Fiction-Miroir-Réalité et vice versa : Le cas Nollywood (2)

photo de tete E-interview SH

Ken, une amie sénégalaise – peut-être la connaissez-vous, elle est entre autres l’auteure du Baobab Fou, de la Folie et la Mort, de Aller et Retour – m’a confié attendre l’interview de Shari Hammond.

Shari, notre sœur ghanéenne-ougandaise qui était entre ses deux pays pour des raisons professionnelles, a, dès qu’elle a pu convenablement s’installer, pris le temps de nous consacrer un peu du sien. Polyglotte, je lui ai emprunté les mots des langues qu’elle parle ou perfectionne pour vous souhaiter mukulike (luganda), tusemerirwe kukulora (lutooro), akwaaba (twi et ga), wilkommen (allemand), welcome (anglais), bienvenue dans une réalité – celle d’une femme africaine, instruite, professionnelle, globe-trotter, intelligente, comme me l’a dit un certain ambassadeur honoraire en parlant d’elle – bienvenue dans une réalité qui n’est point fiction.

Pour mémoire, ceci est la suite de mon papier diffusée dimanche 6 juillet. Papier dans lequel je vous entretenais via une interview avec Serge Noukoue, de la deuxième édition du Nollywood Week Festival qui a eu lieu du 5 au 8 juin au cinéma parisien l’Arlequin.

Cet évènement a été l’occasion de me faire des nœuds au cerveau, pour reprendre l’expression d’une autre amie, en voulant analyser l’interpénétration entre fiction et réalité. En attendant de partager avec vous mes réflexions profondes, je vous remercie de trouver dans les lignes qui suivent mon e-interview avec Shari Hammond, Responsable Partenariats au sein de l’association Okada Media. Association qui organise le Nollywood Week Festival.

Clic-Text-Send avec Shari Hammond, Responsable Partenariats

Shari HammondGaylord Lukanga Feza : Shari, quel est votre parcours ? Votre histoire ? Votre relation avec les industries créatives ?

Shari Hammond : J’ai fait des études de droit international en me focalisant sur l’Afrique. J’ai toujours aimé me cultiver en lisant, aller à des expositions et découvrir différents artistes. Je m’interrogeais beaucoup sur les différentes scènes artistiques africaines et j’ai donc débuté en m’impliquant dans une revue en ligne d’art contemporain africain (Afrikadaa), en 2011. Par la suite, j’ai rencontré Serge et les autres co-fondateurs de la Nollywood Week.

Dernièrement, j’ai pu collaborer au sein d’un festival d’arts littéraires en Ouganda (Writivism).

Promouvoir, stimuler et développer les industries créatives africaines, qu’il s’agisse des arts visuels, du monde de l’édition ou du cinéma s’avère être pour moi une nécessité, de par leurs contributions au panthéon culturel et à l’essor économique d’un pays.

GLF : Votre formation vous a-t-elle été utile dans vos activités ?

SH : Ma formation de juriste m’a donné discipline et organisation dans mes activités. Il m’est plus facile par exemple de rédiger et relire des contrats de partenariats et autres. Ou encore de prendre en compte les diverses options et mesures juridiques à garantir.

GLF : Quels conseils pouvez-vous donner à ceux qui voudraient se lancer dans les industries créatives, pour leur éviter des écueils ?

SH : Je dirai juste qu’il faut oser relever ses manches et se mettre à la tache dès que l’on a une vision de ce que l’on veut accomplir. Avoir une idée c’est bien, mais une vision c’est mieux. La vision est cette feuille de route qui permettra à tout entrepreneur culturel de ne pas flancher dans les moments difficiles, car il y en a, comme dans toute entreprise. Ce genre d’industrie souffre hélas d’un manque de financements et cela est encore plus difficile en Afrique. Il faut croiser les bonnes personnes : Celles qui croiront en votre projet et qui seront prêtes à s’investir moralement et financièrement.

GLF : Comment choisissez-vous vos partenaires ? Je pense notamment à Total qui a soutenu l’évènement et à l’Arlequin qui l’a de nouveau accueilli.

SH : Nous aimons travailler avec des personnes qui mettent en avant des produits et services de qualité à destination d’une audience africaine ou portée vers l’Afrique. Des personnes qui ont conscience du potentiel et des évolutions, tout comme des avancées exceptionnelles qui ont lieu sur le continent. Des personnes, des mécènes qui promeuvent cette Afrique-là.

Nous ne sommes pas restrictifs quant à nos collaborations. Nous souhaitons stimuler des relations sur le long terme avec des entreprises qui ont fait leurs preuves et qui ne lésinent pas sur la qualité et le respect de leurs clients.

Notre rencontre avec Total a eu lieu par le biais de nos partenaires de l’Association France-Nigéria en 2013. Nous avons depuis engagé de multiples discussions afin de mieux connaître les valeurs et visions de chacun. La Fondation Total a décidé de nous soutenir cette année en raison de notre contribution à un dialogue interculturel et parce que nous créons de nouveaux accès pour de nouvelles audiences.

Le Cinéma l’Arlequin, lieu emblématique au cœur de Paris, nous a donné notre chance lors de la première édition et nous ont fait confiance après cette première réussite. Leur soutien tout au long de la préparation à l’aboutissement du Festival nous a été précieux et nous leur remercions à nouveau pour cela.

GLF : A qui, à quoi seront alloués les bénéfices de ce festival ?

SH : Une chose à savoir est que les festivals de cette envergure ne font pas encore de bénéfices. Le peu d’argent récolté sera affecté à la préparation de l’édition prochaine et à des activités connexes de l’association portant le Festival : Okada Media.

Mother of GeorgeGLF : Présente la journée de samedi au festival, j’ai pu constater l’engouement du public. Nombreux sont ceux à qui on a répondu « Séance complète ! », même pour celles du lendemain. Où tous ceux qui n’ont pu se rendre au festival ou accéder aux différentes séances, peuvent-ils retrouver les films de la sélection ?

SH : En effet, comme dans la plupart des festivals, il est préférable de bien identifier les projections auxquelles on veut assister et prendre son billet dès que possible. Beaucoup de séances ont affiché complet et nous en sommes ravis. Ce festival a pu proposer des premières de films inaccessibles en France et le public qui y était présent a témoigné de son intérêt et de son envie de voir plus de films provenant de l’industrie nigériane.

Notre plus grand souhait, ainsi que celui des directeurs et producteurs présents lors du festival, est d’avoir ces films disponibles sur le plus de plateformes possibles. Des partenaires comme Canal + ou Nollywood TV envisagent d’acquérir les droits de diffusion de certains de ces films. Il reste donc à attendre et voir.

GLF : Si c’était à refaire que changeriez-vous à cette édition 2014 ? Peut-on déjà prendre rendez-vous pour l’année prochaine ?

SH : Question difficile ! Les challenges ne sont là que pour nous faire grandir et nous en apprendre. J’accentuerais peut-être plus la communication, notamment pour inviter le public à prendre ses billets dès la veille du Festival ou en Early Bird comme nous l’avions déjà fait.

Oui. Vous pouvez déjà prendre rendez-vous pour l’année prochaine avec, nous l’espérons, encore plus de films qui vous toucheront et encore plus de rencontres avec ceux qui font Nollywood.

GLF : Le cinéma, grâce à une technique et des moyens de diffusion, met à notre disposition des images, des sons, nous dépeignant un tableau vivant, imitant ou distinguant la réalité. Quelle est selon vous le rôle de ceux qui créent ces images ?

SH : Le cinéma porte bien son surnom de septième art.

Le cinéma étant un art, il est là pour sublimer, dévoiler, dépeindre ou adapter une réalité. L’artiste, ici le réalisateur ou le producteur n’a le devoir que de suivre sa propre ambition et vision, même si cet art est un vecteur considérable d’influences que nous ne pouvons négliger. C’est pour cela qu’il y aura toujours des messages plus ou moins directs dans les films. Le rôle des créateurs selon moi n’est pas d’aboutir à une mission spécifique, mais de faire ce qu’ils font avec brio et ardeur, en définitive de laisser leur marque en ne cessant d’inspirer.

GLF : Shari Hammond, merci.

SH : Merci à vous

Propos recueillis par Gaylord Lukanga Feza

Polar africain et vacances 2014, vous avez le choix !

 

polar

Le polar en Afrique se porte bien. Si l’Afrique du Sud se présente en excellent porte-drapeau du genre avec un Deon Meyer ou une Angela Makholwa, je peux dire sans me tromper que l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique Centrale entretiennent de façon remarquable le feu sacré. Les trois auteurs que je vous présente brièvement ici, je les ai lus avec ferveur, et les considère comme des valeurs sûres pour tout lecteur pressé de découvrir ce que deviennent les héritiers de Couchoro, Moussa Konaté, Massan M. Diakaté, et autres Simon Njami, Achille Ngoye, etc.

1ère enquête : Otsiemi ou un polar venu du Gabon

otsiemiJanis Otsiemi. Le Gabonais a la plume rapide. Je m’explique. Son dernier roman, African Tabloïd (Jigal, 2013), fourmille d’infos sur la vie politique du Gabon. Normal, le roman se déroule à Libreville, dans un commissariat de quartier. Mais là où l’on s’attendrait à ce qu’il perde son temps (comme un mauvais journaliste ou un mauvais écrivain) à ressasser les milles et une avanies des politiques africains, il campe un narrateur qui balance les infos juste comme des éclairages pour comprendre le contexte du récit. Comme dans l’épilogue, chapitre très court mais remarquable, où les dates fonctionnent comme des repères stables. « Juin 2006 : Le président gabonais décède à Barcelone en Espagne. Août 2009 : Baby Zeus est élu président de la République gabonaise. » Pour le reste, circulez, il y a l’enquête autour d’un cadavre rejeté par l’océan. La victime est un journaliste d’investigation connu pour ses enquêtes sur le pouvoir. Assassinat politique, crie la corporation. L’enquête est menée par deux as de la PJ, Owoula et Koumba, aidés par un jeune blanc bec, Allogho, policier « long crayon », c’est-à-dire diplômé de l’Ecole Nationale de Police. Et aussi par les gendarmes Boukinda et Envane. Il y a un truc que j’ai particulièrement aimé dans African Tabloïd, c’est le choix plus que correct d’Otsimi de raconter comment la police criminelle enquête en Afrique. Aucun misérabilisme, aucun exotisme, les policiers de Libreville travaillent comme des policiers, avec des méthodes d’interrogatoire certes musclées mais sans plus. Il y a une justesse dans le regard sur la vie hors commissariat de ces gens d’armes dévoués à leur métier. Il y a les rivalités de corps, la tentative de récupérer le travail des sous-fifres par des officiers plus gradés. Mais il y a surtout, un langage, celui d’Otsiemi, un régal d’argot local qu’il dégaine sans forcer. En donner un seul exemple serait fausser la logique de l’écrivain, mais une chose est sûre, une fois dans le bain, on partage la bouche de l’auteur !

Seconde enquête : Ayikwei Parkes ou un polar ghanéen

Nii Ayikwei Parkes, vous ne le connaissiez pas avant, n’est-ce pas ? Moi non plus. Ma lecture du roman ghanéen en était restée à Kodjo Laing et ses airs de ”social science fiction”. Mais voilà qu’avec ce livre traduit de l’anglais par la béninoise Sika Fakambi, je découvre un auteur de polar bien sous tous rapports. Notre quelque part (Zulma, 2014) se lit comme un épisode de la série Les Experts transplanté sous les tropiques. Une jeune fille en vadrouille dans le village de Sonokrom poursuit un bel oiseau au plumage bleu et entre par hasard dans une case. Ce qu’elle découvre ? Un amas de chair et de viscères, de lymphe, une chose innommable qui bouge. Alertée, la police d’Accra débarque et conclut à un possible meurtre. Le propriétaire de la case, un certain Kofi Ata, parti en brousse, selon les villageois, ne serait pas encore de retour. L’affaire est confiée par le patron de la criminelle au jeune inspecteur Kayo, médecin légiste formé en Angleterre, qui trompe son ennui dans un laboratoire de biologie à Accra. Kayo, qui a toujours rêvé de rejoindre la criminelle et s’est fait blackbouler à chaque tentative rechigne. Il sera contraint d’accepter le job, par le chantage. Car cette affaire est une aubaine pour l’inspecteur Donkor, patron de la criminelle : il s’agit de retrouver qui se cache derrière la chose innommable, et, si possible, prouver qu’il s’agit d’un meurtre, en exhibant un coupable à n’importe quel prix ! Ce qui a priori a l’air simple va se révéler corsé comme une devinette akan. Ici, l’enquête est sophistiquée, basée sur l’utilisation de la recherche ADN. Mais que vaut la science devant la roublardise des villageois ? Toute la substantifique moelle du récit d’Ayikwei Parkes est là, dans ce jeu de cache-cache entre le jeune inspecteur et les villageois, notamment entre Kayo et le narrateur, le rusé Yao Pokou. « Nos Sages disent toujours que, parfois, lorsque le mal commis est plus grand que nous, la justice doit quitter nos mains. » L’enquêteur découvre vite ce que la maxime cache de terrible vérité. Notre quelque part est écrit comme un spoken word en ewe et en twi, mieux un slam intelligent qui a des phases de suspense digne des grands récits initiatiques. Les chapitres suivent l’ordre des jours de la semaine : nawƆtwe, kwasida, dwodwa… fida… Clin d’œil à ceux qui comprennent la langue !

Tertio : Florent Couo-Zotti ou le roman noir béninois

Couao-Zotti n’est plus à présenter. Son dernier roman, La traque de la musaraigne (Jigal, 2013) pour moi relève plus du roman noir que du polar stricto sensu. Cela ne rend que plus intéressant l’exercice. Une journaliste de Jeune Afrique a dit tout le mal qu’il pensait de ce roman. Une journaliste parisienne certainement, qui préfère la prise de tête à l’efficacité du roman noir facon Zotti, car il faut le dire : au marché des poules, le cancrelat ne reste pas invendu ! Le seul reproche que je ferai moi à ce roman pourrait devenir sa qualité ! Même dans les situations improbables, on rit parce que Couao-Zottti a toujours un revolver caché qu’il fait dégainer par ses personnages. Ceux-ci sont au nombre de trois. Il y a d’abord Deborah Palmer, une sorte de James Bond Girl (ou de SAS Girl ?) qui fuit le Ghana avec le magot d’une casse. Ensuite, il y a Jésus Light, l’amant de Deborah, l’auteur de la casse, qui a confié le magot à Deborah avant de se faire arrêter un temps. Libéré, il est à la recherche de la voleuse, dans un Cotonou surchauffé par la débrouille et les trafics en tout genre. Un homme a le malheur de croiser le chemin de ce duo diabolique : Stéphane Négirec, un jeune breton idéaliste et totalement malchanceux. Deborah la fuyarde embarque Négirec dans une fuite sans précédent qui se termine dans les mailles des preneurs d’otages du Boko Haram. Ce roman décline toutes les menaces sous lesquelles vivent les populations du Golfe de Guinée, il renseigne mieux qu’un traité de sociologie contemporaine. Et il vous fait rire, surtout quand la narration croise le monde interlope de la prison de Cotonou. Ne ratez pas les pages 50 et 51, vous y rencontrerez une certaine « Chérita », cette cochonne à qui les prisonniers doivent présenter les hommages sous peine de se faire taillader par Couteau Véreux, le chef des lieux ! Couao-Zotti ne se raconte pas, il se lit !

Kangni ALEM

L’africanité maghrébine, un phénix aux plumes noires

Qaraqeb Gnawa Musicians
Credit photo: CPA Maroc Casablanca – Les Guinaguas (23851).

Il y a de cela un mois, je me suis embarquée dans une aventure singulière. J’ai décidé de partir à la recherche des  ponts entre l’Afrique et le Maghreb. Subjuguée par la poésie d’Al Fayturi, qui a déclaré son amour pour l’Afrique en arabe, j’ai continué de voguer à la recherche des liens entre les rives du Sahara. C’est bien un océan inexploré qui s’est déployé devant mes yeux.

Aux origines du refoulement

Lorsqu’on s’aventure à évoquer les origines africaines des Maghrébins, on se heurte souvent au silence. Il y a longtemps eu, en effet, un véritable silence juridico-philosophique à l’égard de ce sujet. La particularité du silence c’est qu’il a deux interprétations possibles. On peut le voir comme l’indice de l’assimilation tacite de cette population dans le creuset maghrébin. Mais, face à un tel silence, il est également légitime de s’interroger sur le degré  d’intégration  de l’« identité noire » à la définition des identités nationales maghrébines. 

Parmi les raisons qui expliquent ce mutisme figure la traite négrière transsaharienne, à laquelle nombre d’historiens se réfèrent pour justifier la présence de Noirs au Maghreb et qui explique le registre tabou de l’évocation de ces racines. L’esclavage est donc un impensé qui empêche l’expression de l’ancrage africain de l’Ifriqiya nordique et des Touareg.  Mais il y a pire encore. Malek Chebel explique que la machine de déshumanisation ontologique sur laquelle repose la traite continue d’être entretenue par ce qu’il nomme « l’esclavage de traîne ».  En effet, de par le racisme dont ils font l’objet, les descendants des esclaves portent sur leurs épaules le fardeau de leur propre histoire et sont relégués à un délabrement anthropologique et sociologique. 

Mais si la blessure historique de l’esclavage explique, en partie, ce désintérêt relatif pour nos racines africaines, d’autres facteurs sont également à prendre en compte. A l’heure où les revendications d’indépendance gagnaient en vigueur, le mouvement panafricain prônait plus l’union contre le colonisateur que la véritable recherche des liens communs entre les « Afriques ». Il n’est donc pas étonnant qu’au festival panafricain de 1969 à Alger, Houari Boumediene ait préféré à l’idée de « négritude » et de « patrimoine culturel commun », celle, plus obscure et distante de  « communauté de destin ». 

Dans Noirs au Maghreb, enjeux identitaires, Stéphane Pouessel attribue la dissolution progressive de l’africanité et de la culture maghrébine au « transfert symbolique et culturel » qui a conduit le Maghrébin à adopter le panarabisme en se définissant « comme acteur dans les luttes anticoloniales, anti impérialistes et antioccidentales ». Il soutient qu’ « à travers le prisme palestinien, le mythe politique d’une identité arabo-musulmane, qui se traduit par la « solidarité infaillible » entre peuples arabes ou partiellement d’origine arabe, s’est transformé en composante identitaire ».

Cependant, il ne faut pas négliger les causes externes dans l’analyse de ce silence. En effet, les puissances coloniales et néocoloniales, ont, en partageant l’Afrique, rendu difficile la tâche de création d’un sentiment d’appartenance continental.  A cela vient s’ajouter l’influence de la vision européenne de l’Afrique qui imprègne des élites maghrébines éduquées à la française et nourries au pain de l’imaginaire colonial. 

Pour finir, les berbères  investissent souvent le terrain africain pour revendiquer une identité par opposition à l’élément arabe et contribuent ainsi à reléguer la cause africaine au second – voire troisième – plan.

Tous ces facteurs concourent donc à rendre rare une évocation de l’Afrique au Maghreb qui ne soit pas mue par des intérêts politiques ou économiques. Rares sont également les célébrations désintéressées de ce patrimoine culturel commun.

Un phénix aux plumes noires

Cependant, ces dernières années ont vu naître au Maghreb la projection d’un débat nord américain interrogeant le devenir des africains en terre maghrébine.  Cette redécouverte de l’africanité du Maghreb a néanmoins revêtu des visages différents selon les pays.  Quasi chassée en Algérie, tout juste tolérée au Maroc et en Tunisie jusque dans les années 80, l’intégration de la diaspora africaine s’est heurtée à des difficultés.

En Algérie, la politique bureaucratique et uniformisante menée sous Boumediene a aboli les particularités culturelles de cette population au lieu de s’en enrichir.

Au Maroc, en revanche, ces descendants d’esclaves réunis en confréries religieuses ont réussi à acquérir un réel pouvoir dans la société. Ils se sont imposés subtilement, notamment par la musique, en devenant « l’exutoire du peuple ; et en développant un état d’esprit moqueur  et lucide » [1]selon les dires de Fuzia, fille d'un célèbre maâlem (maître) marrakchi qui organise des rituels pour le roi.

Les Orphées africains

Si le Maroc s’est récemment mis en quête de sa part d’africanité refoulée en la célébrant à l’occasion de festivals comme ceux d’Essaouira (Festival Gnawa) ou de Fès (Festival des musiques sacrées), cette part musicale d’origine africaine existe dans bien d’autres territoires maghrébins.  Qu’elle soit occultée, refoulée ou redécouverte, la dimension africaine est une composante des sociétés maghrébines qui n’est pas enseignée à l’école et peu présente dans les réflexions historiques mais qui imprègne plus subtilement gestuelle, musique et cuisine. Au Maroc, les « pratiques musicales rituelles, initiatiques, divinatoires et thérapeutiques des gnaouas combinent, en un ensemble harmonieux, les apports culturels  de l'Afrique Noire, au Sud, ceux de la civilisation arabo-musulmane venue de l'Est et des cultures berbères autochtones ». [2]  Selon Bouazza Benachir, la généalogie des gnawas montre qu’ils étaient d’abord le fait des seules populations afro-maghrébines issues de l’esclavage avant de devenir syncrétiques en se greffant sur les blancs – par l’entremise des femmes notamment –  dont les systèmes de croyance et la religion étaient différents.

Les activités des gnaouas sont polymorphes et variées mais elles culminent dans le rite de possession appelé derdeba qui fait entrer en transe les adeptes de la danse et convoque même les créatures surnaturelles que sont les mlouks.

Ce rite, orchestré par des musiciens et des voyantes-thérapeutes, présente des ressemblances coutumières et rythmiques – rythmes ternaires superposés sur une structure binaire de fond – avec de nombreuses autres traditions musicales au Maghreb, en Afrique et même par-delà l’océan Atlantique.  

De là, la théorie veut que l’Ethiopie, berceau de l’archétype le plus ancien de cette musique (le zar), soit l’origine commune de ce rituel d’exorcisme par la transe partie d’Abyssinie pour se disperser sous diverses formes à travers l’Afrique : stambali en Tunisie, bori en haoussa au Niger, diwan en Algérie, gnaoua au Maroc, shona  au Zimbabwe et jusqu’aux Caraïbes et en Amérique (ocha, vaudou haitien, macomba, condomblé brésilien).

Ces rituels singuliers redécouverts au Maghreb sont une métaphore vivante de la négritude version nord-africaine. Les orphées noires qui ont inventé le blues et le jazz outre-Atlantique ont des frères maghrébins qui chantent la fusion de l’Afrique, l’Islam, la culture maghrébine et la berbérité sur un harmonieux fond de percussions. Le phénix maghrébin, en assumant pleinement  les plumes noires qui participent à sa richesse syncrétique, pourra faire revivre ses multiples héritages et faire accéder les populations à la connaissance d’elles-mêmes.

A cet égard, je ne saurais mieux résumer l’intérêt philosophique de cette quête identitaire qu’en citant Bouazza Benachir qui lui-même cite Descartes: « cogito ergo sum  : je pense donc je suis . Or, pour exister, encore faut-il que je veuille penser mon impensé ». Cet impensé se nomme « Afrique ».


[1] Propos recueillis à l’occasion d’une interview pour l’express international – Issues 2504 – 2517

 

 

[2] D’après l’ouvrage de Abdelhafid Chlyeh : Les gnaoua du Maroc : itinéraire initiatiques, transe et possession

 

 

Sami Tchak, La Couleur de l’écrivain

Sami Tchak. De l’écrivain, j’ai lu bien des romans. De l’essayiste, rien ! Son essai La Couleur de l’écrivain qui vient de paraître aux éditions La Cheminante est donc mon premier. La Couleur de l’écrivain, un essai ? C’est vite dit ça! Au fond, cet ouvrage est un ovni ou si on suit le regard de l’éditeur, une comédie littéraire ou essai-comédie si tant est que ce genre existe.

Enfin, une chose est évidente : sur 224 pages, l’écrivain togolais offre à ses lecteurs une œuvre à cheval entre fictions narratives et réflexions personnelles. Le tout organisé en trois parties essentielles.

La première partie titrée peau et conscience aborde des questions relatives au statut des écrivains noirs francophones, surtout ceux appelés aujourd’hui les écrivains de la nouvelle génération, confrontés aux problématiques de l’engagement, de la réception de leurs œuvres, de leurs rapports à la langue française ; toutes préoccupations au cœur même du contraste qui définit l’écrivain noir francophone marginalisé au centre(Paris) et méconnu dans la périphérie (son pays, le Togo pour Sami Tchak). Et puisque « l’écrivain, l’artiste, ne soulève pas des montagnes » (p. 96), Sami Tchak aboutit, exemples à l’appui, à la conclusion selon laquelle le génie à peindre la condition humaine dans ce qu’elle a de plus universel, de plus spirituel et de plus intime, reste le seul engagement qui peut permettre à l’écrivain d’être au-dessus de la mêlée. Ces réflexions de l’auteur sont accompagnées ou illustrées par des nouvelles plus ou moins courtes, notamment « Joe ne reviendra plus » (p.24), un beau texte qui prévient du piège de l’enfermement par l’intermédiaire d’un père qui console sa fille. Ou la nouvelle « Vous avez l’heure ? » qui met en scène la haine raciale et la complexité des rapports entre les hommes dont la justice ne concerne pas les pigeons (p.39), peut-être parce que seuls les oiseaux, comme dirait Kossi Efoui, savent encore que les hommes ont des racines aériennes.

La seconde partie de La Couleur de l’écrivain a pour titre comédie littéraire. Avec ironie en effet, Sami Tchak questionne le monde des écrivains, leurs forces supposées, leurs prétentions avérées, leurs ego et leurs diverses quêtes. « A y regarder de près, c’est une planète de putes, les charmes en moins, chaque pute se fabriquant une mythologie sur les montants de ses avaloirs, sur ses ventes » (p. 144), conclut-il. Mais alors, quelle position pour Sami Tchak sur cette planète d’écrivains ? Chacun trouvera une réponse à la lecture de son présent livre ! Cependant, on sait, par les réflexions qui ont suivi, que des écrivains échappent à cette lecture. Parmi ceux-ci, on trouve les préférés de l’auteur: Dostoïevski, Gracq, Tolstoï et tous les autres à qui il emprunte des extraits ou consacre des réflexions par admiration, par jeu d’intertexte ou par « affinités électives » (p.175) comme c’est le cas dans la troisième partie consacrée à Ananda Devi.

En effet, intitulée éloge de la Sarienne, la troisième partie de l’œuvre lève le voile sur une complicité littéraire et une amitié singulière qui existe entre le romancier togolais et la romancière indo-mauricienne. Le lecteur se rendra compte que les univers des deux auteurs sont assez proches et qu’ils en viennent à se faire des clins d’œil dans leur texte : Ananda Devi est présente dans le roman Hermina de Sami Tchak tandis que ce dernier est « l’ange noir » dans Les Hommes qui me parlent de la première. L’hommage rendu par l’auteur de Place des fêtes à l’auteure de Pagli, puise à la fois dans le réel et le fantastique. Et cette caractéristique scripturale s’applique à toute l’œuvre.

La Couleur de l’écrivain est un ouvrage qui joue à flouer, par la force de l’écriture, les frontières entre le réel, le rêve et le fantastique, voire le fantasme. Ce qui est déjà observable dans bien des romans de cet écrivain togolais, notamment dans Hermina. Mais dans ce dernier livre, le côté essai se construit sur des éléments concrets puisés dans:

– Les voyages de l’auteur : Sami Tchak exploite ses voyages pour questionner des réalités complexes. Par exemple, son voyage au Tchad lui permet de poser le problème de l’urbanisation des villes et les errements de la jeunesse des pays sous-développés (N’djamena, p. 89). Ses voyages en Algérie permettent la réflexion sur l’importance de la lecture, la mémoire et la construction du présent (La leçon de l’aveugle, p.99). Et le retour dans son Togo natal en 2007, il en parle encore avec cette déception due au dysfonctionnement du champ littéraire togolais où ceux qui doivent ou peuvent produire la valeur des œuvres, sont passifs ou versent dans des considérations qui ne tirent pas la littérature togolaise vers le haut. Ah, Sami Tchak, laissez-moi vous dire que la situation n’a pas vraiment changé au Togo !

– Des débats et communications littéraires qui résument la vision de l’auteur sur des questions qui le concernent. Le texte sur l’engagement (p.75) reste le plus important par la précision et la pertinence du point de vue de l’auteur. Dans ces réflexions et ces prises de position, le lecteur découvrira encore la culture de cet écrivain qui pousse les références jusqu’à l’agacement.

Au-delà du côté essai, La Couleur de l’écrivain est une histoire de rencontres et d’échanges. Rencontre de l’auteur avec des personnes et des espaces réels qui ont donné naissance à des récits de voyage au propre comme au figuré. Rencontre avec les personnages et les univers de d’autres écrivains qui ont permis des jeux de miroir, rendant le texte très imagé, sauf « le temps des chinois » (p.117), récit-allégorie qui ne se laisse pas lire facilement, tellement les images s’enchevêtrent ! Hormis cela, La métaphore y est et vous emporte sur les rives des souvenirs de l’auteur qui peint son parcours et celui de son père avec des couleurs de son Togo natal.

Au final, cette œuvre est un bilan, une évaluation romancée de son parcours et de sa pensée pour un Sami Tchak qui va sur ses 60 ans. C’est à ce titre qu’on peut comprendre la récurrence dans l’œuvre du thème de la mort et de la quête de l’immortalité par la littérature. Et l’auteur de conclure, lucide :

« La littérature est une illusion, la mort, un instant où nous sommes amputés de tout, un instant de solitude absolue »

p. 196. Edition La Cheminante

Bon pour l’heure l’illusion continue, qu’elle dure, Sami Tchak, qu’elle dure encore et encore !

Anas Atakora

L'article original est extrait du blog Bienvenue dans mes monts

Vibrations africaines à Angoulême


Dans une chaleur estivale, le festival Musiques Métisses d’Angoulême s’est déroulé du 6 au 8 juin 2014 pour sa 39ème édition, au bord de la Charente, dans l'Ouest de la France. Concerts de reggae, hip-hop, afrobeat, jazz, musique populaire d’Haïti, chanson du Cap-Vert, du Bénin… Un patchwork de styles musicaux variés aux couleurs de l’Afrique, mais aussi du théâtre, des rencontres littéraires… Reportage.

Minuit, 1er soir du festival. Sur la grande scène, le trompettiste Ibrahim Maalouf insuffle une mélancolie planante entre les gouttes de pluie. Pendant ce temps, sur la scène Mandingue, les Haïtiens Boulpik chantent en chœur leur musique populaire, le konpa, et font danser le public à coups de banjos et de percussions. Ici et là, l’ambiance est décontractée, festive : le ton du festival est donné.

Producteur passionné par la musique Noire, Christian Mousset a créé l’évènement Musiques Métisses en 1976, pour faire découvrir ces musiques dites du monde, alors méconnues.

« Je voulais montrer ce que l’on n’entendait pas ailleurs. Ces musiques étaient considérées comme exotiques, dans le sens péjoratif du terme, alors qu’elles sont d’une diversité infinie et d’une grande qualité, capables de s’exporter, de s’écouter ailleurs. »

Ouverte aux musiques de toutes les cultures, la programmation est néanmoins beaucoup construite autour de l’Afrique.

« Elle est la mère de toutes les musiques populaires que l’on écoute en Occident, et de tous les métissages entre les Caraïbes, les Amériques… Et je trouve que c’est là où la créativité et l’intensité dramatique, émotionnelle sont les plus fortes. Il y a une urgence et une énergie extraordinaires. Contrairement aux idées reçues, l’Afrique est un continent en plein devenir, et la musique est à l’avant-garde de ce qui va se passer après. »

Et pour dénicher ces artistes, avant l’époque d’internet et du téléphone portable, Christian Mousset a parcouru tout le continent africain, de Bamako à Johannesburg.

« Dans ces villes au bouillonnement culturel incroyable, je me rendais dans les clubs et les cafés pour écouter les musiciens, car rien ne vaut le spectacle vivant. »

Parmi les concerts marquants dans l’histoire du festival, on trouve ceux de Salif Keita, Cesaria Evora, Rokia Traoré… tous découverts à Angoulême avant d’entrer dans la sono mondiale. Autre temps fort, le concert réunissant des musiciens Blancs et des musiciens Noirs d’Afrique du Sud au temps de l’apartheid, alors ostracisés lorsqu’ils jouaient ensemble dans leur pays.

Si ce festival pionnier n’est aujourd’hui plus le seul à programmer ces musiques en France, il reste pour beaucoup d’artistes africains le tremplin de référence pour les faire connaître en Europe. Yacouba Moumouni, leader du groupe du nigérien Mamar Kassey, se produit ici pour la troisième fois. Sa musique tradi-moderne, qui dénonce des fléaux comme la famine ou le mariage forcé, a remporté le Prix Musiques des Régions Francophones du festival. Pour lui, Musiques Métisses est un lieu d’échanges culturels et de rencontres même pour les Africains entre eux.

« C’est ici que j’ai rencontré Habib Koité, René Lacaille, et que je suis devenu ami avec le grand bluesman Ali Farka Touré.»

Entre deux concerts, on visite le dispositif « Nié qui tamola » – l’oeil voyageur en bambara- qui regroupe exposition, théâtre et bal festif. Conçue par la compagnie de théâtre de rue les Trois Points de Suspension, cette création multiforme pose un regard satirique sur la relation de la France avec l’Afrique. D’abord à travers une exposition déroutante : documentaires ou ludiques, parfois même absurdes (distributeur d’eau non-potable), les œuvres plastiques et installations traquent les idées reçues, les stéréotypes, les mirages, évoquant le regard faussé que se porte mutuellement la France et l’Afrique. Dans cet espace labyrinthique, on trouve par exemple un distributeur de proverbes africains, un jeu quizz sur l’identité nationale, des marionnettes interactives, des témoignages vidéos sur l’apprentissage de la langue française au Sénégal avant l’indépendance… Puis, le spectacle burlesque « La grande saga de la Françafrique » raconte avec le même humour grinçant l’histoire obscure et méconnue des relations France-Afrique depuis 1958 à aujourd’hui. Par la dérision, « Nié qui tamola » nous invite à une réflexion sur l’identité et la construction du regard sur l’Autre et sur nous-mêmes.

Astrid Krivian

Fiction-Miroir-Réalité et vice versa : Le cas Nollywood

ARLEQUINMusique, cinéma, séries tv, mode : des secteurs liés à l'image. Des secteurs qui rapportent. Des secteurs à la vitalité économique témoin de la capacité et du besoin du continent de créer de la valeur ajoutée à partir de ses cultures et pour répondre à ses préoccupations. Des secteurs rangés sous le fanion : Industries créatives.

Et les industries créatives Chers Tous, sont, comme nous l'indique notre ami commun Wikipédia, « les acteurs majeurs de l'économie de la connaissance. Leur développement rapide est le reflet de la contribution de plus en plus importante de l'économie de l'immatériel à la croissance économique. » Je reviendrai vers vous sur les effets de cet immatériel dans nos vies, à l'occasion d'autres articles.

Je vais ici vous rapporter la voix d'un des acteurs de cette industrie.

E-Interviews

Il s'est déroulé du 5 au 8 juin 2014 au cinéma l'Arlequin à Paris, la deuxième édition du Nollywood week festival.

Serge Noukoue en est le Directeur exécutif. Afféré et très sollicité, c'est par e-mail qu'il a finalement pu nous consacrer quelques minutes d'un temps toujours précieux.

Suivra l'interview de Shari Hammond, Responsable des partenariats.

J'ai demandé à ces deux personnes clefs du festival, de répondre à des questions sur cet événement, sur les industries créatives et sur l'interpénétration entre fiction et réalité.

Clic-Text-Send avec Serge Noukoue – Directeur exécutif

SN(1)GLF : Serge, quel est votre parcours ? Votre histoire ? Votre relation avec les industries créatives ?

SN : Après un Master en Management de Projets Culturels à Paris, je me suis dirigé vers l'audiovisuel de manière générale, en faisant tout d'abord des stages. Puis, très rapidement, je me suis mis en tête de contribuer au développement du secteur audiovisuel en Afrique. C'est une vaste tâche et ce n'est pas évident de savoir par où commencer quand on a à cœur une mission comme celle-là.

J'ai d'abord travaillé en tant que Chargé de projets à Canal France International. Par la suite, j'ai décidé de voler de mes propres ailes en montant ce projet de festival, que j'envisage comme un outil de développement au service de l'industrie du cinéma nigérian.

GLF : Nollywood week festival est un événement organisé par Okada Media, une association loi 1901 en France et créée en 2013.

Quel objet poursuit cette association ? Qui en sont les membres ? L'association est-elle la meilleure structure juridique pour encadrer un tel évènement ?

SN : L'association nous a en effet semblé être la meilleure forme juridique pour ce projet. Mais le projet a précédé la création de l'association. Okada Media a donc été créée parce qu'il fallait une entité juridique pour porter le festival.

Ses membres sont les 3 personnes qui dirigent le festival : Nadira Shakur, Shari Hammond et moi-même. Nous avons également d'autres personnes qui nous ont aidées tout au long de la préparation du festival et qui souhaitent s'impliquer à long terme autour de ce projet.

En tout, l'association compte une petite vingtaine de membres.

GLF : La NWF existe(ra)-t-elle dans d'autres pays ? Présumez-vous ou connaissez-vous le besoin des consommateurs en cinéma nigérian sur les différents continents ? Quelle est votre unité de mesure ?

SN : Potentiellement oui, la Nollywood Week peut avoir lieu dans d'autres endroits. Nous ne nous y sommes pas encore attelés car cela nécessite un travail important en amont et en premier lieu un modèle économique.

GLF : « Okada est l'appellation communément donnée aux moto-taxis que l'on trouve dans de nombreuses villes du Nigéria. Synonyme de débrouillardise et de créativité, l'arrivée de l'Okada a permis de combler un vide et de faciliter l'accès à des zones autrement inaccessibles. En tant que créateur d'accès au meilleur du contenu "Made in Nigeria", ce nom s'est imposé comme une évidence aux organisateurs de la Nollywood Week. » in nollywood.com

Quel est votre ambition à court, moyen et long terme ? Est-ce d'être une courroie de transmissions pour d'autres industries, d'autres géants du continent ? Ou est-ce de travailler dans cette industrie ?

SN : Créer un accès qualitatif au contenu Nollywoodien de qualité est notre objectif. On peut estimer que notre festival nous permet de remplir cet objectif. Cependant, le combat est encore long. Et nous aurons gagné la bataille que lorsqu'il sera normal de voir au cinéma en France, des films nigérians à l'affiche, ou alors sur les grandes chaînes de télévisions de ce pays.

Il est important que l'Afrique consomme ses propres produits culturels et il est important qu'elle les exporte également. Nous avons décidé de nous focaliser sur un pays : le Nigéria. Mais globalement, c'est de ça dont il s'agit. Le cinéma est un secteur stratégique, mais il n'est pas impossible que dans le futur on élargisse notre action à d'autres disciplines.

SALLEGLF : Dans un avenir plus ou moins lointain, le Nigéria pourrait-il devenir un centre de formation cinématographique pour le continent ?

SN : C'est possible, mais ce qui serait davantage intéressant serait que le modèle nigérian fasse des émules ailleurs sur le continent.

Et ce que j'appelle le modèle nigérian ici, consiste à produire des films de manière indépendante avec une véritable optimisation des coûts de production et une autonomie financière.

Dans d'autres parties du continent, les longs-métrages de cinéma ne voient le jour que lorsque les financements en provenance de l'Occident sont obtenus. Cette situation n'est pas acceptable et le Nigéria représente à cet égard un exemple.

GLF : L'Etat nigérian, accompagne-t-il, encadre-t-il cette industrie ? De quelle manière ?

SN : Au Nigéria, qui est un Etat fédéral, force est de constater que depuis peu, le gouvernement central tout comme les Etats locaux – avec une mention particulière pour celui de Lagos qui fait partie des plus dynamiques en la matière – ont donné le La pour que l'investissement culturel soit considéré comme un élément clé de la politique publique.

Des prêts sont proposés aux réalisateurs, des salles de cinéma voient le jour un peu partout. L'importance du secteur est enfin reconnue par l'administration qui y voit un pourvoyeur d'emplois pour la jeunesse, ainsi qu'un vecteur de bonne image du pays à l'étranger.

GLF : Vous étiez présent au Forum économique de la Cade sur Bâtir des industries modernes et compétitives en Afrique. Jeudi 12 juin, vous avez, aux côtés de Sylvestre Amoussou (Réalisateur-Producteur de cinéma), Xavier Simonin (Directeur technique du Festival A Sahel Ouvert de Mbumba au Sénégal) et Jacques Nyemb (Avocat associé), été invité d'honneur de la rencontre-débat de la Cade sur Economies culturelles et créatives d'Afrique : Quelles contributions au développement socio-économique ?

Doit-on comprendre que miser sur la culture et incidemment sur les valeurs ajoutées créées par les activités de ce secteur-industrie peut-être un levier de développement pour notre continent ?

SN : La Culture, les Industries créatives représentent effectivement un outil pour le développement. La difficulté est qu'il faut  avoir conscience de cela pour pouvoir élaborer des stratégies appropriées et les mettre en œuvre. Les industries créatives doivent créer de la richesse et des emplois en Afrique, comme elles le font ailleurs. Le potentiel est là. Les stratégies un peu moins. Mais c'est pour ça qu'il faut regarder vers ce qui fonctionne.  Et le Nigeria, malgré tous les problèmes auquel ce pays est actuellement confronté, semble avoir pris conscience de l'importance des industries créatives. Il faut que d'autres pays s'inspirent de ce qui se fait là-bas et adaptent certains procédés à leurs réalités propres.

GLF : Pour finir, j'aimerais en revenir à des considérations socio-philosophico-culturelles. Le continent est confronté comme partout ailleurs à des problématiques identitaires. Et vous ? Etes-vous un Français d'origine béninoise ou un Béninois de nationalité française ?

SN : J'ai les deux nationalités. Les deux passeports. Maintenant en ce qui concerne mon identité personnelle, elle est on ne peut plus hybride. J'ai vécu en France certes, mais aussi au Sénégal, au Cameroun, en Centrafrique, aux Etats-Unis, au Brésil et ma femme est Afro-Américaine.

Tous ces voyages m'ont nourri. J'ai toujours été curieux et ouvert sur le monde. Le Nigeria m'influence énormément. J'y puise mon inspiration pour beaucoup de choses. Je rêve de décloisonnements, d'échanges. L'Afrique en a besoin. J'ai été dans toutes les régions en Afrique, qu'il s'agisse d'Afrique Centrale, d'Afrique de l'Ouest, d'Afrique Australe, d'Afrique de l'Est, du Nord… Et même si j'ai horreur des généralisations, je peux affirmer une chose : Personne ne connait moins l'Afrique que les Africains eux mêmes… C'est une triste réalité qui puise ses sources dans un passé douloureux que nous connaissons tous. Mais c'est bien à nous-mêmes de choisir si l‘on veut que ce passé continue de nous définir ou pas.

FILE ATTENTEGLF : Quel est l'accès des Nigérians à son cinéma ? Que reflète ce cinéma de ce pays ?

SN : Cet accès pourrait être amélioré. Le cinéma nigérian est populaire sur place bien évidement, mais nous sommes loin de ce que représente Bollywood pour les Indiens par exemple.

GLF : Vous ne semblez pas être un prestataire au service de la culture nigériane, mais un entrepreneur qui investit avec toute l'acuité d'un citoyen conscient des différents enjeux, dans un domaine à forte valeur ajoutée.

J'évoque là votre sélection méticuleuse, aussi bien dans la diversité des sujets évoqués dans les différents films, que dans les personnalités de la délégation nigériane. Des personnes que je qualifierais d'éclairées et engagées. Pouvez-vous nous édifier sur ces points? Quel public visait cette programmation ?

SN : L'idée était de mettre en avant la qualité de l'industrie cinématographique nigériane et de mettre également en avant sa diversité. Il fallait donner à voir un panel de films qui traite des thèmes différent les uns des autres.

L'idée était aussi de présenter ce pays sous son meilleur jour. C'est une sorte d'Opération-séduction d'une certaine manière.

Je pense que ça permet de tordre le cou aux idées reçues. Le Nigeria fait partie de ces pays qui font l'objet de beaucoup de clichés. Clichés négatifs la plupart du temps. Il est important d'aller à l'encontre de tout ça et de rendre possible un véritable échange, un véritable dialogue.

GLF : Afrique anglophone/Afrique francophone, avez-vous observé des disparités entre ces deux blocs ? Que ce soit au niveau culturel, structurel, économique ou autre ?

SN : Les disparités sont importantes… L'Afrique Anglophone est plus avancée économiquement. Peut-être plus décomplexée culturellement aussi. Mais ce qui est primordial, c'est de faire en sorte que ces deux blocs se parlent et échangent, parce qu'ils n'ont finalement que très peu l'occasion de le faire. Et la Nollywood Week sert aussi ça. A décloisonner.

J'ai la chance de parler anglais et français et je suis assez content que cela permette à des Nigérians d'échanger avec des Sénégalais pendant le festival par exemple. Ce sont de petites choses, mais on peut en espérer d'heureux résultats : des amitiés qui se créent, qui pourront déboucher sur des partenariats, sur des co-productions… Qui sait ? C'est aussi ça la magie des rencontres et c'est pour ça qu'il faut plus de rencontres entre Africains francophones et Africains anglophones.

GLF : Serge Noukoue, merci.

SN : Merci à vous. Merci pour votre intérêt et pour vos bonnes questions!

Clic-Text-Send avec Shari Hammond – Responsable Partenariats

SH(1) Chers internautes, Shari Hammond est en ce moment entre deux voyages, non pas de type astral, mais professionnel et d'ordre privé. Dès qu'elle posera un pied sur la terre ferme d'Ile-de-France (région administrative de France au coeœur de laquelle se niche sa capitale : Paris), je m'en irai lui porter un verre d'eau fraîche, lui transmettrai vos meilleures salutations et lui demanderai de m'accorder pour vous un entretien.

En attendant cet autre rendez-vous, j'espère que cette petite e-causerie avec Serge Noukoue vous a édifié sur l'importance de donner à voir du beau, de la qualité, du rêve, sans nier ou renier la réalité.

Mais surtout, à ceux qui sciemment ou pire en moutons de Panurge méconnaissent, sabotent, outragent leurs cultures, empêchant rayonnements culturels et retombées économiques, sachez qu'il n'est pas trop tard pour faire amende honorable, revenir à de meilleurs sentiments et surtout affronter votre miroir culturel en toute sérénité.

Gaylord Lukanga Feza.

CONGO Inc. ou la mondialisation vue par Jean Bofane

Cela faisait 6 ans déjà qu’on attendait un nouveau roman d’In Koli Jean Bofane, scribe talentueux venu de RDC. Son précédent ouvrage, Mathématiques congolaises, avait marqué les esprits par l’ingéniosité et la malice avec laquelle le romancier croquait les coulisses d’un pouvoir politique prédateur en République Démocratique du Congo. Il s’est appliqué à récidiver en déployant plus de facéties à décrire les impacts de la mondialisation sur son pays et la place centrale de ce dernier dans ces interactions économiques, politiques et militaires "mondiales". C'est surtout un regard sur les petits gens qui habitent dans ce pays broyé par ce système féroce, désormais incontournable.

Pour cela, Bofane choisit de camper son personnage central dans la figure la plus improbable pour être au cœur de ce parcours : Isookanga, un jeune pygmée ekonda.

BofaneBofane ou l’art du contrepied

En effet, quoi de plus surprenant que d’imaginer ce personnage atypique, au cœur de la forêt équatoriale, déjà marginal au sein de son clan du fait de sa « haute » taille toute relative, fruit des vagabondages sexuels de sa tendre mère. Isookanga est un marginal au sein de son clan ékonda. Ce dernier est lui-même singulier au sein des populations mongo du nord du Congo Kinshasa. Les ékonda sont de petites tailles et, par conséquent, assimilés aux pygmées. La rupture d’Isookanga avec son entourage n’est pas seulement morphologique. Le jeune homme est également très éloigné du respect que son peuple voue à son environnement naturel. Il est tout émoustillé par l’inauguration en grande pompe d’un pylône de télécommunications qui va relier sa localité au reste de la planète. Isookanga est un mondialiste et un mondialisant. D’ailleurs, le jeune est connecté à la Toile sur laquelle il joue en ligne sur Raging trade, un terrifiant jeu initiant de tendres teenagers en de féroces prédateurs de l’exploitation des ressources minières de part le monde. Avec un ordinateur portable volé à une sociologue belge de passage dans la région, Isookanga est un maître dans ce jeu simulant avec cynisme les effets pervers de la mondialisation…

En introduisant ce personnage qu’on aura du mal dans la suite du roman à situer comme « héros » ou« antihéros », Bofane illustre la technique extrêmement délicate du contrepied, que tennismen ou footballeurs connaissent bien. Elle surprend, enrage celui qui s’est fait prendre dans les méandres du stratège ou du dribbleur. Un pygmée pour être l’apôtre d’un modèle économique destructeur, quoi de plus improbable. Et pourtant, la mayonnaise prend.

Bofane ou la passion pour un pays et ses gens

Notre personnage se décide de tenter l’aventure de Kinshasa, loin d’une forêt dont les horizons sont bouchés par des troncs et feuillages d’arbres à perte de vue. L’arrivée d’IsooKanga dans cette mégapole de 12 millions d’habitants va permettre à Bofane de mettre en scène une multitude de personnages qui vont donner à la fois toute la saveur à ce roman, mais également plongé le lecteur dans l’âme, la joie et la souffrance d’un peuple. Naturellement, je ne vous dépeindrai pas tous ces personnages, extrêmement nombreux, faisant penser aux multitudes de solitudes qu'aimaient superposer feu Garcia-Marquez. Parmi ces gens, il y a les shégués. Les enfants de la rue de Kinshasa. Ce n’est pas la première fois que la littérature africaine traite cette question. Déjà, dans les années 60, Mohamed Choukri portait son propre regard sur l’enfance dans la rue. Enfant soldat, enfant sorcier, orphelins victimes de la guerre, les profils sont différents. Et pour les décrire, Bofane qui communique beaucoup d’émotions dans cet aspect du roman, n’hésite pas à présenter les choses avec bonne humeur. Modogo, l’enfant-sorcier. Shasha la Jactance, l’adolescente qui se prostitue. Omari Double lame, l’ancien enfant-soldat, Gianni Versace, l’amateur de griffes de vêtement… Isookanga recueilli par ces shégués ne verse cependant pas dans la compassion et l’empathie à l’endroit de ces enfants aux trajectoires si singulières. Il est un opportuniste obsédé par le désir de matérialiser son rêve de mondialisation.

Congo IncIsookanga ou la mondialisation des cynismes

Une des caractéristiques de ce roman, est le positionnement élargi des personnages. Mbandaka au Nord du Congo, Kinshasa, Kinsagani, New York, Chongkin, Vilnius. Autant de lieux. Une multitude de personnages. Congolais, Belge, Chinois, Uruguayen, Lituanien, Rwandais, Américain, Français. Les scènes de ce roman, les terrains d’action sont multiples. La RDC est naturellement au cœur de cette narration. Que ce soit de la terre à priori sauvage et « préservée » de la grande forêt équatoriale, que ce soit la mégapole Kinshasa, où les villages de l’est du pays, espace où règne l’arbitraire des Seigneurs de guerre, éléments supplétifs des Multinationales. Mais le Congo est au centre de la mondialisation, aussi l’intrigue se déroule également dans une ville secondaire mais pourtant tentaculaire de Chine ou à New York. Au-delà de cet éclatement géographique, la réussite de ce roman est dans le travail sur les personnages qui sont pour la plupart préoccupés par des questions obsessionnelles mercantiles et de domination. Quelle différence faire entre un haut fonctionnaire chinois employant toute sa puissance pour déposséder un individu, un seigneur de guerre congolais qui ignore ce que pitié et contrition signifient, un haut gradé lituanien des casques bleus corrompus jusqu’à la moelle ou un jeune ékonda dont l’unique ambition est d’exploiter – à quelle fin –les ressources de son espace.

Naturellement, on aurait aimé que Bofane creuse un peu plus les motivations de ce jeune homme. Isookanga n’a pas un Tintin, pas un de ces abrutis de première, il veut manger à la table des grands. Tout est une affaire de business. Ses valeurs sont plus américaines que mongo, plus consuméristes qu’animistes et respectueuses de l’habitat naturel qui lui a été transmis. D’une certaine manière, en nous sortant de sa forêt un pygmée capitaliste, Bofane se rit du monde dans lequel on vit. On aurait aimé qu’Isookanga soit plus vertueux, mais pourquoi le serait-il ? Le pygmée aurait-il le monopole du cœur sous prétexte qu’il vivrait à l’abri des ondes hertziennes et Wi-fi ? Si la corruption touche ce type d’individu, que restera-t-il des poumons de la terre dans quelques années. Il est mondialiste et mondialisant, il n’en a rien à battre de vos délires écologistes. Il veut sa part du gâteau. C’est un cynique.

Je retrouve là chez Bofane, une idée dans la construction de ses textes que j’avais déjà rencontrée dans son roman Mathématiques congolaises. A savoir qu’il ne connait ni le noir, ni le blanc, mais que le gris le passionne. Isookanga est complexe. Comme le Tutsi Bizimungu questionnera malgré les horreurs qu’il a commises quand par un monologue il transmettra un peu de son histoire.

 
LaReus Gangoueus


In Koli Jean Bofane, Congo Inc.
Editions Actes Sud, première parution en Mai 2014
Photo Bofane © Lionel Lecoq

Dak’Art 2014 : un discours pour inventer de nouvelles utopies

La 11ème édition de la Biennale de l’art africain contemporain s’est déroulée du 9 mai au 8 juin 2014 à Dakar.

Cette année, des changements ont été apportés à l’événement, avec le choix d’un nouveau lieu pour accueillir le Village de la Biennale et la désignation de trois jeunes commissaires qui ont apporté une véritable fraicheur dans le projet curatorial.

Enfin, autre particularité : la composition de l’exposition internationale met à l’honneur des artistes qui participent tous à leur première Dak’Art.

Faten RouissiDakar a vécu au rythme de la création contemporaine avec cinq expositions « IN » : l’exposition internationale, celle sur la diversité culturelle, celle sur l’art vert, les expositions hommage à Mbaye Diop, à Mamadou Diakhaté et au sculpteur Moustapha Dimé et environ 270 expositions « OFF ».

Cette année, le thème de la Biennale « Produire le commun » met en exergue le caractère foisonnant de la production contemporaine africaine dans l’optique d’une communauté de destins et d’une volonté d’aller au-delà de la diversité des sensibilités pour charrier une universalité de l’art africain dans un monde sujet à tous les bouleversements.

Produire le commun, non pas dans une recherche – vaine – et inutile d’uniformité, mais dans un élan de substitution d’une dynamique collective censée poursuivre la trajectoire de Dak’Art vers son idéal de re-création d’un univers propice à l’affirmation d’un art africain dépouillé de tous ses complexes.

Produire le commun, dans un moment fédérateur d’énergies créatrices pour recréer dans la capitale sénégalaise, 30 jours durant, ce « Tout-Monde » cher à Glissant.

Cette diffusion dans l’espace public d’œuvres toutes porteuses de messages, fruit d’une créativité, est une volonté de graver dans le marbre le regard porté sur notre monde par une communauté d’artistes : celle qui a un lien avec le continent et ailleurs.

Dans un texte de haute facture, Abdelkader Damani explique : Faire exposition est donc la réunion de divers « points de situation » en un seul lieu. La Biennale de Dakar en 2014 est une multiplicité reliée : c’est le sens premier que je donne à « Produire le commun ».

L’art africain a forcé les portes de la créativité mondiale pour s’imposer comme « art » tout court, en vue de ramener un continent économiquement et politiquement décentré au centre du débat mondial.

Cette entrée de l’art africain par effraction dans un univers auquel il fut longtemps exclu a été magnifiquement mise en scène par les trois commissaires dans la section « Anonymous » de l’exposition, où chaque artiste a accepté de déposer un objet, de façon anonyme, sans cartels, ni aucun signe apparent de reconnaissance du travail de l’un ou l’autre.

Ce choix, selon Elise Atangana, est la « création d’une œuvre commune [qui] symbolise la notion de « produire le commun ». Il s’agit d’une « évocation de l’accaparement de l’art africain, son exclusion de l’histoire de l’art puis son inclusion en tant qu’art dit « primitif » ou « premier » ».

Ainsi, « Anonymous » dessine la trajectoire de l’art africain : son passé « colonial », son présent d’affirmation et son futur rempli de perspectives heureuses.

Selon Damani :

« l’Afrique reste à ce jour l’unique endroit en capacité d’écouter le monde. C’est la terre où tout peut arriver y compris, et surtout, la rencontre des ailleurs, le devenir commun… L’Afrique est l’espace de l’écoute. Gigantesque parloir, on y vient, on y revient, pour se confesser de ses rêves, de ses peurs, de ses fantasmes parfois. Dans ce vacarme de ceux qui parlent, l’Afrique attend qu’on l’écoute ».

A Dakar, dans un contexte international marqué par des crises multiples et protéiformes, l’art africain a tenté d’apporter une réponse au monde en le questionnant sur des sujets cruciaux actuels.

Aucun visiteur ne fera l’économie d’une introspection sur sa responsabilité dans un monde en crise où la chute d’un système bancaire, la faillite des économies, la remise en cause d’un ordre politique et social construit après la Seconde Guerre, la banalisation de la parole raciste et xénophobe, les violences ethniques, le péril djihadiste, la place scandaleuse accordée aux femmes et aux minorités. Tous ces éléments déstructurent notre tissu humain et menacent la cohésion sociale.

Les artistes de cette Biennale ont interrogé notre monde, l’ont poussé parfois dans ses derniers retranchements, l’ont mis devant ses propres contradictions, proposant ainsi des ruptures, à la recherche d’un sens à notre vie commune.

Si les Biennales sont des open spaces, des « laboratoires » de réflexion  sur le monde dans le but d’en « extraire un instant de rêve et de lucidité », Dak’Art n’est guère en reste et s’inscrit dans cette tradition artistique de bouleversement d’un ordre établi et de déclinaison des nouvelles utopies censées irriguer notre devenir « en » commun.

Nous sommes de plus en plus plongés dans une ère de repli sur soi, de reflux dans le processus d’ouverture du monde, de la peur de l’autre. Les réflexes populistes se multiplient, la xénophobie, l’intolérance gagnent du terrain. Tout ceci étant antinomique avec une mondialisation qui s’annonçait inéluctable et rédemptrice.

Dans ce contexte, comme le suggère Smooth Ugochukwu,

« Il est attendu des artistes qu’ils apportent des réponses, car ils agissent comme des voyants de la société. Toutefois, même en s’engageant sur les réels problèmes de notre époque, comme les inégalités ou les conditions sociales difficiles des gens, ils ne doivent pas perdre de vue la sublime qualité qui fait que l’art reste tout court de l’art ».

C’est aussi donc sur ce terrain politique que l’on attendait Dak’Art. Et elle s’y est investie avec subtilité et engagement.

A la galerie Le Manège, le travail d’Abdoulaye Konaté nous interpelle sur la question précisément du rapport de l’usage de la religion dans un but d’ assouvissement de sinistres projets politiques, notamment avec le drame du Mali.

Mehdi Georges LahlouLe jeune Mehdi-Georges Lahlou, avec ses « 72 (virgins) on the sun » tourne en dérision les croyances, les fantasmes pour un appel à la résistance aux « sirènes du fanatisme ».

Oui, dans le contexte de résurgence des nationalismes et de l’instrumentalisation de la religion à des fins totalitaires, il était important qu’un discours fort surgisse d’Afrique ; cette Afrique dont on accusait justement le peuple de n’être pas rentré dans l’Histoire.

Au Village de la Biennale, la visite transporte dans de multiples concepts. Les artistes tournent en dérision des croyances fortes, critiquent notre modèle de société de consommation, purgent nos passions destructrices, bousculent nos certitudes et font vaciller nos convictions qui reposaient sur nos habitudes quotidiennes.

Rien n’a échappé au « désir d’art » de 61 artistes déclamant un autre « discours » de Dak’Art appelé à résonner dans tous les oreilles d’un monde qui a besoin que l’on fouette son sens de l’indignation et que l’on attise son essence d’humanité, au sens premier du terme.

Pour une biennale africaine, un questionnement a aussi eu lieu sur l’Afrique : son rapport à la contemporanéité et la nécessaire refondation de son modèle politique à l’aune des bouleversements intervenus notamment au Maghreb.

Kader AttiaKader Attia, avec « Independance Tchao », installation représentative d’une forme d’architecture ridiculement imposante d’un lieu toutefois désaffecté qui met  en avant l’échec des régimes post indépendance. L’artiste a interrogé les élites africaines : qu’avons-nous fait de nos souverainetés recouvrées dans les années 60 ?

 « Le fantôme de la liberté »  Faten Roussi, tourne en dérision la gestion de l’après révolution tunisienne avec une constituante qui a légué le pouvoir aux islamistes d’Ennahda. L’urgence pressante d’une thérapie collective s’impose, selon l’artiste, en vue de purger les passions, de vider les rancœurs et de prendre en compte les attentes nombreuses d’un peuple qui a souffert plus de deux décennies durant d’une dictature hermétique.

Avec une exposition internationale de très grande qualité composée notamment de John Akmomfrah, Wangechi Mutu, Ato Malinda, Olu Amoda, Andrew Esiebo, Justine Gaga, Nomusa Makhubu entre autres, l’articulation remarquable des regards des trois commissaires a permis de réussir le pari de l’événement et de relever le défi artistique.

Dak’Art garde son statut de première biennale africaine et demeure une formidable tribune pour un art africain arrivé à maturité et au centre des convulsions et des enchantements dont fait l’objet notre monde.

Hamidou ANNE

Histoire du Grand Prix littéraire d’Afrique noire : Entretien avec le professeur Jacques Chevrier

ChevrierAncien titulaire de la chaire d’études francophones et ancien directeur du Centre international d’études francophones de la Sorbonne, aujourd’hui président de l’A.D.E.L.F (Association Des Écrivains de Langue Française), le professeur émérite Jacques Chevrier est responsable du jury du Grand prix littéraire d’Afrique noire. Au cours d’un échange édifiant, il a bien voulu nous éclairer sur l’attribution de ce prix  et donner son avis sur la réception de cette littérature africaine ainsi que l’intérêt qui lui est porté aujourd’hui dans le milieu de l’enseignement notamment.

 

C’est avec beaucoup d’intérêt que nous entamons l’interview de cet homme éminent, dont la simplicité contraste singulièrement avec tout le prestige dont est entouré son nom.

Professeur, vous présidez le jury du Grand prix littéraire d’Afrique noire. Comment ce prix est-il né et qu’est-ce qui en a motivé la création ?

C’est en 1926 qu’est né ce prix qui portait d’ailleurs un nom bien différent à l’époque –  Prix des colonies, si ma mémoire est bonne. Et il avait pour vocation initiale de récompenser les auteurs Français résidant dans les colonies. Des missionnaires, des médecins et des administrateurs pour la plupart, qui participaient à l’entreprise coloniale. Face à une production de plus en plus abondante, constituée de travaux à caractère ethnographique et de romans, ces auteurs qui n’étaient pas reconnus par l’instance de consécration parisienne se sont manifestés en faveur de la création d’un prix littéraire, en soutenant, qu’eux écrivains coloniaux pouvaient apporter un éclairage pertinent sur l’Afrique à cause de leur expérience du terrain, à la différence des touristes de passage à qui il arrivait à l’occasion  d’écrire sur ce continent. 

En 1960 au moment des Indépendances, ce prix est devenu caduc, il a fallu le renouveler, c’est à partir de là qu’il est devenu le Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire. Et la première récompense a été attribuée en 1961 à l’ivoirien Aké Loba pour son roman Kocumbo, l’étudiant noir.

Une récompense très importante encore aujourd’hui, dont l’influence est avérée dans les choix de lectures quand il s’agit notamment d’aller à la découverte de cette littérature africaine.

C’est un prix qui a beaucoup de prestige en effet. Il est même aujourd’hui considéré comme une sorte de Goncourt africain. Tous les grands écrivains qui ont joué et continuent de jouer un rôle dans la vie littéraire africaine, ont été couronnés par ce prix – dont ils sont d’ailleurs très fiers et qu’ils ne manquent pas de mentionner dans leur bibliographie.

A part vous de qui d’autre est composé le jury d’attribution du Grand prix littéraire d’Afrique noire ?

Par le passé nous intégrions des membres du Quai d’Orsay et du service des affaires francophones, ainsi que des personnes qui faisaient partie de l'ancienne revue Notre Librairie (devenue Cultures Sud) comme Nathalie Philippe par exemple. Aujourd’hui, le jury est essentiellement constitué de professionnels et d’autres personnalités compétentes dans le domaine de la littérature d’Afrique noire.

Comment se fait la sélection des ouvrages en compétition pour ce prix au niveau de votre association ? Un auteur peut-il directement vous soumettre son livre ?

Oui, c’est ce que nous appelons un acte de candidature volontaire – une démarche toute simple qui est néanmoins soumise au respect de certains points énoncés sur le site de l’A.D.E.L.F.  Mais le plus souvent, les membres du jury font eux-mêmes « leur marché », cela consiste à aller dans les librairies, à regarder les catalogues, à voir un peu ce qui se lit et ce qui séduit le public.

Dans l’attribution du prix, on notait par le passé une prédominance des livres publiés chez des éditeurs spécialisés (Présence Africaine, éditions de Yaoundé, NEAS, etc.) et sur les dernières années, on observe une sorte de recentrage sur les grands éditeurs parisiens (Gallimard, Actes Sud,..)

Nous avons le souci de la diversification et la politique de l’A.D.E.L.F a toujours été de ne pas céder à cette facilité qui voudrait que l’on ne récompense que les éditeurs connus. Nous trouvons intéressant d’intégrer lors de nos sélections d’ouvrages des éditeurs aussi bien Africains que Parisiens.

En parlant d’éditeurs africains, est-ce facile de se procurer des livres édités dans des pays où les réseaux de diffusion ne sont pas toujours très accessibles ?

La  vraie difficulté à mon avis réside dans le fait que ces éditions locales africaines sont souvent de mauvaise qualité : mauvaise qualité technique (mais cela s’est beaucoup amélioré il faut le reconnaître) ; mais mauvaise qualité du contenu également car, on n’échappe pas quand on est éditeur en Afrique, à l’édition de complaisance. Et j’ai été moi-même confronté à ce problème quand j’ai crée la collection Monde noir poche des éditions Hatier : il était question à l’époque de la délocaliser en Afrique. L’éditeur Hatier disposait d’un réseau de commerciaux qui sillonnaient le continent : il est arrivé et à plusieurs reprises même, que ceux-ci me soumettent des œuvres littéraires rédigées par des ministres et autres personnalités importantes,  œuvres que je me voyais obligé de refuser – La qualité n’était pas forcément au rendez-vous…

On observe que plusieurs lauréats du Grand Prix littéraire d’Afrique noire sont issus de maisons d’édition comme l’Harmattan souvent critiquées pour la qualité des œuvres qu’elles publient. La sélection des ouvrages se fait-elle sans aucun à priori ?

On regarde quand même l’éditeur et on y va à la prudence surtout lorsqu’on est face à des petites structures (qui contrairement aux grandes maisons qui ont tout un passé et une réelle expérience dans le domaine), ne disposent pas d’un vrai comité de lecture en tant que tel et ne font pas un véritable travail de fond.

On reste prudent, tout en se gardant de donner l’impression de favoriser tel ou tel autre éditeur.  Il n'existe aucune collusion, aucun éditeur ne nous force la main. Et si ça c’est produit, la réaction a tout de suite été négative…

La cérémonie de remise du Grand prix littéraire d’Afrique noire se tient-elle toujours au Sénat ?

La remise du prix se faisait au Sénat – une cérémonie très prestigieuse aux frais de la République – jusqu’au moment où le président de cette institution (je ne sais plus lequel d’ailleurs) nous a congédié. C’était sous la présidence Sarkozy ; nous avons eu je me souviens, un échange de correspondances assez vif avec Bernard Kouchner alors ministre des affaires étrangères qui estimait que ce n’était pas à la France de participer à l’organisation de l’attribution de ce prix.

L’A.D.E.L.F a donc été contrainte de trouver un autre asile. Pendant deux années de suite nous avons décerné le prix à l’UNESCO, mais la location de la salle était payante et cela pesait lourdement sur le budget de l’association. Ensuite, c’est à « la Maison de la France libre » un lieu qui n’existe plus d’ailleurs (un local dans le 13ème arrondissement créé par des Gaullistes soucieux de célébrer la mémoire du général de Gaulle) que la cérémonie de remise du Grand prix littéraire noire s’est tenue. Mais la maison a dû fermer, on s’est retrouvé dans l’incapacité d’organiser l’évènement.

Après bien des recherches et des difficultés, nous avons été accueillis cette année à l’OIF (Organisation Internationale de la Francophonie) dans une très belle salle – la salle Senghor. Et j’espère bien pouvoir renouveler l’exploit l’année prochaine, mais l’OIF étant une organisation internationale fluctuante, avec des va-et-vient au niveau des responsables, Abdou Diouf s’en va…  Je ne suis pas sûr que l’on puisse y retourner, mais c’est notre souhait.

Au regard de l’histoire de ce prix littéraire et son héritage, on pourrait y voir une sorte de paternalisme français. Estimez-vous utile dans votre démarche ou dans la transmission que vous ferez, d’associer à ce prix des représentations diplomatiques et culturelles africaines ?

Je suis tout à fait ouvert à cela. Et ce rapport paternaliste que vous évoquez, s’il a peut-être existé par le passé est derrière nous aujourd’hui. En tant que responsable de ce prix, je n’ai pas le sentiment de collaborer à une entreprise néocoloniale.

Nous souhaitons à présent aborder avec vous la question des dotations : savoir si les lauréats reçoivent une rétribution financière et si les délégations ou ambassades des pays d’Afrique noire participent au financement de ce prix.

Pour vous répondre j’aimerais d’abord souligner que L’A.D.E.L.F fonctionne aujourd’hui grâce aux cotisations de ses membres, à quelques donations faites par des sympathisants, et à une subvention annuelle de l’Organisation Internationale de la Francophonie (de l’ordre de 4000 euros à peu près). Par le passé nous percevions un financement non négligeable du Service des Affaires Francophones, mais celle-ci a été supprimée  par Bernard Kouchner – suppression qui a d’ailleurs mis à mal bon nombre d’associations dont le fonctionnement en dépendait entièrement.

Nous avions coutume de joindre à l’attribution de ce prix une somme d’argent, mais compte tenu de la suppression de la subvention que je viens d’évoquer, nous avons dû y mettre un terme temporairement, le temps de stabiliser nos finances. Aujourd’hui, les lauréats perçoivent de nouveau une petite somme qui reste de l’ordre du symbolique. 

Et pour revenir à votre question sur la participation des pays concernés, c’est le cas pour certains prix comme le Prix littéraire France-Liban où le lauréat reçoit un somme de 5000 dollars qui lui est directement versée par une banque Libanaise. Le Grand prix littéraire d’Afrique noire n’est pour sa part subventionné par aucune ambassade ou délégation africaine.

Quel est votre regard sur la littérature africaine aujourd’hui, pensez-vous qu’elle a fini par rencontrer un public ?

La réception a beaucoup évolué. Quand j’ai commencé à travailler là-dessus, rares étaient les personnes qui s’intéressaient à l’Afrique dans cette dimension littéraire – toutes les œuvres qui s’y produisaient étaient assimilées à de l’anthropologie ou de la sociologie. J’ai voulu à travers mon livre Littérature nègre et toute une série d’ouvrages qui ont suivi, accréditer l’idée qu’il y avait une littéraire noire. J’ai durement bataillé pour introduire cette littérature francophone dans l’université française. Ça s’est passé à Rouen au lendemain des évènements de 1968. J’ai profité de ce climat de révolte culturelle pour bousculer les habitudes universitaires, créer le département et proposer aux étudiants une introduction aux littératures francophones. Je l’ai fait en dépit des réticences de certains de mes collègues. C’est le premier combat que j’ai gagné.

Pour le plus grand public, la réception a été lente et progressive. Les choses ont assez évolué il faut dire.

Des départements spécialisés en études francophones commencent à être créés dans plusieurs universités (à Dijon, à Montpellier, etc.) On voit tout de même que ça a pris au moins 40 ans pour que les choses avancent en France, alors qu’aux États-Unis il y a un intérêt profond pour la littérature africaine. Comment expliquez-vous cela ?

Je suis moins optimiste que vous sur l’évolution des centres d’études francophones en France. Même  l’avenir de celui que j’ai dirigé à la Sorbonne, le centre d’études francophones de Paris IV ne me semble pas particulièrement bien assuré. Il y a toujours des réticences, des résistances, la bataille n’est pas gagnée. Je trouve dommage qu’au niveau universitaire les centres ne soient pas plus nombreux. Ils ont rencontré des difficultés, on les a vus péricliter et certains ont même disparu pour une raison simple c’est qu’en France on aime bien que les choses soient officielles. Or officiellement, à ma connaissance, Il y a 2 centres d’études universitaires à la Sorbonne et à Strasbourg. Dans les autres universités, s’il se passe quelque chose, c’est à la suite d’une nomination ou de l’initiative d’un universitaire qui pour des raisons diverses a envie de travailler sur ce sujet mais ça n’assure pas la pérennité de l’enseignement. Quand l’initiateur part à la retraite ou s’en va ailleurs par exemple, on ne nomme pas forcément quelqu’un pour prendre sa succession…

Une dernière question pour clore cette entrevue : dans un pays comme la France où l’immigration et l’intégration posent débat, pensez-vous que l’enseignement des littératures francophones pourrait aider à une meilleure  compréhension de l’autre dans sa différence ?

A condition de s’y prendre très tôt. Il y a eu un ministre de l’éducation nationale, Jean-Pierre Chevènement, qui du temps où il était en poste avait pris la mesure du problème et fait en sorte que des auteurs francophones soient inscrits dans les programmes des collèges et des lycées. Et, j’ai moi-même participé à cette entreprise en rédigeant des articles dans des manuels scolaires notamment chez Hatier où j’avais introduit des auteurs comme Tchicaya U Tam’si ou Ahmadou Kourouma . A ma grande surprise quand j’ai consulté les éditions qui ont succédé à celles auxquelles j’avais participé, ces auteurs avaient disparu. Ça reste encore très difficile comme vous pouvez le voir…

Propos recueillis par Laréus Gangoueus et Ralphanie Mwana Kongo

Notes

. L’A.D.E.L.F a été fondée en 1926. Son but est de participer à la promotion de la littérature francophone. Elle a crée une dizaine de prix littéraires, qu’elle décerne chaque année à des auteurs d’expression française. L’association organise une fois par mois des cafés littéraires.

Pour plus d’infos : http://adelf.info/

. Littérature nègre, éditions Armand Colin, 1974, ouvrage récompensé par le Prix Broquette6Gonin de l’Académie française.

Interview de Lamine Sarr, discours sur l’édition numérique en Afrique

SARR EditeurSARR EditeurLamine Sarr est directeur d'édition de la plateforme numérique NENA. Basé au Sénégal, rencontré au salon du livre 2014 dans le cadre d'une table ronde animée par L'Afrique des idées au Stand des Livres et Auteurs du Bassin du Congo, il présente cette nouvelle maison d'édition.

SARR EditeurLogo-couleurs NENA

TW-ADI : Pouvez –vous nous présenter votre parcours avant la création des NENA

Je vous remercie de m’accorder cet entretien. Je suis actuellement ATER (attaché temporaire de recherche et d’enseignement) et chercheur en management des systèmes d’information au laboratoire CEDAG de l’Université Paris Descartes. Je suis né au Sénégal, où j’ai grandi et fait mes études jusqu’au baccalauréat. Je suis venu en France en 2005 poursuivre mes études en droit des Affaires à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne jusqu’en maîtrise, puis je me suis orienté en droit de l’économie numérique (droit des activités numériques) à Paris Descartes. Une expérience très intense dans un grand cabinet d’avocats anglo-saxon a réveillé chez moi l’envie d’entreprendre. Cela m’a conduit à me réorienter en Master 2 de Sciences de Gestion, spécialité Ethique et Organisation. Je me suis toujours intéressé à l’idée de créer une entreprise à vocation sociale. Concevoir une entreprise qui répondrait aux attentes de toutes les parties prenantes. A l’occasion d’un forum au Sénégal des investisseurs issus de la Diaspora,  j’ai pu avoir l’opportunité de faire la connaissance de Marc-André Ledoux qui était à l’époque le fondateur et directeur de NENA. Il avait le projet de mettre en place une librairie numérique africaine et moi, j’avais l’idée de créer un serveur juridique africain qui allait permettre aux professionnels du Droit d’avoir accès à toutes les ressources nécessaires. J’ai rejoint NENA comme directeur des éditions. Cette rencontre a eu lieu en décembre 2012. Les Nouvelles Editions Numériques Africaines est une société sénégalaise fondée en 2008 et basée à Dakar.

Quelle est la spécificité de NENA ?

La différence fondamentale des NENA et autres maisons d’éditions, c’est que nous sommes un des pionniers au niveau de l’édition numérique en Afrique francophone subsaharienne. Notre spécialité est le livre numérique. On édite, on diffuse et on commercialise des livres en format numérique contrairement aux autres maisons d’éditions traditionnels. NENA dispose d'une expertise technique et d'une expérience avérée dans la production, la diffusion et la commercialisation de livres numériques aux formats EPUB, XHTML ou PDF interactif destinés aux équipements informatiques fixes ou mobiles : ordinateurs, tablettes, smartphones, liseuses à encre numérique etc.

Quel est votre public et comment marche la vente de livre sur Internet en Afrique ?

Notre public est assez large et varié. Initialement notre public était plutôt composé de professionnels du droit de la fiscalité et de la comptabilité. Nous produisons beaucoup de recueils numériques en format PDF interactifs sur support Cdroms. C’est notre cœur de métier, là où on réalise la majeure partie de notre chiffre d’affaires. Cependant nous nous sommes élargis sur d’autres domaines comme la littérature, les sciences humaines, les sciences et technologies adaptées, la religion et la spiritualité.

Nous avons aussi un public d’étudiants intéressés par les sciences humaines et de gestion. Dans le domaine de la littérature, l’essentiel de nos lecteurs sont issus de la diaspora et  d’autres lecteurs qui s’intéressent à la littérature ou aux livres portant sur l’Afrique et sur la spiritualité.

Quelques chiffres sur deux ou trois domaines d’activité ?

Je n’ai pas de chiffre à vous donner. Nous avons sur les réseaux sociaux des pages interactives de plus de 2000 fans (Facebook).

Pratiquement, comment les gens achètent vos livres numériques à Dakar et plus généralement sur le continent ?

Le défi majeur était le mode de paiement pour un public africain.

Au début, nous faisions de la numérisation des livres et nos publications étaient diffusées sur d’autres plateformes internationales. La création de notre propre plateforme a posé le problème de l’achat du livre par des africains, vu le faible taux de bancarisation des populations africaines. Nous avons mis en place, en plus d’un paiement par carte bancaire et Paypal, un moyen de paiement hors ligne pour notre public sur le continent. Concrètement la personne, après validation du processus de commande et le paiement (en ligne ou hors ligne) télécharge directement son livre numérique sur sa liseuse, son ordinateur ou son smartphone à partir sa bibliothèque personnelle sur notre site.

Dans l’espace francophone, la révolution vers numérique est-elle plus lente que pour les pays anglophones ?

Effectivement, il y a un décalage avec l’espace anglophone qui est beaucoup plus avancé en matière de livre numérique avec des plateformes comme Kalahari, eKitabu et des structures comme Paperight.  Mais dans ces plateformes africaines de diffusion numérique, force est de constater la faible présence de contenu africain. Nous avons choisi, d’orienter notre projet sur la mise en valeur de contenus africains.

Quelles sont les défis auxquels vous êtes confrontés pour la mise à la disposition des fonds éditoriaux ?

Les principaux défis sont la réticence des maisons d’édition traditionnelles par rapport à de nouveaux modes de production, de diffusion et de commercialisation du livre qu’ils ne maîtrisent pas complètement,  les obstacles liés à la propriétés des livres numériques, et le manque d’infrastructures.

C’est pourquoi nous avons mis en place plusieurs types de partenariats que nous proposons aux maisons d’édition.

1.            Partenariat de coédition numérique avec sur tout ou partie du fond éditorial. Ici nous prenons en charge l’ensemble des frais et assurons la conversion des livres selon le format numérique approprié et assurons la diffusion sur la Librairie numérique africaine et sur les autres librairie numérique moyennant un partage équitable des bénéfices dégagés.

2.            Partenariat de diffusion numérique (Rôle du libraire) : L’éditeur possède déjà ses ouvrages numérisés et notre collaboration porte sur l’accessibilité à l’œuvre sur la LNA (Librairie numérique africaine) et sur d’autres réseaux.

3.            Partenariat de numérisation et de distribution. Dans ce scénario, l’éditeur prend en charge la numérisation des livres par notre structure.

Dans le premier scénario, NENA prend en charge la numérisation et la diffusion des livres au format numérique. Dans les deux autres, l’éditeur possède soit un fond éditorial numérisé pour lequel il a besoin d’apporter une diffusion ou des textes à numériser dont la maison d’édition veut garder les droits numériques.

Nous avons en effet quatre métiers : Nous sommes une maison d’édition qui ne fournit que des livres numériques. Nous sommes diffuseurs. Nous sommes libraires depuis peu et enfin nous sommes prestataires de service dans le domaine de l’informatique éditoriale. Nous avons dans cette démarche des partenariats avec le gouvernement  Burundais.

Les négociations sont très difficiles avec les maisons d’édition traditionnelles. Actuellement, ces dernières sont extrêmement méfiantes par rapport aux nouvelles formes de publication numérique. Elles ont certaines craintes liées au piratage et la sécurité de leurs œuvres. De plus, elles demandent les droits de propriétés numériques alors qu’elles n’ont pas l’arsenal nécessaire pour protéger ces droits et le mettre en valeur. Mais de grandes maisons d’édition ont commencé à nous rejoindre comme les Nouvelles Editions Africaines du Sénégal ou les éditions CLE de Yaoundé.

Prenons le cas de NEAS (Nouvelles Editions Africaines du Sénégal). A priori, cet éditeur a tout intérêt pour la circulation des œuvres d’un répertoire très riche. Y-a-t-il d’autres points de rupture ?

NEAS est un exemple intéressant pour montrer la difficulté de la négociation. C’est une maison d’édition historique qui a un mode de prise de décision assez complexe. Parce qu’elle appartient en partie à l’État et en partie à des personnes privées. Le partenariat a pris un peu plus de temps à se mettre en place.

Avez-vous contacté Présence Africaine ?

Voilà environ deux ans que nous essayons de nouer un partenariat avec cette maison d’édition historique. Nous nous voyons opposer un refus, mais nous ne désespérons pas. En effet, nous considérons que Présence Africaine est un monument culturel africain, et qu’il est important pour les africains et les lecteurs du monde entier d’avoir accès sur tout type de support à ses ouvrages qui constituent une grande partie du patrimoine culturel, littéraire et scientifique africain.

Comment lit-on des livres numériques en Afrique ?

Comme un peu partout : Il y a quatre types de supports de lecture:

  1. L’ordinateur portable ou fixe
  2. Les liseuses numériques
  3. Les tablettes
  4. Les smartphones ou téléphones portables intelligents

Il faut comprendre que ce sont deux modes de lectures très différents et complémentaires. Les deux modes de lectures ne s’opposent pas. L’édition numérique est un moyen aussi pour donner une visibilité à l’édition traditionnelle. Elle supplante des conditions logistiques complexes liées. Mais, nous reconnaissons aussi que progressivement et naturellement, l’édition numérique va prendre de plus en plus de place.

Comment arrivez-vous à convaincre les éditeurs locaux pour la numérisation des fonds éditoriaux ?

C’est un travail de longue haleine. Il faut beaucoup de pédagogie sur les solutions techniques et commerciales que nous leur proposons. Nous leur expliquons la nécessité de prendre le train du numérique face à l’évolution que connaît l’industrie du livre, les avantages en terme de valorisation de leur catalogue et en terme de contournement des barrières liées à la diffusion et à l’accès des livres. Les éditeurs africains sont très réservés par rapport au numérique. Pour des raisons liées à la sécurité des fichiers, de piratage, et une  certaine réticence à céder la propriété numérique des œuvres. Il y a toutefois des maisons d’éditions qui ont franchit le pas NEAS (Nouvelles Editions Africaines du Sénégal), Clé du Cameroun, Les Classiques Ivoiriens et Fratmat de la Cote d’Ivoire etc.

Qu’est ce que vous souhaiteriez communiquer à un public de jeunes africains comme mot de la fin ?

L’ambition de NENA est de consolider l’industrie éditoriale africaine, de sauvegarder et rendre accessible le patrimoine culturel, littéraire et scientifique africain.  Il est en effet possible pour les éditeurs africains de faire des bénéfices dans le domaine de l’édition. Il faut juste concevoir le bon modèle économique et ne pas dépendre des subventions étatiques qui touchent les métiers de l’édition.

L’ambition de NENA est de pérenniser tout ce qui touche aux œuvres produites sur le continent. C’est donc de numériser le plus de livres africains possibles. Pour surmonter le constat tragique du  fameux adage d’Amadou Hampaté Bâ selon lequel « En Afrique, un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle ». Nous ne voulons plus que les bibliothèques brûlent, c’est pour cela que nous voulons numériser autant que possible.

Pour les jeunes internautes qui fréquentent ce site, j’ai envie de dire que nous nous devons de croire en nos propres potentialités. L’Afrique est un continent d’avenir.

Propos recueillis par Laréus Gangoueus

Les saprophytes de Noel Kouagou

KouagouNoël Kouagou est Togolais. Né en 1975 à Boukombé, il est docteur en littérature allemande et moderne. Il vit et enseigne en Allemagne comme le signale la quatrième de couverture  de son roman sèchement titré Les Saprophytes (Editions Jets d’Encre, 2012). Dans ce roman, il s’agit d’une histoire d’immigration, pas clandestine mais mesquine à bien des égards. Une histoire d’immigration donc,  avec ce qu’elle charrie habituellement : rêves et ferveurs  d’avant-voyage, misères et désenchantements d’après-voyage. Le tableau est identique dans le roman de Noël Kouagou. Seulement l’angle d’attaque de ce dernier mérite qu’on s’y attarde. L’immigration sous sa plume ne se décline pas dans la logique Afrique-Europe ou Afrique-Etats-Unis. L’auteur nous transporte vers un autre coin du monde : Dubaï !

En effet, Tchéta, l’héroïne du roman, est tombée sur une occasion d’aller travailler comme employée d’hôtel à Dabaï. Visa en poche, elle s’envole pour l’ailleurs qu’elle pense meilleur à son pays natal, un pays d’Afrique que l’auteur s’abstient de nommer. Partie rêveuse, elle arrive là-bas enthousiaste, mais au fil des jours, la désillusion s’installe avec un travail mal rémunéré qui la conduira progressivement dans la prostitution, les réseaux de proxénètes arabes et tout ce qui va avec l’industrie du sexe. Au final le sida !

Sur le fond, le roman de Kouagou est un roman qui porte sa date. L’actualité aidant, on sait le nombre assez important d’Ouest-africains qui vivent l’enfer au Gabon, au Liban et dans d’autres pays de l’Orient. L’immigration en Orient n’étant pas sujet courant dans la littérature africaine, on peut reconnaître à Kouagou son bon écart. Cependant, on ne peut comprendre la globalisation dont fait preuve l’auteur alors qu’il a bien choisit Dubaï comme cadre.

Dans ce roman en effet, c’est très fâcheux  de voir le narrateur toujours insister : « En Europe, en Orient ou quelque part ailleurs ». La littérature africaine  connait déjà des récits – oh ! de très bons récits – d’immigrants d’Europe ou des Etats-Unis, des récits coups de poing aux mirages d’Europe comme par exemple Le ventre de l’Atlantique de la Sénégalaise Fatou Diome ou encore des récits confessions sur les misères de l’immigré en France et aux Etats-Unis comme par exemple dans Un Rêve d’Albatros du Togolais Kangni Alem. La liste est longue, et l’intérêt du roman Les Saprophytes résiderait dans le choix de l’Orient comme théâtre des désastres de l’immigration. On aurait voulu donc que l’exploration de la société orientale par Kouagou ne soit pas juste une incursion qui laisse trop de creux dans son récit. Son narrateur trop démiurge, croit détenir le monopole des extrapolations. Ses focalisations laissent à désirer !

Le récit raconté n’est pas gai quand on voit comment l’héroïne Tchéta doit se saigner pour satisfaire la famille et les amis restés au pays, mais l’émotion trop à fleur de plume et le parti trop pris du narrateur  entraînent  une inflation d’adjectifs qui affaiblit sa posture. Tchéta, l’héroïne, aurait dû être la narratrice de son propre récit, comme dans la dernière partie du roman où le narrateur la laisse écrire une longue lettre à sa maman. Lettre dans laquelle le lecteur se rendra compte que la narration est plus fluide, quoique par endroits, le discours sur les problèmes socio-politiques de l’Afrique peine à être une fiction romanesque.

Si le narrateur de Kouagou est agaçant, son héroïne, elle, est étonnante. Tchéta est un personnage taché d’une grande immaturité. Sa naïveté n’a d’égal que sa générosité. Malgré ses misères d’immigrée, elle porte encore la charge de tous les autres restés au pays. Sa propension à satisfaire rappelle Issaka, le plongeur, l’un des personnages de l’autre Togolais Ayi Hillah dans Mirage. Quand les lueurs s’estompent.

Chez Kouagou, la misère de ceux qui vivent à l’étranger est en grande partie occasionnée par les autres restés au pays. Contre ces derniers, sa révolte est verte, à commencer par le titre même de son roman : Les Saprophytes. Il ne leur trouve aucune excuse et on peut bien le comprendre à voir ce qu’ils demandent à la diaspora. Mais alors, sont-ils réellement coupables, ceux-là? Un simple refus suffirait aux immigrés pour couper court. C’est leur tendance à jouer aux guichets automatiques qui entraîne d’autres mendicités. Plus les donneurs se feront rares, plus les demandeurs se raviseront.  Soit !

Il faut peut-être croire que Les Saprophytes est un titre qui fait référence aux faux culs qui, aujourd’hui, attirent dans leurs filets, par personnes ou par internet interposés,  les jeunes des pays en mal de développement inclusif. L’exemple du patron de Tchéta: Geiselnehmer.  Ce dernier,  proxénète bien habillé par son statut de responsable d’hôtel, a exploité l’héroïne dans tous les sens, elle qui était décrite comme « une beauté angélique, un pont arrière imposant, des seins spirituels » (p. 19), s’est retrouvée flasque et agonisante dans une société dubaïote qui l’a entièrement consumée.

D’ailleurs, à bien y regarder, le roman de Kouagou est un récit qui pleure la déchéance d’une beauté féminine. Déchéance psychologique d’abord avec une Tchéta innocente, devenue vaniteuse avec son visa pour  Dubaï et qu’on retrouve déprimée et déplorable dans une piaule isolée loin des merveilles qu’elle imaginait. Déchéance corporelle ensuite avec la chair qui cède progressivement face à l’usure de l’immigration, face aux exploitations sexuelles qui ont fini par avoir  raison de toute la personne.

Tout le récit reste donc axé sur Tchéta, les autres personnages sont évanescents. Le narrateur, en mal de techniques, a laissé oisifs certains protagonistes de son œuvre. Pourtant bien de personnages étaient prétextes à récit : Nathalie, Evelyne, Germaine et Mélanie. Ce groupe de personnages féminins présentés par l’auteur comme des Africaines vivant à Dubaï avant l’arrivée de l’héroïne, auraient pu servir à une profonde exploration de cette société. Hélas ! Le romancier les introduit et les laisse sans grands rôles dans le récit. On en vient à douter même de leur réelle importance. Ce qui affaiblit davantage l’intrigue  déjà portée par une écriture réaliste à souhait, mais trop juste.

La plume de Kouagou n’est pas colorée. A l’image de Dubaï, on aurait souhaité une écriture feu d’artifice pour décrire la misère dans ces villes débout comme dirait Céline de New-York. Son écriture littérale a empêché  la dédramatisation et la distance suffisante pour sa fiction narrative. Le réel est déjà insupportable pour beaucoup, alors, que l’œuvre littéraire, par l’alchimie de la langue, lui substitue une réalité autre pour nous permettre de supporter nos démons ! A suivre !

Un article d'Anas Atakora, en sa version initiale consultable sur Bienvenue sur mes Monts

Kinshasa est une fiction

FILM.-KINSHASA-MBOKA-TE-CHEIKFITANEWS.NET_Kin’sasa Mboka te ! Cette phrase que tous les kinois ont fait leur, a été signée par le plus fin et le plus grand des sociologues que la ville ait porté, en la personne de Franco Lwambo Makiadi. Nul autre n’a su mieux que lui, traduire dans ses chansons l’ambiance cacophonique et tonitruante de Kin, la-belle. Dans Kinshasa Makambo, le Grand-Maître montrait déjà comment dans cette ville le faux était terriblement vrai ; l’éphémère avait ce caractère pérenne et persistant et devant lui, tout se faisait et se défaisait, porté par une inextinguible rumeur, qui monstrueusement, se nourrissait d’elle-même et vivait de sa mort.

Dans la pure tradition du président de l’OK Jazz, l’orchestre Wenge BCBG, par l’entremise de J.B. Mpiana renoue avec la description urbaine. Sur l’album T.H., le morceau intitulé Kinshasa raconte la désillusion d’un villageois arrivé dans la Capitale, par défi, pour dit-il, « voir Kinshasa et puis mourir. » Mais sa déception n’a d’égal que ses espérances, rien ne correspond aux descriptions, rien ne vient flatter ses fantasmes. Il a pitié de lui-même car c’est un monde tout en contradiction qui s’ouvre à lui ; les évènements se chevauchent et se télescopent. Pendant que la police arrête des voleurs, d’autres larcins se commettent sur le même périmètre ; alors que les uns sont affligés par un deuil, les autres font entendre les fastes des réjouissances festives ; les marchés jouxtent les poubelles… Nous sommes bien dans la ville de tous les extrêmes qui ne peut mieux se désigner que la formule, « la ville qui n’en était pas une », une traduction approximative de Kinshasa Mboka te. Mais peut-être faut-il préférer cette autre traduction tout aussi hasardeuse, « Kinshasa est une fiction. » Le caractère à la fois réel et irréel de la fiction, cette sorte de présence absence se rapproche un peu plus de la phrase en lingala qui sert de titre au documentaire sorti en 2013 cosigné par Douglas Ntimasiemi et Raffi Aghekian.

Kinshasa Mboka te est une plongée profonde dans la ville. Le film, à l’instar du titre, ne nous épargne aucun paradoxe et semble même en faire une force. Mais lorsqu’on aborde cette cité monstrueuse, quelque soit le média, on se demande comment faire pour raconter une ville aussi multiple ; comment procéder pour faire tenir en 52 minutes, la métropole de plus de douze millions d’habitants. Douglas et Raffi choisissent avec une efficacité certaine, d’effectuer de multiples entrées. La première a lieu grâce à la chaine Molière TV, un média spécialisé dans l’information de proximité et qui traque, avec la complicité des kinois, les faits divers dans toutes les communes de la ville. Deuxièmement, les deux réalisateurs suivent le sculpteur Freddy Tsimba dans ses pérégrinations urbaines. L’artiste court de décharge en décharge à la recherche de «  sa matière première » tout en discourant sur les opportunités et les potentialités insoupçonnées de la ville. Les paroles d’artistes traversent tout le film : celle du plasticien, certes, mais également celle du slameur, Fier-d’être, ou celle du dessinateur Mfum’Eto, adepte du mysticisme et se présentant, le plus béatement du monde, comme un intermédiaire entre le monde visible et le « monde parallèle. ». Il faut ajouter aussi des membres de la société civile, les travailleurs sociaux intervenant auprès des enfants en rupture familiale ; les autorités communales, les représentants de la police et quelques personnages atypiques comme le chef coutumier gardien du cimetière ou le prophète Atoli complètent le tableau. Ce dernier mène une croisade contre les enseignements des missionnaires blancs tout en se confectionnant un flamboyant pédigrée. Il se présente en effet comme successeur, voir descendant de Kimpa Vita et Simon Kimbangu. Ses fidèles chantent, dans une réelle ferveur, la délivrance et la révélation que leur apporte le prophète. Ce sont tous ces foyers à partir desquels on projette les lumières sur Kinshasa.

Le constat premier : nous sommes bien loin des impressions du jeune Victor Augagneur Houang. Kinshasa n’a plus rien de la ville fantôme que regardait, enfant, le personnage d’Henri Lopès. Dans Le lys et le flamboyant, le narrateur se souvient que :

« sur la rive d’en face, on discernait les grues et les hautes tours de Léopoldville. La capitale du Congo belge ressemblait à une cité déserte, un monde de béton sans âme qui vive, une vaste nécropole assoupie dans le silence et l’immobilité. » (p. 138).

Le désert imposé par l’administration coloniale a fait place une immense foule qui se rue dans les artères de Kin dès les premières lueurs du jour. Les kinois aiment s’amasser; ils s’agglutinent autour de la moindre curiosité, commentent avec assurance, contestent avec fracas, se laissent persuader, se remettent à douter, invoquent le ciel, crient à la magie, conspuent et admirent, le tout en même temps. Les images de la ville montrent toutes un grouillement permanent, un flux ininterrompu de kinois au corps à corps avec leur ville.

Mais peu à peu les protagonistes se rejoignent tous autour d’une préoccupation commune. Une menace insidieuse pèse sur la ville. Elle tourmente aussi bien l’artiste que l’enfant abandonné ; les autorités civiles et la police nationale en font leur priorité et toute la rédaction de Molière Tv se mobilise pour contrecarrer les activités des Kuluna. C’est ainsi que l’on appelle à Kinshasa les bandes de délinquants qui sévissent dans les quartiers populaires. Le témoignage d’un ancien chef de gang est particulièrement édifiant en ce sens qu’il donne à voir l’inquiétante évolution du phénomène. Ce qui n’était qu’une guéguerre de quartier dans laquelle les rivaux s’intimidaient plus que ne s’affrontaient véritablement, s’est transformé en réseau de criminalité. Les nouveaux Kuluna usent de leur machette pour causer des blessures susceptibles d’entrainer la mort. Mais, comme d’habitude, en pareilles circonstances, ceux qui paient le plus fort tribut dans cette banalisation de la violence sont les plus fragiles, les enfants des rues qui portent en eux le traumatisme d’un coup de machette. Selon les éducateurs du centre Lokombe, ces enfants ont tout perdu et il n’est pas difficile de s’en apercevoir lorsqu’on rencontre les figures de shégué qui ont même oublié leur propre nom. Parmi ceux qui fréquent l’ONG, le jeune homme baptisé chinois koko, base électrique : la première partie du nom se traduirait par « vieux chinois », ce qui, pour un gamin d’à peine une dizaine d’année est d’un pur cynisme. Lui comme les autres enfants tentent de résister à la délinquance en se débarrassant des images de violence. Il leur faut un nouvel imaginaire, une nouvelle façon d’appréhender ce réel oppressif. Et c’est à niveau que le travail de l’artiste intervient.

Par sa sculpture, Freddy Tsimba essaie de susciter des interrogations au sein de la population tout en détournant l’arme des kuluna de son image négative et menaçante. Déplaçant sont atelier dans la rue, travaillant de jour comme de nuit, sous le regard intrigué des  habitants qui participent par leur présence, à l’élaboration de l’œuvre. Il se crée, dans la spontanéité et la familiarité kinoises, une dynamique de parole autour du geste artistique qui, se faisant, anéantit la violence des objets incriminés. Les machettes soudées se transforment en toiles, en nattes, en brique ; la froide agression se métamorphose en chaleur d’un foyer ; à l’insécurité d’avant succède le confort ; au trouble, l’apaisement. Le tour de force de l’artiste est d’instaurer une nouvelle négociation là où les mots d’un bourgmestre ne cherchaient qu’à s’attirer les faveurs de sa hiérarchie. Alors que les victimes parlent de téléphone volé, de petite délinquance, voilà que le zélé fonctionnaire fait état de grand complot contre le pouvoir et exhibe en trophées quelques adolescents sous l’emprise de la drogue et se félicite de les envoyer très vite en prison pendant que la justice populaire s’en remet aux vieilles recettes. Interrogée par les reporter de Molière, une jeune femme voit dans la prison un processus trop long et pas assez radical, elle demande donc l’émasculation pure et simple.

Mais pendant que Freddy soude dans la nuit, engageant une franche discussion avec les curieux, quelques notes au piano suivies de quelques accords de violon, transperçant les nuages, la voix d’une speakerine commente les images de la vingt cinquième commune de Kinshasa. Une maquette futuriste des plus kitchs lance la promesse d’un quartier haut de gamme sur une ile de la ville. Un premier pavillon à l’esthétique douteux sert de d’échantillon à l’ensemble à la grande satisfaction de l’ingénieur. Pendant que la première locataire s’échine sur son archet, on peut encore voir des pirogues taillées dans les troncs d’arbres glisser sur le fleuve. Et comme dans un rêve, on s’échappe par les nuages pour revenir dans les rues de Kinshasa, porté par la musique du Tout Puissant Ok Jazz. Par ce montage, plus que jamais la « cité du fleuve » apparaît comme une parenthèse, un intermède qui ne fera pratiquement jamais partie de Kinshasa, trop plate, trop molle, trop régulière, elle ne pourra qu’être ce que l’anthropologue Marc Augé appelle un « non-lieu », un espace sans identité. Kinshasa est faite d’anecdotes toujours à la limite du vraisemblable comme le poisson qui se transforme en femme au bout de l’hameçon d’un pêcheur, le faux magicien qui s’excuse auprès de l’État et qui reconnaît sa perdition mais aussi, la déconstruction de l’iconographique occidentale selon le Prophète Atoli. Son prêche s’appuie sur un « calendrier américain » racontant la victoire d’un christ blanc sur un diable noir dans une injustice totale : « les poings du premier pèsent deux mille kilos alors que ceux du second n’affichent sur la balance que deux maigres kilos. » Mais lui étant l’envoyé de Dieu, vient révéler toute la vérité sur les mensonges du christianisme.

Même sur le plan de la spiritualité Kinshasa reste en accord avec elle-même. Elle veut tout et son contraire. Mfum’Eto déclare vivre avec les esprits du monde parallèle et le chef coutumier, gardien du cimetière sait reconnaître le moment où les ancêtres sont en éveil. Mais c’est sans doute Freddy Tsimba qui résume le mieux, la dynamique contradictoire de Kinshasa : « si tu comprends trois pourcent de Kinshasa, ca te suffit pour vivre en paix. Ce n’est pas la peine d’essayer de le comprendre à cinquante pourcent car tu ne parviendras même pas aux cinq premiers. Même si tu te targues d’être kinois, le tout c’est de savoir à quelle échelle tu la maitrises. Seuls les trois pourcents te permettront de t’en sortir. Parce que Chaque jour, il y a une nouvelle ville qui nait. D’ici à demain, ce sera une nouvelle Kinshasa qu’il va falloir apprendre à connaître. »

Kinshasa Mboka té est incontestablement un des meilleurs films qui ait été fait sur l’esprit kinois.

Ramcy Kabuya

Kinshasa Mboka té

2013 – RD Congo – Belgique, Documentaire, 52 minutes
director: Douglas Ntimasiemi
scénario : Douglas Ntimasiemi – Raffi Aghekia
editing: Olivier Jourdain

La Caravane du Livre dans la région des Grands Lacs, une première encourageante…

L'Afrique des idées revient sur une expérience culturelle qui s'est déroulée dans la Région des Grands Lacs en décembre 2013. Article relayé du site Ishyo Arts Centre, partenaire de L'Afrique des idées.

img_11331Après quatre jours de vie de troubadour, de littérature et de rires la première Caravane du Livre de la sous-région touche à sa fin. Quatre jours durant lesquels la Caravane, composée des auteurs Dominique Mwankumi (RDC), Alain Amrah Horutanga (Burundi/RDC) et Dorcy Rugamba (Rwanda), mais aussi du centre culturel Ishyo et de la librairie Ikirezi, a fait le tour des jeunes et moins jeunes rwandais dans le but de promouvoir la lecture et la littérature.

L’épopée a commencé à Bujumbura, encadrée par la plateforme littéraire Sembura et la librairie Savoir Plus Faire Plus. Après dix jours au Burundi, les auteurs sont arrivés le 5 décembre dernier, après un (très) long voyage au Rwanda. Grande première de l’histoire des Caravanes du Livre, car elle fut la première à traverser deux pays!

Malgré quelques imprévus à la douane, une crevaison et un auteur improvisé garagiste, la caravane est arrivée à Butare en fin de soirée. Là, le cercle de jeunes poètes et comédiens local attendait patiemment, au fil de chants et de danse que la soirée brodée autour du thème de la filiation ne commence. Un thème hommage à l’auteur rwandais de la caravane : Dorcy Rugamba, fils de Cyprien Rugamba, poète et chanteur traditionnel originaire de Butare.

Les jeunes avaient préparé des représentations de textes de Dorcy Rugamba et d’Alain Horutanga, slammeur, bloggeur et poète congo-burundais.

Suite à cet échange, chacun s’en alla de son côté, priant secrètement que le reste du séjour se déroulât avec moins d’encombres!

Au fil des jours, les auteurs sont partis à la rencontre de jeunes, notamment avec des visites dans les écoles Green Hills et le Lycée Français Antoine de St Exupéry, et au Centre des Jeunes de Muhanga.

Lors de ces rencontres, les plus âgés se réunissaient autour d’Alain Horutanga et de Dorcy Rugamba, et leurs échanges  s’articulaient autour d’une première partie pendant laquelle les élèves jouaient ou déclamaient les textes de ces auteurs. S’ensuivait après une discussion sur les messages proposés par les auteurs et les problématiques soulevées.

Chez les plus jeunes, Dominique Mwankumi, auteur et illustrateur de livres pour enfants racontait et illustrait “en direct” une histoire aux élèves. Ceux-ci étaient ensuite invités à produire à leur tour le dessin d’un passage clé de l’histoire qu’ils venaient d’entendre.

À Muhanga, la rencontre fut un peu particulière. Nous eûmes tout d’abord de la concurrence : un énorme stand de publicité pour Airtel aux hauts-parleurs tonitruants.

S’ajouta à cela une participation largement minoritaire de francophones. Les enfants présents ne parlaient pour la plupart que le kinyarwanda, une membre d’Ishyo fit donc office de traductrice pour l’occasion. L’événement fut ceci dit un succès, en ce qu’il ameuta une foule d’enfants tous très attentifs aux récits de Dominique Mwankumi et qui se prirent au jeu lorsqu’il s’agit de dessiner à leur tour.

Mais la caravane ne cherchait pas à atteindre uniquement les plus petits, des ateliers professionnels avec les auteurs furent organisés pour les jeunes écrivains, comédiens et peintres en herbe.

Ishyo et la librairie Ikirezi organisèrent également un café littéraire qui, malgré la petite participation et la timidité du public, ne manqua pas de plaire à plus d’un et cela grâce aux mises en scènes, pleines d’entrain, des textes des trois auteurs par de jeunes comédiens et chanteurs renommés.

Le bilan de cette première caravane dans la région est encourageant. Malgré quelques soucis organisationnels, un partenariat réduit, une participation quelque peu timide au café littéraire, ainsi que de faibles ventes de livres lors de la tournée de la caravane, force est d’admettre que le public a été globalement réceptif aux activités qui leur étaient proposées. Et c’est là tout l’enjeu de la Caravane du Livre : attiser la curiosité, intéresser, ouvrir la voie à la littérature. Nous avons bon espoir que les (bonnes) habitudes s’apprennent avec le temps, que le livre deviendra aussi accessible que la radio, que la promotion de la lecture prendra toute son importance dans les écoles, les centres de jeunes, chez les parents… La route est longue pour ce qui en est de la promotion de la lecture chez nous, mais nous la ferons ensemble jusqu’à sa répansion!

 Marie Ingabire Royer

La gloire des imposteurs, d’Aminata Traoré et Boubacar B. Diop

book_234Certains livres méritent qu’on s’arrête sur rayon, qu’on cède au désir d’en connaître le contenu, ne serait-ce que parce que le menu est annonciateur de rupture, d’originalité et par conséquent de discours nouveaux. L’éditeur français Philippe Rey s’est associé au projet de voir deux intellectuels africains de premier plan pousser leurs réflexions, dans le cadre d’un échange épistolaire sur près de deux ans. Cet échange porte sur des faits qui ont marqué récemment le continent africain, plaçant ce dernier au cœur de l’actualité internationale : le « printemps » arabe (avec une acuité particulière portée sur l’épisode libyen) et la longue crise malienne. Aminata Dramane Traoré (1), altermondialiste déterminée, essayiste, ancienne ministre de la culture au Mali a pris le temps d’échanger durant près de deux ans avec le romancier et essayiste sénégalais Boubacar Boris Diop, auteur du fameux Murambi, Le livre des ossements et du roman en ouolof Doomi Golo.

Avant d’aborder le fond de leur échange, il est important de marquer la singularité de cette démarche et d’une certaine manière, la confiance qui a forcément porté les deux protagonistes dans cette prise de parole pour le moins atypique. Pour plusieurs raisons. Si les sociétés africaines ne sont pas plus patriarcales qu’ailleurs, il est quand même pertinent de souligner cet échange épistolaire entre un homme et une femme. Il traduit un respect profond que l’un accorde au propos de l’autre, respect dépassant la question du genre. Un second point est celui de voir deux intellectuels assez posés pour prendre l’initiative du débat et ne pas se laisser emporter dans des réactions assez récurrentes comme ce fût le cas avec La réponse de l’Afrique à Sarkozy ou Négrophobie. Les auteurs du livre ont plutôt été percutés de plein fouet par les événements, engageant les auteurs à développer une parole à la fois élaborée et épidermique orientant le cadre de leur discussion.

Sur le fond, Aminata Dramane Traoré et Boubacar Boris Diop entreprennent cette correspondance alors que le printemps « arabe » bat son plein en Afrique du nord, que des barques de fortune chavirent ou coulent dans la Méditerranée ou l’Atlantique avec de nombreux migrants en quête d’un avenir fait d’espoir. Aminata Traoré a traité la question dans un livre sous le concept de Migrance traduisant ces migrations de population prenant la forme d’errance dans le Sahara ou sur les grandes eaux. Boubacar B. Diop prend le soin de déconstruire ce mouvement naturel en rappelant que l’Eldorado attendu peut se montrer cruel. La chasse aux modou-modou en Italie l’interpelle. L’Europe fascisante tue. Mais dans le regard de l’intellectuel sénégalais, il y a la question du traitement de l’information, en particulier par les médias des pays des ressortissants traqués, en l’occurrence le Sénégal. Cet échange commence donc sous l’angle des responsabilités africaines, ces hommes qui partent en quête d’un espace de vie meilleure.

« Alors, voir des jeunes dans la force de l’âge engloutis par l’océan, eh bien, c’est triste, ça bouleverse pendant quelques heures, mais au final on se sent surtout impuissant, on tourne les yeux vers l’autre côté et la vie continue. »

Ces mots de Boubacar Boris Diop dans sa lettre du 8 janvier 2012, souligne l’indifférence du pouvoir politique, des médias africains. D’une certaine manière, et en filigrane, on se pose la question de savoir avec Boubacar B. Diop si la préoccupation de ces vies qui disparaissent concernent plus les pouvoirs publics européens que ceux du continent africain.

aminata_D_Traor___1_1__805997327Il est intéressant de remarquer que la première correspondance d’Aminata Traoré intervient après le coup d’état de Mars 2012, mené par le capitaine Sanogo. Il est important pour l’auteure de signifier l’antériorité de ce projet de correspondances. Cela étant précisé, les événements douloureux dans son pays vont fortement centrer le regard d’Aminata Traoré sur le Mali faisant de cet aspect de la correspondance le noyau d’un atome autour duquel la pensée de Boubacar Boris Diop, tel un électron, va graviter tout en apportant une ouverture intéressante de son propos au reste de la sous région et du continent. Pour revenir sur ces lettres sur le Mali, elles permettent au lecteur de mesurer l’impact du coup d’état, son évidence, quand on prend une meilleure connaissance du massacre d’Aguelhok(3), de la marche des femmes du camp militaire de Kati sur Bamako, la prise de contrôle de la rébellion du Nord par les islamistes. Ces lettres tentent d’expliquer la reconnaissance enthousiaste et l’accueil triomphal du peuple Malien  fait aux éléments de l’Opération Serval.

L’angle d’attaque d’Aminata Traoré est avant tout celui de la souveraineté nationale. Du moins son absence en ce qui concerne la crise malienne. Celle-ci, au-delà d’être le jouet d’un asservissement décrié à l’endroit de l’ancienne métropole, est soumise au diktat des tenants de la mondialisation. Venant de l’altermondialiste, cette posture était relativement attendue de l’ancienne ministre malienne de la culture. Le propos de la femme politique est avant tout d’ouvrir les yeux de ses concitoyens sur ce qu’elle définit comme étant l’imposture française, venant à la rescousse d’un peuple malien tout prêt de basculer sous la férule islamiste. L’imposture du pompier pyromane ayant déstabilisé la Libye voisine, pour s’ériger en libérateur du Mali.

Si Aminata Traoré porte un regard critique sur les responsabilités maliennes, elle semble plus se centrer sur les entraves posées sur son action politique et la réduction d’une influence qui visiblement gênait les barons de la place malienne. Elle ne s’attelle pas à proposer une analyse plus profonde de la faillite de l’élite et de la soldatesque malienne. Mieux, si la gestion paternaliste et « consensuelle » d’Amadou Toumani Traoré est critiquée du bout des lèvres, il est tenté de rappeler l’exploit unique en son genre d’avoir résisté à une collaboration contrainte pour le rapatriement des illégaux maliens de France vers leur terre d’origine. Ce mélange de genre brouille la révolte de la grande dame du Mali. L’ambiguïté de la position française à Kidal, donne du grain à moudre à l’interlocutrice de Boubacar Boris Diop. On aura compris que dans cet échange épistolaire par deux figures de la place africaine francophone, le sujet du Mali, prenant en otage ces rédactions, réduit la portée de l’analyse d’Aminata Traoré.

DiopBoubacar B. Diop peut ainsi donner plus de relief aux points développés par Aminata Traoré. Mieux, il tente de pousser la réflexion dans une pensée plus globale, plus panafricaine rappelant les thèses de Cheikh Anta Diop dont il revendique un profond héritage. Il développe son regard sur les printemps arabes, en observe les dérapages funestes au Mali. Le propos de l’intellectuel est percutant sur chaque point qu’il veut bien soumettre au crible de son analyse. Un chat est un chat, il ne saurait l’appeler autrement. Dénoncer ainsi l’imposture française au Mali, regrettant l’ignorance des peuples maliens acclamant l’ancien maître venu en libérateur, il déporte son propos au Rwanda pour offrir un autre type de posture qui, selon lui, n’est malheureusement pas assez peu reconnu par les africains eux-mêmes. Celle de Kagamé, despote éclairé qui redresse le Rwanda après le génocide tutsi dans ce pays. Naturellement, citer le Rwanda quand on échange sur les interventions françaises en Afrique, c’est lourd de sens, l’essayiste sénégalais en a conscience et cela donne de la force à son propos soulignant une réelle liberté de pensée trop rare dans l'espace francophone.

Il parait essentiel de se faire une idée sur cet ouvrage original, écrit dans le feu de l’action et qui, lorsqu’on observe la situation actuelle en Centrafrique, ne manquera pas de faire cogiter.

LaRéus Gangouéus

La gloire des imposteurs, Aminata Dramane Traoré et Boubacar Boris Diop

Editions Philippe Rey, 1ère parution en janvier 2014

(1)Aminata Dramane Traoré : Femme politique et auteure malienne, Aminata Dramane Traoré est également une militante altermondialiste engagée dans le combat contre le libéralisme et le néocolonialisme. Ses œuvres, notamment Le Viol de l’imaginaire, L’Étau et, tout récemment, L’Afrique humiliée, en font une voix singulière et essentielle pour comprendre les enjeux économiques et culturels de notre temps.

(2) Boubacar bos Diop : Il est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment : Thiaroye terre rouge (théâtre, L’Harmattan, 1981), Les tambours de la mémoire (roman, Nathan, 1987, et L’Harmattan 1990), Le Cavalier et son ombre (roman, Stock, 1997, et Philippe Rey, 2010), Murambi, le livre des ossements (roman, Stock, 2000), Négrophobie (essai en collaboration avec Odile Tobner et François-Xavier Verschave, Les Arènes, juin 2005), Kaveena (roman, Philippe Rey, 2006), L’Afrique au-delà du miroir (essai, Philippe Rey, 2007), Les petits de la guenon (roman, traduit librement de son roman en wolof Doomi Golo par Boubacar Boris Diop lui-même, Philippe Rey, 2009).
Il a collaboré à l'ouvrage L'Afrique répond à Sarkozy. Contre le discours de Dakar, publié par nos soins en février 2008. Il a également contribué à des collectifs de nouvelles (Les chaînes de l’esclavage, Massot, 1999 ; L’Europe vue d’Afrique, Le Figuier, Bamako) et à des scénarios de films (Le prix du pardon de Mansour Sora Wade, Un amour d’enfant de Ben Diogaye Bèye).

(3) 82 prisonniers issus des rangs de l'armée malienne sont exécutés par des rebelles du nord Mali

Burundi : l’autre miroir du génocide

oms1Alors que le monde entier célèbre le vingtième anniversaire du tragique génocide rwandais, au Burundi, on déplore le vingtième anniversaire d’un assassinat. Celui de Melchior Ndadaye, président du Burundi de juin à octobre 1993, qui faisait partie de la majorité Hutu. Une tentative de coup d’Etat suivie de près par le massacre de milliers de Tutsi, minoritaires au Burundi, puis d’une escalade de violence qui fait écho à celle qui sévissait au Rwanda à la même période. Frontalier du Rwanda, avec lequel il partage certains aspects démographiques, le Burundi a lui aussi été le théâtre de massacres entre Hutu et Tutsi. Représentant de l'Organisation Mondiale de la Santé à Bujumbura au moment des faits, le Dr Mouhtare Ahmed revient sur les constats réalisés par une équipe de l'ONU dépêchée sur les lieux entre 1994 et 1995, et sur sa propre expérience.

Dans quel organisme de l’ONU travailliez-vous ?

J’ai exercé à l’OMS de 1990 à 1995 au Bureau de Bujumbura. J’y représentais également l’Afrique avec d’autres collègues médecins, sous la direction de Gotlieb T. Monekosso, directeur du bureau à l’époque. Nous avions pour rôle d’aider les différentes régions du pays à renforcer leurs infrastructures de santé.

Quelle était la situation du Burundi avant le début des hostilités ? Quand et comment se sont-elles déclenchées ?

Le Burundi était l’un des rares pays en Afrique à avoir atteint l’autosuffisance alimentaire. Mais le domaine de la santé avait encore besoin d’appuis, et c’est là qu’intervenait l’OMS. Les Tutsi, en minorité, détenaient le pouvoir depuis plusieurs années. Pour moi, tout a commencé lorsque le premier président Hutu, Melchior Ndadaye, a été élu en juin 1993. Il fit le geste très significatif de nommer une femme Tutsi en tant que premier ministre, pour signifier sa volonté d’unir les deux groupes et de promouvoir la place des femmes en politique. Mais cela n’a pas suffi à juguler les tensions naissantes.  Dans la nuit du 20 au 21 octobre 1993, alors que je dormais, j’ai entendu un bruit assourdissant dans le ciel. J’ai appris, le lendemain, qu’un commando de putschistes avait atterri en parachute aux abords du Palais présidentiel. Il était une heure du matin et l’on venait d’exécuter le président Ndadaye, après l’avoir torturé de manière innommable. Deux jours plus tard, la presse titrait le mot d’ordre des partisans de Melchior NdadayeNdadaye : « ils ont tué Ndadaye, mais ils n’ont pas tué tous les Ndadaye ».

Vous semblez établir un lien entre l’assassinat de M. Ndadaye et les affrontements entre Hutu et Tutsi qui ont suivi.

Bien avant son élection, Ndadaye prônait l’intensification des relations entre les deux communautés. Avant d’être élu, il avait commencé à alimenter des relations avec le Rwanda, avec des représentants influents de la communauté Tutsi, avec d’autres leaders de son parti, le Frodebu. Je pense qu’il a voulu mettre fin à une crise qui était déjà à son apogée, et qui était au bord du conflit.

Comment vous et votre famille avez vécu cette confrontation ? En avez-vous avisé votre organisme ?

Tout le monde était en état d’alerte. Je vivais dans un quartier résidentiel protégé par les Nations Unies, mais cela ne m’exonérait pas d’être victime d’hostilités à mon tour. Un après-midi, ma fille de quatre ans a ramassé une balle perdue dans la cour. Au même moment, une clameur s’est élevée dans le quartier, ordonnant de massacrer les Tutsi pour venger la mort de Ndadaye. J’ai immédiatement avisé la direction de mon bureau, soucieux de protéger ma famille. Celle-ci a été évacuée en janvier 1994. Je suis resté seul sur le terrain.

Quel est le rôle d’un représentant de l’OMS dans des moments comme celui-là ? Que dit la déontologie, et que fait l’humain ?

Nous avons découvert une classe de CP incendiée. Le maître avait fermé la porte à clé, puis arrosé les environs de la salle avec de l’essence avant d’y mettre le feu. A l’intérieur, les corps calcinés des enfants, encore debout, se tenaient deux par deux dans les bras les uns des autres. Dans la région de Ngozi, des femmes de tous âges se faisaient violer puis jeter dans la rivière avec leurs enfants[1]. Les corps jonchaient les routes et des jeunes armés de machettes surgissaient des abords. La déontologie me disait : soigne les blessés dans les camps de fortune, ne regarde rien d’autre. L’être humain en moi bouillonnait.

Vous aviez peur que l’on vous prenne pour un membre d’un des deux camps ?

Cela s’est déjà produit. Je revenais de Kigali avec mon collègue, quand nous nous sommes faits arrêter par les garde-frontières. Lui est du Congo Kinshasa et moi des Comores, et je ressemble beaucoup plus que lui aux Rwandais. Les gardes m’ont pris pour un Hutu et voulaient me capturer. Il a fallu que j’appelle le Bureau de l’OMS, puis l’ambassade des Comores, pour que l’on nous laisse partir. Après l’incident de l’école primaire incendiée, j’ai demandé à être rapatrié, quitte à renoncer à mon salaire pendant la durée normale de ma mission. C’en était trop.

Vous avez mentionné vos questionnements dans le rapport de la mission commandée par le Conseil de Sécurité, en février 1995.

Oui, nous avons interrogé la communauté internationale et les autorités du pays. Comment pouvait-on laisser faire un tel massacre sans réagir ? Que faisait la communauté internationale ? Pourquoi n’envoyait-on pas d’armées pour arrêter ce massacre ?

Le 21 octobre 2013, le Burundi a célébré le vingtième anniversaire de l’assassinat de M. Ndadaye, non loin de la commémoration du génocide rwandais. Vingt ans après, que diriez-vous au Conseil de Sécurité ?

Je ne sais pas si l’on peut juger une quelconque partie dans cette affaire, car la haine ne connaît pas de modération. Tous ceux qui se mêlent d’un conflit courent le risque d’être rangés d’un coté ou de l’autre…Malheureusement, certains pays ont choisi de fonctionner ainsi.

Interview réalisé pour L'Afrique des Idées par Touhfat Mouhtare

 

 

 

 

 

 


[1] Rapport S/1995/157 du 24 février 1995, par Boutros Ghali, adressé au Conseil de Sécurité de l’ONU

 

 

 

 

 

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