Chers amis, la révolution digitale n’aura pas lieu

La révolution « digitale » n’aura pas lieu. Vous avez certainement lu cette phrase et donc au vu des avancées technologiques tant vantées en Afrique, je comprends que beaucoup d’entre vous aient froncés les sourcils en me lisant. Permettez donc que je reformule. Chers amis blogueurs, influenceurs de tous bords, administrateurs de groupe Facebook et WhatsApp, lanceurs d’alertes sur Twitter… La révolution via le digital n’aura pas lieu.

Dénoncer ne suffit pas

Bon nombre de jeunes, eu égard à la réussite de quelques campagnes pour attirer l’attention de l’opinion publique, sont désormais devenus défenseurs des causes publiques, de la veuve et l’orphelin, des immigrés et des victimes de nos dictateurs…derrière leurs écrans.

En 2012, alors que les Sénégalais se levaient pour réclamer l’alternance, les blogueurs et autres influenceurs du Web ont parfaitement joué leurs rôles. C’était à qui dénonçait et à qui twittait le plus vite. Des plateformes sont nées et des leaders se sont élevés. Pourtant, ce n’est que lorsque les foules ont envahi les rues au rythme d’un Y’en a marre que la révolution a abouti, que le changement a suivi. Au Burkina Faso, tout le monde a suivi le combat des hommes intègres à travers les réseaux sociaux, les appels patriotiques et les directs Facebook où nos cœurs sursautaient au moindre bruit. Là encore, les influenceurs ont vu leur objectif atteint seulement lorsque les populations sont sorties dans les rues.

Dénoncer ne suffit pas, et envoyer  nos frères livrer un combat plus dangereux que celui que les activistes du web livrent derrière votre ordinateur est…lâche. En 2015, le Congo Brazzaville vibrait au rythme d’un #Sassoufit dont les principaux initiateurs étaient tous à l’abri derrière un ordinateur. Mieux, plusieurs appels à lutter venaient de ceux là même qui -volontairement ou pas – n’étaient pas en mesure d’être eux aussi dans les rues. Des hommes et des femmes se sont levés, se sont battus et sont tombés. Malheureusement, le combat s’est vite épuisé dans les rues quand bien même il restait intense sur Internet.

Les jeunes africains qui doivent se battre pour des lendemains meilleurs, pour une société plus responsable, pour un meilleur niveau de vie…sont  sur Internet. Plus précisément sur Facebook, sur Twitter, sur Snapchat.

Beaucoup d’entre nous mènent un combat juste, dénoncent et portent haut leurs idées de changement. Malheureusement le plus grand nombre d’entre nous, citoyens digitaux, oublions que pour que notre combat aboutisse il faudra le rendre réel. Tôt ou tard. Et non pas se contenter – tels des généraux – de motiver des troupes qui iront vers un combat plus physique dont nous serons les premiers épargnés.

Pensez-vous que nos gouvernements ne lisent pas notre mécontentement? Ils le font, ils en rient et laissent au temps, la charge d’enterrer un bad buzz créé par un de nos tweets.

On aura beau me citer les activistes de tous bords qui – pour certains – sortent parfois du digital pour porter leur message dans le monde réel. Mais nous parlons ici d’une  jeunesse qui reste en grande majorité, cloitrée dans un rôle passif où elle exprime ses sentiments au gré de clics et de mots clés (hashtags).

D’ailleurs, en parlant de nos activistes; combien -dans la vie réelle – assument ouvertement les propos qu’ils écrivent en 140 caractères? J’espère qu’on ne parle pas de ceux qui critiquent l’Europe (par exemple) et que l’on voit faire des courbettes ambassades après ambassades pour obtenir un visa. Ceci était une parenthèse…

A quoi ça sert de dénoncer si nous sommes incapables de mettre en place des stratégies collectives qui feront prendre conscience à nos dirigeants la force de notre révolution digitale ? A quoi sert notre combat virtuel s’il n’a rien à voir avec notre vie réelle ?

Il est vrai que nous avons de belles réussites de campagnes, comme la très récente #faisonsLesComptes du togolais Aphtal Cisse. Mais il n’en demeure pas moins que pour certaines causes, il faudra enfin aller plus loin que la simple dénonciation.  Dénoncer, sur internet, c’est un premier pas, un premier acte de bravoure. Il ne faut évidemment pas jeter la pierre à ceux qui font ce premier pas. Mais ce qui serait intéressant, c’est de transposer d’une façon ou d’une autre nos coups de gueules digitaux pour en faire de vraies forces dans notre quotidien, dans nos communautés. Et d’être enfin de vraies leviers qui sauront influer sur les décisions de nos sphères politiques ou économiques.

Vie digitale, vie réelle

Un ami me présentait comme une « activiste congolaise ». Titre que je refuse toujours car je pense simplement être une citoyenne congolaise qui entend profiter de sa liberté d’expression, qui a des choses à dire et qui exige des réponses. Cette position qui est mienne, ne me donne pas le droit d’inciter des gens à faire plus que ce que je ne saurais faire, moi-même.

Au delà des coups de gueules il faut savoir rendre les choses réelles. Et rendre un engagement réel, ce n’est pas forcément de sortir dans les rues ou de faire des manifestations …C’est de voir plus loin qu’un simple tweet, un article, une prise de position. C’est travailler à utiliser consciencieusement les outils que nous maîtrisons pour œuvrer à rendre ce monde plus juste.

Je crois en la force du digital. Et je sais qu’elle est une des voies de dénonciation et de contestation inévitables. Mais j’aimerais que vous aussi, vous vous posiez cette question : A quoi ça sert de dénoncer si nous sommes incapables de mettre en place des stratégies collectives qui feront prendre conscience à nos dirigeants de toute la force de notre révolution digitale? A quoi sert notre combat virtuel s’il n’a rien à voir avec notre vie réelle ?

Le digital a apporté une touche particulière à de nombreuses luttes. Une touche imprégnée de l’ouverture d’esprit de cette jeune génération qui est consciente de sa force et de son potentiel. Une jeunesse qui, pourtant ne va pas toujours plus loin que ses convictions et qui n’ose pas toujours passer du virtuel, au réel.

La révolution digitale n’aura pas lieu. Un « Like » n’a d’essence que s’il peut se transformer en un avis prononcé et appliqué. Et un nombre de followers trouve sa pertinence selon le nombre de personnes prêtes à défendre une cause tant dans le réel que dans l’irréel. Sinon, il n’est plus question d’avis. Il s’agit simplement de quelques « likes ».

Samantha Tracy

Article initialement paru sur le blog de Samantha Tracy (repris avec des modifications et rajouts de l’auteur) : http://morceau2vie.mondoblog.org/

Emmanuel, Dieu, est avec nous

L’Afrique, il est vrai, vit une situation de traînée qui cadre mal avec son potentiel et surtout le contexte favorable à son renouveau économique. Ce qui est sûr, l’observation faite pour le continent, l’est aussi pour sa diaspora à l’échelle macroscopique tout aussi bien pour les membres de ses ensembles à l’échelle microscopique. Inutile d’investir dans un trop grand effort intellectuel de théorisation des paramètres et interactions du marasme économique, il suffit de s’observer pour comprendre. Comme disait le Mahatma Gandhi « sois le changement que tu veux pour le Monde ». Ainsi donc me vient l’idée de mettre en parallèle deux réalités et les pistes d’affirmation par l’Attitude censées entraîner un cercle plus vertueux voire susciter le déclic vers la réussite.

Les couches populaires africaines ou le manque de source de Paie

La confrontation avec la pauvreté suscite la débrouillardise et l’initiative personnelle pour palier le besoin à court terme de revenu. Le défaut d’éducation ou l’inadéquation avec le marché de l’emploi où la demande limitée issue des classes moyennes, tirant l’économie par leur pouvoir d’achat, cantonne les jeunes au chômage et au secteur informel (quand ce n’est pas la facilité de la délinquance lorsque le groupe a perdu son influence sur l’individu). La pauvreté est le regard habituel qui est porté sur l’individu et auquel celui-ci peut adhérer pour diverses raisons sans reconnaître la richesse inexploitée de cette ressource inactive. Le quotidien informel est donc fait de Providence et d’espoir que le Futur apportera une solution en lien avec la destinée de l’individu. Le comportement adopté est l’abnégation.

Compte tenu du manque d’opportunités disponibles et du statut de cuve de récupération de jeunes actifs par le secteur informel, ouvrir le champ des possibles par le regroupement d’une main d’œuvre polyvalente (en GIE?) puis la création de ponts stratégiques avec des acteurs économiques de la diaspora (en mode consultation) sous forme de consortium ou d’autres structures de travail. Le recours à Internet est un préalable où l’informel pourrait être vu comme une « industrie de la main d’œuvre » et faire Sa révolution.

La diaspora africaine ou le manque de source de Paix

L’importance de l’énergie dépensée dans le combat pour trouver un statut stable après une immigration économique fait souvent perdre de vue la vision initiale sinon le rêve qui a suscité toute l’entreprise. Malmené administrativement et pressé de retrouver un confort social preuve vivante du succès pour ceux qui sont restés, le recours au consensus sur son potentiel vs l’essentiel conduit au choix de l’édulcoration de la compétence (qui deviendra vite désuète voire obsolète) pour l’urgence de l’intégration économique. Il appelle parfois au recours facile au filet social qui endort dans la sainte précarité. Le vivre-ensemble ne se fait plus tant au niveau de l’enrichissement interculturel mais plus dans l’enlisement intellectuel. Le quotidien ethnique est fait de l’usure du Temps et de manque de confiance qui ne peut donner lieu à une attitude de courage et d’indépendance financière : Le comportement adopté est le déni de la réalité.

Compte tenu de la fréquente qualité des profils, dits choisis et non subits, ne plus hésiter à se confronter au marché local par l’expertise des activités d’entrepreneuriat extra professionnelles qui permettent de poursuivre une carrière valorisante en marge d’une autre guidée par la nécessité financière.

Toujours est-il que, de façon générale, L’Africain semble refuser la confrontation avec la souffrance non pas celle qui vit au quotidien dans sa condition de pauvreté ou de précarité et pour lesquels le baume religieux sert de justifiant, mais bien celle de la peur du passage à l’acte d’effort de construction sans le confort d’une manne gracieuse et bienfaisante disponible à souhait sans aucun mérite. En effet, après des périodes troubles de domination extérieure dues à la défaite militaire (à une époque où le pouvoir du Monde s’exerçait par ce medium), nos attentes de réhabilitation dans le concert contemporain des nations, marqué par l’économie, se situe à un niveau d’égalité avec des nations qui ont longtemps eu l’ascendant sans jamais avoir vraiment été chahuté dans leur position (excepté Haïti et l’Éthiopie pour citer ces deux exemples marquants). Du coup, il semble illusoire que le retour à un pied d’égalité voire de domination se fasse par le simple fait du rôle de victime réclamant assistance pour le retard pris de façon induite dans son développement.

Les autres tiers ne doivent leur avènement qu’à leur intention profonde de se reconstruire qui a nourrit leur volonté quotidienne. La solution de l’aide au développement, pas toujours transparente et souvent source d’ingérence, est une solution de dépendance quasi narcotique qui donne lieu à une pléthore de projets « d’entertainment » mais rarement d’ouverture à la grande prise de conscience : si l’on veut reconstruire le continent, il faut accepter de revêtir de façon crue notre condition actuelle pour susciter la révolte nécessaire au désir de changement durable. Fuir la réalité n’a pas été le choix du Rwanda qui a vécu un électro choc douloureux mais qui a dû aider au sevrage nécessaire avec le système entre les anciens colons et les indépendants de facette. C’est pour la mémoire de ceux tombés pour cet idéal de souveraineté qu’on se doit de finaliser la vision panafricaine qui, à défaut d’unifier, peut fédérer contre le même type de menace.

A l’heure où les rumeurs les plus folles courent sur les économies de la zone francophone de l’Afrique qui, force est de le constater, n’ont pas le même dynamisme que leur homologues anglophones, cette exhortation à la confiance est plus que nécessaire alors que couve une révolte mâle de la jeunesse déjà durement éprouvée. Les croyants naturels de cette planète ne doivent pas baisser les bras mais retrousser les manches pour sortir une fois pour toute d’une logique où le quotidien des peuples dits souverains se décident dans une autre région aux cinq frontières du mépris. Dieu est avec nous. A bon entendeur…

Arnaud Segla

Mise en ligne le 15.07.17

Non, Monsieur Macron, le défi de l’Afrique n’est pas civilisationnel

Au détour d’une conférence de presse[1] en marge du sommet du G20 à Hambourg, Emmanuel Macron a affirmé en substance que « le défi de l’Afrique … est civilisationnel », une thèse passéiste, fondée sur des constats erronés, et totalement décalée par rapport aux dynamiques en cours sur le continent. Reprenons le fil du raisonnement.

Le défi de l’Afrique selon Macron

Selon Macron, les promesses d’aide au développement de l’Afrique ont été tenues, mais l’aide financière seule ne suffit pas car le défi de l’Afrique serait civilisationnel. Il serait caractérisé par des Etats faillis, des processus démocratiques complexes, une transition démographique mal maîtrisée, l’insécurité et le fondamentalisme violent. Une litanie de maux en dépit des taux de croissance significatifs de certaines économies qui peuvent laisser entrevoir des perspectives positives. Le rôle des pays développés en général et plus particulièrement de la France serait donc de promouvoir la primauté du secteur privé, de financer l’investissement dans les biens publics (infrastructures, éducation et santé) et de garantir la sécurité en lien avec les organisations régionales. Dans ce cadre, la responsabilité des gouvernements africains serait d’assurer la bonne gouvernance, de lutter contre la corruption et surtout de maîtriser la transition démographique car, selon le président français, « avec 7 à 8 enfants par femme, investir des milliards d’euros ne stabilise rien ».

Une répétition de la posture paternaliste

Parler de défi civilisationnel présuppose d’une part qu’il existerait une norme unique de progrès humain et d’autre part que l’Afrique en serait particulièrement dépourvue. Or, les connaissances accumulées à partir de recherches archéologiques permettent d’affirmer qu’il existe plutôt des civilisations, variant dans le temps et dans l’espace, avec chacune des apports majeurs à l’humanité. Il en est ainsi des civilisations égyptienne, maya, chinoise, grecque, romaine, etc. Dans ce contexte, la civilisation occidentale ne saurait servir de modèle pour tous. L’idée que l’Afrique serait dépourvue de civilisation et qu’il faille y transposer un modèle venu d’ailleurs entre en résonance avec le discours d’un passé récent prononcé par le président Sarkozy à Dakar. Il témoigne d’un déni d’histoire de l’Afrique pourtant attestée par plusieurs sources formelles. L’ouvrage de l’UNESCO sur le sujet ou les innombrables objets d’art africains présents dans les musées français en sont quelques preuves. Il entre également en résonance avec un autre discours d’un passé plus lointain, celui de Victor Hugo prononcé en 1879, en prélude à la colonisation du continent. La vraie question que soulève cette affirmation est pourquoi, plus de 150 ans après Victor Hugo, le numéro un français reprend la même thèse. Pourquoi l’Afrique n’a-t-elle pas évolué depuis ? N’est-ce pas là le résultat de la posture paternaliste qui a toujours caractérisé les relations entre l’Occident et l’Afrique ? De la colonisation sur laquelle Emmanuel Macron a plutôt eu une lecture éclairée aux indépendances molles ?

Des constats discutables

La thèse de Macron est fondée sur des constats erronés trop souvent usités par manque de recul. En effet, en matière d’aide au développement, rien n’a encore été fait pour l’Afrique. Selon les statistiques de l’OCDE seulement 0,3% du Produit National Brut (PNB) des pays développés est dédié à l’aide au développement, deux fois moins que les 0,7% promis depuis 1970. Or, l’aide au développement, loin d’être une charité, est une contrepartie des manques à gagner générés par l’ouverture commerciale des pays en développement. Ce déficit est largement comblé par les Africains de la diaspora qui prennent le relais en transférant des fonds vers leurs pays d’origine. Ces transferts dépassent largement l’aide au développement et servent à atténuer les chocs de revenus et à financer l’entrepreneuriat et l’investissement dans le capital humain.[2]

Contrairement à l’idée répandue, la croissance démographique n’est pas un problème, ni pour l’Afrique, ni pour l’Europe. La peur de la démographie africaine est trop souvent entretenue par ceux qui appréhendent l’immigration. Or, elle peut être une chance si chaque jeune africain avait la liberté de se réaliser, cette liberté parfois restreinte par les politiques des pays développés protégeant leurs intérêts par le biais de dictateurs-prédateurs sur le continent. Par ailleurs, contrairement à l’affirmation d’Emmanuel Macron, il n’y a pas de lien de cause à effet entre population et développement.[3] La théorie malthusienne de la surpopulation a longtemps été remise en cause par les effets positifs du dividende démographique et du caractère universel de la transition démographique. Les forts taux de fécondité s’observent dans des environnements où le taux de mortalité infantile est élevé. Il en a été ainsi jusqu’au XIXème siècle en Europe et cela n’a pas entravé son essor économique.

L’Afrique qui renaît

Le discours de Macron à Hambourg témoigne du regard porté encore sur l’Afrique à travers un prisme tronqué donnant lieu à des interprétations en déphasage par rapport aux dynamiques actuelles. L’Afrique se transforme par le biais de mécanismes difficilement quantifiables et donc orthogonaux aux taux de croissance du PIB. Ses jeunes entreprennent, innovent et aspirent à une société plus libre.[4] Ses leaders se renouvellent et rompent avec les liens et pratiques anciens. Comme le suggère Felwine Sarr, partout en Afrique, il y a comme une phase de travail, préalable à la naissance d’une société nouvelle dont la nature ne demande qu’à être définie. C’est en cela que consiste le défi de l’Afrique, il n’est pas civilisationnel, mais transformationnel. A l’heure où les nationalistes ont le vent en poupe, où bon nombre de jeunes africains entretiennent un rapport de défiance vis-à-vis de la France, il n’est pas opportun d’adopter une posture paternaliste dans les relations franco-africaines. Plaidons, dans la mesure du possible, pour de la co-construction.

Georges Vivien HOUNGBONON

[1] Le Président Macron répondant à la question du journaliste Philippe Kouhon d’Afrikipresse. Lien vers la vidéo de la conférence (à partir de la 25ème minute) : http://www.elysee.fr/videos/new-video-17/

[2] Cf. Perspectives Economiques Africaines 2017

[3] L’exemple de 7 à 8 enfants par femme est d’ailleurs très anecdotique car ne correspondant qu’au Niger. Selon les perspectives économiques en Afrique, le taux de fécondité y est de 4,5 enfants par femme en 2016.

[4] Voir par exemple le dernier rapport thématique des perspectives économiques en Afrique.

Mise en ligne le 12.07.17

Le Maroc dans la Cédéao ?

Jeune Afrique informait en février dernier sur la demande d’adhésion du Maroc à la Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Surprenante démarche, qui n’a finalement surpris que les citoyens. Lors de son sommet du 04 juin dernier, les chefs d’Etat de ladite communauté ont exprimé « un soutien général pour la demande du royaume du Maroc, compte tenu des liens forts et multidimensionnels qu’il entretient avec les Etats membres ». Un accord de principe, qui va certainement aboutir à une adhésion formelle du Maroc à la Cédéao.  Sur le principe, les chefs d’Etat ont demandé à la Commission « d’examiner les implications de cette adhésion, conformément aux dispositions du traité révisé ». Ces conclusions ne devraient pas être défavorables ; la volonté affichée des différentes parties devrait permettre de lever les différents obstacles juridiques ou institutionnelles pouvant exister. Si l’adhésion du Maroc parait opportune d’un point de vue économique, elle ne parait pas forcément bienfaisante pour les autres économies de la zone.

Le Maroc est déjà fortement présent dans la région avec ses investissements – public et privé – et les différents accords bilatéraux avec les pays de la Communauté. Il est aujourd’hui le premier investisseur africain dans la région. Le pays participe à plusieurs projets majeurs en Afrique de l’ouest : réhabilitation de la lagune de Cocody, à Abidjan, ou le projet de gazoduc Maroc-Nigeria, construction de logements sociaux ou d’un port de pêche à Dakar. Ses échanges commerciaux avec la zone qui souffrent encore de quelques barrières (douanières) ont atteint 14,1 Mds USD en 2016, soit 22% de ses échanges mondiaux.  Son intégration dans la zone lui ouvre davantage l’accès au marché ouest africain fort de 300 millions d’habitants, où la libre circulation des biens et des capitaux devient de plus en plus une réalité. Il pourra davantage s’imposer dans la zone sur le plan politique et diplomatique, voir même modifier les orientations de la Communauté. Puissance économique, politique et diplomatique, le Maroc n’aura aucun mal à s’imposer dans la région devant le Nigéria qui doit encore faire face à des difficultés internes. La volonté affichée du Maroc de renforcer sa coopération avec les pays d’Afrique sub-saharienne commencera donc certainement par l’Afrique de l’ouest. La coopération « sud-sud » ainsi prônée par le Maroc et justifiant sa démarche auprès de la Cédéao, pourrait n’être qu’une démarche visant à se constituer une base de partenaires africains solide pour asseoir son intégration (domination) continentale.

Ce nouveau voisin donnera certainement une nouvelle impulsion à la zone, sur le plan économique et social. Les investissements marocains devraient se multiplier dans la région, favorisée par la mobilité des capitaux – on rappellera que les banques marocaines sont premières dans la région ouest africaines francophones notamment – et le fort potentiel inexploité des pays de la zone, créant ainsi de nouveaux emplois et de nouveaux débouchés pour ces pays. Les pays pourraient éventuellement réduire leurs factures d’importations, ayant avec l’intégration du Maroc dans la Communauté, l’occasion d’acheter auprès de leur nouveau voisin des produits alimentaires et/ou manufacturés de qualité et à coûts réduits. Aussi, les citoyens pourraient avoir accès à de meilleures infrastructures, notamment dans les domaines de la santé et de l’éducation.

Cependant, il faut craindre que cette situation fragilise davantage les pays de la région. Les exportations de la région vers le Maroc se situent aujourd’hui à moins de 100 MUSD et portent essentiellement sur des matières premières dont la moitié sont des produits agricoles. L’intégration du Maroc pourrait déséquilibrer davantage la balance commerciale au profit de ce dernier. Les pays de la région, économiquement fragiles et peu compétitifs, ne sont pas préparés à un tel scénario, contrairement au Maroc qui depuis des années peaufine sa stratégie. Ils ne pourraient, dans ce contexte, profiter pleinement des opportunités pouvant émerger avec l’intégration du Maroc à la Communauté.

Le Maroc pourrait en outre devenir la terre d’accueil des investissements pour la zone. Apparaissant comme un pays politiquement stable, avec une main d’œuvre de qualité ; les investisseurs pourraient préférer s’installer au Maroc l’utilisant comme base de production et exporter leurs produits vers les autres pays. Situation qui serait dommageable pour les pays de la Communauté qui ont placé le renforcement de leur attractivité comme objectif stratégique dans leur plan de développement, pour un rayonnement régional.

Certains projets majeurs de la Cédéao pourraient être remis en question. L’intégration des citoyens que souhaite la Commission de la Cédéao, par exemple, pourra se heurter à des obstacles culturels. L’histoire des peuples de la région ouest africaine s’entremêle, ce qui n’est pas forcément le cas avec le Maroc. D’ailleurs, certains marocains ont à plusieurs reprises démontré leur hostilité vis-à-vis des immigrés africains (légaux ou pas). Slate Afrique rapporte dans un article les actions racistes que subissent les étudiants d’Afrique subsaharienne au Maroc et la réponse plutôt molle des autorités vis-à-vis de cette situation[1]. Le projet de monnaie commune pourrait aussi perdre en pertinence. Le Maroc a sa propre monnaie et rien ne garantit qu’elle s’en délaisserait pour adopter celle que voudrait mettre en place la Commission de la Cédéao.

Si le rapprochement entre le Maroc et la région ouest africaine est à saluer car porteur d’opportunités, il aurait pu se faire sous d’autres formes. Déjà membre observateur de la Communauté, le pays a su tisser des relations économiques fortes avec les pays de la zone. On ne peut donc qu’être d’avis avec le fondateur de Wathi, Gilles Yabi, qui pense qu’il aurait été plus sage de donner au Maroc un « statut de partenaire stratégique. Du recul et un apprentissage auraient été préférables, pour permettre une adhésion sur quelques années et non sur quelques mois. »

Foly Ananou


[1] Cet exemple ne stipule pas que tous les marocains sont racistes ou sont hostiles envers les subsahariens. Il illustre simplement qu’il existe de fortes hétérogénéités culturelles entre les peuples qui pourraient remettre en question les ambitions de la Communauté.

Article mis en ligne le 17 juin 2017

Accord de Paris : Quelles leçons tirer du retrait des USA ?

Les réactions consternées qui ont suivi l’annonce du retrait américain de l’accord de Paris sur le climat contrastent avec l’enthousiasme affiché lors de l’adoption de l’accord en décembre 2015 après plusieurs années de négociation. C’est une décision qui aura un impact sur les Etats les plus vulnérables. Mais, ils auraient tort de ne compter que sur le leadership des grandes puissances pour maintenir l’élan de transformations sociaux-économiques et politiques nécessaires à l’adaptation et à l’atténuation des effets du dérèglement climatique.

Le fait qu’au regard des dispositions de l’accord entré en vigueur en novembre 2016, le retrait américain ne pourra être effectif qu’en 2020 ne change en rien à la réalité de celle-ci. Le discours du président Trump est sans équivoque sur sa volonté de cesser immédiatement tous les engagements américains. L’accord de Paris étant non contraignant juridiquement, il ne prévoit pas de sanction contre les pays qui se désengagent. Même si leur crédibilité est entachée, les Etats-Unis ont les moyens de la restaurer à terme et de peser encore sur la scène internationale. Ils peuvent aussi faire face aux effets du changement climatique même si une réorientation de leurs politiques publiques plus tard leur coutera plus cher. D’ailleurs, le débat est loin d’être clos et certains Etats et territoires américains engagés dans l’esprit de l’accord sur le climat ont réaffirmé leur volonté de s’y maintenir et de poursuivre leurs programmes de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

La décision américaine suscite plutôt les craintes d’un effet domino en faveur du désengagement et une velléité de renégociation de l’accord par d’autres pays tels que la Russie dont les dirigeants bien que signataires ne cachent pas leur scepticisme vis-à-vis de la question du climat. Le premier coup de butoir contre l’accord sur le climat émane donc du plus grand pollueur du XXe siècle et a le mérite d’éclaircir sa position de ne pas assumer sa responsabilité historique. S’étant exclu du cadre dont elle est hostile, la nouvelle administration américaine pourra- t-elle entraver quand même sa mise en œuvre ?

Sans la contribution des Etats-Unis, les objectifs globaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour maintenir les effets du changement climatique dans une fenêtre contrôlable ne seront pas atteints.

 

A court terme, c’est du côté financier que l’arrêt de la contribution des Etats-Unis dans le Fond vert pour le climat aura des impacts sur la mise en œuvre des programmes en cours dont l’échéance est 2025. Les Etats-Unis ne respecteront probablement pas leur engagement de 3 milliard de dollars dont 1 milliard a été débloqué sous l’ère Obama. En l’état actuel, beaucoup des pays en développement, notamment les pays africains, auront du mal à atteindre leurs objectifs sur la période même si tout ne dépend pas de l’apport financier extérieur.

En effet, dans le cadre de l’accord de Paris sur le climat, les Etats ont pris deux types d’engagements : des engagements conditionnés par l’apport des ressources extérieures issues des plus gros pollueurs et des objectifs inconditionnels de réduction des émissions de gaz à effet de serre à travers la mobilisation de leurs propres ressources.

Or, la réalité des effets du climat sur la population africaine n’est plus à contester. Cette population n’a pas le luxe d’attendre et de tergiverser. Les solutions ponctuelles apportées ne sont pas suffisantes.

Pour les Etats africains, les soubresauts qui toucheront le cadre stable de développement durable tracé par l’accord sur le climat, devraient servir de piqûre de rappel au fait de se tenir mobilisés pour défendre leurs causes mais aussi entreprendre des solutions sans attendre. C’est pourquoi les efforts de mobilisation et de plaidoyer des acteurs civils doivent servir à maintenir la pression sur les décideurs politiques des pays industrialisés à respecter leurs engagements mais aussi sur nos gouvernements afin de mettre en œuvre leurs engagements inconditionnels.

On pourra alors faire que la décision américaine conduise les pays signataires à un resserrement des rangs. Elle a déjà sonné la remobilisation des différents acteurs, ONG, entreprises, villes, territoires et régions qui ont été et qui sont toujours engagés en première ligne. Chacun a un rôle essentiel à jouer pour maintenir la pression sur les décideurs politiques. Car les solutions économiques du XXe siècle qui ont contribué à la pollution généralisée et au dérèglement climatique actuel seront probablement ressassées au gré de changement de régime et d’opportunisme politique.

C’est pourquoi la dynamique enclenchée par l’accord sur le climat est à encourager car ce cadre offre les opportunités de solutions adaptées à notre ère. A moyen et long terme, les pays sortant du cadre se retrouveraient de plus en plus isolés. Même si des sanctions ne sont pas prévues dans l’accord sur le climat, il se pourrait que des ripostes économiques se mettent en place contre eux notamment à travers l’instauration des nouvelles normes qui leur seraient défavorables ou des taxes environnementales spécifiques sur leurs exportations.

Djamal HALAWA

Reflections: From the Misery of Lucid people in a Simple World

lucides les deux fridas"And no doubt our time … prefers the image to the thing, the copy to the original, representation to reality, appearance to being … What is sacred to him, Illusion, but what is profane is the truth. Better still, the sacred grows in his eyes as the truth diminishes and the illusion grows, so that the height of illusion is also for him the height of the sacred.’’

Feuerbach, (Preface to the second edition of The Essence of Christianity).  

The propensity not to be interested in what really makes sense, which is characteristic of our century and many others, however, which is stronger in ours, diverts our attention from the questions we should ask ourselves in order to guarantee our progress in the long march of humanity. Yet to believe that man, although rational, self-conscious and present to the world, spontaneously asks questions about what is the basis of his existence, is only an additional illusion. To interrogate oneself in this way presupposes the habit of thinking, thinking hard.Now thought, which only requires time and availability of the mind, is made more and more difficult. The conditions of its exercise at least, more economic, and therefore social conditions, influencing production and dissemination of culture, promote cultural products, which, far from questioning us sternly and illustrating our troubled situation, like the works of the Greek tragedians and their successors (Shakespeare, Corneille, Racine), divert major concerns so that it is even sacrilegious to pay attention to it. Distracted by stupidity and inconsistency, such is the man of our times. Projected in a fictitious world free from the difficult condition of man, the consumer, whose only concern is the passive use of products, has replaced the citizen who, because he is a responsible actor, endeavours to understand his society and participate in its progress.

Spared from the frightful wars that seventy years ago were raging on almost every generation, his civil and political freedoms guaranteed by the victory of liberal democracy, robbed of individualism, spared from harsh material conditions through unbridled growth for three decades, The West, a longtime defender of the greatness of man and the fundamental values ​​of the latter (despite the very serious aberrations due to the belief in the inferiority of other races), gives signs of lassitude. The West is no longer the irreverent and fiery thought that, at the cost of bitter fighting, shakes up every idea of ​​enslavement, domination, in short, irrational behaviour. The obscurantism and the tutelage of all kinds conquered by audacious thought have been replaced by another flaw, one of the crux of his economic philosophy: the desire for simplification.

Yet, simplify, simplify! The condition of man, though modern, will remain complex and predominantly tragic! The need to think, to understand will never be replaced by technology and culture. Those who propose the dangerous goals of sparing difficulties without which man does not actualise, are merely quixotic: they take windmills for giants. This loss of sense of reality to shut oneself up in the ideal decreases the ability to face reality, and diminishes the capacity to negotiate in the face of destiny, but rather exposes it to being subjected to it. Indeed, it is not by dodging reality that one gets in front of it and that one finds a modus vivendi, but by getting involved with it.

Merely thinking in a context in which everything is organized to hold reflection at a distance, supposes, when one is not born a philosopher, that awareness has been marked by a phenomenon or an event which refers so deeply into itself. That, confronted with this self, that is questioned and which in turn questions us, births an inner dialogue whose synthesis will form our own apprehension of reality, and therefore our thought. The impressions the world makes on us are reflected upon our consciousness, and from this relation arises our own vision. It is only through the friction of the ego with phenomena or reality that we are able to react. Thus one becomes aware of oneself and hence, the fact that a real relation to the world requires the prior analysis of the latter by self. It is thanks to the frequent trade and practice of thought that one confronts reality, that it is decomposed because thought (logein) promotes an understanding of what binds phenomena to one another. And they are said to be intelligent those who, by by reason of their clairvoyance, readily bind the facts among themselves. The habit of observation, of reflection, of concern for objectivity, truth and rationality, which therefore characterises souls marked by movement and courage to see and accept reality as it is, are melted like a nugget in the crucible of lucidity.

Unlike the romantics who live according to their feelings and their imagination, animated by the hubris. These are characters of tragedies carried to the height and crash in the manifestation of their person, which, accordingly as their extra energy and disorder are tame or not, produce either the very great, the very beautiful, or the pitiful, the lucid.Armed with that light that makes them perspicacious, having the passion of the real to which they have no desire to escape. They accept it because they do not reinvent it, but only modify it by confrontation. Such an ability to analyze phenomena in the details that underlie the relevance of views; the security of judgment assured by prudence and doubt, which refuse the ease of appearances, produce strangeness that always ends up disturbing others. As most humans, driven by their moods, passions, and interests, rather than by sacred reason, do not forget the characteristic, certainly restrictive, but most important, of humans.

This is the beginning of the misery of the lucid. Having abhorred the natural propensity, which marks the history of humanity, to be led by group, national, regional, partisan, religious affinities and any reconciliation based on something other than objective truth, they defeat emotional ties if necessary. They brave the authorities when proven unjust and violate the laws. One would think of such heartless people as they reason and analyse perpetually; who are, on the contrary, when one looks at them well, people of great sensitivity, but who shun all sensibility.

Translated by:

Adaeze Akaduchieme

 

Pateh Sabally’s Death: What is the Point in Rescuing a Mere Migrant?

Pateh Sabally, a 22 year-old Gambian refugee, died in the Grand Canal of Venice on Saturday 21st January. After the death of the Nigerian Emmanuel Chidi in July 2016 beaten by racists in Fermo, Italy has again become the theatre for another barbaric racist act.Pateh Sabally's death conveys something about our time; it demonstrates what Hannah Arendt called “the banality of evil”. In 2017, a young man drowned while bystanders and tourists were laughing. They let him die while hurling racist insults at him.  No one attempted to rescue him, but some picked up their phone to shoot the scene, you know, to “be there when it happens”. Inhumanity has reached a scary dimension through the mediation of cruelty.It is a tragic spectacle that Europe shows. The same Europe which keeps claiming to be a model of democracy, freedom and respect for human dignity all the day long. The Old Continent keeps lecturing Africa on morality about election and the conflicts which wreck our countries. But the way it treats migrants and refugees who are running away from atrocities, is nothing but degrading.

What is the point of rescuing a mere migrant?

Those Venetians and those tourists would have jumped to rescue anything, even a camera. Thus, their guilty behaviour results from the persistence, in Europe, of a certain discourse drummed by the press on the danger that others embody these include migrants, refugee or a simple foreigner. There are plenty of qualifiers used to refer to these people and they all show total disregard, these include  “Negro”, “invader”, “world’s misery”, “job thieves” …

Media channels have reported Pateh Sabally’s tragedy by invoking the indifference in which his death occurred. The expression is false. The young man died under the conscious sniggering of people which are nothing but indifferent. He was only a migrant, what was the point in rescuing him? They said to themselves! Others are going to die, regretfully. Just have a look at the debates in Europe: a politician says such outrageous things about the foreigners, refugees, Muslims and still enjoys a surge in popularity. Elsewhere, physical and symbolic barriers are being erected against those who were not born in the right country or who don’t have the right religious persuasion.

A wave of xenophobia is sweeping across the Western World that reminds us of the darkest days of our history. Tempers will not be calmed by the decree signed on January, 27, by Donald Trump, which bans the USA entrance for nationals from seven countries, including three Africans one : Somalia, Libya, Sudan.

Nothing can foretell when the horror cycle will end. On the contrary, we get caught by the verbal and murderous escalation which is the underlying cause of Emmanuel Chidi and Pateh Sabally’s death, who were trying to escape Boko Haram and Yahya Jammeh’s dark regime, respectively. Their death will be a burden on the mind of all those who, each day, point finger at others as the problem. That is the shame of Europe and the executioner of our young exiles.

Translated by:

Mame Thiaba Diagne

 

Lambert Mendé : la voix de son Maître !

Bien avant la théorie aujourd’hui en vogue de la post-vérité ; avant l’invention des faits alternatifs avatars du trumpisme triomphant, il y avait Lambert Mendé.

Lorsqu’en septembre 2016 de violentes manifestations hostiles au président de la RDC, Joseph Kabila, ont fait des dizaines de morts à Kinshasa, Lambert Mendé « ministre porte-parole du gouvernement » est apparu pour dire : « L'ordre sera respecté et les honnêtes citoyens seront protégés ». Ceux qui sont morts parce qu’ayant marché pour réclamer plus de démocratie se voyaient ainsi exclus du champ des « honnêtes citoyens ».  Quand, il y a quelques semaines, une vidéo montrait des soldats de l’armée congolaise tuant des miliciens désarmés, parfois couchés à même « la terre gorgée de sang » et devant  « les képis qui ricanent » comme aurait dit le poète David Diop, Lambert Mendé a, du bout des lèvres, qualifié le massacre d’ « excès ». Les activistes des mouvements citoyens sénégalais Y’en a marre et burkinabè Balai citoyen arrêtés lors d’une visite dans le pays, en mars 2015, en même temps que des membres de la société civile congolaise, seront accusés de s’être livrés à des « manœuvres de déstabilisation et d’atteinte à la sûreté de l’Etat ».

Aux oreilles de Lambert Mendé, les termes « droits de l’homme » et « libertés » résonnent comme autant de menaces contre lesquelles il faut livrer bataille à grand renfort de bruit et de fureur feinte. Ce personnage est l’incarnation de toutes les voix de leurs maîtres, quel que soit l’endroit d’où elles parlent, dont la parole balaye à la fois les faits et les souffrances des victimes. C’est le verbe qui dégage le cadavre en touche, les mots qui anéantissent la mémoire des malheureux tombés sous les balles de l’oppression.

Le syndrome Mendé, c’est la défense de l’indéfendable. L’absolution de l’odieux crime par de savantes circonlocutions. Le masque de l’affabilité cachant mal le cynisme devenu banal. La violence d’un humour macabre qui a besoin du sang des innocents pour se hisser sur la scène du théâtre montée au dessus de celle du crime et nous dire que le bourreau n’est pas celui dont il porte la parole mais celui qui est six pieds sous terre.

A travers le monde, le spectacle de manifestations réprimées dans le sang et de militaires qui exécutent face caméra des hommes et des femmes désarmés est affligeant mais hélas récurrent. Il est déjà difficile de mesurer son impuissance face à tant d’inhumanité vouée à demeurer impunie. Mais le plus insupportable, c’est de voir Lambert Mendé – ou ses frères jumeaux le burundais Willy Niamitwe et le gabonais Alain Claude Bilie Bi Nzé, par exemple – débouler et nous dire, en somme, avec sa faconde et son emphase, que l’assassiné l’a bien cherché, que le manifestant emprisonné n’avait qu’à rester chez lui, que le citoyen n’en est pas un, qu’il est en fait un sujet ; l’entendre répéter que le monde se porterait mieux si on laissait l’homme qui le paye pour ses aptitudes de mauvais conteur réprimer et s’éterniser au pouvoir à son aise.

Sur le continent africain et ailleurs, les Lambert Mendé pullulent, tapis dans les palais ou pas loin, recrutés par des chefs d’Etat incompétents pour ajouter le mensonge à l’échec, le mépris à l’irresponsabilité. Est atteint du syndrome Mendé, le politicien, le journaliste, l’avocat, l’artiste ou tout autre laudateur et flagorneur payé à insulter l’intelligence de celui qui l’écoute en lui assurant que tout va bien quand le braquage se déroule et que le sang coule sous ses yeux.

Leur métier ? Nettoyer  de la conscience collective les forfaits dont nous sommes tous les jours témoins. Leur arme ? La parole publique : de la prestation audiovisuelle à l’article de presse en passant par le tweet. Les contre-vérités qu’ils colportent sont démenties par les faits ? Ils inventeront des faits nouveaux ou se réfugieront dans le déni, le tout sous un vernis de respectabilité dont eux seuls ne se rendent compte du craquement.

Ou alors si, ils s’en aperçoivent mais n’en ont cure. Nous sommes aussi à l’ère de la post-respectabilité, celle de l’honorabilité alternative. 

Racine Assane Demba

Viols commis par des soldats français : à quand les « sanctions exemplaires » ?

C’est en plein cœur de la crise centrafricaine que le scandale éclate : des soldats de l’armée française et de l’ONU seraient coupables de viols contre des civils, dont des enfants. Plus d’un an après, les informations sur le travail de la justice tombent au compte-goutte. Où sont ces « sanctions exemplaires » promises par le gouvernement français ?

L’une après l’autre, les enquêtes se ferment. Et n’aboutissent à aucune poursuite. Trois investigations ont été ouvertes par la justice française au sujet des soupçons de viols commis par des soldats français en Centrafrique. L’une d’elles a été classée sans suite, la deuxième s’achemine vers un non-lieu.

Le silence français

Pour l’opinion publique, l’histoire commence avec la fuite d’un document confidentiel de l’ONU. Révélé par The Guardian, le rapport compile des témoignages de dizaines enfants forcés de pratiquer des fellations contre de l’argent ou de la nourriture. Nous sommes en avril 2015, et l’opinion est écœurée. Tous les éléments du sordide sont réunis : des enfants, un camp de déplacés – celui de l’aéroport de M’poko, le plus grand du pays, sécurisé par la France -, des dizaines de soldats mis en cause, ceux-là même déployés sur le territoire pour protéger la population. Si les faits sont graves, « les sanctions seront graves », déclare alors François Hollande. « Elles seront même exemplaires ».

Quand le scandale des viols sur mineurs éclate, la justice française, informée des faits, a, en fait, déjà ouvert une enquête préliminaire depuis juillet 2014. Au cours de cette enquête, aucun enfant, aucun militaire mis en cause ne sera entendu. Lorsque des enquêteurs mandatés par l’ONU ont été dépêchés sur le terrain, le commandement de la force française Sangaris aurait refusé de répondre à leurs questions.

Aujourd’hui, le scandale est retombé, l’indignation s’est essoufflée, et les quelques articles parus sur la fermeture des enquêtes sont presque passés inaperçus.

Une affaire entre les mains de la justice

Les opérations de maintien de la paix sont éclaboussées, de manière cyclique, de scandales similaires. Et la révélation de ces scandales semble faire beaucoup plus de bruit que l’impunité des responsables. Bien sûr, le temps de la justice est un temps long. Evidemment, le rapport de l’ONU, paru en 2015, faisant état de récits peu crédibles et d’accusations « non corroborées » d’enfants interrogés, est venu jeter le discrédit sur certaines accusations.

Pourtant, interrogé par les journalistes de Médiapart en décembre dernier, le ministère français de la défense explique que lorsque les faits étaient « avérés et les auteurs identifiés », les « militaires mis en cause » ont été « éloignés du théâtre » et ont subi « des sanctions disciplinaires ». Des soldats ont donc été reconnus coupables. Combien ? Les victimes de ces militaires « sanctionnés » ont-elles été notifiées de ces décisions ?

C’est à la justice française de juger les soldats de Sangaris qui seraient responsables de crimes ou de délits commis lors de leur mission, selon un accord conclu en janvier 2014 entre la France et la Centrafrique. Soit. Mais lorsque l’enquête ouverte au sujet d’un soldat ayant violé une fille mineure au cours de l’été 2014 est classée, le 20 novembre dernier, la plaignante n’en est pas informée. On ne peut évoquer « l’exemplarité » des sanctions en tenant les victimes à l’écart des avancées de la justice.

Au fond, tout se passe comme si l’affaire ne concernait plus la Centrafrique, ni les victimes. Sangaris a plié bagages, les soldats qui se seraient « mal comportés », pour reprendre l’expression délicate de François Hollande, ont apparemment été sanctionnés. Au sens propre comme au figuré, affaire classée.

Des violences inévitables ?

Une impression amère de mépris envers des victimes sur le témoignage desquelles pèse un scepticisme à peine dissimulé. Avec, en arrière-fond, l’idée que ces exactions seraient inévitables. D’un côté, une population démunie, vulnérable. De l’autre, des soldats en proie à des troubles psychologiques sévères, parachutés dans un environnement extrêmement violent. J’ai discuté l’année dernière avec un soldat français, vingt ans à peine, tout juste revenu de Bangui. Son témoignage glaçant m’a fait réaliser à quel point la préparation et le suivi à leur retour des soldats déployés était insuffisant pour prévenir et combattre les violences sexuelles dont il m’avait fait le récit. Selon un rapport parlementaire, l’opération Sangaris a généré des déséquilibres psychologiques chez 12% de ses soldats : c’est l’une des guerres les plus traumatisantes menées par la France.

Alors, quelle solution pour lutter contre les violences sexuelles en temps de guerre ? La première étape serait peut-être de se débarrasser de l’idée qu’elles sont inévitables. Cela éviterait peut-être à certains de proposer des solutions stupides, pour ne pas dire grotesques. Comme cet ancien diplomate français qui m’expliquait qu’il suffirait de réduire les temps de mission des soldats sur le terrain, pour leur permettre, en somme, de mieux pouvoir « se retenir » lors de leur retour en mission. Combien de personnes partagent cette analyse ? A quel point le phénomène est-il appréhendé à l’envers ?

Qu’ils soient ou non mandatés par l’ONU, les soldats membres d’opérations de maintien de la paix ne peuvent être jugés que par la juridiction de leur pays d’origine. En se refusant obstinément à un minimum de transparence, ces pays adoptent un comportement aux effets doublement néfastes. Non seulement ils entachent leur propre crédibilité, mais ils empêchent de réfléchir à des moyens efficaces de protéger les populations.

Marieme Soumaré

À nos lecteurs

Voilà maintenant six ans que L’Afrique des Idées se bat pour faire vivre et rendre audible le concept d’afro-responsabilité.

Six ans que L’Afrique des Idées a fait sienne et défend la conviction selon laquelle l’Afrique que nous voulons ne deviendra réalité que si l’on donne l’opportunité à cette jeunesse africaine consciente de la responsabilité qui lui incombe de faire entendre sa voix.   

Six années durant lesquelles vous, lecteurs, analystes et membres issus de tous horizons, animés par cette indéfectible croyance en un avenir pour l’Afrique digne de son potentiel que nous avons en partage, avez contribué sans relâche en la transformation de ce qui n’était au départ qu’un simple blog en think tank indépendant, productif, ancré localement et capable de s’imposer comme véritable force de proposition dans des lieux où cette voix n’est encore que trop peu entendue.

Arrêtons-nous un instant et regardons en arrière.

L’Afrique des Idées est aujourd’hui à l’origine d’une production d’idées reconnues, avec plus de 2000 articles d’analyse, un nombre grandissant de notes d’analyses et d’études de qualité relayées par des instances internationales telles que les Nations Unies et de multiples conférences et interventions dans les médias ( BBC, BFM Business, Financial Afrik, France Info, Courrier international,…).

Riche de plus d’une centaine de membres actifs de plus de 15 nationalités mettant leurs compétences au service de ce projet commun, et ce, de l’Afrique à l’Amérique du Nord en passant par l’Europe : L’Afrique des Idées c’est aussi et surtout une communauté d’infatigables bâtisseurs composée de jeunes soutenue par des partenaires de confiance.

Mais c’est aussi grâce et pour vous, qui êtes plus de 50 000 à nous rendre visite chaque mois, et qui avez été plus de 2500 à participer à nos conférences au cours des 5 dernières années, que L’Afrique des Idées continue inlassablement de rester tournée vers l’avenir et s’efforce de se renouveler.

C’est donc naturellement que nous souhaitons partager avec vous nos perspectives pour 2017, qui s’est affirmée dès les premiers jours, et nous prenons l’actualité en témoin, comme l’année des défis.

Le défi du sens, que l’on a commencé à créer, à se réapproprier et qu’il va falloir porter, défendre, valoriser avec plus d’intensité en disséminant nos productions et en établissant de nouveaux partenariats tout en restant en alerte et prêt à prendre position sur l’actualité africaine.

Le défi de la pluralité des idées et des problématiques qui se présentent à nous et que l’on se doit d’embrasser, de confronter et de mettre en perspective de manière toujours plus approfondie afin de proposer des solutions pertinentes et réalistes à travers les rapports réalisés par nos groupes de travail composés d’experts et marqués du sceau de l’interdisciplinarité. Seul moyen selon nous d’avoir une approche complète et en phase avec la réalité.

En somme, le défi de la transformation, sans laquelle, selon nous, aucun changement n’est possible. Et quel meilleur moyen de le relever que de voir encore et toujours plus loin, d’échanger encore et toujours plus, de parler et d’écrire avec encore et toujours plus de force et de conviction. Ecrire l’Afrique que nous vivons, écrire l’Afrique que nous ne voulons plus, écrire l’Afrique que nous méritons, écrire l’Afrique dont nous rêvons. Ecrire pour exister et faire entendre notre voix qui est celle d’une Afrique plurielle, ingénieuse et unie. La voix d’une Afrique riche de sa jeunesse. La voix d’une Afrique riche de ses idées.

Vous êtes la preuve que cette Afrique existe. Continuons à l’écrire ensemble.

Olivia GANDZION

Directrice des publications 

 

 

Note de lecture sur « Zero to One » et réflexions sur comment bâtir le futur africain

Dans son essai « Zero to One : notes sur les startups et comment bâtir le futur », l’entrepreneur américain Peter THIEL, co-fondateur de sociétés comme PayPal et Palantir, identifie deux approches du progrès : un progrès horizontal ou encore incrémental, et un progrès vertical ou exponentiel. 

Notre société est bâtie autour de la notion de progrès incrémental. Tous les ans, nous analysons la croissance économique incrémentale de nos pays, comparativement à l’année précédente. Ainsi, l’Afrique se gargarise des taux de croissance de 6% de ses pays les plus dynamiques. Chacun se projette dans le futur en considérant les résultats du passé proche. Une entreprise ou un individu cherchera une croissance incrémentale de ses revenus, sur la base de ce qu’il connait déjà et de ce qu’il identifie comme le champ d’un possible restreint. 

L’accélération des ruptures technologiques, des nouveaux modèles d’affaires qu’elles engendrent et les mutations rapides du champ sociopolitique invitent toutefois à considérer plus sérieusement l’option du progrès exponentiel. La caractéristique du progrès exponentiel est qu’il crée un champ nouveau de possibilités de services, de produits, d’accumulation de capital et de savoir, de créations d’emplois, de réseaux et de pouvoir qui, parce qu’il ne s’appuie pas sur un réel préexistant, est totalement imprévisible et transformateur. Le développement de la téléphonie mobile et du mobile money, passé en Afrique de quasiment 0 utilisateur au milieu des années 1990 à plusieurs centaines de millions dans les années 2000, est un exemple de développement exponentiel, de courbe verticale du progrès. Internet, les réseaux sociaux, sont d’autres exemples de progrès exponentiel. Dans un registre différent, le développement de l’Etat islamique au Moyen-Orient ou l’émergence de nouveaux acteurs politiques dans les démocraties matures, comme Trump aux Etats-Unis, peuvent également être assimilés à des phénomènes imprévisibles de développement exponentiel. 

La contrainte du progrès exponentiel est toutefois…qu’il reste totalement à inventer. Contrairement à la croissance incrémentale, qui améliore l’existant à la marge, et demande donc des compétences de bons gestionnaires, d’administrateurs rigoureux, le développement exponentiel consiste à inventer ce qui n’existe pas encore, à le rendre viable (économiquement, socialement, politiquement) et à soutenir ensuite sa croissance exponentielle, en mobilisant les ressources humaines, financières et matérielles nécessaires à ce développement fulgurant en courbe verticale. 

Ces concepts de progrès incrémental vs progrès exponentiel sont particulièrement signifiant lorsqu’on les applique à la situation actuelle de l’Afrique. Le continent africain se caractérise par une croissance démographique massive et l’arrivée de cohortes toujours plus nombreuses de jeunes actifs, dans un tissu économique peu structuré et relativement peu dynamique, qui peine à convertir le dividende démographique. Des millions de jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail en étant peu ou pas formés et rejoignent des services informels à faible productivité et faible valeur ajoutée. Ces jeunes se retrouvent à la merci de tous les aléas socioéconomiques. Dans ce contexte de vulnérabilité forte, des courants idéologiques radicaux comblent le vide des institutions intermédiaires défaillantes (entreprises, écoles, institutions publiques et filets sociaux de proximité) et liguent une part sans cesse croissante de la population contre les institutions séculières avec des méthodes parfois terroristes. Ce contexte a largement nourri le discours sur l’afro-pessimisme. 

Dans le même essai « Zero to One », Peter THIEL distingue quatre approches du futur, selon que l’on soit optimiste ou pessimiste, déterminé ou indéterminé. Il classifie la manière dont les êtres humains abordent l’avenir en fonction des quatre catégories décrites dans le schéma ci-dessous : 

 

Il y a deux sortes de pessimistes. Ceux qui pensent que tout va aller mal et qui ne font rien pour se préparer ou contrer cet avenir sombre (pessimiste indéterminé) : ce sont les abstentionnistes, les petits parasites désillusionnés (petits policiers corrompus…) ou encore ces gens qui se réfugient dans certaines approches religieuses parce qu’il n’y a rien à tirer du « monde réel ». Et puis il y a les pessimistes déterminés : ils pensent que les choses vont aller de mal en pis, et décident de prendre leurs précautions ou, généralement, de fuir lorsqu’ils le peuvent. On retrouve dans cette catégorie bon nombre de migrants africains, prêts à braver tous les dangers et à consacrer des sommes d’argent non négligeables pour s’échapper de l’avenir pessimiste qu’ils prêtent à tort ou à raison à leur pays.  

Dans la catégorie des optimistes, les plus courants sont les optimistes indéterminés, ceux que l’on appelle dans le cas africain les afro-optimistes. Ils croient à la fable selon laquelle l’émergence de la classe moyenne africaine va résoudre inéluctablement tous les problèmes et assurer un avenir radieux au continent, fait de croissance, d’emplois, de mall commerciaux et de villes modernes et attractives. Généralement, ces optimistes indéterminés, lorsqu’ils sont africains, ont fait des études supérieures, s’engagent dans un parcours carriériste et ne se posent pas beaucoup de questions sur la montée des inégalités ou le décalage criant entre leur mode de vie et celui de la majorité de la population. Ils pensent, sans savoir exactement comment, que la main invisible de la croissance africaine réduira ces gaps et fera converger le plus grand nombre vers… la « classe moyenne africaine ». Ces optimistes indéterminés surveillent de près le taux de croissance économique annuelle de leur pays ou du sous-continent, indicateur fiable selon eux du progrès incrémental qui résoudra tous les maux. 

Cette approche, simpliste, illusoire, est dangereuse au regard des contraintes démographiques, économiques et sociopolitiques évoquées précédemment. La dernière posture qui, l’auteur se permet de dévoiler son opinion, nous semble préférable, est celle de l’optimiste déterminé qui cherche les moyens pratiques de construire un avenir meilleur qu’il sait possible. Possibilité ne veut toutefois pas dire inéluctabilité. D’où la nécessité d’imaginer, de planifier et d’œuvrer à l’émergence de nouveaux modèles, basés sur de nouvelles approches et nouvelles technologies, qui élargissent le champ des possibles dans tous les domaines de l’activité humaine et aboutissent parfois au développement exponentiel absolument nécessaire pour convertir positivement le dividende démographique africain au 21ème siècle. Ces nouveaux modèles se bâtiront parfois au détriment des anciens, et la phase de mutation rapide que nous appelons de nos vœux ne se fera pas sans résistance forte de la part de ceux qui vivent au crochet de l’ancien système. L’urgence de la situation appelle toutefois à n’avoir aucune indulgence avec la médiocrité de ceux qui contribuent à tirer le système vers le bas. 

Espérons que l’Afrique de demain ressemblera à quelque chose que presque personne ne pourrait imaginer aujourd’hui. Cela voudrait dire que nous aurons connu plusieurs phases de développement exponentiel, dans plusieurs domaines, qui permettront – optimisme oblige – aux populations du continent de trouver les opportunités pour assurer leur bien-être. Cela ne sera possible que si une masse critique de jeunes africains fait le pari risqué de la créativité, de l’innovation et de l’anticonformisme, en lieu et place des parcours carriéristes conformistes de la « classe moyenne africaine ». 

Emmanuel Leroueil

Mort de Pateh Sabally : à quoi bon sauver un simple migrant ?

Pateh Sabally, réfugié gambien de 22 ans s’est laissé mourir dans le Grand Canal de Venise, samedi 21 janvier. Après le Nigérian Emmanuel Chidi battu à mort en juillet 2016 par des militants racistes à Fermo, l’Italie est à nouveau le théâtre d’une barbarie raciste.

Cette mort de Pateh Sabally nous dit quelque chose de notre époque sidérante, car elle témoigne de ce qu’Hannah Arendt appelait « la banalité du mal ». En 2017, un jeune homme se noie pendant que des passants et des touristes rigolent et l’agonissent d’insultes racistes. Personne ne tente quoi que ce soit pour le sauver, mais on sort tout de même son téléphone pour filmer la scène, histoire de faire ensuite le buzz sur les réseaux sociaux. L’inhumanité atteint ainsi une dimension terrifiante par la médiatisation de la cruauté.

C’est un spectacle tragique que l’Europe montre, elle qui se vante pourtant au quotidien d’être un modèle de démocratie, de liberté et de respect de la dignité humaine. Le Vieux Continent donne constamment à l’Afrique des leçons de morale en matière électorale et sur les conflits qui foudroient nos pays, mais son traitement des migrants, des réfugiés qui fuient les horreurs n’est en rien humaniste.

A quoi bon sauver un simple migrant ?

Ces Vénitiens et ces touristes auraient plongé pour sauver n’importe quoi, même un appareil photo. Mais leur attitude coupable résulte, en Europe, de la persistance d’un discours martelé par des politiques et des médias sur le danger que constitue l’Autre – migrant, réfugié ou simple étranger. Les qualificatifs pour les désigner sont légion et montrent tous combien le mépris est total : « Nègre », « envahisseur », « fuite d’eau », « misère du monde », « voleur de boulot »…

Beaucoup de médias ont relaté la tragédie de Pateh Sabally invoquant une mort survenue dans l’indifférence. L’expression est fausse. Le jeune homme est mort sous des ricanements conscients qui n’ont rien d’indifférents. Ce n’est qu’un migrant qui se suicide, à quoi bon le sauver, se sont-ils dit !

D’autres morts auront lieu malheureusement. Il n’y a qu’à suivre les débats en Europe où un homme politique, pour augmenter sa cote de popularité, sort une énormité sur les étrangers, les réfugiés, les musulmans. Ailleurs, on érige des barrières physiques et symboliques contre des gens qui ne sont pas nés dans le bon pays ou n’ont pas la bonne orientation religieuse. C’est une vague xénophobe qui s’est emparée de l’Occident, rappelant les heures les plus sombres de notre Histoire. Et ce n’est pas le décret anti-immigration signé le 27 janvier par Donald Trump et interdisant l’entrée des Etats-Unis aux ressortissants de sept pays – dont trois africains : la Somalie, la Libye et le Soudan – qui va apaiser les esprits.

Rien ne prédit que le cycle de l’horreur finira bientôt. Au contraire, on se laisse gagner de jour en jour par une escalade verbale et guerrière qui est la cause lointaine des morts d’Emmanuel Chidi, qui fuyait Boko Haram, puis de Pateh Sabally, que les sinistres années de présidence de Yahya Jammeh ont poussé à la fuite. Leur mort pèsera longtemps dans la conscience de tous ceux qui, chaque jour, en pointant l’Autre comme un problème, sont la honte de l’Europe et les bourreaux de nos jeunes exilés.

Hamidou Anne

 

Gambie : une démonstration du « loup et l’agneau » de la Fontaine

La Cédéao et l’Union Africaine, soutenues dans une certaine mesure par la Communauté internationale, ont contraint Jammeh à céder le pouvoir après de longues négociations menées par les présidents guinéen et mauritanien et sous la menace d’une intervention militaire. Si cette manœuvre a permis de se débarrasser d’un pouvoir autocratique qui a plongé ce petit pays dans une crise socio-économique sévère et un isolement international quasi-complet ; il convient toutefois de s’interroger sur le signal qu’elle donne, notamment pour l’instauration d’une démocratie véritable en Afrique, mais aussi quant au fonctionnement des institutions régionales africaines.

Cette crise est la résultante de l’entêtement de Yahya Jammeh à s’accrocher au pouvoir alors qu’il l’aurait perdu dans les urnes. Une défaite, qu’il a concédé dans un premier temps, avant de faire volte-face contestant la légitimité du président élu en évoquant les irrégularités entachant le scrutin et révélées par l’IEC (Independent Electoral Commission).[1] Une volte-face que certains considèrent comme une manœuvre de Jammeh afin d’éviter des poursuites judiciaires pour les exactions commises durant ses 22 années au pouvoir.

Cependant, dans une Afrique en quête de stabilité démocratique, les arguments avancés par les détracteurs de Jammeh seraient-ils pertinents vis-à-vis de ceux du président sortant dénonçant les irrégularités ? D’autant plus que ces irrégularités ont été confirmées par le président de l’IEC lui-même, tout en précisant qu’elles ne sont pas de nature à modifier l’issue du scrutin.

Alors qu’à l’annonce des résultats, Jammeh aurait pu les rejeter en bloc pour diverses raisons, s’accrocher au pouvoir en s’appuyant sur l’armée comme certains de ses pairs, il les a acceptés à la surprise générale. Il a démontré sa volonté de respecter les principes de la démocratie et à ce titre, il aurait fallu user des voies de recours légales pour régler ce différend politique. La médiation de la CEDEAO, conduite par sa présidente Ellen Johnson Sirleaf, ne s’est pas attachée à amener les protagonistes à user de telles voies, même si on estime que le contexte ne s’y prête pas avec une cour suprême dont les membres n’ont pas été nommés. Elle avait une seule ambition : négocier le départ de Jammeh. L’échec d’une telle médiation était donc prévisible et n’a laissé à Jammeh que des options qui ont envenimé la crise de sorte à lui donner l’image d’ennemi de la démocratie pouvant justifier cette intervention militaire.

Jammeh n’est certes pas un agneau et son départ contraint – dans la mesure où le président élu de la Gambie, Adama Barrow, a prêté serment à Dakar (dans un flou juridique total que seul comprend la communauté Internationale) et vu l’imminence d’une intervention militaire que Jammeh ne peut contenir ; l’armée gambienne ne voulant d’ailleurs pas se battre, selon cet article du "Monde" – offre à la Gambie un nouveau souffle. Cependant, cette situation suscite plusieurs interrogations, notamment sur la gestion des crises par les institutions régionales africaines.

Le constat est qu’à situation similaire, les traitements ne sont pas les mêmes. La balance régionale tend à pencher d’un côté de sorte que l’intervention de ces institutions ne sert qu’à appuyer l’une des parties impliquées dans la crise et non à les renforcer, foulant au passage les principes démocratiques. Alors qu’en 2005 et 2015, le Togo était au bord d’une crise après les élections, la CEDEAO n’a fait qu’avaliser l’élection de Faure Gnassingbé au grand désarroi du peuple. Plus récemment, alors que tout indiquait qu’Ali Bongo a forcé sa réélection en tant que président du Gabon, l’Union Africaine a fait mine de laisser les Gabonais régler leur différend politique. Au Congo, les manœuvres de Sassou Nguesso pour se maintenir au pouvoir n’ont pas suscité une quelconque intervention de l’Union Africaine et celles de Kabila en RDC n’amèneront certainement pas cette dernière à décider d’une intervention militaire ou à en appuyer une visant à déloger ce dernier.  Si le conflit électoral en Gambie n’est pas une première sur le continent, il n’en est pas de même de la réaction de la communauté internationale. Cette dernière ne s’est en effet jamais autant impliquée pour le respect du choix populaire. Mais à y regarder de près, cette prise de position tient davantage à la personnalité de Jammeh plutôt qu’à une intention véritable de l’institution de renforcer la démocratie dans ce pays et dans la région de façon globale. Très peu apprécié par ses pairs, Jammeh a fait les frais de cette crise post-électorale qui constitue un ultime instrument entre les mains de ses détracteurs pour le forcer à quitter le pouvoir. La gestion des crises par les institutions africaines se ferait donc à la tête du client ? Cela s’y apparente. Aussi détestable que Jammeh puisse être, cette intervention musclée pour le déloger du pouvoir n’était pas forcément nécessaire, surtout qu’il était dans son droit de contester les résultats d’une élection dont la crédibilité a été remise en cause par les organisateurs.

Au final, Jammeh a quitté le pouvoir (chacun pourra l’apprécier selon sa conviction) mais il ne faudrait surtout pas y lire une victoire de la démocratie sur la dictature mais plutôt une persistance de l’application de la loi du plus fort dans la conquête du pouvoir politique en Afrique et reconnaître que les institutions africaines ne sont qu’à leur solde. Dans ce contexte, elles ne pourraient permettre d’atteindre l’intégration tant souhaitée et de construire cette Afrique que nous voulons.

Dans tous les cas, on attendra l’Union Africaine et les autres institutions régionales sur d’autres scènes … tant l’Afrique compte des accros au pouvoir, qui, comme Jammeh, dirigent leur pays d’une main de fer depuis bien longtemps et violent ouvertement les principes démocratiques, sans être inquiétés. Espérons que nous nous trompons et que ces institutions réitéreront ce genre d’actions dans d’autres cas, qui ne manqueront certainement pas de se présenter sur le continent.

S’approprier le discours sur l’Afrique : Enjeux historiques et intellectuels

Le dimanche 18 mai 1879, à l'occasion d'une commémoration de l'abolition de l'esclavage, Victor Hugo prononçait un discours sur l'Afrique. Il y appelait l'Europe à "refaire une Afrique nouvelle" et à "rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation", ce fût le début de la colonisation. Près de deux siècles plus tard, l'Afrique fait toujours l'objet de discours sur son avenir, souvent exogènes, mais de plus en plus endogènes.

Deux siècles de discours sur l'Afrique

La colonisation est passée par là, avec ses apports et ses peines, mais c'est à l'orée des indépendances que l'on commence véritablement à penser l'Afrique de l’intérieur, encore souvent de l’extérieur. C'est ainsi que dès 1962, l'agronome René Dumont déclarait dans son ouvrage de référence que l’Afrique noire est mal partie. Son constat était factuel et sa recommandation simple : les cultures de rentes contribuent à la survenue des famines, les jeunes nations indépendantes devraient développer davantage les cultures vivrières afin d'éradiquer la faim. Cinquante années plus tard, les pays producteurs de coton et de cacao sont restés les mêmes et pire, se livrent à une compétition sur le volume de production. Les grands pays producteurs de pétrole sont restés les mêmes, accroissent leur production, alors que les explorations se poursuivent dans les pays non-producteurs. La course à l'accaparement des rentes issues de ces ressources a généré ce que Stephen Smith en 2003 appelait la Négrologie, ou l'Afrique qui meurt. La Une de l’hebdomadaire The Economist en 2000, l'ouvrage de Robert Guest en 2005 et le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar en 2007 sont aussi passés par là. On se croirait écouter "Making Plans for Nigel" de XTC.

Dix années plus tard, la même chanson continue, mais cette fois-ci sous une nouvelle partition : l'Afrique serait devenue un continent d’avenir. De Jean-Michel Severino et Olivier Ray qui évoquent Le temps de l’Afrique à Sylvie Brunel qui se demande Si l'Afrique était si bien partie en passant par les Unes du Time et de The Economist, les productions intellectuelles affluent pour présenter une Afrique dynamique, prospère et pleine d'avenir. Mais dans ce brouhaha s'élève une nouvelle voix, celle de l'Afrique.

La voix africaine et le débat d’idées

Elle n'est pas récente car depuis Things Fall Appart de Chinua Achebe (1958) à Something Torn and New: An African Renaissance de Ngugi Wa Thiong’o (2009) une voix intérieure à l’Afrique s’est toujours levée pour faire écho à ses réalités historiques, à ses profondeurs culturelles et à ses perspectives. Déjà en 1958, l’ouvrage de Chinua Achebe suggérait l’importance de penser le présent et l’avenir de l’Afrique, car si seulement Okonkwo était conscient du basculement en cours il n’aurait pas mis sa témérité au service de la sauvegarde d’un monde qui s’effondrait. Wa Thiong’o n’en dit pas moins lorsqu’il fait appel à une renaissance culturelle de l’Afrique. Mais c’est plus récemment que cet appel s’est cristallisé dans l’invitation à Sortir de la grande de nuit de Achille Mbémbé en 2010 et dans le bégaiement d’une nouvelle Afrique naissante traduit dans le concept d’Afrotopia de Felwine Sarr en 2016.

Cette voix qui s’élève est salutaire, car elle n’est pas que l’expression d’une littérature romancée, mais surtout d’une réflexion philosophique à partir de laquelle peuvent émerger des courants économiques, politiques et culturels nouveaux. Mais hélas, son interprétation n’est réservée qu’aux initiés. Son vrombissement dissimule des messages qui n’éveillent que des sensibilités trop particulières. Il faudra donc la reformuler, la traduire et la rendre plus accessible au plus grand nombre. C’est en cet exercice que consiste la réappropriation du discours sur l’Afrique.

Cependant, cet exercice ne peut être mené que dans un cadre bien approprié. Il faudra des espaces de confrontation des idées, sources perpétuelles de construction de nouveaux discours et de nouveaux paradigmes sur les sociétés africaines. Penser le présent et l’avenir des sociétés africaines n’est pas un exercice de court terme. Il faudra du temps, du temps long, et c’est dans ce temps que s’inscrit L’Afrique des Idées.

Georges Vivien HOUNGBONON

Pour aller plus loin :

Pourquoi faut-il s’approprier le discours sur le développement de l’Afrique ?, L’Afrique des Idées, Juillet 2014. Initialement publié dans la Gazette du Golfe du Bénin 23-27 juin 2014

Discours sur l’Afrique prononcé par Victor Hugo le 18 mai 1879 à l’occasion d’un banquet commémorant l’abolition de l’esclavage

René Dumont, L'Afrique noire est mal partie, 1962 (Le Seuil, Paris, coll. « Esprit », réédition en 2012)

Stephen Smith, Négrologie : pourquoi l'Afrique meurt, Calmann-Lévy, 2003

Robert Guest, The Shackled Continent: Africa's Past, Present and Future, Pan Books, 2005

Jean-Michel Severino et Olivier Ray, Le Temps de l'Afrique, Odile Jacob, 2010

Sylvie Brunel, L’Afrique est-elle si bien partie ?, Sciences Humaines, 2014

The Economist, The Hopeless Continent, 2000

TIME, Africa Rising, 2012

The Economist, Africa Rising, 2011

Chinua Achebe, Things Fall Apart, Peguin group, 1958

Ngugi Wa Thiong’o, Something Torn and New: An African Renaissance, Basic Civitas Group, 2009

Achille Mbembé, Sortir de la Grande Nuit : Essai sur l’Afrique Décolonisée, La Découverte, 2010

Felwine Sarr, Afrotopia, Philippe Rey, 2016

Rétablir la peine de mort, c’est céder au crime de la vengeance !

peine-de-mort Au Sénégal, le récent meurtre de la vice-présidente du Conseil économique et social à son domicile après l’assassinat, le mois dernier, d’un jeune chauffeur de taxi ont relancé dans le pays le débat sur le rétablissement de la peine de mort. La polémique devient frénétique. Le discours prend une ampleur stupéfiante et gagne toute l’opinion publique. Cette radicalisation des appels au retour, dans nos textes législatifs, de la peine de mort portée aux plus hautes sphères par des journalistes, hommes politiques, et religieux devient alarmante. Il s’agit d’une effervescence entretenue à dessein très souvent au nom de la religion, pour exciter les passions populaires. Notre pays se trouve ainsi menacé par un discours de la peur qui se nourrit d’une liturgie déraisonnable, insensée et obscure qu’il faut dénoncer.

La peine de mort n’arrête pas le crime. Il est illusoire de penser que le rétablissement de la peine capitale sera une arme dissuasive contre la violence criminelle. Dans tous les pays où la peine de mort est appliquée, les homicides n’ont pas été endigués. Au contraire, la peine de mort, en légitimant la violence augmente le crime. Plus grave encore, des erreurs judiciaires irréparables qui condamnent des innocents détruisent des vies.

 Si la peine de mort est rétablie, ce sera encore au petit peuple de trinquer. Ce tiers-état dépourvu des moyens d’éduquer ses enfants supporte vaillamment le totalitarisme des élites prédatrices qui négligent encore la prise en charge radicale des problèmes sociaux. Ceux qui défendent la peine de mort ne le disent jamais. Ils ne veulent pas expliquer ou ne comprennent pas que les profondes injustices sociales créent la criminalité et la délinquance. Et, au-delà, ils ne savent pas penser l’homme dans sa complexité. Le seul art qu’ils maitrisent, c’est celui de la colère, des ressentiments. De la désignation facile du bouc-émissaire.

La société a-t-elle le droit de tuer avec préméditation ?

La question de la peine de mort pose des questions morales. La société a-t-elle le droit de tuer avec préméditation ? Car la peine de mort est aussi un crime. Une violence délibérée et barbare. Un mécanisme judiciaire faible et mesquin. Un châtiment inhumain, sans fondement spirituel. On tue pour arrêter de tuer. Une reproduction de la vieille loi du talion : œil pour œil, dent pour dent.

Si la peine de mort est rétablie au Sénégal, chaque Sénégalais sera coupable d’homicide à chaque fois qu’en son nom quelqu’un sera tué pour avoir tué. Nous serons tous des assassins. Une aberration que, personnellement, je ne cautionnerai jamais parce que c’est une participation au meurtre. Un contreseing amoral et abject qu’aucun citoyen vertueux et responsable ne peut défendre. La peine de mort a une essence criminelle. Les hommes qui appuient sa restauration soutiennent, tout simplement, le crime.

Le débat sur la peine de mort remet à l’ordre du jour un sujet que l’on croyait résolu. Or, elle nous interroge, à nouveau, sur les valeurs et l’idéal de vie sociale que nous voulons bâtir. Dans quelle société voulons-nous vivre ? Nous avons, en effet, le choix de cohabiter dans une société nerveuse et paralysée, violente et répressive, notamment vis-à-vis des plus faibles dans laquelle l’harmonie serait assurée par l’oppression systématique.

Il faut le répéter sans ambages : rétablir la peine de mort, c’est prendre le chemin de la peur et des aigreurs collectives ; celui du mépris de l’homme, de la vengeance, du recul face à la vindicte populaire et de la tyrannie. Céder à la peine de mort, c’est préférer les énergies mortifères, les basses pulsions et nier la vie, vider notre humanité…

Quel honneur et quelle dignité pouvons-nous invoquer en empruntant cette voie terrifiante ?

Nous pouvons aussi choisir de cohabiter dans une société dans laquelle la compassion et la tolérance sont les moteurs de nos relations et structurent nos rapports sociaux. Nous pouvons décider de prendre ce chemin de l’empathie où la non-violence et le pardon sont des valeurs partagées qui nous protègent de toutes les idées funestes qui empestent notre esprit collectif et détruisent nos valeurs morales les plus belles. Nous sommes toujours déterminés par nos aspirations. Voilà pourquoi il est fondamental de diriger nos énergies vers la paix et la concorde des cœurs. La peine de mort n’est pas une idée gracieuse, elle n’apaise pas ni ne guérit, mais décharge la haine et la vengeance. C’est une illusion de penser qu’on peut construire une société des solidarités et des tolérances en prenant des résolutions violentes. La peine de mort est une sentence stupide. Qui ne fait pas progresser la justice.

La vie humaine est sacrée. Un homme qui tue un autre homme est un homme malade. Il a perdu son humanité. Il faut l’aider à se soigner. Pour qu’il redevienne un homme entier. Demande pardon. Et qu’on le pardonne.

Abdoulaye Sène