Ngozi Okonjo-Iweala, la réformatrice du Nigeria

Dans un précédent article consacré à Linah Moholo, Gouverneur de la Banque centrale du Botswana, nous remarquions que le développement des banques centrales et d’investissement en Afrique avait permis l’émergence d’une nouvelle élite de femmes technocrates accédant à de fortes responsabilités. Ce constat vaut aussi pour les grandes institutions financières internationales qui se sont ouvertes ces dernières décennies à des profils en provenance des différents continents. De leurs rangs ont émergé des économistes africaines aussi brillantes et engagées dans l’avenir du continent que la zambienne Dambisa Moyo, la présidente libérienne et prix Nobel Ellen Johnson-Sirleaf, ou l’actuelle ministre de l’économie et des finances de la République fédérale du Nigeria, Ngozi Okonjo-Iweala. En charge du développement économique du pays le plus peuplé d’Afrique, 158 millions d’habitant, qui concentre les espoirs continentaux (une croissance économique robuste, un dynamisme social et culturel) de même que ses pires craintes (violences confessionnelles, processus démocratique contesté, violence sociale, pauvreté endémique et chômage de masse…), Ngozi Okonjo-Iweala fait partie des personnes qui sont concrètement en charge du présent et de l’avenir de l'Afrique.

Son parcours

Ngozi Okonjo-Iweala est née en 1954 au sein d’une famille aisée du Sud du Nigéria. Ses deux parents sont professeurs d’université, son père est également le chef traditionnel des Igbo à l’intérieur de l’Etat du Delta. Elle aurait pu passer une enfance privilégiée si le déclenchement de la guerre du Biafra (1967-1970) n’était pas venu bouleverser l’existence de tous les habitants du Sud du Nigéria. Son père est enrôlé dans l’armée rebelle du Biafra au rang de général de brigade, sa mère s’engage dans la logistique de soutien aux combattants du Sud. Les enfants vivent au milieu d’une violence extraordinaire qui causera la mort de millions de personnes (entre 2 à 3 millions de victimes suivant les estimations). Peu après la guerre, la jeune Ngozi s’envole pour les Etats-Unis où elle entame un parcours universitaire particulièrement brillant. Elle s’inscrit à Harvard et y choisit l’économie un peu par hasard – elle voulait à la base faire de la géographie mais il n’y avait pas de licence dédiée à la matière – et en sortira avec les honneurs puisqu’elle obtient sa maîtrise avec mention très bien en 1976. Elle poursuit des études doctorales en économie et planification urbaine et régionale au Massachussetts Institute of Technology (MIT) où elle obtient son Ph.D.

En 1982, elle intègre à l’âge de 28 ans la Banque Mondiale où elle va quasiment faire toute sa carrière professionnelle. Durant 21 années, elle occupe différents postes au sein de l’institution mondiale de financement du développement, où elle ne se cantonne pas à l’Afrique. Elle a ainsi été directrice des opérations pour l’unité sous-régionale Asie du Sud-Est et Mongolie ainsi que directrice des opérations pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord. Auréolée de cette expérience internationale, elle est nommée en 2003 ministre des finances par le président Olusegun Obasanjo. Durant ce premier mandat, elle s’illustre par la renégociation de la dette extérieure du Nigéria et parvient, après des négociations avec le Club de Paris qui rassemble les prêteurs institutionnels bilatéraux, a effacé 18 milliards de dollars de dettes. Elle s’appliquera également à faire évaluer la crédibilité d’emprunteur du Nigéria par les agences de notation Fitch et Standard & Poor’s, afin de permettre à l’Etat fédéral nigérian de lever des fonds sur les marchés financiers internationaux.

En juin 2006, elle est nommée ministre des affaires étrangères, et devient la première femme à occuper ce poste (de même pour le poste de ministre des finances). Elle ne le conservera toutefois pas longtemps, car elle démissionne et sort du gouvernement Obasanjo trois mois plus tard. Cette démission serait due à sa perte d’influence relative au sein du gouvernement et aux contrecoups médiatiques d’une polémique sur son salaire de ministre. Un média d’opposition révèle que Ngozi Okonjo-Iweala a conservé en tant que ministre son ancien salaire de haut fonctionnaire international, qui s’élevait à 240 000$, bien supérieur aux salaires des autres ministres.

Durant sa petite « traversée du désert », Mme Okonjo-Iweala fonde NOI-Gallup, un institut de sondage d’opinion nigérian, et Makeda Fund, un fonds d’investissement dans des entreprises dirigées par des Africaines. Elle revient très vite sur le devant de la scène. En octobre 2007, le président de la Banque mondiale, Robert Zoellick, la rappelle au sein de son institution d’origine, au rang de directrice générale en charge des régions Afrique, Asie du Sud, Europe et Asie centrale. A ce haut poste de direction, elle est également en charge des ressources humaines au sein de la Banque mondiale. Cette position stratégique vaudra à la technocrate nigériane, mariée et mère de quatre enfants tous passés par Harvard, d’être régulièrement classée parmi les personnalités les plus influentes du monde par le magazine Forbes. 2011 se révèle être l’année de son grand come-back au pays natal : après sa victoire électorale à la présidentielle et le succès de son parti aux législatives, le président Goodluck Jonathan nomme Ngozi Okonjo-Iweala au poste de ministre des finances et de l’économie, chapeautant l’ensemble des politiques économiques et de développement du pays, un poste que d’aucuns considèrent être celui d’un véritable Premier ministre.

Sa vision du développement

«Que faut-il faire? Notre priorité absolue dans le budget actuel est la sécurité. En second lieu viennent l’infrastructure, l’infrastructure et l’infrastructure, parce que c’est un des goulets d’étranglement qui empêchent les autres secteurs de travailler. Il nous faut de l’électricité, des routes et des ports. Nous avons récemment lancé la réforme des ports; nous avons essayé d’abaisser le coût du passage par nos ports et d’épargner aux gens les tensions que cela implique, par exemple de trois à quatre semaines d’attente pour le dédouanement des marchandises. Nous avons essayé de ramener ce délai à une semaine et même moins, en réduisant de moitié le nombre d’agences dans les ports et en combattant la corruption, l’extorsion et les autres pratiques de ce secteur, afin de diminuer le coût pour les entreprises.» C’est ainsi que la ministre de l’économie et des finances explique ses priorités actuelles.

S’il est une marque de fabrique d’Okonjo-Iweala en tant que ministre de l’économie, c’est son action en faveur de l’assainissement et de la rationalisation de l’environnement des affaires au Nigéria. Concrètement, cela signifie lutter contre la corruption, mettre un terme à l’opacité des transactions et de l’information financière en rendant public par exemple le montant des subventions versées par l’Etat fédéral aux Etats fédérés, en s’assurant que les comptes financiers des banques et des grandes entreprises ne sont pas truqués et en condamnant pénalement les contrevenants… Ou encore simplifier les procédures pour faciliter l’entreprenariat et la gestion quotidienne des entreprises. Dans un pays où ce climat des affaires est particulièrement opaque et corrompu, la ministre est loin d’avoir fini son œuvre et a rencontré beaucoup de résistances chemin faisant.

Si Ngozi Okonjo-Iweala refuse de se situer par rapport à une école de pensée en matière de théorie du développement, « il n’existe pas de réponse toute faite aux problèmes de croissance et de développement (…), il n’y a pas de potion magique – cela incite à l’humilité et rend service » affirme t’elle, la technocrate de la Banque mondiale reste assez orthodoxe dans son approche de la politique économique : « sans environnement macroéconomique efficace et stable, il n’y a pas de progrès durable. Il faut mettre en œuvre une politique budgétaire prudente et une politique rationnelle de la monnaie et du taux de change, en suivant la compétitivité à la trace, et cela veut dire qu’il faut s’adapter en permanence. »

Concernant le Nigéria, et la plupart des pays d’Afrique subsaharienne par extension, le facteur clé selon Mme Okonjo-Iweala, au-delà d’un environnement macroéconomique stable et d’un climat des affaires favorable, est l’investissement dans les infrastructures. Elle considère que la manque d’infrastructure est le principal handicap des économies africaines, puisque cela engendre des surcoûts (ce qui rend leurs produits moins compétitifs sur le marché international), cela dissuade les investissements, cela ralentit les transactions économiques internes, ce qui freine la croissance. Construire des routes, des chemins de fer, améliorer les capacités logistiques des ports et étendre les réseaux de communications est une nécessité absolue pour sortir l’Afrique de son isolement dans un espace mondial interconnecté. Nécessité d’autant plus urgente après les « décennies perdues » des années 80 et 90 qui se sont caractérisées par un sous-investissement dans les infrastructures énergétiques et de transport. L’Afrique va donc devoir mobiliser des ressources considérables pour investir, rattraper ce retard et être au niveau de ses nouveaux besoins. Comment faire alors que les budgets sont serrés ?

Ngozi Okonjo-Iweala propose une solution. Elle souhaite que les grands pays donateurs, les pays riches de l’OCDE, au lieu de prêter des fonds qu’ils ne possèdent plus, émettent et garantissent des obligations sur le marché de New York qui serviraient à financer les investissements pour le développement de l’Afrique. « Le plus important, c’est que l’émission d’une telle obligation pourrait changer du jour au lendemain l’image de l’Afrique comme endroit favorable aux affaires. Bénéficiant d’un financement garanti de 100 milliards de dollars, les entreprises privées du monde entier feraient la queue pour fournir l’infrastructure à l’Afrique ». Au moment où la plupart des pays de l’OCDE sont confrontés à des problèmes de dette souveraine, où la zone euro ne souhaite pas émettre d’eurobond pour elle-même, la solution d’Okonjo-Iweala semble peu réalisable à court terme. Il serait sans doute plus judicieux que les pays africains s’entendent ensemble et offrent les garanties nécessaires pour l’émission de ces obligations pour le financement de leur propre développement.

 

Emmanuel Leroueil

Les citations de Mme Ngozi Okonjo-Iweala sont toutes issues de l'entretien qu'elle a accordé à Finances & développement : http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2011/12/pdf/people.pdf

Les cinq pasteurs les plus riches du Nigéria

Dieu est bon, surtout si vous êtes un pasteur nigérian avec un certain sens des affaires. Ces jours-ci, des millions d'âmes, recherchant désespérément des entrées financières, des miracles ou des guérisons, se précipitent tous à l'église pour la rédemption. Et tandis que la Bible déclare expressément que le salut est gratuit, certaines fois il a un coût : offrandes, dîme, dons à des leaders spirituels, ou réponse à des directives d'acheter de la littérature et autres produits créés par des hommes de Dieu. Les pasteurs ne sont plus uniquement intéressés à amener les gens au Paradis; ils ont imaginé des façons intelligentes de faire de l’argent frais tout en atteignant les âmes.

Le pasteur Chris Oyakhilome, par exemple, est fondateur et pasteur principal de l'Ambassade du Christ, une congrégation florissante avec des branches au Nigeria, en Afrique du Sud, à Londres, au Canada et aux États-Unis. Sa maison d'édition, LoveWorld Publications, a publié « Rhapsody of Realities », une dévotion mensuelle dont il est co-auteur avec sa femme. Il vend plus de 2 millions d'exemplaires chaque mois à 1$ chacun. Il possède également des stations de télévision, des journaux, des magazines, un hôtel, une chaîne de fast-food, et plus encore.

Beaucoup d'autres pasteurs nigérians construisent des empires de plusieurs millions de dollars à partir de leurs églises. Aujourd'hui, les pasteurs se déplacent en jets privés, conduisent des voitures de luxe comme les Daimler, les Porsche et les BMW, portent des Rolex et Patek Phillipes et détiennent des demeures à en couper le souffle. Après le billet de blog que j'ai écrit en mai sur les pasteurs nigérians qui possèdent des jets privés, j'ai été bombardé de courriels de lecteurs demandant à connaître les riches pasteurs au Nigeria. Alors je me mis à enquêter sur les avoirs de certains des plus éminents pasteurs du Nigeria, et je reviens avec des estimations réservées de leurs fortunes. J'ai contacté les représentants de tous les pasteurs et tous sauf celui de Matthieu Ashimolowo ont confirmé les biens que je liste. Les représentants du pasteur Ashimolowo n'ont pas répondu à mes e-mails.

Numéro 1: Bishop David Oyedepo     –       Eglise: Living Faith World Outreach Ministry, alias Winners Chapel
Fortune nette estimée: 150 millions de dollars

David Oyedepo est le plus riche prédicateur du Nigeria. Depuis qu'il a fondé le Ministère de proximité pour la foi vivante en 1981, cette dernière est devenue l’une des plus grandes congrégations de l'Afrique. Le Tabernacle de la Foi, où il accueille trois services chaque dimanche, est le plus grand centre de culte d'Afrique, avec une capacité d'accueil de 50 000 personnes. Oyedepo possède quatre jets privés et des maisons à Londres et aux Etats-Unis. Il possède également Dominion Publishing House, une maison d'édition florissante qui publie tous ses livres (qui sont souvent centrés sur la prospérité). Il a fondé et détient la Covenant University, l'une des principales institutions tertiaires du Nigeria, et la Faith Academy, un lycée élitiste.

Numéro 2 : Chris Oyakhilome       –       Eglise: Believers’ Loveworld Ministries, alias Christ Embassy
Fortune nette estimée : 30 à 50 millions de dollars

L'année dernière, le prédicateur charismatique a été au centre d'une affaire de 35 millions de blanchiment d'argent dans laquelle il a été accusé de détournement des fonds de son église dans des banques étrangères. Le pasteur Chris a plaidé non coupable et l'affaire a finalement été rejetée. Son église, la Christ Embassy, compte plus de 40 000 membres, dont plusieurs étant des chefs d'entreprise à succès et des politiciens. Parmi les intérêts diversifiés d’Oyakhilom, on compte des journaux, des magazines, une station de télévision locale, un label de disque, la télévision par satellite, des hôtels et un large patrimoine immobilier. Son réseau de télévision LoveWorld est le premier réseau chrétien diffusé 24h/24 de l’Afrique vers le reste du monde.

 

Numéro 3 : Temitope Joshua    –    Eglise: Synagogue Church Of All Nations (SCOAN)
Fortune nette estimée: 10 à 15 millions de dollars

L’ecclésiastique le plus controversé du Nigeria est aussi l'un des plus riches et des plus philanthropiques. T. B Joshua dirige la Synagogue Church Of all Nations (SCOAN), une congrégation qu'il a fondée en 1987, qui accueille plus de 15 000 fidèles chaque dimanche. Le pasteur demeure controversé depuis plusieurs années pour ses pouvoirs inexplicables de guérison de toutes sortes de maladies incurables, notamment le VIH/SIDA, le cancer et la paralysie. Pour les assoiffés de miracles, il s’agit là de la séduction parfaite. L'église possède actuellement des branches au Ghana, au Royaume-Uni, en Afrique du Sud, et en Grèce. Durant les trois dernières années, Joshua a donné 20 millions de dollars à des programmes d’éducation, de santé et de réhabilitation pour les anciens militants du Delta du Niger. Il possède Emmanuel TV, une chaîne de télévision chrétienne, et est un ami du président ghanéen Atta Mills.

Numéro 4 : Matthew Ashimolowo    –    Eglise: Kingsway International Christian Centre
Fortune estimée: 6 à 10 millions de dollars

En 1992, Foursquare Gospel Church, une église nigériane, a envoyé Ashimolowo ouvrir une branche satellite à Londres. Mais le pasteur Matthew avait d'autres plans et a décidé de mettre en place sa propre église à la place. Aujourd'hui, son Kingsway International Christian Center est connue comme étant la plus grande église pentecôtiste au Royaume-Uni. En 2009, l'église a enregistré des bénéfices de près de 10 millions de $ et des actifs de 40 millions de dollars. Ashimolowo gagne un salaire annuel de 200 000$, mais sa vraie richesse vient de ses affaires variées, dont son entreprise médiatique Matthew Ashimolowo, qui produit des séries de la littérature chrétienne et des documentaires. Les représentants d’Ashimolowo n'ont pas répondu à la demande de confirmation de sa fortune nette et de tous ses biens.

 

Numéro 5 : Chris Okotie    –     Eglise: Household of God Church
Fortune nette: 3 à 10 millions de dollars

Le pasteur Okotie réalise son premier succès en tant que musicien populaire pop dans les années 80. Il a trouvé la lumière, embrassé la bible et mis en place la Household of God Church, l'une des congrégations les plus flamboyantes du Nigeria. Les 5000 membres de son église se composent principalement de célébrités de Nollywood, de musiciens et de gens de la société. Il a contesté et a perdu les élections présidentielles nigérianes pour la troisième fois cette année avec le Fresh Parti, un parti politique qu’il a fondé et financé. Passionné d’automobile, il possède entre autres une Mercedes S600, un Hummer et une Porsche.

 

Un article de Mfonobong Nsehe publié sur son blog hébergé par Forbes; traduction : Next-Afrique.

 

Pour aller plus loin, notre portrait de Sunday Adelaja, évangéliste nigérian en Ukraine.

Chimamanda Ngozi Adichie : L’hibiscus pourpre

Quand commence ce roman, la tension est déjà à son comble. Nous sommes dans une famille catholique posée nigériane vivant dans une grande ville de ce pays. Le père est à la fois un industriel, le directeur d’un grand journal indépendant et mécène par de nombreuses actions caritatives. Pourtant, on comprend que ce retour au domicile, après la messe du dimanche des Rameaux, est plus qu’explosif. Jaja, fils aîné modèle n’a pas pris sa communion et la réaction du père rigoriste est plus que démesurée. Kambili qui, interloquée par l’acte de rébellion de son frère, nous transmet du haut de ses quinze ans le regard d’une adolescente oppressée.

Pour comprendre la scène apocalyptique qui introduit le lecteur dans un univers plus pacifié, Kambili remonte une ou deux années plus tôt et nous raconte avec quelle poigne de fer, ce notable nigérian dont la probité morale, l’engagement politique, le sens des responsabilités contrastent avec la tyrannie dans laquelle il élève ses enfants et la violence qu’il déploie sur son épouse. Il est le centre de l’univers de cette famille, ses enfants donnant le meilleur dans les écoles huppées qu’ils fréquentent pour plaire à ce père. Béatrice, la mère maltraitée compense avec une forme d’absence les excès de son mari. Kambili est une jeune fille douée, qui observe tout. Si on oublie que c’est un monologue qu’elle nous livre on pourrait la croire bavarde, mais il s’agit bien d’une adolescente qui ne sourit pas, qui ne parle que très peu et qui fait tout pour obtenir l’approbation de son père.

C'est le premier aspect passionnant et extrêmement réussi de ce roman de Chimamanda Ngozi Adichie. Faire rentrer le lecteur dans la tête de Kambili. Elle arrive à traduire le formatage de l'esprit de l'adolescente avec beaucoup de vérité allant jusqu'à exprimer une pensée où l'obsession du détail qui caractérise la jeune fille a quelque chose d'émouvant et de fort. C'est d'ailleurs une dimension de la narration dont j'ai perçu la subtilité alors que j'étais bien avancé dans ma lecture. Le deuxième aspect intéressant est la force de la suggestion. Car au final, la violence est très peu décrite. Seules les conséquences de cette dernière sont mises en scène quand, au détour d'une page, on découvre la mutilation qu'a subi l'un des enfants ou encore les séjours réguliers de la mère à l'hôpital… Le lecteur se fait donc des films dans sa tête et perçoit la brutalité du père selon sa capacité à concevoir une telle violence.

Le troisième aspect est la nuance qu'introduit dans la description de ces personnages. C'est assez étonnant parce qu'autant Eugène est un homme altruiste, un homme engagé et d'une certaine manière désintéressé comme on aimerait en voir beaucoup plus sur le continent africain, autant la figure différente qu'il exprime en famille révèle la complexité de l'homme. L'écrivaine d'ailleurs se refuse à faire de lui le monstre absolu. Car en même temps, il est un homme qui a besoin d'être entouré par sa famille, qui reproduit un modèle d'éducation sans le questionner l'ayant subi lui-même terrorisé dans son adolescence. Il est convaincu d'agir par amour pour ses enfants.

Le quatrième aspect est cette analyse des deux modèles d'éducation qui atténue la critique sur un certain catholicisme. Car les missionnaires ont fait du père un homme légèrement déjanté, Tantie Iféoma, soeur du père, tante de Kambili, veuve catholique, élève ses enfants dans un modèle plus souple, moins répressif et laissant plus de place à l'émancipation des cousins et cousines de Kambili et de Jaja. L'intolérance d'Eugène (le père) par rapport à Papa Nwukku, grand père anamiste de Kambili m'a fait penser à un remake du célèbre roman Le monde s'effondre de Chinua Achebe.

C'est un roman qui ne perd pas en rythme et je dois dire qu'il y a une telle maturité pour une aussi jeune auteure au moment de la parution que j'ai été bluffé quoique déjà prévenu. Son second roman, L'autre moitié du soleil n'a pas la même densité, bien qu'il soit un bel objet littéraire. Vous l'aurez compris, j'ai kiffé. Et je ne vous parle même pas du final… Bonne lecture!

Lareus Gangoueus, article paru sur son blog Chez Gangoueus

Livre de poche, 352 pages, traduit de l'anglais par Mona Pracontal
 
Voir les chroniques nombreuses de ce roman :
 
Voir également, la chronique des palabres autour des Arts consacrée à ce roman :


Palabres autour des arts – 26 Juillet -… par Culture_video

Seun Kuti, l’Afrique révoltée en chansons

Mettre des mots simples sur les aspirations profondes de ses contemporains. Créer les rythmes qui électrisent les corps, affolent les sens. Transcender la frustration et le sentiment d’injustice qui habitent les Africains pour les conduire vers une philosophie de la révolte. C’est ainsi que l’on peut résumer l’esprit qui anime l’afrobeat. Et c’est à cette aune qu’il faut juger le rôle joué en ces temps agités par le principal héritier de ce courant musical, Seun Kuti.

Oluseun Anikulapo Kuti est un héritier de génie. Il est le plus jeune fils de Fela Kuti (1938 – 1997), fondateur de l’afrobeat, un syncrétisme musical aux confluences du jazz, du funk et des rythmes traditionnels yorubas, qui s’exprime dans un mélange d'anglais bâtard et de dialecte nigérian des faubourgs de Lagos. Seun Kuti naît en 1982 quand son père est au sommet de son art et au pinacle de sa figure d’artiste protestataire contre les dérives politico-économiques d’un Nigeria et d’une Afrique en déshérence. Né dans la musique, Seun se révèle particulièrement prédisposé : à l’âge de 8 ans, il joue du saxophone et du piano ; à 9 ans, il est choriste dans l’orchestre de son père et assure bientôt les chansons d’ouverture de ses spectacles. Lorsque ce dernier disparaît tragiquement en 1997, c’est tout naturellement que les vétérans du mythique orchestre de son père, l'Egypt 80', se rangent derrière l’adolescent de 15 ans. Pendant près de dix ans, le jeune homme sera le légataire du répertoire de son père auquel il donnera une nouvelle jeunesse et une nouvelle exposition mondiale.

Seun Kuti sort son premier album personnel en 2008, Many things. L’album, furieux et puissant, puise incontestablement à la source du père, dans la force d’entraînement de la rythmique afrobeat, dans la philosophie des paroles percutantes, dans la présence scénique du jeune saxophoniste, chanteur et danseur. Mais Seun innove également, en intégrant de nouvelles influences reggae et hip hop à sa musique, en insistant plus sur les paroles, ce qui lui permet de mieux affirmer son message politique, on ne peut plus clair et engagé dans ses différents titres.

African Problems

Dans cette chanson, Seun Kuti incite d'une voix rugissante les Africains à dépasser le découragement qui les saisit devant l'immensité des problèmes du continent. Le chœur de chanter : « Les problèmes africains » et Seun de répondre « y en a trop pour en parler, trop pour y penser, trop pour les chanter » mais pourtant « je dois en parler, je dois les chanter, je dois les hurler » avant de saluer ses "frères là où ils meurent pour le futur de l'Afrique, là où ils se battent pour le futur". C'est investi d'un projet messianique qu'il entonne en refrain : "je dois essayer d'apprendre aux gens une nouvelle mentalité, leur faire apprécier la supériorité africaine" qui contraste avec la "médiocrité de nos leaders qui nous laissent dans une souffrance et une pauvreté sans fin". Le crédo politique de l'afrobeat est posé, qui puise aux sources du panafricanisme, qui exhorte à la revalorisation culturelle africaine, idéologie contestataire et progressiste qui incite à la révolte du peuple face aux détournements démocratiques et économiques. Fela n'aurait pas dit mieux. 

Ne m'amène pas cette merde

"Don't give that shit to me" évoque de manière crue une triste réalité du continent, qui a vu l'Afrique devenir la poubelle du monde développé. La chanson fait écho au drame du Probo Koala qui a mis en lumière l'exportation en Afrique de déchets toxiques. "On voit plein de merde en Afrique, on est dedans quotidiennement" constate Seun Kuti, qui évoque "la politique merdique et l'économie merdique". La merde est ici une métaphore englobante des différents maux africains que le chanteur énumère : la désunion, la malhonnêteté, la disgrâce, la discrimination, la destruction, la dévaluation… Mais la merde ne vient pas que de l'extérieur, et c'est aussi à "ses frères et soeurs" que Seun s'adresse en leur demandant "ne m'amenez pas cette merde, ne l'amenez pas à l'Afrique".

En 2011, alors que la jeunesse africaine se révolte un peu partout et bouscule certains pouvoirs corrompus, Seun Kuti sort un second album personnel en parfaite résonance avec le climat continental. From Africa with fury : Rise est à ranger dans la catégorie des hymnes de toute une génération. On pourra dans le futur se souvenir de la décennie 2010 en Afrique et des idées qui habitaient les hommes et femmes de cette époque, en réécoutant les morceaux de Seun Kuti. Chaque chanson est un slogan politique, chaque parole une invitation à la révolte citoyenne, à la reprise en main de la destinée africaine par les jeunes générations sacrifiées.

Mr Big Thief

Ce morceau est un formidable hommage à la musique de Fela. Il commence par un long instrumental jazz dont seul l'Egypt 80' a le secret, une rythmique percussion – cuivres à la signature si particulière. Le thème de la chanson ensuite, le "grand voleur", est une figure récurrente de l'afrobeat, une personnification de la corruption, désigné parfois nommément (Obasanjo par Femi Kuti), parfois génériquement comme c'est le cas dans cette chanson. "Si tu ne connais pas M. le grand voleur, je vais t'en parler : tout le monde respecte M. le grand voleur ; la police le protège, cette police qui est censée l'arrêter ; tu le vois montrer son pouvoir". Monsieur le grand voleur est un notable, un homme lié au parti au pouvoir, un homme d'affaire influent et respecté. Un homme envié par le tout venant. Un exemple pour la société. C'est ce renversement des valeurs que dénonce Seun Kuti, sur un ton d'autant plus mordant qu'il s'exprime par l'humour.

Rise

C'est sur un ton plus apaisé que d'habitude que Seun entonne que "nous devons nous soulever" . La révolte est devenue une évidence, l'artiste n'est plus dans l'appel enflammé, mais dans la tranquille affirmation du nouveau crédo d'une jeunesse africaine pour qui la coupe est pleine. "Je pleure pour mon pays quand je vois entre les mains de qui il se trouve" ; "Il n'y a pas de business à faire sur le dos de notre pays", avant que soit entonné le refrain "Nous devrons nous révolter un jour". Cette révolte doit être multiforme, et Seun pointe nommément du doigt les pouvoirs contre lesquels il faudra se soulever : les compagnies pétrolières qui pour du pétrole détruisent les terres (la situation du Biafra sert évidemment ici de toile de fond), "ceux qui utilisent nos frères comme esclaves tailleurs de pierre", les dirigeants africains corrompus, les multinationales prédatrices et corruptrices comme Monsanto et Halliburton. Au-delà des mots, ce morceau constitue une évolution musicale dans la discographie de Seun et dans le courant afrobeat, laissant plus de place à la guitare et à la musique synthétique. Le jeune artiste s'inspire de son temps, de sa nouvelle musique et de son nouveau contexte politique et social. Mais comme il le reconnait lui-même, les choses n'ont pas tant changé que cela entre le Nigeria des années 1970 où vivait le jeune Fela et le Nigeria de 2011 de Seun. Les problèmes sont les mêmes. Le devoir du chanteur afrobeat n'a pas changé.

Une philosophie que Seun décrit lui-même au cours d'une interview : "Aujourd'hui en Afrique, la plupart des gens luttent en silence. La répression systématique des populations les a rendu aveugle à leur réalité. Tout le monde pense d'abord à sa survie. Personne ne veut s'élever contre quelque chose, tout le monde veut juste rester dans le rang. Donc j'essaye de faire réfléchir les gens à certaines choses qu'ils sont en train d'oublier. Je veux inspirer en eux le désir du changement. La musique a un grand impact sur les sentiments des gens. Mais la pop music aujourd'hui, c'est le règne du moi, moi, moi. Personne ne chante de nous. Et il n'y aura aucun changement si l'on ne s'occupe pas de nos frères et de nos soeurs."

 

Emmanuel Leroueil

Le Nigeria et l’Afrique du Sud face à la crise ivoirienne

Plusieurs lectures peuvent être faites du déroulement comme de la conclusion du conflit postélectoral ivoirien qui, du 28 Novembre 2010, date du second tour des présidentielles, déboucha le 11 avril 2011 sur l’arrestation de Laurent Gbagbo : triomphe de la démocratie après une décennie de tensions politico-militaires, victoire in fine de la rébellion militaire de septembre 2002, dernier avatar de l’impérialisme occidental et/ou de la Françafrique, défaite du mysticisme militariste de Laurent Gbagbo, etc. Un aspect pourtant essentiel de cette crise passe inaperçu : le bras de fer diplomatique que se livrèrent l’Afrique du Sud et le Nigéria durant cette période.

C’est le sujet de « Jeux de puissance en Afrique : le Nigeria et l'Afrique du Sud face à la crise ivoirienne », très complète étude de Vincent Darrack, docteur en Sciences Politiques du Centre d’Etdues d’Afrique Noire (CENA) de Sciences Po Bordeaux, publiée dans le dernier numéro de Politique Étrangère. Les deux géants de l’Afrique subsaharienne se sont livrés de décembre à avril 2011 une intense bataille diplomatique, au terme de laquelle l’Afrique du Sud a dû se rallier, bon gré mal gré, à l’intransigeante position du Nigéria de Goodluck Jonathan  en faveur d’Alassane Ouattara.

Fermeté initiale du Nigéria contre tergiversations sud-africaines

Le président nigérian Goodluck Jonathan  aura été, de loin, le partisan le plus intransigeant d'un départ sans conditions de Laurent Gbagbo et d’une intervention militaire si nécessaire. Il fut l’instigateur de la déclaration de la CEDEAO, le 24 décembre 2010, évoquant la possibilité d’une intervention militaire de l’organisme régional. Un mois plus tard, le ministre nigérian des affaires étrangères, demandait officiellement au Conseil de Sécurité de l’ONU, l’autorisation d’une telle intervention.

Vincent Darrack analyse avec une grande subtilité les raisons d’une telle résolution. Le Nigéria, pays le plus peuplé du continent, deuxième armée et 1er producteur africain de pétrole s’est distingué au cours des dernières décennies comme le plus pro-occidental de la sous-région, participant à des nombreuses missions de maintien de la paix de l’ONU et dirigeant les interventions de l’ECOMOG au Libéria et en Sierra Leone. En endossant la certification du représentant de l’ONU et en exigeant le respect du verdit, le Nigéria se positionne évidemment dans le camp légitimiste et pro-démocratie du continent, continuant ainsi une tradition d'interventionnisme militariste entamée sous le Président Obasanjo.

Il est pourtant difficile de séparer les parts respectives de calcul et de conviction dans le soutien de Jonathan à Ouattara. Le positionnement stratégique du Nigéria en faveur d’Alassane Ouattara permet d'une part, de faire passer sous silence le déficit de démocratie dans ce pays et de l'autre, ne peut qu'être positif dans l'éventualité d'une candidature nigériane à un poste permanent au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU. On peut aussi voir derrière le soutien de Goodluck Jonathan au musulman Ouattara, un signe d’apaisement et un gage adressé à l’électorat musulman nigérian, qui n'a pas tout à fait "digéré" la candidature de Jonathan aux présidentielles d’avril 2011. Calcul politique donc ? Pas nécessairement.

L’intransigeance du Nigéria tient peut-être également au risque d’instabilité régionale qu’une seconde guerre civile en Côte d’ivoire ferait naître dans la région, économiquement, politiquement et en termes de sécurité régionale. Le Nigéria est plus proche, donc plus exposé. La CEDEAO craint également pour la sécurité des quatre millions de ses ressortissants vivant en Côte d’Ivoire. En faveur de la conviction plaide aussi, la visite intimidante de Jonathan au Bénin, en mars 2011, au cours de laquelle, il intima presque à l’opposition béninoise de respecter le résultat des présidentielles. Cette intervention, dans un pays mineur de la sous-région n'apporte aucun prestige diplomatique au Nigéria.

En face, l’attitude de l’Afrique du Sud est des plus ambiguës. Jacob Zuma ne reconnaît qu’à moitié la défaite de Gbagbo, ne se résolvant pas à accepter, dans un premier temps, les résultats proclamés par la Commission électorale indépendante. Durant le mois de Décembre 2010, tandis que le Nigéria évolue vers une position plus dure (intervention militaire de l’ONU), la diplomatie sud-africaine se montre de plus en plus critique à l’égard de Choi. Plusieurs explications à cela : d’abord l’anti-impérialisme traditionnel de l’ANC que l’ultimatum adressé mi décembre par Nicolas Sarkozy a Laurent Gbagbo a proprement exacerbé et surtout un approche résolument souverainiste de résolution des conflits qui aurait fait ses preuves en Afrique australe et centrale.

La défection du Ghana, début janvier, qui se déclare neutre et refuse d’engager ses troupes dans une intervention de la CEDEAO, l’opposition de la Russie et de la Chine au projet de résolution de Jonathan et surtout, les doutes internes sur la capacité des forces nigérianes à assumer de front la sécurité des élections dans ce pays et une intervention militaire à l’extérieur, conduisent la commission de la CEDEAO à renoncer à son projet militaire.

Reprise en main du dossier "Côte d'Ivoire" par l'Afrique du Sud

Si décembre 2010 a été dominé par le Nigéria, l’Afrique du Sud prend les devants en Janvier. Le président sud-africain qui s’était entre-temps rallier à la position du CPS de l’UA remet en cause, le 21 janvier, la validité des résultats proclamés par l’ONU et déclare qu’il serait « prématuré » de désigner un vainqueur. D’un côté le désir de se rapprocher des positions de la Chine et de la Russie – partenaires de l’Afrique du Sud au sein des BRICS – et la visite d’état du président Angolais Eduardo Dos Santos, à la mi-décembre ont fortement contribué à ce revirement. De l’autre, des lobbyistes très actifs ont été déployés par Laurent Gbagbo en Afrique du Sud : une fausse lettre de Nicolas Sarkozy enjoignant à la CEI de reconnaître Ouattara comme président est remise aux autorités sud-africaines qui la croiront authentiques et la présenteront à des parlementaires… Le sommet de l’UA du 24-31 janvier est l’occasion pour l’Afrique du Sud de reprendre définitivement la main sur le dossier ivoirien. L’idée est dans un premier temps d’obtenir que l’UA dessaisisse la CEDEAO du dossier ivoirien, marginalisant ainsi, de facto, le Nigéria ; ensuite d’obtenir une reformulation de la position officielle de l’UA quant à la fiabilité des résultats proclamés par la CEI. La réunion du CPS le 28 janvier est d’une rare violence. L’Afrique du Sud obtient qu’un groupe d’études de « haut niveau » composé de 5 chefs d’États (dont Jacob Zuma) soit formé, « avec mandat d’un mois pour étudier et proposer des solutions contraignantes pour les parties ». Le CPS réaffirme néanmoins la victoire d’Alassane Ouattara. Victoire en demi-teinte.

Victoire du Nigeria

Le 10 Mars 2011, le panel rend son rapport : Laurent Gbagbo a deux semaines pour organiser le transfert du pouvoir. Les Présidents burkinabé et tanzanien, membres du panel ont résisté aux pressions de Zuma, le mettant en minorité. De son côté, Choi est arrivé à le convaincre du « sérieux » de la certification de l’ONU. Cinq jours plus tard, l’Afrique du Sud endosse définitivement la position de l’UA. La victoire de la CEDEAO et du Nigéria est complète. L’Afrique du Sud est même réduite à voter, le 30 mars 2011, la résolution 1975 de l’ONU autorisant la mission de l’ONU en Côte d’ivoire (ONUCI) et les Forces Françaises de l’opération « Licorne » à utiliser « tous les moyens nécessaires » pour protéger les civils. Dix jours après Laurent Gbagbo était arrêté.

Si Vincent Darrack peint avec vivacité ces péripéties et lève le voile sur l’envers des tractations diplomatiques, son article a, en filigrane, le mérite supplémentaire de montrer deux stratégies opposées de domination régionale. La crise ivoirienne a montré que l’Occident et les organisations internationales pouvaient compter sur le Nigéria, comme partenaire solide et décomplexé dans la sous-région ouest-africaine. Elle a aussi confirmé le nouveau rôle joué par l’Afrique du Sud postapartheid : il est impossible de faire « sans elle » sur tout dossier concernant l’ensemble du continent. De la Lybie au réchauffement climatique, il semble indispensable aujourd’hui d’obtenir sinon l’aval, du moins, la neutralité de ce pays. L’appartenance de ce pays au G20, au G77 et aux BRICS, le rôle moteur qu’il joue dans l’intégration africaine (création de l’UA, du NEPAD, de l’African Peer Evaluation Mechanism, etc.) en plus de son importance militaire et économique en font un acteur incontournable, d’une grande souplesse diplomatique, qui plus est, comme l’a montré son action dans la crise ivoirienne.

Enfin, il est intéressant de noter que l’attachement à la souveraineté nationale et l’opposition aux interventions militaires occidentales en Afrique, qui constituent quelques uns des fondements de la diplomatie sud-africaine et de l’UA de façon plus générale, semblent soudainement, démodées voire anti-démocratiques. Il est de bon ton aujourd’hui de se féliciter du sens chaque jour plus grand que prend cette notion de « responsabilité de protéger » qui paraît un « droit d’ingérence » non-assumé. L’article de Vincent Darrack ne fait pas exception à cette mode. La crise ivoirienne et l’intervention de l’OTAN en Libye réconfortent les tenants d’une telle approche de la protection internationale des droits de l’Homme. Il est étonnant de constater que le souvenir des coups d’états commandités par la France ou les États-Unis en Afrique et en Amérique Latine a complètement disparu. L’exemple plus récent de l’intervention américaine en Irak, aussi.

Vincent Darrack n’envisage pas une seconde la possibilité que les précautions – considérées comme des louvoiements – prises par la diplomatie sud-africaine, rétrospectivement, aient permis d’éviter une intervention précipitée de la CEDEAO, en janvier, qui aurait paradoxalement galvanisé les troupes de Gbagbo et déclenché une véritable guerre internationale avec intervention des alliés guinéens et angolais de Laurent Gbagbo. Il n’est pas le seul. Rappeler les vertus défensives de la souveraineté nationale et la fragilité de l’Afrique face à des appétits occidentaux ou orientaux encore aigus passe aujourd’hui pour sentimentalisme tiers-mondiste, tentation gauchisante, enfantillage. Il paraît qu’il faut s’en féliciter.

 

Joël Té-Léssia

Chronologie du ballet diplomatique

 

Décembre 2010

2 Décembre : proclamation de la victoire d’Alassane Ouattara par le Président de la Commission électorale indépendante.

3 Décembre :

Annulation par le Conseil Constitutionnel ivoirien des résultats du scrutin électoral dans 7 départements et proclamation de Laurent Gbagbo comme vainqueur des élections présidentielles.

Certification par  Young-Jin Choi des résultats proclamés par le CEI et reconnaissance de la victoire d’Alassane Ouattara.

4  décembre : l’Afrique du Sud « prend note de la situation. »

7 décembre : le sommet extraordinaire de la CEDEAO reconnaît la victoire d’Alassane Ouattara.

08 décembre : L’Afrique du Sud suit le Conseil de Paix et de Sécurité de l’UA et la CEDEAO  et demande le départ de Gbagbo – la victoire de Ouattara n’est pas mentionnée.

13-15 Décembre : visite officielle du président angolais Eduardo dos Santos, soutient de Laurent Gbagbo, en Afrique du Sud.

17 décembre : ultimatum de Nicolas Sarkozy à Laurent Gbagbo.

24 Décembre : réaffirmation par la CEDEAO de la victoire d’Alassane Ouattara et  première évocation de  l’usage de la force.

Janvier 2011

28-29 Décembre et 18-20 Janvier 2011 : réunion des chefs d’États majors de l’organisation – modalités pratiques d’une intervention militaire.

21 janvier : Jacob Zuma, président de l’Afrique du Sud, remet en cause la validité des résultats tels que certifiés par l’ONU et estime prématurée la désignation d’un vainqueur.

24 janvier : Le Nigéria demande officielle une résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU permettant à la CEDEAO d’user de la force en cas d’échec des négociations.

24-31 janvier : sommet de l’UA

   28 janvier : communiqué officiel du CPS de l’UA réaffirmant la victoire d’Alassane Ouattara.

o    L’Union Africaine prend en charge le dossier ivoirien et désigne un groupe de haut niveau (cinq chefs d’états : Zuma ainsi que des présidents burkinabé, mauritanien, tanzanien et tchadien) avec mandat d’étudier la situation et proposer des conclusions contraignantes pour les parties ivoiriennes.

o    L’Afrique du Sud propose le partage du pouvoir

Fin janvier : abandon par la CEDEAO de l’option militaire.

Février

Début février : le SAS Drakensberg, navire de guerre sudafricain est reporté au large des côtes Ouest-Africaines : le projet sudafricain est d’en faire une plateforme offshore de négociation

10 Février: Déclaration officielle du président de la Commission de la CEDEAO dénonçant l’appropriation du dossier ivoirien, relevant de la compétence de la CEDEAO, par l’UA et fustigeant à mots couverts les tentatives de l’Afrique du Sud en vue de manipulerle panel de chefs d’états

Mars

2-3 Mars : visite officielle en France du Président Jacob Zuma ;  Maite Nkoana-Mashabane, ministre  des  Relations  internationales au cours d’un tête-à-tête avec son homologue français Alain Juppé annonce : la crise ivoirienne est un problème africain à régler entre Africains

10 Mars : sommet extraordinaire du CPS et publication du rapport officiel du panel de l’UA 

o    Validation définitive des résultats tels que certifiés par l’ONU

o    Reconnaissance de la victoire d’Alassane Ouattara

o    Délai de deux semaines accordé à Laurent Gbagbo pour le transfert du pouvoir

15 mars : l’Afrique du Sud endosse la position de l’UA ; Jacob Zuma appelle Laurent Gbagbo pour le convaincre de céder

18 Mars : proclamation des résultats contestés des présidentielles béninoise – visite de Jonathan Goodluck, Président du Nigéria, exhortant (intimant ?) l’opposition à accepter pacifiquement la victoire de Yayi Boni.

30 mars : la résolution 1975 du Conseil de Sécurité de l’ONU, rédigée par le Nigéria et la France, est votée. Elle autorise l’ONUCI et la Force Licorne à utiliser tous les moyens nécessaires pour protéger les civils. L’Afrique du Sud vote la résolution.

Avril

5 avril : « je ne me rappelle pas avoir donnée un mandat à quiconque pour un bombardement aérien de la Côte d’ivoire » (déclaration de  Maite Nkoana-Mashabane)

11 avril : arrestation de Laurent Gbagbo

12 avril: le Nigéria se félicite d’une intervention réussie, entrant totalement dans le cadre de la résolution 1975 du Conseil de Sécurité de l’ONU.

 

Qui sauvera le Ghana de son pétrole?

La découverte en 2007 de riches nappes pétrolières au large des côtes ghanéennes a fait naître simultanément une formidable vague d’espoir dans ce pays et de profondes inquiétudes quant à l’impact que ces ressources pourraient avoir sur le tissu social et politique national et sous régional. Le fait est que dans cette démocratie fortement polarisée et dominée par l’exécutif, le spectre des coups d’états militaires passés n’est pas loin. Les expériences calamiteuses du Nigéria, du Tchad ou de la Sierra Leone sont là qui font craindre une nouvelle malédiction de l’abondance en ressources naturelles. La question est posée : le Ghana sera-t-il un autre Nigéria ou le Botswana de l’Afrique Occidentale ?
 
Selon le FMI, la production du site pétrolier du « Cape Three Points » (rebaptisé pompeusement « Jubilee ») devrait atteindre très rapidement 100.000 barils par jour et rapporter à l’état ghanéen 20 milliards de dollars sur la période 2012-2030. Ransford Edward Van Gyampo, un universitaire Ghanéen, dans « Saving Ghana from Its Oil: A Critical Assessment of Preparations, so Far Made » paru dans le dernier numéro de la revue « Africa Today » (Juin 2011), expose la façon dont ce pays se prépare à la gestion de sa future manne pétrolière, et les conclusions qu’il en tire sont alarmantes.
Les canaux par lesquels la découverte et l’exploitation de ressources naturelles inespérées peuvent nuire à la stabilité politique d’un pays sont les suivants :
  • ·         Ces ressources peuvent permettre à un pouvoir dominateur ou autoritaire d’ « acheter » le soutien populaire et de faire taire les dissidents
  • ·         L’avantage prodigieux qu’elles accordent au parti au pouvoir (liberté fiscale et budgétaire) peut l’inciter à le conserver par tous les moyens, quitte à marginaliser et réprimer l’opposition
  • ·         L’appât du gain peut générer un conflit armé et mener à la mise en place d’une dictature militaire.
Contrer ces effets négatifs exige l’établissement d’une véritable politique énergétique nationale, qui soit conforme aux normes et bonnes pratiques internationales en matière de gouvernance, de régulation et d’indépendance. Les gouvernements ghanéens depuis 2007 ne semblent pas prêts à le faire.
 
Un forum organisé en Février 2008 censé servir de base à la construction d’une telle politique a été l’occasion d’une marginalisation de l’opposition (alors le New Democratic Party) et des organisations de la société civile par le régime en place (celui du New Patriotic Party de John Kufuor). Plus grave encore, les projets de loi devant instaurer cette politique ont été élaborés, essentiellement, par le cabinet du Président, rendant impossible toute solution de continuité en cas d’alternance. Lorsque celle-ci survint en 2008, le gouvernement de John Atta Mills (NDP) se trouva face à dilemme de l’adoption d’une politique énergétique à la construction de laquelle il n’avait pas été associé ou à la redéfinition totale de celle-ci, à quelques mois à peine du début de l’exploitation pétrolière.
 
Ces projets ne sont toujours pas adoptés. Le nouveau gouvernement a initialement  prévu de reformuler complètement sa politique énergétique (gaz, pétrole, etc.) et d’instaurer un régulateur indépendant chargé de superviser ces entrées nouvelles. Des pressions internes au parti l’ont conduit à repousser, sine die, la création de cet organe. La production du « Jubilee » a débuté en décembre 2010, sans que la politique énergétique ni le cadre légal et réglementaire censés en assurer l’encadrement ne soient mis en place. Un autre projet du gouvernement était de modifier l’objectif global de la politique, qui sous l’ancien gouvernement était celui, assez basique et statique, de faire du Ghana un exportateur net de pétrole. L’idée était d’inclure l’obligation d’autochtonisation des connaissances, du savoir-faire et de l’expertise nécessaires à la production pétrolière. Ce projet est jusqu’à présent en stand-by.
 
Parmi les autres écueils l’auteur identifie la faiblesse du parlement, miné par les oppositions partisanes et le manque de moyens logistiques qui renforce la concentration de la planification et de la prise de décision au sein du pouvoir exécutif. Ce dernier est de plus, le seul à attribuer les licences d’exploitation. La société civile est tenue à distance. Sous le gouvernement précédent, comme sous celui de Mills, seule une poignée d’ONG ont été conviées aux travaux préparatoires. L’opposition n’y étant même pas représentée.
 
L’insistance d’investisseurs chinois à financer l’acquisition par le gouvernement de nouvelles actions au sein du la société d’exploitation du site – qui explique la reluctance de la société Kosmos à les céder – inquiète autant les organismes internationaux (Banque Mondiale, FMI) que la société civile qui – et c’est exceptionnel au Ghana – à applaudit les conditions imposées par la Banque mondiale au prêt accordé en 2009 au gouvernement Mills et dont le versement de la seconde tranche a été bloqué du fait de la lenteur des procédures législatives (adoption de la politique budgétaire).
 
Les atermoiements et revirements du pouvoir exécutif ghanéen, le silence du parlement, l’inexistence du parlement, le manque de transparence et l’opacité dans lesquels la politique énergétique du pays est mise en place font craindre une évolution nigériane de l’exploitation pétrolière au Ghana. Ce qui pourrait porter un coup décisif à ce qui constitue la meilleure expérience démocratique des deux dernières décennies en Afrique occidentale.
 
Joël Té Léssia

Un nouvel âge démocratique au Nigeria ?

Le professeur Attahiru Jega

Le Nigeria s’engage dans un processus électoral en trois temps, et c’est toute l’Afrique de l’Ouest qui retient son souffle. Après la guerre civile post-scrutin présidentiel en Côte d’Ivoire et la contestation des résultats par l’opposant Adrien Houngbédji au Bénin, un mauvais déroulement des élections au Nigeria aurait des conséquences funestes et imprévisibles pour l’ensemble de la sous-région. Les élections législatives du 9 avril, présidentielle du 16 et locales du 26 avril revêtent à ce titre une importance particulière. Le dénouement positif ou négatif de ce raout politique repose en grande partie sur les épaules d’un homme, le professeur Attahiru Jega, président de la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI) du Nigeria.

Nommé en juin 2010 par le président en exercice et candidat à sa réélection Goodluck Jonathan, le professeur Jega est une figure respectée de la société civile et de l’opposition, qui occupait au moment de sa nomination le poste de vice-recteur de l’université Bayero, à Kano. Né en 1953, docteur en sciences politiques de la Northwestern University (Illinois, Etats-Unis), il a entamé sa carrière universitaire à l’université Bayero à partir de 1984. Mais c’est surtout par ses activités syndicales et politiques qu’il s’est rendu célèbre, notamment avec l’Academic Staff Union of Nigerian Universities. A la tête de ce syndicat d’universitaires, il est devenu un opposant déterminé au pouvoir de la junte dirigée par le général Babangida à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Il s’est taillé durant cette période une réputation d’homme attaché aux principes de justice, inflexible sur la morale publique, « pour qui la politique ethnique et les urnes truquées, tactique favorite des politiciens nigérians, sont anathèmes », selon la description de l'universitaire nigérian Ike Okonta (1).

Or, ce scrutin suscite d’autant plus d’inquiétudes que le retour à la démocratie du Nigeria, en 1999, est entaché de détournements systématiques de ses principes fondamentaux : clientélisme généralisé, violences électorales, exacerbations des différences religieuses, ethniques et régionalistes, bourrages d’urnes, etc. Les élections ont longtemps paru être avant tout d’ordre cosmétique, pour améliorer l’image du Peoples Democratic Party, solidement accroché au pouvoir et nullement décidé à l’abandonner.
La nomination d’Attahiru Jega à la tête de la CENI ainsi que les prérogatives financières et juridiques qui lui ont été dévolues, laissent cependant espérer que ces scrutins électoraux pourraient être différents. Pourtant, les premiers nuages ont déjà commencé à s’amonceler. La violence est au rendez-vous de ces campagnes électorales, notamment à Abuja, Bornou ou Jos. A une semaine du scrutin initial, le gouvernement a été contraint de fermer les frontières du pays et à y limiter les déplacements, pour éviter tout risque de déstabilisation. Des dysfonctionnements dans l’organisation et de sérieux soupçons de fraudes ont conduit le professeur Jega a repoussé d’une semaine le calendrier électoral par rapport à ce qui était initialement prévu.

Malgré cela, l’espoir est grand que ce scrutin permette de tourner une nouvelle page de l’histoire démocratique du Nigeria. Le président Goodluck Jonathan, qui semble le favoris des sondages, notamment parce que l’opposition peine à se réunir face à lui, affiche la volonté de s’émanciper des pratiques douteuses de son parti, le Peoples Democratic Party, largement décrédibilisé par son exercice du pouvoir.

Selon un rapport de l’International Crisis Group (2), au-delà des résultats électoraux, l’un des véritables enjeux de ces élections résidera dans la capacité du professeur Jega à imposer l’Etat de droit, surtout vis-à-vis des prochaines personnalités politiques élues ou réélues de manière condamnable. « Personne n’a été inculpé de crime électoral depuis l’indépendance du pays », rappelle l’ONG, qui formule un certain nombre de propositions : que la Commission poursuive tout auteur de crime électoral, y compris parmi les hauts responsables de la sécurité et les politiciens ; que la Commission suspende les résultats annoncés là où il y a de forts soupçons d’irrégularités, qu’elle mène des enquêtes puis reprenne tout le vote si nécessaire ; que des comités consultatifs sécuritaires associant des groupes de la société civile soient en état d’alerte pour juguler de potentielles vagues de violence.

Un cadre judiciaire plus contraignant et plus répressif devrait conduire les acteurs de la sphère politique nigériane à engager la révolution des mentalités qu’ils auraient dû mener il y a déjà plusieurs décennies. Le scénario du pire de la Côte d’Ivoire devrait participer à leur faire prendre conscience de la nécessité de donner à la sous-région et à l’ensemble de l’Afrique un exemple de maturité démocratique. Tel est le prix à payer si le Nigeria veut pleinement jouer le rôle politique de leader que lui confère naturellement son poids économique et démographique.

Emmanuel Leroueil

 

(1):  http://www.pambazuka.org/fr/category/features/72058

(2) : http://www.crisisgroup.org/en/regions/africa/west-africa/nigeria/B79-nigerias-elections-reversing-the-degeneration.aspx

NOLLYWOOD : La réussite made in Nigeria

En juin 2007 sortait un film documentaire réalisé par Franco Sacchi et Roberto Caputo intitulé This is Nollywood. Ce documentaire, récompensé au Raindance Film Festival de Londres la même année, retrace la naissance et le développement de l’industrie du cinéma au Nigéria. On y apprend comment une industrie générant plus de 250 millions de dollars l’année a pu voir le jour sur le continent le plus pauvre de la planète. On y apprend également comment Nollywood est devenue en l’espace de quelques années seulement la troisième puissance cinématographique au monde en nombre de films après Bollywood en Inde (Iere) et Hollywood aux Etats-Unis (IIe).

A travers cet « exemple-symbole »je tâcherai de vous présenter une Afrique que l’on ne montre pas souvent : une Afrique qui marche, qui crée des emplois et offre de nouvelles perspectives. Cela étant dit, il faudra, de la même manière, se pencher sur les contraintes sociales et économiques agissant comme des freins à l’exploitation de toutes les capacités existantes pour le développement de cette industrie fleurissante.

La fin des années 80 est une période trouble à Lagos où la violence et l’insécurité qui l’accompagne  se trouvent partout dans les rues. Une fois la nuit tombée il devient dangereux de se hasarder hors de son domicile. Dans ce contexte et de manière extrêmement rapide, la majeure partie des lieux de vie sociale sont désertés : bars, restaurants, jusqu’aux lieux de cultes. Il en est de même pour les rares salles de cinéma que compte alors la ville. S’organise alors un système d’import massif de films vidéo venus d’Inde et des Etats-Unis. Face à cette concurrence prestigieuse, la production cinématographique locale s’effondre.

Au début de l’année 1990, un scénariste Okey Ogunjiofor, tente de trouver un réalisateur pour son histoire intitulée Living In Bondage, qui, comme son nom l’indique,  traite avant tout du rapport de l’homme au pouvoir et de la volonté des dirigeants de conserver leurs populations dans l’obscurantisme. Si le réalisateur est finalement trouvé en la personne de Chris Obi Rapu, reste encore à le produire. Ken Nnebue, déjà connu dans le milieu, décide de produire le film mais une nouvelle stratégie s’initie en ce qui concerne la commercialisation. La production décide en effet que le film ne sortira pas sur grand écran craignant que la faible fréquentation des salles  ne lui permette pas de rentrer dans ses frais. Le film est alors copié sur VHS uniquement et livré aux kiosques. Au début de l’année 1992 sort la cassette Living In Bondage. Le succès est immense. Nollywood est née.

Aujourd’hui l’industrie du film de Lagos est la troisième puissance cinématographique mondiale en terme de nombre de sorties derrière les deux géants Bollywood et Hollywood. Avec un budget global de 250 millions de dollars par an Nollywood produit plus de 1800 films par an et livre dans les kiosques plus de 30 films par semaines ! Cette production intensive comble une forte demande estimée à plus de 100 millions de consommateurs et permet dans le même temps de créer plusieurs milliers d’emplois. Quels sont donc les facteurs aillant permis un tel essor ?

On peut dégager trois éléments permettant d’entendre la réussite de Nollywood. Tout d’abord, il y a des entrepreneurs locaux qui investissent massivement dans la production des films. On retrouve aujourd’hui à Lagos, environ 300 producteurs prêts à investir chaque jour dans de nouveaux projets cinématographiques. Il y a ensuite l’acquisition des nouvelles technologies. Les caméras digitales ont laissé place aux caméras HD et les supports ne sont plus VHS mais quasiment intégralement DVD. Enfin, l’utilisation optimale des ressources s’avère être également un facteur de réussite. La durée moyenne d’un tournage est de 12 jours pendant que le budget moyen qui est alloué à un long métrage est de 15 000 dollars. La post- production est rapide et peu coûteuse pour des retombées financières immédiates. Un bon film vendra en moyenne 50 000 copies tandis qu’un véritable succès se vendra à plus du double. Le lieu physique symbolisant le mieux cette réussite est sans aucun doute l’Idumtao Market. Ce quartier de Lagos entièrement transformé en centre géant du 7e art nigérian, où les stars aiment flâner afin de tester leur popularité, abrite plusieurs dizaines de magasins tous consacrés à la vente de DVD et de produits dérivés.

Malgré cette réussite il faut noter que Nollywood se trouve encore loin derrière ses deux ainées et qu’il existe certains facteurs freinant son développement.

La réussite de Nollywood reste toute relative. Bien qu’il serait mal venu de tenter de la mettre sur un pied d’égalité avec ses concurrentes il est intéressant de noter par la comparaison chiffrée l’écart, pour ne pas dire le gouffre, qui subsiste entre l’industrie du cinéma nigérian et ses deux principales rivales. Si, comme il a déjà été dit plus tôt, le cinéma nigérian génère 250 millions de dollars par an, le cinéma indien lui en génère 1,3 milliards et l’Américain… 51 milliards toutes productions confondues (films, séries etc.). Le film le plus cher de Nollywood a nécessité un budget de 89 000 dollars tandis que son pendant américain Avatar a mobilisé un budget de 460 millions de dollars. Enfin, l’exposition internationale n’est pas encore assurée puisqu’il n’existe pas, à ce jour, de cérémonie de récompenses semblable aux Filmfare Awards (Bollywood) ou aux mondialement connus Oscars (Hollywood).

Au-delà de ce retard, des facteurs endogènes viennent perturber le développement du cinéma au Nigéria.

Tout d’abord, le piratage, massivement répandu dans la capitale, met à mal la vente des DVD malgré les contrôles répétés des distributeurs. Si le piratage existe partout ailleurs, il fait des dégâts tout particulièrement à Nollywood où les recettes ne proviennent quasi-exclusivement que de la vente de DVD puisque les sorties en salles représentent un pourcentage infime des films. Il existe également un problème d’infrastructures puisque dans le quartier de Surelere, quartier qui abrite les bureaux de production, les salles de montage, il n’existe pas de studio de tournage où il serait possible d’installer des décors virtuels. Tous les tournages se font donc sous décors naturels ce qui entraîne une nouvelle complication : le racket. Bien souvent les réalisateurs doivent payer les chefs de bandes des différents quartiers de la ville, pour obtenir le droit de tourner sur leurs « territoires » ce qui peut parfois grever lourdement le budget du film. Enfin, le manque de professionnalisme de certains acteurs peut entraîner du retard dans les commandes. S’il existe de nombreux films, les mêmes acteurs se retrouvent sur beaucoup d’affiches. Ils acceptent souvent plusieurs tournages à la fois ce qui entraîne un absentéisme répété, donc du retard, donc une perte d’argent.

 

 

Si Nollywood est économiquement intéressant à étudier, son intérêt social n’est pas à négliger. Pourquoi ce cinéma nigérian est-il si populaire ? Ce sont les sujets qui y sont abordés qui le rendent attractif. On y parle de la prostitution, du sida, de la guerre, de la religion. Des thèmes auxquels la population est confrontée tous les jours. Cette attractivité s’opère aussi par la variation dans la manière d’aborder ces thèmes : tantôt par le drame, tantôt par la comédie, tantôt par la romance. La popularité des films de Lagos est telle qu’elle se diffuse petit à petit en dehors des frontières du pays pour toucher en premier lieu les pays anglophones d’Afrique comme le Ghana, le Libéria ou encore la Zambie. Cette passion commence également à toucher la diaspora noire des Etats-Unis et d’Europe où les jeunes notamment s’intéressent aux différentes productions.

Dix-huit ans après sa création Nollywood a convaincu le Nigéria et se lance, avec ses armes, à la conquête du monde. L’industrie du cinéma nigérian est devenue si populaire quelle est aujourd’hui un instrument stratégique crucial pour certaines institutions. La maison de production évangéliste Mount Zien Faith Ministries produit exclusivement des films dont le thème est la religion et dont les scénarii mettent en avant les évangélistes face aux autres obédiences religieuses. En réponse, quelques maisons de production musulmanes, avec de puissants mécènes, se sont créées à Lagos ces dernières années.

Giovanni C. DJOSSOU

Sources : Nollywood : le phénomène vidéo par Pierre Barrot Nollywood par Hugo Pieter www.thisisnollywood.com