'à sa capitulation, en 1847.

Ré-islamisation de l'identité et résistance anti-coloniale

À la suite d'Abd El Kader, l'Islam deviendra la carte à jouer politique et identitaire de ceux qui rejettent le joug colonial. Dès le début du XXe siècle par ailleurs, l'Islam en Algérie participe de ce  vaste  mouvement  de régénération  théologique  qui  secoue  le  monde  musulman. La visite  d'un intellectuel égyptien de taille comme Mohammed 'Abduh en 1903, contribue à la diffusion dans le pays  des  courants  islamistes  moyen-orientaux.

Le  mouvement  de  l'Islah,  qui  précède  les  partis politiques  islamistes,  débute  dans  les  années  1920.  Représenté  par  l'Association  des  Oulémas Musulmans Algériens, la doctrine islahiste prône la revivification spirituelle des mœurs par une ré-islamisation de la société, notamment à travers l'éducation en langue arabe dans les madrasas. Bien que déclaré apolitique dans un premier temps, le courant de l'Islah participera très tôt à la prise de conscience  d'un  imaginaire  national  écrasé  par  l'entreprise  coloniale.  Un  imaginaire  national  qui ouvrira  la  voie  à  l'indépendance.  Le  FLN,  quant  à  lui,  ralliera  un  grand  nombre  de  partisans  en exaltant l'identité musulmane de la population colonisée.

Le malaise social algérien

Après  l'indépendance,  l'Algérie  devient  rapidement un  terreau  fertile  pour  la  contestation  islamiste. Fragilisée par une baisse brutal du prix du pétrole et par une hausse de la valeur du dollar, la société algérienne  des  années  1980  se  trouve  en  proie  à  un  chômage  massif  et  à  une  crise  du  logement alarmante.  Les  promesses  avortées  du  socialisme  algérien  laissent  de  nombreux  laissés-pour-compte,  qui  voient  dans  le  modèle  libéral  défendu  par  le  FIS  une  alternative  désirable.

Tout bourgeonnement idéologique majeur est toujours indissociable du contexte socio-économique dans lequel  il  se  produit.  Ainsi,  les  années  1980  sont  marquées  par  une  puissante  vague  d'agitation politique et de soulèvements populaires, souvent réprimés dans le sang par le pouvoir en place. Peu à peu, la présence des factions islamistes dans les mouvements, les cortèges et les manifestations de contestation est l'astuce qui permet à l'islamisme de se constituer un véritable capital de visibilité et de légitimité politiques.

L'Algérie post-coloniale est ainsi secouée par de puissants et profonds antagonismes sociaux et économiques profonds. La « dépersonnalisation » féroce engendrée par l'édifice colonial laisse les Algériens désorientés sur leur(s) propre(s) identité(s). La fracture linguistique entre Francophones, Arabophones, et Berbérophones produit des groupes sociaux relativement distincts ; la remise en cause  de  la  position  « traditionnelle »  de  la  femme  algérienne,  dont  la  mobilité  sociale  s'accroit, entraîne un flou identitaire majeur sur lequel les Islamistes s'appuient. Selon la sociologue Séverine Labat, le malaise social, capitalisé par les Islamistes, devient le terme d'une équation qui se joue sur le plan culturel.

Qualifiée par certains de schizophrénie culturelle, l'identité nationale algérienne semble alors une  source  de  problèmes.  Alors  que  le  FLN  au  pouvoir  soutient  en  théorie  le  socialisme révolutionnaire, la langue  arabe  et  l'Islam  comme  piliers de  l'identité nationale,  la  langue et à  la culture  française  délimitent  des  groupes  socialement  privilégiés.  L'identité  nationale  algérienne vacillait entre l'héritage républicain inspiré de l'ancienne puissance coloniale et les principes de la société islamique. En tous les cas, l'échec politique de fusion de ces deux héritages, sans doute lié à la  force  et  l'acuité  des  traumatismes  passés,  a  entrouvert  la  porte  aux  Islamistes  qui  s'y  sont précipités. Par la voie des urnes dans un premier temps, puis par l'action terroriste dans un second, la nébuleuse islamiste s'est puissamment implantée dans le paysage politique algérien contemporain et elle est devenue un facteur majeur de déstabilisation géopolitique au Sahara.

Sofia Meister

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