Regards multiples sur Nollywood week Paris

Dans le cadre d’un partenariat avec le festival Nollywood, l’Afrique des idées s’est proposée d’être présente sur les lieux du spectacle, à savoir le cinéma l’Arlequin, pour observer les discours de celles et ceux qui font Nollywood, capter les mots du spectateur, prendre le pouls de l'événement. Avec Ndeye Diobaye, nous avons donc été les yeux, les oreilles et occasionnellement la voix de notre thinktank sur la place du cinéma nigérian. Cet article apporte nos regards sur plusieurs oeuvres présentées au Festival Nollywood Week à Paris : Les film Gone too far de Destiny Ekaragha, Dazzling mirage de Tunde Kelani, le documentaire Jimmy goes to Nollywood (avec Jimmy Jean-Louis) et les deux épisodes de Before 30.

Before 30 / Parole de Ndeye

Le hasard fait que ma première séance n’est pas celle d’un film, mais d’une série. Au Nigéria, comme partout dans le monde, m’explique OC Ukeje, acteur dans la série Before 30, « il y a une vraie demande pour du contenu télévisé aujourd’hui ». Le binge-watching n’a donc pas de frontières.

Au vu de son synopsis, Before 30 me rappelle vaguement An African City, une série ghanéenne qui a fait beaucoup de bruits sur les réseaux sociaux l’an dernier. L’histoire est narrée par une jeune avocate, la vingtaine finissante, confrontée aux pressions familiales et sociales qui accablent les femmes nigérianes (voire africaines de façon plus globale) à se marier avant la trentaine.

Même s’il est difficile de conclure sur une série dont il nous a été donnés de voir que le pilote et le second épisode, Before 30 met en avant de manière peu subtile, le cliché de la femme nigériane accomplie cherchant désespérément un potentiel mari. Pour accompagner notre narratrice, Before 30 met en scène une palette de différentes déclinaisons de la femme africaine des temps modernes : une femme musulmane mariée, une chrétienne assez infantile qui ment sur sa virginité et pour finir une femme qui semble bien se moquer des moeurs et entend vivre librement sa sexualité.

Et si j’ai apprécié le ton franc parfois employé par les personnages, le tropisme sur le sujet des hommes était peut-être redondant. A force de tourner en dérision le cliché de femmes accomplies à la recherche du bonheur, on peut parfois se demander si la série est vraiment dénonciatrice de la pression subie par certaines femmes vis-à-vis de la nécessité de se marier. Nous saurons toutefois apprécier la mise en avant de l’histoire d’un groupe de femmes, narré par une femme : OC Ukeje, qui figure dans la série, interrogé après la diffusion répond « Il est temps que l’on parle plus des histoires des femmes dans cette industrie».

Là où Before 30 innove également, c’est dans sa représentation d’une élite nigériane, elle-même d’ordinaire peu friande des productions audiovisuelles nationales. L’accent du décor est exagéré, entre chaussures de marques, restaurants de luxe et mariages à l’étranger : 

Il présente « une Afrique au visage différent de celui généralement montré dans les médias ou dans les films» explique OC Ukeje.

« Il est important que les films soient désormais représentatifs de l’Afrique qui bouge ».

Before-30-TV-Series-Pulse

Cette Afrique qui bouge est-elle celle qui fréquente les hôtels de luxe comme présentée dans Before 30 ? Si cette série a le mérite, en effet, de montrer les étendus du boom économique que le continent africain connaît aujourd’hui, il est tout aussi important de dénoncer le fait que les femmes sont toujours confrontées aux aléas de sociétés patriarcales.

Si Before 30 a choisi de le faire par la comédie, Dazzling Mirage, de Tunde Kelani, prend un ton plus sérieux. Le film lauréat de l’édition 2015 de la Nollywood Week est saisissant en ce qu’il présente une double problématique en mettant en scène l’histoire d’une femme atteinte de la drépanocytose. Ce drame romantique, adapté du roman d’Oyinka Egbokhare montre la capacité de Nollywood a devenir une vitrine de la culture et de la littérature nigériane. Pour Tunde Kelani, qui a trouvé sa niche dans l’adaptation de romans, Dazzling Mirage a également la lourde tâche de déconstruire les préjugés qui visent les personnes atteints de cette maladie et dénoncer plus particulièrement la condition des femmes atteintes. Bien que tourné dans un anglais parfois maladroit, on peut penser que ce choix de langue est lié à la volonté de permettre à la notoriété du film de dépasser les frontières du Nigéria.

Gone too far vu par Ndeye

Cette comédie, tournée à Londres, qui met en avant le talentueux OC Ukeje, nous expose à la capacité de Nollywood aujourd’hui à franchir les frontières et s’adresser à la diaspora. Dans Gone Too Far, Yemi, un adolescent originaire du Nigéria qui n’a jamais connu Lagos,  est confronté à de nombreuses questions identitaires, alimentées par la rivalité existante entre caribéens et africains en Grande-Bretagne. L’arrivée de son grand frère, resté à Lagos, n’arrange en rien les choses pour l’adolescent. La salle est conquise, prise de fous rires et on se prend rapidement à ce déversement de cliché sur le « blédard » tout droit débarquer du continent-mère.

Gone too far vu par Laréus

https://www.youtube.com/watch?v=IEbIkZJgNGgLe premier film qui m’introduit dans le festival s’intitule Gone too far de Destiny Ekaragha. Deux frères séparés par les coutumières contraintes administratives se retrouvent à Londres. L’un a été élevé avec sa mère à Peckham, un quartier difficile de la capitale anglaise et l’autre a évolué dans un internat à Lagos. Tout heureux d’être enfin à Londres. Ce film est une sympathique comédie au coeur d’un Londres qu’on ne connait que très peu et qui met en scène le blédard absolu joué remarquablement par OC Ukéjé qui doit être un acteur de référence à Nollywood. Il est tout simplement étincelant. La réalisatrice de ce film met en scène le choc des identités au sein de ce que beaucoup appelle la communauté noire de Londres. Entre Africains et caribéens, les clichés et zones d’incompréhension sont très nombreux et, de mon point de vue, légitimes. Je ne pense pas m’avancer trop imprudemment en disant que Destiny Ekaragha a été nourrie par les univers de Spike Lee. On retrouve dans l’expédition complexe, que ces deux frères qui ne se connaissent pas, monte pour acheter le « gombo » maternel, un état de lieux, une revue de quartiers qui rappelle des plans si chers au réalisateur américain. Porté par l’humour d’OC Ukéjé, ce film remarquablement tourné traite aussi de l’immigration avec intelligence. Sur la forme, il est très peu crédible d’envisager en moins de 24 heures, autant de péripéties autour de notre blédard bien heureux. Toutefois, quel plaisir de voir un bon film…africain.

Jimmy goes to Nollywood

Banniere Nollywood WeekC'est le film documentaire qui a lancé le festival. Jimmy Jean-Louis y raconte son voyage à Lagos où il doit diriger une importante cérémonie de remises de prix récompensant les meilleures productions de Nollywood, les AMAA. Avec beaucoup d’humour, il raconte cette expédition mais surtout, il donne la parole aux acteurs de cette industrie dynamique, jeune et balbutiante. Car si en terme de volumétrie, Nollywood est bien la seconde source de production cinématographique au monde, les intervenants interrogés sont assez lucides pour souligner le manque de professionnalisme et la faiblesse des moyens qui ont longtemps accompagné les productions nigérianes. Ce qui explique le fait que les films sortent très peu en dehors du périmètre africain. Ici, il y a avant tout le constat d’une adhésion d’un public local à ce cinéma. Engouement qui s’appuie sur le fait que ces films parlent avant tout de sujets dans lesquels le public se reconnait. D’ailleurs, il n’est pas surprenant que la salle de l’Arlequin soit pleine.

Nollywood est le deuxième secteur économique du Nigeria. En travaillant sur un imaginaire spécifique dans lequel beaucoup se reconnaissent, cette industrie a tissé une vraie relation avec le public. D’ailleurs, quand Jimmy Jean-Louis sillonne les grands marchés de la capitale économique nigériane, les vcd sont partout. D’ailleurs s’agit-il des productions authentiques ou de piratages ? Les copies sont une plaie qui plombe l’économie de ce secteur d’activités. Ici, une interpellation est faite à l’endroit de l’état fédéral qui suit de loin l’émergence de ce modèle. La plue value de Nollywood étant reconnue à l’extérieur, très peu par les autorités du pays. La question importante qui revient est celle de savoir, comment passe-t-on de la quantité à la qualité, comment porte-t-on par une certaine esthétique un discours qui dépasse les frontières du Nigéria et du continent. On ressent dans le propos des intervenants qui répondent à Jimmy, à la fois la conscience d'avoir un contenu original et en même temps une soif de reconnaissance à l’international. Ce qui fait naturellement réfléchir. Parce qu’il est difficile de dire que Nollywood ne se résume qu’à un cinéma local nigérian. Son influence en Afrique subsaharienne est indiscutable. Que cache cette quête d'une reconnaissance occidentale? Est-ce que les indiens se posent une telle question?

En fait, le reportage de Jimmy Jean-Louis surprend par l’extrême lucidité des intervenants nigérians. Et c’est extrêmement positif. Car, avec cette prise de conscience, les choses peuvent évoluer de manière rapide.

Notes de Ndeye Diarra et Lareus Gangoueus

Stromae à Dakar

Stromae GangoueusAu début du mois de mai, nombreux ont été les internautes sénégalais qui ont eu à échanger sur la tournée africaine de l’artiste Stromae, tournée qui a eu comme point de départ un concert à Dakar. Les échanges furent encore plus nombreux après ledit concert. Les critiques furent positives comme négatives sur l’artiste et sur l’organisation mais toujours passionnées. Cette passion me surprit et m’a rappelé quelque part l’atmosphère de la première élection de Barack Obama. Le lien entre les deux ? Il s’agit à chaque fois d’un métis ayant un parent africain et qui a pu accéder à une renommée internationale.

J’ai pu lire dans les réactions des uns et des autres que Stromae est vu comme un enfant de l’Afrique qui a pu réussir dans le monde et qui revient chez lui, «sur la terre de ses ancêtres»(1)… Mais l’artiste lui-même ne le voit pas ainsi et je le comprends.

Je ne suis pas un métis biologique comme Stromae. Je suis née et j’ai grandi au Sénégal jusqu’à l’âge de dix-sept ans et demi. Je suis ensuite arrivée à Montréal pour faire mes études que j’ai achevées il y a deux ans seulement. Parallèlement, j’ai donné et donne encore des charges d’enseignement, je m’investis dans l’édition et aussi, quand je peux, dans l’écriture. Je me suis mariée à Montréal, j’y ai eu mes enfants. Je suis en quelque sorte devenue adulte dans cette ville où je vis depuis dix-huit ans et demi. Et… j’y suis très heureuse ! Je ne le dis pas pour le dire. Je le dis parce que pour l’immigré, le bonheur peut être une quête un peu plus difficile à entreprendre.

Au départ de mes études, j’essayais de retourner en Afrique régulièrement. Mais, un jour, il y a eu comme une rupture. Je ne suis plus retournée sur le continent depuis treize ans. C’était une décision voulue et consciente. Pour moi la rupture était nécessaire pour rendre l’envol effectif. Bien sûr, ce n’était pas une rupture affective mais une rupture géographique. Un besoin de prendre du recul, territorialement parlant. Beaucoup de recul. Pour voir l’Afrique non plus en surface, dans sa matière, ses façades, ses apparences. Mais dans sa plus grande intimité. C’est-à-dire à l’intérieur de moi-même. Pour cette quête, le froid et l’isolement de l’hiver québécois a été d’une aide précieuse.

Qu’ai-je trouvé dans cette quête ? Une admiration de mes pairs, notamment pour Obama, pour Stromae, pour ces noirs qui en réalité sont des métis, des métis culturels surtout, qui sont comme dit Stromae « de nulle part ». Oui, il dit dans une interview de Jeune Afrique l’année dernière : 

« Je suis de nulle part. Comme un équilibre impossible et comme une richesse incroyable ». 

La quête identitaire est résolue chez lui d’une manière pragmatique et positive. J’ai beaucoup apprécié sa perspective et je m’y suis bien plus reconnue que dans cette réflexion très belle de Fatou Diome, dans Le Ventre de l’Atlantique : « Partir, c’est devenir un tombeau ambulant rempli d’ombres, où les vivants et les morts ont l’absence en partage. Partir, c’est mourir d’absence. »

J’avais cru moi aussi être partie. Et même être partie trop tôt, trop loin. Mais en réalité j’étais partie et ce depuis toujours ! J’étais partie dès l’entrée à l’école, lorsque j’ai commencé à vivre en wolof, à penser en français et à prier en arabe. Plus de trois mille ans d’Histoire humaine infusés au cœur de l’être d’une petite fille de six ans… et on lui demande de définir qui elle est ! Je ne ressens pas d’absence. Je me retrouve un peu partout. Et si Stromae dit être de nulle part, j’ai souvent l’impression d’être de partout. Peut-être est-ce la même chose finalement. 

Moussa Kane avait peut-être raison, lorsqu’après lecture de L’Exil, il me dit :

« Tu as longuement développé le thème de l’exil géographique mais j’ai également décelé dans ton texte le thème de l’exil face à sa propre société, la solitude du poète… même si tu l’as pas beaucoup développé. »

Ne pas se sentir chez soi quand on vit depuis toujours chez soi… Une solitude tout de même bien relative quand on sait lire, qu’on aime lire et que l’on a eu la chance de rencontrer très jeune un Charles Baudelaire sur son chemin. Mais comment sortir de ce spleen ?

Si les colonisations se sont faites souvent par les armes, la défaite de l’aïeul doit-elle condamner à jamais la descendance ? Voici un continent où l’on redoute, plus que tout, la colère de l’aïeul disparu, ce qui est une bonne chose (que de savoir rendre hommage à ceux qui nous ont précédé). Mais qu’en est-il de la responsabilité que nous avons envers le petit-fils à venir ? Qui, aujourd’hui, pense à lui ?

Ces jeunes qui admirent Obama, qui admirent Stromae, ne sont pas à la recherche de quelque chose qui leur est étranger. C’est complètement l’inverse : ils se reconnaissent dans ces êtres qui sont en réalité leurs semblables et je ne parle pas de couleur de peau mais  d’aspirations, du fait d’avoir des origines africaines et d’être capable de participer en tant que partenaire respecté à la fameuse mondialisation, sans être donc encore et toujours celui qu’on asservit. 

Berceau de l’humanité, l’Afrique est loin d’être vieille, le temps étant une mesure que bouleverse nos (r)évolutions. Au contraire, il s’agit aujourd’hui du continent le plus jeune du monde. Mais c’est aussi le continent qui reçoit le moins de la mondialisation. Un ami français disait un jour à une amie québécoise : « Les Québécois forment un peuple qui possède un potentiel énorme mais qui ignore lui-même ce qui le rend si attachant, et qui ignore surtout qu’il ne fait face qu’aux limites qu’il s’impose lui-même. » J’ai eu l’impression qu’il parlait d’Afrique ! En effet, ce jeune qui à Dakar admire Stromae ne sait pas (encore) à quel point ils sont semblables, au-delà de la surface, de la matière, de la façade, des apparences. 

Nous n’arrivons pas encore à trouver les mots pour le dire mais d’autres types de langages sont utilisés tous les jours pour l’exprimer. Une mère met son beau grand boubou traditionnel et se coiffe élégamment à l’occidentale, les cheveux tirés avec un chignon au bas de la nuque. Une de ses filles la suit en robe d’été et cheveux naturels au vent tandis qu’une autre est en djellaba et hijab : deux styles vestimentaires en apparence opposée (la fameuse (fumeuse ?) théorie du choc des civilisations) mais en réalité il s’agit des deux faces de la même médaille. Car il s’agit de vêtement et donc d’apparence. Mais, à l’intérieur, le message est le même :

« Maman, je ne peux pas être ta réplique ! Je voudrais bien l’être. Mais c’est une impossibilité. »

Le début de la rupture, et donc le début de L’Envol, se manifeste par la fin des compromis. La schizophrénie est de plus en plus difficile à perpétuer. Très bientôt, il faudra choisir. En finir avec La Quête.

Alors ? Est-ce moi qui suis partie depuis toujours ou est-ce l’Afrique « authentique » qui n’est plus depuis longtemps ? C’est si dur de se dire que l’on ne partage pas le même monde que ses propres parents. Cela crée une solitude indescriptible. D’où, entre autres, le fameux cri « Papa où t’es ». Sauf qu’aujourd’hui, les papas et les mamans, les tontons et les tatas, eh bien… c’est Nous.

Ndack Kane

(1) Stromae à Dakar : ce n’était pas aussi ‘’formidable’’ ! +++Par Aboubacar Demba Cissokho (APS)+++

Crédit Photo Stromae by @Kmeron

Salon de coiffure made in Nigeria

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Lorsque j’étais petite, ma mère aimait m’emmener dans ces salons de coiffure achalandés, où le bruit, la musique, les ragots, les rires, l’insalubrité et la proximité aussi, étaient présents. Je m’asseyais, et une coiffeuse devait généralement m’être affiliée après qu’elle « ait fini l’autre carré de tissage, dans deux minutes… ». Les deux minutes devenaient facilement quarante minutes, et parfois, ma mère (dont la patronne prenait vite la tête en charge), s’irritait et exigeait qu’on commence ma tête, car elle était pressée. Nous mangions aussi, dans ce lieu, ce qu’on y vendait à proximité : des brochettes et du pain à la salade ou à la boulette de viande, très huilée. Ma mère parlait avec la ‘patronne’, sa tête dandinant de ci de là, au gré de sa coiffure. Moi, je n’avais pas une esthétique en matière de tresses très affirmée, on me faisait généralement des « couettes, avec des mèches dedans », juste assez pour en augmenter la longueur naturelle, et parfois le volume.

Ma mère, comme les autres femmes dont l’expérience et l’art de la séduction avaient exercé l’inspiration, rivalisait de subterfuges afin de ‘tromper l’œil’. Elle avait découvert un tissage suffisamment naturel, et si bien placé qu’elle ne jurait plus que par lui. C’était sa coiffe à la mode, et les multiples compliments de ses amis et des inconnus la confortaient dans ce choix. C’est vrai que ce tissage lui allait bien, avec ses yeux bridés, elle avait l’air, avec ces mèches noires auburn et bouclées, d’une vraie asiatique ou d’une malgache.

Moi, j’aimais écouter les grands. La patronne, dont l’influence se mesurait à son professionnalisme, à son adresse à la coiffure, participait à toute conversation écoutée d’un ton sans appel. Ses doigts jonglaient et les cheveux informes prenaient soudain une forme, un air, un éclat, une beauté, et même un parfum : la laque nous emplissait les narines à nous écœurer après la coiffure.

Les conversations étaient invariablement les mêmes: un mari trompeur, une ‘folle de fille voleuse de gars’, ou ce genre de choses. Souvent, il y avait un gars, coiffeur, aux manières efféminées, qui s’occupaient du coin des ‘hommes’, expert en coiffure masculine, mais parfois aussi en coiffures féminines. Il participait aussi à la conversation, et riait comme une femme. Fort coquet, il était aussi très apprécié des femmes du salon, toutes des habituées, qui l’appelaient de son petit nom, et essayaient par respect de ressusciter une virilité perdue : « Edu, mon petit homme », « ah, ce gars­ là il est fort ! ». Et Edu paradait, la tête haute, fort de sa célébrité. Il entrait, et c’était des acclamations, chacune de ses tenues étaient détaillées. Ma mère aussi riait, mais elle se gardait bien d’en faire trop, elle gardait la plupart du temps ses pensées pour elle mais était très exigeante avec la coiffure : « ne serre pas », « mets une raie­ là », etc.

Mais ce qui me frappait le plus dans cela c’était les films. Les femmes, clientes comme coiffeuses, étaient souvent totalement sub­ju­guées par les films Nollywood, qui passaient en boucles. Elles connaissaient chaque réplique, mais tremblaient aux mêmes parties : « là, son corps va se décomposer, tu vas voir… » ; « hihiiiii…pardon, je ne veux pas voir ça ! »

Les exclamations montaient, et des liens avec la réalité ne manquaient jamais de faire surface : « C’est vrai o, c’est ce qu’ils font dans la réalité ! Ils n’ont rien inventé ! Les clubs de milliardaires sorciers existent o ! »

Ma mère et moi nous rions de leur crédulité et de leur excitation. Nous savions que les sorciers existaient, mais nous ne prenions jamais un film comme un élément concret qui nous ferait nous exciter de la sorte. Mais pour ces femmes, toutes Nigérianes (pour les coiffeuses et le coiffeur, surtout, ou Maliennes et Sénégalaises), ces films étaient leurs liens avec leur vie. Un film finissait, et on en remettait un autre. Déjà dès le générique, il y avait une atmosphère de mort. La religion côtoyait immanquablement la sorcellerie. Les coups du sort ou malchance ne manquaient jamais de sanctionner l’imprudent qui s’était laissé vaincre par sa cupidité ou sa jalousie…

Drapeau-NigérianCes films, je ne les supportais pas, car ils me faisaient peur. Une chaîne publique chrétienne prit à son compte d’en faire son fond de commerce principal, et je me hasardais d’en regarder un chez moi. Frida et Gloria sont deux sœurs. L’aînée est belle et gentille, la deuxième aussi est belle mais méchante. L’aînée, comme pour Cendrillon rencontre son prince, riche et beau. La seconde par jalousie tue son aînée, sans que (évidemment), personne ne sache. Elle console le veuf et le met dans ses bottes. Sauf que voilà, Frida était une fille versée dans la Bible, et Dieu s’en mêle. Frida ne trouve pas le chemin du Ciel, elle hante son ex maison conjugale. Gloria, finalement perd la boule, et elle est sommée par un pasteur de tout avouer « sinon tu resteras folle ! ». L’exorcisme a lieu, Gloria est libérée, mais le choc est tel qu’elle perd son mari­ex­beau­frère. Ah oui, …elle meurt finalement à la fin. Justice divine.

Ce film que je viens de vous raconter m’a hanté pendant au moins une semaine. Gloria m’apparaissait dans ma chambre, au réveil, aux waters, en route. Je devais rompre avec ce cinéma pour toujours.

Bien que moi mon expérience fut, pour l’enfant que j’étais, assez négative, force est de constater que ces films marchent. L’industrie Nollywood est aussi influente que Hollywood, et de ses bacs sortent autant des films ‘bas de gamme’ que de très bonnes productions tournées même avec de grands acteurs reconnus.

Le cinéma nigérian ne se résume pas qu'à celui que je regardais dans les salons de coiffure, avec des doublures mal placées, des images floues, où seule importait l’histoire. Aujourd’hui, il a ses lettres de noblesse, et peut se targuer d’influencer l’Afrique entière et même le monde. Ce cinéma, est avec Bollywood, un des plus regardés. Que l’on s’imagine que dans mon pays francophone, des demandes énormes imposaient des traductions bancales, pourvu qu’on ait le film, la trame. Le concept de ces films étudie très bien leur cible et joue avec les cocktails explosifs du succès : pouvoir, sorcellerie, argent, église, rivalités féminines et amour.

Dans le salon où j’allais, les hommes avaient beau jeu de faire ‘les indifférents’ mais ils suivaient quand même. Le film Le club des milliardaires parlait au désir de pouvoir de chacun d’entre eux. Pendant des jours, ils parleraient de ce film, feraient des avertissements en fonction de ce film, etc. J’ai donc eu ma coiffe, elle est comme je voulais : « des couettes avec des mèches au bout, pour qu’on croit que ce sont mes cheveux. Au fait, madame, vous pouvez me mettre des perles ? ». Réponse de la coiffeuse : « Héééé… il va se faire tuer !!!! »

Pénélope Zang Mba

Affiche NWP2015

 L'Afrique des idées est partenaire du Festival Nollywood Week qui a lieu sur Paris du 4 au 7 Juin 2015

La guerre du Biafra revue par Chimamanda Ngozi Adichie

biafra_1967-1970Je classe résolument Chimamanda Ngozi Adichie parmi les meilleurs auteurs que j’ai jamais lus. L’an dernier, je la découvrais avec L’Hibiscus pourpre, un roman qui s’imprime avec force dans le souvenir du lecteur. Cette année j’ai enfin pu contempler L’Autre moitié du soleil, son second roman, qui vous saisit avec la même intensité, vous plonge dans l’histoire du Nigéria, une histoire si actuelle, si familière aux Africains qui, depuis quelques décennies voient se déclarer sur leurs territoires des guerres sur fond tribal. J’étais persuadée que L’Hibiscus pourpre demeurerait mon préféré, malgré toutes les productions ultérieures de l’auteur, si belles soient-elles, mais je ne suis plus aussi catégorique, je ne sais plus lequel des deux je préfère.

 

Ce sont deux œuvres différentes du point de vue thématique et pourtant unies par la profondeur du discours et la qualité de la narration. Il y a aussi d’autres similitudes, comme celle de trouver au sein d’une même famille le clinquant de la classe aisée et le dénuement des classes populaires qui pourtant ne perdent en rien leur vitalité, leur joie de vivre, elles se distinguent même par une sérénité, une « paix lumineuse » (p. 71) qui font souvent défaut aux riches.

Nous sommes donc au Nigéria, dans les années soixante. Un jeune adolescent, Ugwu, est engagé comme boy chez un universitaire que tout le monde traite de « fou » : il a toujours le nez dans ses livres, partage avec ceux qui l’entourent ses opinions, ses idées sur un Nigeria libéré de toute domination étrangère, prospère, créatif, travailleur… bref un pays qui serait sur la voie du développement ! C’est un homme que sa justesse, sa confiance en l’avenir mais surtout sa bonté, sa générosité distinguent des autres intellectuels. Ugwu s’en rendra compte lorsqu’il comparera sa situation à celle des autres boys du voisinage. Odenigbo, alias Master, refuse même d’être appelé « maître » par ses domestiques qu’il gratifie du titre d' « ami », en particulier lorsqu’il s’adresse à Ugwu.

C’est également la même bonté qui émane d’Olanna, sa compagne, qui n’a pas été gangrenée par la richesse de ses parents. Bien souvent l’argent, comme la rouille, gâte les âmes, mais Olanna a gardé une grande simplicité dans ses relations avec les autres. Ses études, Sa grande beauté ne lui ont pas non plus fait perdre le sens des valeurs. Sa jumelle, Kainene, qui ne lui ressemble point, m’a fait penser à un des personnages de Blues pour Elise, une des « Bigger than life » (Shale, si je ne me trompe). Elle a un caractère bien trempé. Ses petits amis sont souvent des blancs, elle en rencontre un avec qui elle engage une relation durable : Richard, un journaliste qui aspire à être écrivain.

Dans ce Nigeria des années soixante, les Blancs ont leurs préjugés sur les Noirs et réciproquement. De part et d’autre, les vices ne manquent pas, car l’homme est ainsi fait que, d’où qu’il vienne, son égoïsme, son caractère intéressé, sa volonté d’être remarqué… ont du mal à être mis en sourdine.

Le récit est mené selon le point de vue de trois personnages : le jeune villageois Ugwu, la belle Onana, et Richard, le Blanc qui ne se contente pas de juger Adichie ADIde l’extérieur, mais qui apprend à connaître le pays, les autochtones, a envie de faire découvrir au monde la beauté, la culture de ce Nigeria qu’il a adopté. Il apprend même l’ibo, langue de la tribu de sa compagne, Kainene. A côté des ibos, il y a les Haoussas, les Yorubas et bien d’autres ethnies encore, comme souvent dans les pays d’Afrique qui, de ce fait, sont multilingues. Là aussi, les préjugés sont bien ancrés, on se méprise les uns les autres, on se considère comme la tribu la plus digne etc. Gare aux jeunes gens qui vont trouver l’amour dans l’autre ethnie, ils se mettent leurs parents à dos ! Mais cela aurait-il suffi pour faire se dresser les uns contre les autres au point de se massacrer sans merci dans ce qui allait devenir la guerre du Biafra ? C’est une guerre qui oppose principalement les Haoussas aux Ibos. Ces derniers, qui connaissent à un moment donné un traitement inhumain, se révoltent et décident de déclarer leur territoire indépendant. Les puissances occidentales agissent en souterrain, en armant les uns au détriment des autres. Mais pour la presse, pour tous, cette guerre illustre combien les Nigérians sont tribalistes et prompts à s’entredéchirer.

Et voici sur quoi se fondent parfois leurs arguments :

‘‘Les articles le contrariaient. « D’anciennes haines tribales », écrivait le Herald, étaient à l’origine des massacres. La revue Time avait intitulé son article HOMME DOIT TAPER, reprenant une expression inscrite sur un camion nigérian, mais l’auteur avait pris le mot au sens littéral et en avait tiré la conclusion que les Nigérians étaient si naturellement portés à la violence qu’ils allaient jusqu’à inscrire sa nécessité sur leurs camions de voyageurs. Richard avait envoyé une lettre lapidaire à Time. En pidgin nigérian, écrivit-il, le mot « whack », « taper », signifiait « manger » (p. 261)

[Au Congo, on dit parfois « damer » pour « manger », ce qui est aussi susceptible d’être interprété par de la violence pour qui ne maîtrise pas le langage familier du pays.]

Richard ne s’arrête pas là dans sa volonté de mettre les points sur les i, il rédige un article dont voici un extrait :

"L’idée que les tueries récentes seraient le produit d’une haine « séculaire » est trompeuse. Les tribus du Nord et les tribus du Sud sont en contact depuis longtemps ; leurs échanges remontent au moins au IXe siècle, comme l’attestent certaines magnifiques perles découvertes sur le site historique d’Igbo-Ukwu. Il est sûr que ces groupes ont dû également se faire la guerre et se livrer à des rafles d’esclaves, mais ils ne se massacraient pas de cette façon. S’il s’agit de haine, cette haine est très récente. Elle a été causée, tout simplement, par la politique officieuse du « diviser pour régner » du pouvoir colonial britannique. Cette politique instrumentalisait les différences entre tribus et s’assurait que l’unité ne puisse pas se former, facilitant ainsi l’administration d’un pays si vaste." (p. 262)

C’est curieux comme le schéma qui a produit la guerre du Biafra est presque identique à celui qui a opposé le Nord et le Sud au Congo-Brazzaville, j’a envie de dire aussi les Tutsi aux Hutu. Chaque fois on a réduit les affrontements meurtriers à une simple guerre tribale, alors que les enjeux, les circonstances, les causes sont multiples et n’épargnent personne, surtout pas les Occidentaux.

J’ai apprécié la saveur nigériane de l’écriture marquée par les expressions locales. J’ai aimé l’organisation du récit, oscillant entre le début et la fin des années soixante et réparti entre Ugwu, Olanna et Richard, dans le regard desquels on perçoit successivement les événements, jusqu’au chapitre 12. Cet ordre minutieux est bouleversé à partir du chapitre 13, lorsque la guerre s’amplifie.

L’autre moitié du soleil, c’est l’histoire d’une guerre, celle du Biafra, avec toutes les horreurs qu’implique la Folie des Détonations (tueries macabres, viols, vols, humiliations, déplacements massifs des populations, enrôlements forcés…). C’est aussi l’histoire d’un grand amour, celui d’Olanna et d’Odenigbo, qui va connaître les pires épreuves mais qui résiste, malgré tous les assauts qui sont lancés contre lui.

Le titre évoque le signe distinctif du drapeau qu’avaient choisi les Biafrais : une moitié de soleil. Mais le roman aurait pu aussi porter comme titre « Le monde s’est tu pendant que nous mourions », projet romanesque de Richard, repris par Ugwu, qui est retourné à l'école grâce à son patron et a pris goût à la connaissance, à la lecture et à l'écriture.

C’est un de ces romans qui prennent en otage le lecteur et risquent de vous faire passer une nuit blanche.

Chimamanda Ngozi Adichie, L’autre moitié du soleil, Gallimard, collection Folio, 2006 pour l’édition originale, 2008 pour la traduction française, par Mona Pracontal, 670 pages.

Le roman a été couronné par l’Orange Prize et la traduction de Mona Pracontal récompensée par le Prix Baudelaire de la traduction 2009.

Liss Kihindou

Chimamanda Ngozi Adichie © Beowulf Sheehan/PEN American Center

1 / Blues pour Elise, roman de Léonora Miano

L'Afrique des idées est partenaire du festival de cinéma nigerian, Nollywood weeks à Paris qui démarre  le 4 juin 2015

Cécile Fakhoury – Galeriste à Abidjan

La galerie Cécile Fakhoury est un îlot en bordure du tumultueux boulevard Latrille. Une enceinte pourvue d’un cube de béton, pavée de verdure et plantée d’étranges sculptures en bois. Un tour de l’exposition en cours et nous filons dans une pièce aérienne et épurée, à l’image de la maitresse des lieux. Cécile Fakhoury nous écoute, nous sommes un peu intimidés … Qu’est-ce que l’art contemporain ?

IMG_5850-copieL’histoire a débuté il y a bien longtemps. Fille d’un galeriste, collectionneur d’art moderne, la voie était toute tracée. Quoique. Après des études parisiennes, la française débarque à Abidjan et décide d’ouvrir une galerie, sa galerie ; nous sommes en septembre 2012. Les débuts sont difficiles, stigmates de la crise obligent. La machine est lancée, pivotant entre les deux pôles des marchés local et international. Les ventes varient mais l’aspiration reste la même : développer le marché local, tout en s’inscrivant dans l’écosystème international de l’art contemporain. La galeriste, qui bat le pavé des foires mondiales – « le nerf de la guerre » – affirme son plaisir à vendre à Abidjan. Cette satisfaction se lit dans les histoires des artistes présentés. Nombre d’entre eux ont un passé nomade, ils sont partis et revenus au pays, à l’instar de Jems Robert Koko Bi ou de François-Xavier Gbré. Les œuvres du premier sont massives, assaillantes, convoquant le sur-place. Il vit en Allemagne. Le second, qui vit et travaille en Côte d’Ivoire, somme le spectateur de lire l’événement dans le vide. Ses photographies témoignent d’une histoire du silence où l’homme, absent sur l’image, est au cœur. Des histoires invisibles pourtant criantes et inexorables.  Des artistes bel et bien présents, de « bons témoins » de leur époque.

Quand Cécile Fakhoury parle, le « nous » abonde. Les artistes présentés dans la galerie deviennent un groupe emporté par un élan, une vocation. « Le projet de ma vie », nous glisse la galeriste : titillée sur ses talents entrepreneuriaux, Cécile Fakhoury nous parle de sa volonté de placer ses artistes dans de bons musées, de construire et de sortir avec eux du pays … pour mieux y revenir. Rencontrés au fil des cercles d’initiés, d’ici et d’ailleurs, les artistes de la galerie Fakhoury ont des profils divers et jouent avec des palettes variées (photographie, sculpture, peinture, etc.). Leur « dénominateur commun » est de raconter notre vie d’aujourd’hui. Cet ancrage ultra actuel, en opposition à l’art moderne, est le suc de l’art contemporain pour la galeriste et la caractéristique de ses artistes. 

La vocation va de pair avec une démarche résolument pragmatique. La galerie devient une « structure économique », un « espace commercial » : la question n’est pas posée, sans ambages l’art est synonyme de marché pour Cécile Fakhoury. Si elle ne se retrouve pas dans le qualificatif d’entrepreneur – trop proactif pour elle – la galeriste évoque son cube en « son projet », « sa réalité quotidienne », nourri de son attrait artistique depuis l’enfance. 

Affirmant sans détour que l’aspect financier est inexorable, Cécile Fakhoury partage une vision enthousiaste sur le marché de l’art contemporain africain. 15_JRKB_nomansland_Expo_vues_GCF_6De nombreux facteurs participent à son développement, avec l’essor de multiples foires internationales (Art Dubaï, 1 :54 et Freeze London à Londres, biennales, etc.). L’attrait et la motivation pour l’art, perdus pendant les crises, reviennent petit à petit. A Abidjan, cette curiosité renouvelée participe à la multiplication des propositions et à l’ouverture de nouveaux lieux, tels que la fondation Donwahi. Avec cette dernière, voisine de la galerie Fakhoury, les liens sont vifs pour « créer un pôle » dans la ville. S’engager à développer un marché local contribue à nourrir un marché international, l’un n’allant pas sans l’autre pour la galeriste. Cette stimulation bat en brèche l’idée d’une concurrence néfaste : la rareté des acteurs sur le marché l’en prévenant. Cécile Fakhoury concède rêver de voir pousser une galerie en face de la sienne, « un marché ne se fait pas tout seul ». Sa vision d’une meilleure dynamique grâce à un tissu plus dense de galeries détonne dans le discours commun.

Quant à savoir qui sont les acheteurs, le discours se répète. A l’instar de l’art traditionnel, l’art contemporain africain reste malheureusement peu connu des autochtones. La foule et la gloire des expositions au Quai Branly ne trouvent guère d’équivalents sous nos tropiques. Les étrangers demeurent les premiers acquéreurs des œuvres produites sur le continent noir. D’où l’enthousiasme et la fierté quand des locaux se font collectionneurs. Portrait robot de ces derniers : des jeunes entre 30 et 40 ans ayant fait leurs études hors d’Afrique. Cette tendance est à entretenir, d’où les efforts de sensibilisation déployés par la galerie. Avec son équipe, la communication inclut des actions de visibilité sur les réseaux sociaux, sur le site internet et des évènements ponctuels. Les plus jeunes, au cœur de l’envie de la galeriste de faire connaître cet art, sont loin d’être oubliés. Le cube blanc se transforme de temps à autres en cour de récréation, une fois le scepticisme général des parents abidjanais surmonté…

Pauline Deschryver

Source photo Galerie Cécile Fakhoury /

Site de la galerie http://cecilefakhoury.com/

Graceland, une plongée dans Lagos avec Chris Abani

Graceland_omsl_2Voici un roman d’une grande intensité qu’est celui que nous propose Chris Abani avec Graceland. Décidément la littérature nigériane est d’une incroyable richesse ; pensons au merveilleux roman de Sefi Atta, Le meilleur reste à venir. La plume de Chris Abani immerge le lecteur dans un Lagos des bidonvilles où les violences esthétique, architecturale, hygiénique et sans escamoter bien sûr celle de ses locataires d’infortune, cèdent parfois son monopole scénique à quelques oasis de chaleur humaine. Moi qui désire tant goûter une escale dans cette mégalopole, j’ai bien peur que toutes mes velléités de ballades joyeuses sifflotées ne soient vaines.

Chris Abani a ce talent rare d’un peintre des mots qui vous saisissent à la gorge ; page après page le lecteur oublie son quotidien et s’en va fouiller dans ce Lagos où foisonne une vie interlope des plus tenaces. Quelques mots sur ce grand écrivain. Né en 1966 au Nigeria, Chris Abani a écrit son premier roman à l’âge de 16 ans. En 1985, il est jeté en prison au motif que ce livre aurait inspiré un coup d’Etat (finalement manqué) contre la dictature en place. En 1987 et 1990, il est à nouveau emprisonné pour « activités subversives » contre ladite dictature. Il a publié trois romans : Masters of the Board (1985), Graceland (2004), The Virgin of Flames (2007), et deux nouvelles : Becoming Abigail (2006) et Song for Night (2007), mais également quatre recueils de poésie. Son œuvre lui a déjà valu plusieurs prix littéraires. Malheureusement seuls Graceland et Le corps rebelle d’Abigail Tansi ont été traduits en français. Espérons que son éditeur en France, Albin Michel, ait l’initiative heureuse de traduire l’ensemble de ses écrits. Actuellement, Chris Abani est professeur associé à l’Université de Californie.

Graceland relate la vie d’un gamin de seize ans, Elvis, qui dans les années quatre-vingt vivote à Maroko, ghetto de Lagos peuplé de marabouts, de 4879717129_cfd277de33_zprédicateurs et de voyous. Héros infortuné, il gagne quelques piécettes auprès des touristes en imitant son idole, Elvis Presley. Un jour viendra son tour : posséder son Graceland comme Presley détenait le sien dans le Tennessee. Cela grâce à ses talents de danseur bien sûr. Parole d’Elvis ! Mais dans l’immédiat il faut survivre au jour le jour. Que le temps était bon il n’y a pas si longtemps dans cette petite ville de province quand il était auprès de sa mère bien aimée, Béatrice, et de son aïeule, Oye, la « sorcière » protectrice. Certes il y avait son père, Sunday, qui ne cessait de le brutaliser, mais la vie y était tout de même douce. Deux malheurs ont mis un terme à cette existence paisible : la mort de sa mère et la ruine de son père après sa défaite aux élections législatives. Ce père alcoolique dont la décadence le dégoûte. Maintenant, il lui faut se battre au jour le jour, devenir un homme. A son grand désespoir, il doit mettre entre parenthèse sa « carrière » de danseur pour aider sa détestable marâtre à l’entretien du foyer. Décrocher des jobs plus sérieux et surtout plus lucratifs devient urgent. Faut-il qu’il accepte les boulots que lui propose son ami Redemption ? Il est certain que le trafic de drogue et autres commerces inavouables peuvent lui offrir un trajet direct dans une cellule des terribles geôles du pays. Mais ces petits extra sont généreux en nairas. Qui plus est, Redemption est protégé par le colonel, symbole d’un Nigeria militaire corrompu jusqu’à la racine et d’une violence assassine aveugle. Peut-être vaudrait-il mieux écouter le King roi des mendiants : ses conseils de ne pas s’écarter de la légalité ont du bon et ses discours sur la place publique à l’encontre de la dictature sont séduisants. Pendant ce temps son père n’a de cesse de lui rappeler entre deux pichets de vin de palme l’importance du clan, de la lignée propre aux Ibos auxquels le gamin appartient et doit faire honneur. Mais que reste-t-il de cette soi-disant solidarité clanique dans ces taudis où la règle serait plutôt « chacun pour soi » ? En plus, les atrocités de la guerre du Biafra ont mis à mal ce code d’honneur séculaire.

Chris Abani a écrit un formidable roman avec des thématiques multiples : nation en décadence ; citoyens meurtris à l’avenir mutilé ; jeunesse en déshérence, survivance des plaies purulentes de la guerre ; temps anciens aux traditions foulées aux pieds. L’auteur alterne dans des chapitres courts, temps heureux _ l’enfance d’Elvis _ et temps présents _ sa vie dans les taudis. Chacun d’entre eux est précédé d’une recette de cuisine ou pharmaceutique des Ibos et d’un court exposé sur les significations culturelles notamment ésotériques de la noix de cola, élément essentiel à ce peuple auquel l’écrivain appartient. Chris Abani a la générosité de celui qui invite le voyageur à connaître les coutumes de son foyer auprès de sa famille native. Lire Graceland est une aventure qui serait regrettable de bouder. C’est une œuvre qui ne peut que difficilement être oubliée. En outre, la qualité du style est récompensée par une traduction heureuse du Pidgin au français. Chapeau l’écrivain !

Abani Chris, Graceland, (2004), Albin Michel, 2008, 420 p.

Hervé Ferrand

L'Afrique des idées est partenaire du Festival Nollywood Weeks qui aura lieu à Paris du 4 au 7 juin 2015

Une histoire de la « Musique sénégalaise » par « Itinérances et vibrations »

Aux éditions Vives Voix, Papis Samba vient de produire la première monographie sur la musique sénégalaise. Musique sénégalaise. Itinérances et vibrations est un appel au voyage, à la découverte sur près d'un siècle et demi, de l'art majeur de la foisonnante culture sénégalaise. 

Papis Samba est un universitaire piqué très tôt par le virus de la musique, à laquelle il a décidé de consacrer un ouvrage qui laisse percevoir sa passion, son érudition et sa capacité d'analyse et de photographie sur un temps long d'un domaine artistique qui n'a cessé de se mouvoir. 

L'ouvrage de Papis Samba est une mine d'or pour qui s'intéresse à la sociologie du Sénégal vue sous l'angle de la musique. On y découvre par exemple les soubassements de l'identité des Guewels (les griots). Ils sont, selon l'auteur, « les gardiens de l'Histoire et de la tradition. Ils sont aussi spécialisés dans les chansons populaires et guerrières, ainsi que dans la transmission du savoir par le biais des chants »

L'auteur nous apprend par exemple le caractère symbolique de l'usage de chaque instrument dans la musique traditionnelle au sein de la société sénégalaise d'hier. En effet, on découvre que le Joung joung sert à galvaniser les guerriers en route vers le combat et la kora est jouée pour le repos du roi. Quant au jambadong, ses sonorités rythment la route des circoncis vers le bois sacré, notamment dans les profondeurs de la Casamance. 

Papis Samba nous promène sur 215 pages dans les multiples épisodes de la musique sénégalaise. Tous les courants, sonorités et époques sont peints avec rigueur dans l'analyse et érudition dans la narration. L'effort de recherche et de rendu aussi synthétique est à souligner, surtout que la documentation sur le domaine était jusque-là quasi inexistante. De l'école de la tradition avec tout son faste à l'odyssée de la Salsa, en passant par l'imposante domination du Mbalax et la naissance du Rap, rien n'est laissé au hasard. 

Toutefois, l'auteur nous appelle régulièrement à des pauses pour un focus sur un sujet, une période, un album, un événement voire une anecdote. C'est ainsi qu'il brosse un important portrait des « nous pas bouger », ceux qui, dans une course effrénée de nombreux artistes à l'émigration, ont décidé de « surveiller les arrières », de rester au Sénégal et, à partir de Dakar, de distiller au monde les sonorités authentiquement sénégalaises mais ouvertes à tous les apports féconds du monde. Ils prendraient valablement le surnom de « pivots »

Malgré sa relative éclosion récente, l'étude du phénomène du Hip hop constitue un moment phare de l'ouvrage de Papis Samba. Des précurseurs de cette « musique nouvelle », aux adeptes du Dirthy South, le mouvement hip hop est posé sur le divan avec passion mais détachement. L'auteur remonte le temps depuis les premiers opus du Positive Black Soul et de Daara J et dessine la trajectoire impressionnante d'un mouvement qui a façonné le Sénégal contemporain et continuera à coup sûr de façonner son futur. 

Le hip hop a décidé d'aller au-delà de son statut de discipline artistique pour porter un combat politique et citoyen dans l'édification d'une démocratie sociale et inclusive au Sénégal. L'auteur livre les témoignages saisissants d'acteurs comme Amadou Fall Ba du collectif Africulturban, porte-parole d'une génération nouvelle dans le Hip hop, qui a donné à la discipline un rayonnement hors des frontières sénégalaises. 

Papis Samba ne se content pas de faire un livre sur l'histoire de la musique, il prend parfois les airs d'un spécialiste du management culturel pour interroger et s'interroger sur la manière de promouvoir l'art afin d'arriver à en faire un vrai levier de développement économique et social. 

De la préface magnifiquement signé par Doudou Ndiaye Rose à la conclusion qui est une véritable réflexion de fond sur la place de la musique, le rôle des artistes notamment dans leurs rapports aux maisons de disque, dans la construction d'une industrie culturelle puissante et efficace, Musique sénégalaise. Itinérances et vibrations est un viatique pour les artistes, les décideurs politiques, les chercheurs et les professionnels de la culture. 

Cet ouvrage réalisé chez Vive Voix montre encore l'implication remarquable de la maison d'édition dans le champ de la culture sénégalaise notamment avec l'approche des Beaux-livres. Pour rappel, c'est elle qui avait édité Dakar l'ineffable, du regretté Oumar Ndao, qui eut un succès retentissant. Il faut maintenant souhaiter que la maison d'édition procède bientôt à la traduction de l'ouvrage de Papis Samba en anglais pour une plus large appropriation du public africain et international. 

Hamidou Anne

De la question identitaire à la question républicaine : la question républicaine

L’ombre pour la proie

Senegal_retour_de_peche_a_Soumbedioun_800x600Nous disions que vu l’état de nos pays aujourd’hui dans les Afriques, nous n’avons d’autre choix que de refonder nos sociétés. Plusieurs modèles sont possibles. Certains sont religieux comme le modèle confrérique, d’autres laïcs comme le modèle républicain. Mais l’avantage d’un modèle laïc est d’être inclusif. Pour nos cinquante trois jeunes territoires sur le continent, chacun constitué de peuples diverses devant vivre ensemble autrement, la république est alors le choix de la stabilité. Les pères des indépendances l’avaient d’ailleurs tout de suite compris. Cependant, comme l’explique l’ami Mamadou Traoré (Mali), pour qu’il y ait république, il faut des républicains :

« Avant de désigner l'Etat ou le Gouvernement, la République a eu pour sens premier la "Res Publica" et Platon dans son dialogue sur la République parle de justice. La République avant tout c'est, un ensemble de valeurs morales, pas une idée politique. Aucune réforme, aucune mesure institutionnelle ne peut faire d'un individu un républicain. Il faut un acte de conscience individuel. Il faut qu'il acquière ces valeurs morales de lui-même. On peut l'aider dans sa formation pendant sa maturation mais chacun doit trouver au fond de lui-même ces valeurs morales et poser cet acte de conscience qui fait le Citoyen pour que vive la République. Il faut tout le talent d'un Victor Hugo pour que nous puissions toucher du doigt ce que cela coûte au niveau individuel. Dans Les Misérables, Javert  après avoir rencontré Jean Val Jean qui l'a sauvé alors qu'il allait être fusillé sur une barricade, reconnaissant l'ex-forçat qu'il avait le devoir d'arrêter, après une nuit de crise de conscience, se suicide ! ».

C’est dit : il s’agit ici de valeurs. De valeurs morales. La République n’est pas un mot, une abstraction, un rêve mais un comportement. Un acte républicain est un acte conscient de mise en valeur de toute la nation, dans toute sa diversité. Et Mohomodou Houssouba (Mali) de nous offrir cette citation de Pierre-André Taguieff :

« Il s'agit de repenser la figure du Citoyen, qui ne se confond ni avec un individu quelconque, ni avec un consommateur, ni avec le membre d'un groupe ethnique. » 

S’ils ont pu construire des nations, les pères des indépendances n’ont pu construire des républiques. Khadim Ndiaye (Sénégal) fait remarquer que le chercheur Cheikh Anta Diop en exprimait la difficulté déjà à l’époque, dans son ouvrage L’Afrique noire précoloniale (p. 74) :

« Les Africains n'ont donc jamais vécu l'expérience d'une république laïque, bien que les régimes aient été presque partout démocratiques, avec des pouvoirs équilibrés. C'est pour cela que tout Africain est un aristocrate qui s'ignore, comme tout bourgeois français l'était avant la Révolution. Les réflexes profonds de l'Africain actuel se rattachent davantage à un régime monarchique qu'à un régime républicain… Ces séquelles d'aristocratisme ne se seraient extirpées que si l'Africain, au cours de son histoire, avait assumé lui-même son destin dans le cadre d'un régime républicain. Aussi la colonisation occidentale républicaine n'a pas pu modifier ces données… »

La conscience de devoir rebâtir les bases de nos sociétés fait dire à l’entrepreneur Ali Diallo (Sénégal, Guinée) qu’une fédération de toutes les ressources, qu’elles soient matérielles, intellectuelles ou artistiques, sera nécessaire. Ce que Ndongo Faye (Sénégal) estime être possible en une génération, après avoir étudié la question au cours de ses recherches. 

Boubacar Coulibaly (Mali) confirme :

« En effet, il nous faut construire ce qui n’a jamais existé, à savoir : l’Afrique ».

Et Omar Ndiaye (Sénégal) d’ajouter :

« Oui, l’Afrique, et surtout : l’homme africain ».

Alors, entre codes anciens et codes modernes, comment choisir quoi prendre et quoi laisser ? Pour la jeunesse africaine, la réponse à cette question peut être l’idée de république. Concrètement, il s’agit de débusquer, au sein de l’État, tout comportement anti-républicain et de ne garder que le reste, à savoir les comportements républicains, que ceux-ci incarnent des valeurs anciennes ou modernes. À l’aube de ce troisième millénaire, la nouvelle Afrique en construction a montré plusieurs fois qu’elle est capable de reconnaître de plus en plus les comportements anti-républicains. 

Dans le cas du Sénégal par exemple, la candidature d’Abdoulaye Wade a été jugée par plusieurs citoyens comme étant anti-démocratique, et plus précisément, anti-constitutionnelle. Les manifestants ont demandé que le principe d’égalité soit respecté. Une fraternité nouvelle doit rassembler les citoyens qui ont également droit au principe de liberté. Suite aux évènements du 23 Juin 2011, des jeunes tels que Fary Ndao (Sénégal, Cap-Vert), ont décidé de s’engager politiquement. Le choix de Fary a été le Parti Demain la République (PDR).

Pourquoi cette problématique des codes anciens et nouveaux se résout-elle avec autant de douleur ? Mamadou Traoré (Mali) pense que c’est parce que nous avons pris l’ombre pour la proie :

Mon expérience personnelle est que, parlant de code, c’est-à-dire de pensée, presque sous forme d’hiéroglyphes, l’humanité entière se rejoint en un génie commun : celui de gérer dans le même mouvement la fragilité de la condition humaine (qui invite à une humanité plus fraternelle) et le décalage entre les aspirations et le vécu. Je vous ai dit un jour que la Banque mondiale et le Fond Monétaire Internationale par exemple, étaient des temples. C’est ainsi. Le génie humain a toujours créé des temples pour matérialiser sur terre ce qu’il pense ne pouvoir se réaliser que dans l’au-delà. A défaut de voir se matérialiser les aspirations même dans le cadre du temple, l’homme a inventé la liturgie. Elle entretient l’espérance de voir se réaliser ses aspirations.Il y a la justice, pour laquelle nous avons créé des palais et en guise de liturgie, le code (civile et pénal en France) et la jurisprudence (pour le monde anglo-saxon). Rendre justice se résume à observer ce qui est prescrit. Il en est de même pour la république, ses lois et ses armes. Il s’agit simplement de faire comme tous les autres pays du monde, suivre ce qui est prescrit. C’est parce que l’homme sait que les hommes ne sont pas parfaits que l’on a créé les lois et que la république a des armes pour faire appliquer ses lois. La République (qui s’entend toujours avec ses lois et ses armes) est une invention du génie humain, selon un code qui nous est commun à tous, pour réaliser sur terre nos aspirations d’une humanité fraternelle. C’est pourquoi ces jeunes sénégalais ont eu raison de chercher à protéger la république. Ils se sont révoltés car l’on a voulu jouer avec leurs lois. Et cela, ce n’est pas la faute de la colonisation ou de l’aliénation, ce n’est pas la faute de l’homme blanc. 

Car en quoi imiter le blanc peut-il conduire à jouer avec ses propres lois ? Cette problématique de codes anciens et nouveaux se résout dans la douleur certainement parce que nous avons pris l’ombre pour la proie et que nous avons chassé en nous cette part de l’universel, créant ce vide pour que : « les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre ». 

Il est vrai que l’on dit « Palais de justice ». Et que le second texte de Cheikh Hamidou Kane s’intitule Les Gardiens du Temple.

Mettre fin à l’Errance

C’est à cette réflexion sur la nature de nos sociétés africaines actuelles que Ibrahima Hane nous invite, notamment dans son œuvre à paraître : Errance. L’auteur nous met en garde contre l’errance que vit la jeunesse africaine actuelle : « Nos États sont laïcs et doivent le rester », déclare-t-il. 

Mamadou Traoré (Mali) nous met devant l’urgence de la situation car :

« Le drame justement de l'errance, c’est l'impossibilité de s'enraciner pour pouvoir être citoyen libre du monde. Il nous faut refonder nos états et nous y enraciner pour pouvoir être libre de parcourir le monde et tirer parti des possibilités offertes par les technologies d'aujourd'hui. Nous n'y échapperons pas. »

Notant cette prise de conscience, Philippe Souaille (Suisse, France, Togo) se base sur l’histoire de son propre peuple et du monde pour confirmer la justesse de la trajectoire :

« Oui, il faut changer les mentalités, c'est une révolution nécessaire. Elle sera longue et ardue et certainement pas un fleuve tranquille. Pour aller au-devant des campagnes comme a pu le faire Mao, pour entraîner et convaincre les masses comme ont su le faire des militants religieux ou autres, de causes diverses, bonnes ou mauvaises, au fil du temps, les militants sont, comme on dit, "allés au charbon". Il leur a fallu convaincre en étant présents dans les quartiers, en soutenant les gens… Ce que font les islamistes, les évangélistes, ce qu'avaient fait avant eux les militants communistes… Sauf que là, il s'agit d'inciter les gens à agir par eux-mêmes, à inventer leurs projets, leurs business, et c'est juste le contraire d'une assistance et d'un soutien, hormis peut-être le premier pied à l'étrier. Comment y parvenir ? Je ne sais pas. Mais prendre conscience de la nécessité d'y parvenir, c'est déjà un Grand Bond en avant. »

Ce passage de la question identitaire à la question républicaine ne semble pas propre à la jeunesse africaine. Je le compris le jour où, trouvant le modèle québécois avantageux à plusieurs niveaux, Caroline Simard (Québec, Canada) très critique envers sa province me dit :

« Ndack, tu dis toujours que pour émerger enfin, les Africains doivent faire l’effort de se regarder eux-mêmes. Le Québec a un grand potentiel pour contribuer au monde, bien plus qu’il ne le fait aujourd’hui. Mais pour cela, les Québécois devront eux aussi se regarder eux-mêmes. » 

Se regarder soi-même. Autrement dit, faire face à « L’Ennemi Supérieur », n’est-ce pas Souleymane Gassama (Sénégal) ?

Le début du grand rendez-vous avec l’Universel

Les idées continuent de faire leur chemin tout autour de la planète. « Tant mieux ! », conclut l’amie Sergine Hountondji (Bénin, Côte d’Ivoire, Burkina Faso) : « Car nous irons tous ensemble quelque part ou tous ensemble nulle part ». Ce qui est une évidence pour de plus en plus de jeunes africains, surtout lorsqu’on s’appelle Ibuka Ndjoli, que l’on est congolais et sud-africain de par son père, ivoirien et sénégalais de par sa mère, que l’on a vécu en Afrique du Sud, en Côte d'Ivoire, au Sénégal, en plus des pays où l’on a étudié et travaillé comme la Belgique, Taiwan et la Chine. Une Grande Royale des temps modernes l’ayant rencontré un jour l’observa avec un grand bonheur dans les yeux et lui dit : « Ibuka, tu es un carrefour de cultures ».

Installé chez lui, sur ce continent berceau de l’Humanité, Cheikh Hamidou Kane observe l’évolution de notre monde et demeure résolument optimiste.

« Les jeunes d’aujourd’hui sont plus ouverts que nous l’avions été », nous confie-t-il, « ils se connaissent mieux les uns les autres ».

En étudiant le chemin parcouru, depuis Samba Diallo jusqu’à Ibuka Ndjoli, je me dis qu’il a peut-être raison d’être optimiste. Certes, nous sommes déjà morts mille fois et d’autres sacrifices nous attendent, de la part de tous. Mais peut-être, est-ce le prix à payé pour que naisse, enfin, l’homme neuf de Frantz Fanon.

Ndack Kane

De la question identitaire à la question républicaine : la question identitaire

BrazzavilleQui sommes-nous ?

Dans une interview accordée à Jeune Afrique en 2010, l’écrivain Cheikh Hamidou Kane revenait sur son célèbre témoignage, L’Aventure Ambiguë (1961) où son personnage principal, Samba Diallo, fait face à une identité nouvelle, hybride, imposée par la colonisation. La question identitaire posée dans l’œuvre a été résolue par son auteur :

« Je pense qu’il faut se tourner vers sa culture d’origine, non pour retourner aux sources, mais pour y avoir recours ».

À l’échelle continentale, il recommande aux peuples de retrouver leur propre mouvement :

« Il faut faire interagir le passé et l’avenir, reprendre possession de l’espace africain. Ce qu’on apprend de nouveau ne doit pas nous faire oublier les codes anciens. Certaines de nos valeurs du passé sont néanmoins dépassées et il faut leur substituer de nouvelles versions. » 

Mais comment faire le tri et choisir entre quoi prendre et quoi laisser ? Cinquante ans plus tard, la question est toujours d’actualité. Dans cette quête, j’ai moi-même très souvent échangé sur le sujet avec bon nombre d’autres aventuriers, dans nos blogs, fora et réseaux sociaux. J’ai noté que pour les jeunes générations de l’époque post Guerre Froide, rien que savoir déchiffrer les codes anciens peut devenir en soi une épreuve, avant même de penser à un tri à effectuer d’avec les codes modernes. Réassi Ouabonzi (Centrafrique, R. du Congo) le résume en ces termes :

« Nous avons mal à notre histoire ». 

Ce « nous » désigne en particulier les Africains instruits à l’école occidentale. Pas tous, bien entendu. Il y en a qui sont plus enracinés que d’autres. De plus, l’apprentissage de codes nouveaux peut se faire de façon tout à fait consciente. C’est ainsi que Joss Doszen (R. D. du Congo, R. du Congo) relève ce passage du texte de Cheikh Hamidou Kane : 

« Moi, Grande Royale, je n'aime pas l'école étrangère. Je la déteste. Mon avis est qu'il faut y envoyer nos enfants cependant. L'école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux. Quand ils nous reviendront de l’école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas. Ce que je propose c'est que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre. » 

Et l’écrivain Sami Tchak (Togo) de nous inviter à poursuivre la lecture : 

« – Mais, gens des Diallobé, souvenez-vous de nos champs quand approche la saison des pluies. Nous aimons bien nos champs, mais que faisons-nous alors? Nous y mettons le fer et le feu, nous les tuons. De même, souvenez-vous : que faisons-nous de nos réserves de graines quand il a plu? Nous voudrions bien les manger, mais nous les enfouissons en terre. La tornade qui annonce le grand hivernage de notre peuple est arrivée avec les étrangers, gens des Diallobé. Mon avis à moi, Grande Royale, c’est que nos meilleures graines et nos champs les plus chers, ce sont nos enfants. » 

Il y avait donc cette possibilité pour l’élite de faire un choix stratégique et conscient de conservation du pouvoir royale malgré la colonisation. « Mourir en nos enfants » : pour vivre. La suite, nous la vivons. La renaissance est douloureuse car, en réalité, les dits enfants ont bien vu qu’il ne sera point possible de bâtir sur les fondations anciennes. 

La difficile transition africaine 

À la question « Qui sommes-nous ? » d’Abdoul Seydou (Mali), j’ai fini par répondre : « Des êtres en perpétuel devenir ». Du coup, Souleymane Soukouna (Mali) se demande alors : si l’objectif est de se propulser vers l’avenir, pourquoi la transition africaine est-elle si difficile ?

En analysant le cas du peuple mandingue, Ina Fatoumata Kéné (Guinée) constate qu’à l’époque de la colonisation nos territoires étaient devenus des économies d'exportation : 

« C’est la raison pour laquelle le colonisateur avait pris soin de mettre toutes nos capitales sur le littoral, dans le cas des pays qui ont accès à la mer. C’est d'ailleurs deux de ces capitales du littoral qui se sont le mieux développées en Afrique de l'Ouest : Dakar et Abidjan. En plus d'être des villes servant à l'exportation vers l'Occident, elles ont été des villes touristiques pour ces mêmes Occidentaux. Conakry n'a pas suivi le plan français et a été désavantagée économiquement. Lorsqu’on étudie l'Afrique d'avant la colonisation, les capitales que les gens privilégiaient, dans les empires et royaumes mandingues en tous cas, étaient les villes bien situées par rapport au Fleuve Niger et à ses extensions. C'est pour cela qu'au temps de Samory Touré, la ville de Kankan a été une ville commerciale importante et l’Almamy était bien heureux de l'avoir conquise. Cela permettait d'entretenir un commerce interne dans la région. Le Sahara était également beaucoup plus stratégique qu’aujourd’hui (les distances étaient parcourues avec des animaux comme les chevaux, les chameaux, etc.). Il y avait vraiment une meilleure gestion du territoire qui permettait d'avoir des arrières pays fortifiés. Bien entendu, la voie maritime était tout aussi utilisée, mais pas comme aujourd'hui. Aussi, quand le colonisateur est arrivé, par exemple en Côte d’Ivoire, il a tout concentré dans le littoral, au mépris des gens du nord qui étaient donc obligés de descendre vers le sud. Ce qui fait que le nord s'est dépeuplé alors qu'il était très peuplé à l'époque. Et l’on voit, en pleine crise ivoirienne, beaucoup s’étonner que les peuples du nord soient allés là où le commerce s’est déployé alors que ce n’est qu’une conséquence de la restructuration territoriale découlant de la colonisation. » 

L’historien et aujourd’hui recteur de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Ibrahima Thioub, résume cette problématique en ces termes :

« Contrairement à ce que l'on prétend, le colonisateur ne nous a pas divisés, il nous a unifiés, mais sur des territoires découpés en fonction de ses seuls intérêts : l'évacuation des richesses via les ports. A notre époque, il s'agit de construire de nouvelles territorialités tournées vers nos besoins. » 

C’est dans cette unification de peuples divers au sein de nouveaux territoires que le principe d’égalité, principe républicain, va s’imposer comme condition nécessaire à la stabilité des jeunes nations. L’historien Tidiane Ndiaye (Sénégal) estime qu’il fut le socle sur lequel s’appuyèrent révoltes et guerres de décolonisation. Aujourd’hui, les jeunes issus de ces nouvelles nations sont reconnaissants des luttes de leurs aînés et fiers de leurs origines. Cependant, certains restent critiques quant aux actions menées par ces mêmes aînés durant les cinq dernières décennies. Pour eux, l’imitation ne saura être une stratégie : il faudra réaliser ce qui n’a pu l’être hier avec les nouveaux outils disponibles aujourd’hui. 

C’est ainsi que Khadim Ndiaye (Sénégal), bien que d’accord sur la stratégie de l’enracinement et de l’ouverture de Senghor, souhaiterait que plus de ressources soient engagées dans l’enracinement. 

Et Ina Fatoumata Kébé de noter dans les cas du Burkina Faso et de la Guinée :

Sankara est un homme intègre et un militant qui s’est sacrifié pour nous. Il est devenu un héros pour la bourgeoisie noire de notre génération. Cependant, il ne faudrait surtout pas oublier qu’il était méprisé par beaucoup de Burkinabés de la génération précédente et, parmi eux, par beaucoup de paysans parce qu’il exportait une vision politique venue d’ailleurs que les populations ne comprenaient pas. Et sûrement qu'il a négligé d'y adjoindre une vraie politique du changement pour expliquer et justifier ce qu'il faisait aux gens sur toute l’étendue du territoire national. Chose nécessaire quand l’on souhaite changer en profondeur les mentalités de peuples issus des Savanes. Pareillement, Sékou Touré était méprisé par beaucoup de Malinkés car, vu qu’il était communiste, il piétinait la nature commerçante des Malinkés du pays avec la main mise de l'État. Ce que ces derniers ne comprenaient pas. En plus, il disait aux traditionalistes que tous les hommes étaient égaux – ceux-ci de demander alors : « Ah oui ? Depuis quand ?». 

Évoluant dans un autre contexte, la jeunesse africaine tente aujourd’hui de prendre le recul qui s’impose pour se poser les questions de son siècle. Ainsi, à la question identitaire s’ajoute celle du territoire, sous fond de crise grave de leadership. Et ceci pour le continent considéré aujourd’hui comme le plus jeune au monde sur le plan démographique. Ce qui a fait dire à l’écrivain Yambo Ouologuem, déjà dans les années soixante-dix lors d’une interview : 

C'est pour cela même que l'on constate la chose suivante: l'indépendance qui aurait pu fournir à l'Afrique un renouveau des idées et de la littérature, une fois que le combat de la  dénonciation du colonialisme fut achevé, cette indépendance acquise théoriquement n'a apporté qu'une castration de la littérature et de la force vive qui devait faire la sève de la jeune génération. Et quand bien même on voudrait offrir à l'Afrique des chances de s'exprimer, on s'aperçoit qu'il y a un tel grouillement, un tel craquement dans les structures de base, qu'il est difficile que quelque chose surnage. 

Il n’y a donc d’autre choix que de refonder nos sociétés. Abdoul Aziz Sy (Sénégal) est convaincu de la nécessité de nous doter d’une nouvelle constitution, ainsi que des moyens de la faire respecter. Ce qui serait, pour Mourad Guèye (Sénégal), une opportunité unique pour nous d’intégrer, avec pragmatisme, des outils simples et modernes, dans le but de libérer – enfin ! – tout le potentiel d’un peuple.

Ndack Kane

Americanah, par Chimamanda Ngozi Adichie

Adichie_chimamandaComme la plupart des personnages centraux dans les romans de Chimamanda Ngozi Adichie, Ifemelu est une jeune femme igbo, nigériane, africaine. Après un séjour relativement long aux Etats Unis d’Amérique, elle envisage de rentrer à Lagos, la grande ville de la côte nigériane où elle a vécu sa jeunesse et fait ses études primaires et secondaires. Depuis un salon de coiffure africain glauque dans le New Jersey où elle se fait durement tresser le cheveu, elle se remémore son adolescence, les conditions de son départ, treize ans plus tôt du Nigeria, son arrivée aux Etats-Unis. Elle se souvient des contraintes qu’imposent ce type de migration sur l’individu et de son regard naïf sur ce pays de rêve qui dès son atterrissage s'est avéré être loin de l’Eden annoncé depuis son université nigériane.

Alors que ces images défilent avec une précision qui va plonger le lecteur dans l’univers du migrant nigérian en Amérique, elle porte en parallèle un regard sévère et distant sur les individus gérant ou fréquentant ce bastion africain qu’est le salon de coiffure de Mariama. Par une forme d’association d’idées, se passe le temps d’une journée, un condensé de ce qu’aura été son séjour américain.

Pourquoi certains jeunes nigérians partent-ils ?

Ifemelu quitte le Nigeria pour poursuivre un cycle universitaire dans une université de Philadelphie. Fille unique, elle fait partie de cette jeunesse issue de la classe moyenne nigériane. Son père est un fonctionnaire a été mis au chomage pour une maladresse à l'endroit de sa hiérarchie. Sa mère, convertie à la foi évangélique, affronte les circonstances de la vie au travers de cette mystique qu’Ifemelu croque avec férocité et distance. Un point récurrent dans le travail de la romancière nigériane Chimamanda Adichie déjà traité dans L'hibiscus pourpre. Les pérégrinations de cette mère dans les différents courants du protestantisme nigérian sont très intéressantes et justement décrites dans leurs énumérations et dans la qualification de ce que certains désigneront les incongruités du croyant. Comme Achebe, Adichie est une fine observatrice des impacts du protestantisme sur l’individu nigérian. Peut-être juge-t-elle trop par le regard de son personnage là où le père de la littérature nigériane offrait une analyse plus nuancée dans Le monde s'effondre en laissant l'interprétation au lecteur seul. Ifemelu est, vous l’avez compris, un personnage singulier et particulièrement critique et lucide sur  les travers de la société qui l’environne. Quand sa jeune tante, médecin, se fait entretenir par un haut gradé de l’armée, Ifemelu est la seule à fustiger le « Mentor ». La dépendance de ces femmes même instruites à la puissance financière des hommes lui est insupportable et ne cessera de dicter les choix d’Ifemelu dans son parcours. Pourquoi partent-ils ? Obinze, le petit ami d'Ifemelu, exprime très bien les raisons de ces départs, d’une jeunesse nourrie à la mamelle de la culture occidentale : le sentiment d’enfermement et, en même temps la soif de découvrir l’autre et la conviction qu’une vie meilleure est forcément dans ces univers fictifs…

Alexa, et les autres invités, peut-être même Georgina comprenaient tous la fuite devant la guerre, devant la pauvreté qui broyait l'âme humaine, mais ils étaient incapables de comprendre le besoin d'échapper à la léthargie pesante du manque de choix. Ils ne comprenaient pas que des gens comme lui, qui avaient été bien nourris, n'avaient pas manqué d'eau, mais étaient englués dans l'insatisfaction,  conditionnés depuis leur naissance à regarder ailleurs, éternellement convaincus que la vie véritable se déroulait dans cet ailleurs, étaient prêts à commettre des actes dangereux, des actes illégaux, pour pouvoir partir, bien qu'aucun d'entre eux ne meure de faim, n'ait été violé, ou ne fuie des villages incendiés, simplement avide d'avoir le choix, avide de certitude.

P.309 éditions Gallimard

Difficile atterrissage

Pour Ifemelu comme Obinze, l’atterrissage va être très difficile dans ces terres d’exil et d’asile que sont les USA et l’Angleterre. Avec ces deux champs d’observation différents, Chimamanda Ngozi Adichie va s’employer à décrire le parcours du combattant d’une jeunesse africaine outillée et confrontée à la fermeture de ces espaces sublimés. Et c’est peut-être là toute l’originalité de ce roman. Cette mise en scène de ces jeunes issues des classes moyennes qui fuient à grandes enjambées leur continent. Comment fait-on pour survivre à un environnement contraignant, méfiant, pour faire face aux défis de payer un loyer quand on n'existe pas administrativement parlant? La relation amoureuse qui unissait Obinzé à Ifemelu va se distendre dans le feu de ces épreuves de la vie en Occident. Cet atterrissage, puis la tentative d'immersion va participer à la révélation ou l'évolution de l'identité de ces migrants nigérians que Chimamanda Ngozi Adichie décrit remarquablement.

La question de l’identité

Elle est centrale dans la construction de ce roman et dans le discours de Chimamanda Ngozi Adichie. Comment rester soi-même quand l’autre vous définit ? Cette question est analysée avec beaucoup de puissance et cela, avant le départ du Nigéria et après le retour au pays Natal en passant par les USA et l’Angleterre. Les baromètres d'évaluation vont être la langue, le cheveu, la race. Entière, altière, Ifemelu veut garder une authenticité africaine sur cette terre américaine et refuse de se laisser enfermer sous l’étiquette « noire » ou « black » même si elle comprend le poids de cet héritage en Amérique. Être noire est une notion qu’elle découvre aux USA. Elle l'intègre car elle n'a pas le choix. Par la même occasion, elle s’octroie d’observer l’Amérique sous le prisme du regard d’une africaine non américaine. Au travers de son blog, elle décrit avec son regard chargé d’humour et de sarcasmes, d’ironie et d’un vécu, une Amérique obamaïenne qui demeure marquée par le poids et la douleur des rapports raciaux. Sous le prisme d’Americanah, on comprend assez aisément les manifs de Ferguson. Une triste réalité qu’Hollywood masque très bien : le rêve américain est monocolore. Dans ces questions d'identité, Ifemelu a une posture intéressante qui lui permet d'observer les points de friction entre africains-Américains et Africains ou le regard misérabiliste et compassionnel porté de manière générale par l'élite blanche à l'endroit du continent africain.

Retour au pays natal

Quand, après moult réflexions, Ifemelu décide de rentrer au Nigéria elle est incomprise. La structure du roman permet aux lecteurs d'avoir une vision globale des enjeux et des réalités qui attendent la jeune femme au bercail. Ce retour est toutefois un choix. L'attitude du migrant est là encore scrutée avec minutie par notre héroïne. Les amies retrouvées. Les préoccupations des jeunes femmes attachées à l'idée de faire un bon mariage. L'arrogance des americanahs, ces jeunes nigérians revenus des Etats Unis dans l'idée de faire fortune. La question de l'identité n'est pas plus violemment frappante que dans l'observation des références américaines intégrées et qui dictent leur rapport à l'autre. Americanah! Un retour synonyme de retrouvailles avec Obinze. Parce qu'il s'agit d'un vrai roman où les personnages sont tout aussi importants que les problématiques qu'ils mettent en scène. Je vous laisse découvrir cette romance et réflexion sur l'illusion des amours de jeunesse.

Chief se tourna vers Nneoma. Tu connais cette chanson. "Personne ne sais ce que sera demain". Puis il se mit à chanter avec une vigueur juvénile. Personne ne sait ce que sera demain! Demain! Personne ne le sait!  Il se versa une autre généreuse rasade de cognac. "C'est le principe sur lequel est fondé ce pays. Le principe majeur.

P.36 éditions Gallimard

Ce passage résume tout le drame d'un continent et la philosophie prédatrice de celles et ceux qui ont une once de pouvoir en Afrique. Cette instabilité va être remarquablement illustrée dans ce roman.
 

Conclusion

Cette note est insuffisante. Je me dois de respecter un format web 2.0 pour que l'internaute ne décroche pas. C'est évidemment par l'exhaustivité des problématiques qu'il soulève qu'Americanah s'affirme comme étant le roman phare sur les nouvelles migrations africaines. Il n'y a pas eu, de mon humble avis meilleur traitement du sujet. Mais là où Chimamanda Ngozi Adichie fait fort, c'est dans une critique nette et sans bavure de l'Amérique raciale et souvent encore raciste. Le poids de l'histoire pèse lourdement sur les rapports sociaux et ethniques. Obama ne suffit pas même s'il participe symboliquement à des déconstructions de certaines forteresses. Mais, si Ifemelu est légitime dans ce regard sur les USA, c'est qu'elle n'en est pas moins critique vis-à-vis de sa terre d'origine. Le féminisme enfin, est l'un des discours dominants qu'on ne pourrait passer sous silence ainsi que la nouvelle prise de parole publique. Il est traité finement et finalement de manière subversive. Chimamanda Ngozi Adichie poursuit également ce regard sur les classes moyennes nigérianes comme dans ses précédents romans.  C'est pourquoi, sans excès, je peux dire que cette oeuvre est brillante, agréable à la lecture, et ouverte à de profondes et nombreuses pistes de réflexion. Ce fut le cas, en janvier dernier, avec l'African Business Club au Café des livres.

LaRéus Gangoueus

La mémoire du Togo et la plume de Kpelly

david_kpelly1906Au fil des pages de Pour que dorme Anselme me revenaient des vers de l’immense Césaire : « Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de morts ». J’avais l’intime sensation que la mémoire togolaise me parlait et que le jeune – le très jeune – élève, Anselme Sinandaré, qui fut abattu par un corps habillé, à Dapaong, au Nord du Togo le 15 avril 2013, nous appelle à quelque chose, au moins à un témoignage !

David Kpelly, le Togolais de Bamako, a entendu cet appel, j’exagère à peine ! Il suffit de lire ses lettres Pour que dorme Anselme (le livre sort officiellement le 15 avril à Lomé) pour s’en convaincre. Douze lettres adressées au premier ministre togolais qui, à l’époque des faits, a promis une enquête qui ne se fera jamais comme toujours. L’Histoire togolaise est pleine malheureusement de ces drames et le politique togolais s’est fait depuis expert dans l’amnésie de la mémoire comme méthode pour endormir la masse.  Je cite Kpelly :

« Monsieur le Premier ministre, quand, en avril 2013, j’avais décidé de vous interpeller chaque mois pour vous rappeler votre promesse, je savais très bien que mes appels ne feraient rien, ne peuvent rien faire, pour changer votre quotidien. J’étais même presque totalement convaincu que vous ne lirez même pas une seule ligne d’aucune de ces lettres. Mais chaque mois je vous les ai adressées avec la même détermination, avec l’enthousiasme d’un émetteur regardant devant lui un récepteur bien identifié. Douze fois consécutives en onze mois, j’ai fait ce ridicule geste désespéré de parler à quelqu’un qui ne m’écoute pas »

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Qu’il a raison, David Kpelly !  Les partisans de l’amnésie de la mémoire n’écoutent jamais. Pour eux, le silence fera taire  les morts, l’Histoire. Sauf que, comme le prouve Kpelly dans ses lettres, Anselme et toutes les autres victimes togolaises, sont devenus des martyrs qui témoignent à travers la plume des vivants. Le politique togolais peut continuer à faire sourde oreille. Les écrits, petit à petit, font leur chemin et comme le dit l’universitaire Apedo-Amah cité par Huenumadji  Afan :

« Les esprits naïfs ne soupçonnent pas qu’une plume peut engendrer un monde… ».

À suivre !

Anas Atakora,

cet article est extrait de son blog La plume est une forêt

Kara Walker, artiste contemporaine

kara_walkerLa plasticienne Kara Walker est une artiste afro-américaine qui, depuis les années 90 s’est faite une réputation dans le monde des arts Etats-Uniens et même mondiaux. Sa position est pour le moins complexe, car étant noire, elle ferait plutôt partie des artistes de la marge, mais il faut cependant avouer qu’elle n’est pas à proprement parler une artiste de la périphérie. Elle a dans le champ artistique contemporain une place disons le ambiguë. Ses œuvres sont plus plébiscitées par un public blanc et décriées par ses pairs noirs, ou afro-américains. Cet entre-deux(1) ou ce jeu d’équilibre en fait une artiste particulièrement intéressante qui nous fait nous questionner sur les raisons d’un tel positionnement. Face aux critiques l’artiste n’en démord pas et paraît même se plaire dans cet espace jumelé. Bien que critiquée par certains noirs américains, Kara Walker n’en est pas moins reconnue comme une artiste à part entière. L’équilibre apparaît nettement dans le fait que de Noire, elle produit un art qui s’appuie sur une réappropriation blanche. L’artiste réutilise, réadapte.  Rien n’est inventé par Kara Walker, mais la subversion qu’elle emploie la singularise quelque peu. 

Kara Walker est diplômée de l'Université d'art d'Atlanta (BFA, 1991) et de l’École de design de Rhode Island (MFA, 1994). C’est très jeune qu’elle a connu le succès, avec sa première fresque ‘Gone : An Historical Romance of Civil War As It Occured between the Dusky Thighs of One Young Negress and Her Heart (1994)/  ' Gone:  Une Romance Historique de la Guerre Civile Comme elle a eu lieu entre les Sombres Cuisses d'une Jeune Négresse et Son Cœur.

Sur fond de provocation, Kara Walker réécrit une histoire sur l’esclavage à sa façon. Elle est réputée pour pratiquer le découpage de silhouettes noires sur mur blanc. Elle pratique aussi le découpage d’images d’imprimerie, (comme du scrapbooking). Elle s’inspire, dans le cas des silhouettes, d’une pratique très pratiquée aux XVIIIè siècle et au XIX è siècle, dans les salons, pour faire des portraits. La silhouette était faite en jouant de la lumière portée sur un personnage, auquel on ne gardait que l’ombre portée. Cette manière de faire est également connue pour avoir été celle d’un Matisse. Cette réadaptation d’un art occidental par une noire, invite à se questionner sur les phénomènes raciaux. Le blanc dominant de ses toiles, et le noir représentant les silhouettes reflètent les métaphores obsédantes de l’artiste : dire un esclavage par les blancs, dont les noirs ont été les victimes ( ?).

Son travail a été exposé au SFMoMA de San Francisco, au Guggenheim, au musée Whitney d’art Américain ainsi qu’au MoMA de New York. En 1998, Kara Walker est lauréate du prix de la Fondation John D. et Catherine T. MacArthur. En 2002, elle représente les États-Unis à la Biennale de São Paulo. Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris lui consacre en 2007 une grande exposition personnelle. (2)

Autant dire que la renommée de la jeune femme n’est plus à faire. 

Au-delà de ces questions raciales, ce qui intéresse chez Kara Walker c’est la présence d’une esthétique noire. L’art de Kara Walker est un art que l’on peut considérer comme étant un ‘art noir’. Cet art intègre un univers qui se rapporte à des sentiments, des réactions ‘noires’. Que l’on évoque l’humour chez l’artiste, qui use de mini discours en guise de titres (longilignes)  de ses fresques. L’artiste interpelle, joue avec l’imagination des visiteurs afin de détendre l’atmosphère, de simplifier par le discours écrit, celui pictural qui est plus lourd. Simplification ou vulgarisation, c’est à chacun de choisir. Car les mini discours de l’artiste (que l’on se réfère à celui de ‘Gone’) sont provocants. La notion de réhabilitation historique aussi, ou de détournement interpelle. L’artiste aime à être une sorte de griot du pinceau, qui donne sa version des faits historiques, tout de même.  

L’art noir est visible par cette jonction des objets et des formes (patchwork), par cette multiplicité des personnages négroïdes, par les clairs de lunes, comme invoquant le lieu initiatique, par les longues séries de violences, des répétitions de vies, des contes de fantômes ou de damnés. Il ne s’agit pas de citer une esthétique scientifique d’un art noir, se rapportant à une école, tant que d’évoquer ici une ‘âme noire’ dans la manière de montrer. L’art noir est visible par la forme de franchise dans le ‘montrer’. Chez Kara Walker, comme chez certains clips de rap afro-américains, on est face à des images indicibles quasi inmontrables ou choquantes, qu’il nous faut cependant regarder, voir. Rien n’est tabou. Ce sont des scènes de viols, des défécations, etc., autant de scènes de vie interraciales qui finalement n’informent pas mais montrent, ordonnent. C’est une sorte de sauvagerie longtemps affiliée justement aux noirs. Kara Walker semble réutilisée ici le mythe du Noir sans limite (aux mœurs débridées). Comme une forme de réadaptation de thèses aujourd’hui considérées comme dépassées. Cet art noir donc chez l’artiste est plutôt, disons le franchement un art noir décidé comme tel, du point de vue du blanc. Cet art de Kara Walker qui connait un franc succès connait aussi des critiques.

Elle a eu à essuyer de virulentes critiques d’afro-américains qui trouvaient que son œuvre jouait de stéréotypes. La plus connue de ces anti-Walker est Bety Saar, une artiste afro-américaine, qui écrivit dans PBS series:

I’ll Make Me a World, en 1999 : « I think the work of Kara Walker was sort of revolting and negative and a form of betrayal to the slaves, particularly women and children; that it was basically for the amusement and the investment of the white art establishment.”/Je pense que le travail de Kara Walker [est] révoltant et négatif et une trahison envers les esclaves, et particulièrement vis-à-vis des femmes et des enfants ; ceci est en fait pour l’amusement et la satisfaction  de l’establishment blanc.

D’autres critiques lui ont rendu la pareille, comme Howardena Pindell, et Jerry Saltz. (3)

Howardena Pindell a fait la critique suivante : 

“What is troubling and complicates the matter is that Walker’s words in published interviews mock African-Africans and Africans…She has said things such as ‘All Black people in America want to be slave a little bit’…Walker consciously or unconsciously seems to be catering in the bestial fantasies about blacks created by white supremacy and racism.”/ (4) 

Ce qui est troublant et compliqué dans l’affaire c’est que les mots émis par Kara Walker dans les journaux se moquent des Afro-américains… Elle a dit des choses comme “Tous les Noirs en Amérique veulent être un peu esclaves par moment…” Walker consciemment ou non semblent être prises dans les fantaisies bestiales  sur les noirs, créées par la suprématie (mentalité)  et le racisme blancs.

Ici, on voit la critique souvent faite par des artistes afro-américains à Kara Walker. On lui reproche très souvent de se soumettre à l’idéologie occidentale, de se réapproprier les images véhiculées trop longtemps sur les Noirs, comme l’hypersexualité, le corps-objet, la violence, etc.

Cette critique a été réitérée alors qu’elle a réalisé la femme-sphinx (5), intitulée ‘Kara Walker : A Subtlety or the Marvelous Sugar Baby, an Homage to the unpaid an overworked Artisans who have refined our Sweet Tastes from the cane fields to the Kitchens of New World on the Occasion of the demolition of the Domino Sugar Refining Plant’./Kara Walker: Une Subtilité ou la Merveilleuse Femme Sucre (familier), un  Hommage aux artisans/travailleurs surmenés  qui ont raffiné notre Goût  des plantations de canne à sucre aux cuisines du Nouveau Monde à l’Occasion de la démolition de la Raffinerie de Sucre, Domino.

On remarque encore ici le mini discours qui accompagne la fresque. On peut y lire l’aphorisme. Tout détermine le but, mais aussi la familiarité discursive Sugar Baby dans cet art pur. La femme-Sphinx est une femme posée comme un sphinx, faisant 20 mètres de long et 10 mètres de haut, enduite de sucre, près de quarante tonnes de sucre utilisée pour la femme-Sphinx (la Domino Factory avait mis à la disposition de Kara Walker 80 tonnes de sucre), et le reste utilisée pour les petits hommes grandeur nature disposées autour de la statue immense. La sculpture fait partie de la tradition de l’« ephemeral art », ces œuvres « éphémères » appelées à être démolies, qui  englobent les subtilités (pâtisserie), les œuvres comme l’Urinoir de Duchamp, ou certains plateaux de réalisation… (6)

La Domino Sugar Factory a été fondée en 1856 par la famille Havemeyer et est devenue à la fin de la guerre de Sécession la plus grosse usine de raffinement au monde. (7)

Le sphinx est un autoportrait de l’artiste, et cette dernière l’a représentée avec des traits négroïdes exacerbées, avec un fichu sur la tête, comme les mamas afro-américaines. La femme-Sphinx offre tous les attributs de la sexualité et de la fécondité : seins et fesses énormes, vulve apparente. Kara Walker n’a pas échappé à la critique de certaines personnes qui se sont demandées A qui plairait le plus cette œuvre ?

On perçoit ici la récurrente critique que Kara Walker serait instrumentalisée, elle offrirait un art pro-blancs. Certains visiteurs du Domino n’ont pas hésité à réagir vivement via les réseaux sociaux et les blogs (8). Mais avec cette œuvre, elle produit certes sa première sculpture, mais réalise aussi un tour de force, en créant un véritable intérêt. Ce sont des blogs et des blogs qui  font circuler les images de la femme-Sphinx. Les réactions encensent l’artiste, et reconnaissent un travail abouti.  On reconnaît que l’usage du sucre comme matière pour sculpter est ingénieuse. Elle n’est d’ailleurs pas la première à en avoir l’idée, le Sutlety Art se pratiquant  au XVIè siècle, notamment  en Italie (dont les plus grands confiseurs sont à Venise) (9). Il s’agit là encore d’une ré-interprétation ou réadaptation d’un art occidental ancien. On admire l’artiste qui utilise un art afin de dénoncer. La femme-Sphinx dénonce apparemment (mais le fait-elle vraiment ?).

La sculpture est imposante et nous regarde. Elle montre des formes à la Vénus Hottentote, et au lieu de répondre à toute question sur la fermeture ou non de l’usine (10), elle semble plutôt réagir à d’autres questions. Kara Walker ne semble jamais prendre parti dans le débat de manière consciente. Ses œuvres sont rebelles tout comme elle. Elles nous subjuguent mais ne nous répondent pas. A la question de savoir ce qui nous plaît dans les œuvres de Kara Walker, nous craignons de dire : nos propres vices, et fantasmes.

Car son art est violent, sexuel, et exècre l’interdit. Kara Walker revendique par son art un droit au blasphème, à tout ce que la société juge interdit. C’est sans doute cette liberté qui fait qu’elle est tant appréciée par l’establishment.

On ne peut pas dire que l’œuvre de Kara Walker est née ex nihilo. Elle fait suite à une réaction certes artistique, et esthétique, mais aussi à un trauma qui dénote semble-t-il  des questionnements des Noirs en général. Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs, avait été le premier clinicien noir  à jeter le pavé dans la marre en disant que le Noir est malade. Malade d’un discours qui lui est imposé par le Blanc, et qu’il ne peut lui-même rejeter. Nous parlons ici en termes de Blanc et de Noir de manière descriptive et non dans le but de juger, d’inférioriser.

Le Noir qui est en Afrique ou ayant été déporté semble avoir gardé des stéréotypes enfouis parfois même inconsciemment. L’art de Kara Walker questionne la dualité d’un être binaire. Le Noir est ce qu’il est mais il est aussi face au blanc, ce que ce dernier dit qu’il est (Marcus Garvey parle d’une expérience similaire dans Les Ames du peuple noir). Alors que certains accèdent à cette indépendance identitaire, d’autres encore y succombent. L’art de Kara Walker est soit un jeu de l’artiste avec le public, soit un réel questionnement des conséquences de la blessure de l’esclavage et même coloniale. Il dénote des affres de l’aliénation identitaire.

Pénélope Zang Mba

 

Notes

1 Etant noire, elle intéresse particulièrement les spectateurs et les collectionneurs blancs.

2 Tiré de Printemps de septembre 

Kara Walker was born in Stockton, California. She received an MFA from the Rhode Island School of Design in 1994. In 1997, she received the MacArthur Foundation Achievement Award. Her work has been exhibited at the Museum of Modern Art, the San Francisco Museum of Modern Art, the Solomon Guggenheim Museum, and the Whitney. She is currently on the faculty of the MFA program at Columbia University.

http://www.pbs.org/wgbh/cultureshock/provocations/kara/2.html

4 A l’occasion de la Biennale de Johannesburg, en Octobre 2007.

5 Ce n’est pas à proprement le nom désigné, mais l’allusion faite, au vue de la position de la statue. On peut également percevoir la pratique de réappropriation du fait ancien occidental et blanc, qui est pour ainsi dire détourné. Le Sphinx de Gizeh est ici le la Femme-Sphinx, à la manière d’une entité féminine noire, immense, sexuée et presque vulgaire ; mais impressionnante.

http://www.nytimes.com/2014/07/12/arts/design/marvelous-sugar-baby-as-a-contribution-to-ephemeral-art.html?_r=0 

7 Voir sur le site www.Artistikrezo.com

http://rhrealitycheck.org/article/2014/07/21/kara-walkers-sugar-baby-showed-us/ Some spectators of the installation have been criticized for taking sexually suggestive photos with the body parts of the exposed sugar sphinx. The backlash from people who felt these photos were insensitive was swift and prompted questions about the ways in which Black art is valued, and howpublic displays of resistance can help improve how Black art is treated and viewed by spectators. 

http://ericbirlouez.fr/conferences_a1.html

 

 

 

 

 

Le racisme local aux Comores

TW-ADI-mars2015-Touhfat

Et si le racisme, cette fâcheuse tendance dont nous aimons tant blâmer les autres, prenait racine chez nous, en nous, dans nos foyers ? Il s’agit, dans cet article, non pas de ce que Frantz Fanon nomma plus justement « haine de soi », mais d’une forme de racisme qui se rapproche de la xénophobie. J’ai choisi de parler de celle qui sévit encore aux Comores, archipel connu pour son brassage multiculturel, et dont les mœurs sont encore, malgré un léger progrès, bien loin d’atteindre l’idéal du melting pot. Comme tout cas de xénophobie, ce cas a sa propre histoire. 

Washenzi, ou les barbares d’Afrique de l’Est

Les missionnaires Européens arpentant l’Afrique de l’Est se sont heurtés à une curieuse dénomination destinée à ce qu’ils appelaient une « mystérieuse tribu » rejetée par les habitants de la région : Washenzi. Depuis, Shenzi, un terme Swahili signifiant « sauvage », « barbare », a fait son petit bonhomme de chemin vers l’archipel voisin des Comores. Le terme fut d’abord attribué aux esclaves Makuwa importés de la côte mozambicaine. Ceux-ci, installés dans des cantons selon un système proche du féodalisme européen, étaient relégués vers l’intérieur des îles, soumis aux descendants d’Arabes venus de Zanzibar et constituants de la noblesse comorienne. Aujourd’hui, le terme a pris une connotation péjorative et désigne toute personne aux habitudes sales, indécentes, ou, dans les accès de colère, une famille ou un village dont la physionomie des habitants rappelle les ancêtres Africains…Une connotation qui agit encore aujourd’hui sur les choix de mariage. 

Sabena, les rescapés de Madagascar

Une compatriote me racontait un jour l’histoire houleuse de son mariage avec un jeune homme dont sa famille ne voulait pas. Les raisons du refus étaient motivées par un argument simple : ce jeune homme était un Sabena. 

La compagnie aérienne belge éponyme a joué un rôle majeur dans les années 70s, et son nom est resté dans les mémoires comme un hommage à l’un des conflits les plus destructeurs entre deux populations. Cette période, qui fut celle des indépendances et d’une toute nouvelle fragilité économique et identitaire aux Comores et à Madagascar, fut également le théâtre d’une haine latente entre les Comoriens immigrés sur la Grande Ile et les habitants de celle-ci. Le 20 décembre 1976, l’année suivant l’indépendance des Comores, un incident apparemment minime donne lieu à une escalade de violence qui coûtera la vie à 2000 Comoriens. Le gouvernement comorien fait alors appel à la compagnie belge Sabena pour rapatrier ses ressortissants. Démunis, traumatisés par l’expérience, certains ayant adopté les habitudes et la langue de leur pays d’accueil, d’autres étant des métis Comoriens-Malgaches, les rescapés hériteront du nom de la compagnie qui les ramena sur l’archipel. Aujourd’hui, comme une sangsue laissée par l’histoire sur une identité nationale qui se cherche encore, les « Sabena » sont encore méprisés par une partie de la population. 

Beau comme un Arabe, un Indien ou un Blanc 

Aujourd’hui, le résultat de ces préjugés est encore visible, même s’il s’est fondu dans des mœurs de moins en moins marquées par la division raciale de la société. On dit spontanément d’un nouveau-né qu’il est beau dès lors qu’il a la peau plus claire que la moyenne ; on se moque « gentiment » quand il naît avec les oreilles foncées, prélude à une pigmentation prochaine. On dit d’un homme bien habillé et plus basané que foncé qu’il est « beau comme un Arabe », d’une femme aux cheveux lisses et à la physionomie évocatrice qu’elle est « belle comme une Indienne ». Et si les parents rechignent moins à laisser leur enfant épouser la personne de son choix, quelle que soit sa couleur dominante, le changement dans le mode de pensée n’est visible qu’à l’échelle insulaire. Car entre les quatre îles qui composent ce petit archipel de quelques 700 mille habitants, les clichés ont, comme en n’importe quel pays, la vie dure. Ainsi, les habitants de l’île d’Anjouan sont des « travailleurs acharnés », mais des « fourbes dont il faut savoir se méfier » ; ceux de l’île de Mohéli de « simples paysans qui reculent sans cesse face au progrès » ; ceux de l’île de Mayotte les « traîtres » (parce qu’ils persistent à rester dans le giron Français) et des « incultes » ; les trois groupes sont nommés avec condescendance Wamassiwa, « Gens des îles », par les habitants de Ngazidja, et le nom français de cette île, Grande-Comore, n’offre qu’un aperçu de l’image que certains habitants gardent de leur terre (la plus grande île, celle dont la langue est mère des « dialectes » parlés dans les autres îles). 

 

Touhfat Mouhtare

Timbuktu, d’Abderrahmane Sissako

Parmi les favoris pour la Palme d'Or au Festival de Cannes, nominé aux Oscars dans la catégorie Meilleur film en langue étrangère, raflant 7 trophées aux Césars 2015, avec Timbuktu, Abderrahmane Sissako a marqué l'année 2015 de son empreinte géniale. Loin des sirènes un peu lourdes, connaissant déjà le travail de ce réalisateur rigoureux dont l'Afrique des idées avait déjà croqué l'excellent Bamako dont le spectateur exigeant n'oubliera pas les larmes d'Aïssa Maïga ou les plaidoiries alter-mondialistes de Maître William Bourdon contre les institutions financières internationales, à savoir le FMI et la Banque Mondiale. L'élégant mauritanien au port altier ne prend pas sa caméra pour ne rien dire.

Parlons de Timbuktu

Quel magnifique film! Naturellement, je vais devoir développer ce propos afin de le justifier. D'abord sur le fond. Je l'ai dit plus haut, Abderrahmane Sissako fait partie de ces rares personnalités capables de produire un discours sur des sujets extrêmement divers et sensibles sans tomber dans les lieux communs. Dans Timbuktu, il nous fait toucher du doigt l'occupation par des djihadistes d'une ville aux abords du Sahara qui pourrait être Tombouktou. Le film a été tourné à Oualata, en Mauritanie, pour des raisons de sécurité que l'on peut aisément comprendre. Il débute avec un homme masqué circulant dans la ville avec un haut parleur déblatérant les nouvelles consignes du pouvoir islamiste en place. Pas de musique, pas de tenues vestimentaires non conformes à leurs préceptes, pas de football, etc. Le ton est donné. Plusieurs personnages vont faire l'objet d'une focale par le réalisateurs : les leaders djihadistes, une famille touareg vivant dans une tente hors de la ville, un pécheur, des jeunes de la bourgade, l'imam de la cité saharienne, une folle haïtienne… Si l'occupation et la radicalité de son expression s'abattent sur le quotidien d'une population qui a du mal à en comprendre les ressorts, Abderrahmane Sissako y évoque également des conflits séculiers comme le rapport difficile entre les nomades et les sédentaires, la question de l'exil, la destruction de toute forme de repères culturels, le dialogue profond entre musulmans remarquablement mis en scène entre l'imam et les frondeurs djihadistes.

Le regard de Sissako
La force de ce film est avant tout dans la manière avec laquelle Sissako fait son observation. Taiseux, observateur comme j'ai pu le percevoir lors de ma discussion avec lui au théâtre de Nanterre-Amandiers, Abderrahmane Sissako déploie un regard qui ne juge pas. Il ne cède pas à la facilité du manichéisme. Ils montrent des hommes dans leurs contradictions sans forcer le trait pour appuyer un message. Il conte les petits espoirs dans un univers exotique loin de tout à priori, mais connecté au reste du monde. Via le satellite. Il choisit de s'attarder sur une famille touareg. Un homme. Une femme. Une fille. De l'amour. Un troupeau. Et des questions. Au travers de la caméra de Sissako, la logique impitoyable des islamistes interroge et frappe toutes les communautés. Partir ou pas et comment? Ce portrait est, à la fois, touchant et ambigu. Car le père de cette famille ôte une vie suite à une rixe banale. L'orientation donnée à la solitude de cet homme mérite un arrêt sur images.

Un autre aspect du film touche aux hommes en armes. Ici, l'absurde est le moyen par lequel Sissako critique cette prise d'otages. L'adhésion au projet collectif est loin d'une évidence pour les miliciens qui dirigent la cité. Le sous-bassement de la doctrine est compris par un cercle restreint dont certains membres ne sont pas investis par les vertus et les valeurs qu'ils pronent aux populations qui leurs sont soumises. La vision de ce Tombouktou, au départ étonnante, finit par être littéralement terrifiante.

Le désert
On peut se montrer critique sur le scénario. L'enchaînement de certaines séquences, l'entremêlement des différentes tranches de vie n'est pas l'élément le plus intéressant de ce film. Certaines figures auraient gagné à être plus développées. Mais, ce que je retiendrais de ce film, c'est le désert et cette famille tamashek. Je n'oublierais pas ce petit berger qui n'arrive pas à tenir son troupeau. Scène à la fois cocasse et dramatique. Il y a beaucoup d'amour dans la manière avec laquelle Sissako filme ces deux points. Il nous offre un dépaysement total, introduit une sorte de prise de recul proposé au spectateur. Il y a des tranches de vie très différentes. Mais riches. Il nous laisse aussi sur le désespoir d'une vie lâchée dans le désert. Touchant. Magnifique. Un film qui m'a replongé dans ma récente lecture d'Ousmane Diarra. Un dernier petit mot pour signaler la présente de la chorégraphe haïtienne Kettly Noël. Figure de la place culturelle à Bamako, sa présence, sa force, sa folie traduit bien une volonté de rupture et de résistance.

Lareus Gangoueus

Kangni Alem, La légende de l’assassin

KangniAlemTiBrava, 14 octobre 1978, à la plage, un homme, mains ficelées dans le dos, et le buste attaché au tronc d’un cocotier, fut exécuté pour avoir décapité un jeune imam, Bouraïma. Cet homme-là s’appelait K.A.

TiBrava, 21 avril 2012, un homme, couché sur le dos dans une pièce vide aux trois quarts, se trouve bousculé dans sa conscience au soir de sa carrière d’avocat. Cet homme-là s’appelle Apollinaire.

Voilà, un peu sur le modèle cinématographique, les deux plans qu’offre La Légende de l’assassin, le nouveau roman de l’écrivain togolais Kangni Alem. Question : qu’est-ce qui réunit ces deux plans ?

D’abord l’espace : TiBrava, on le sait déjà, fait partie de la mythologie personnelle de l’auteur. TiBrava est Togo, TiBrava est partout, espace gonflé ou dégonflé (c’est selon !),  par la fiction et l’alchimie des mots dont seul l’auteur détient le souffle. Espace symbolique, tantôt minuscule comme Lomé, tantôt grand comme le monde. Espace élastique comme la rivière Rukarara chez Scholastique Mukasonga. La Légende de l’assassin apporte sa part de mythe au TiBrava de Kangni Alem, avec une peinture de nos modernités urbaines – surtout de Lomé ? – où s’enracine de plus en plus une curieuse civilisation de l’insulte ! À qui la faute ?

Ensuite l’intrigue : le premier plan donne à voir un K.A., Koffi Adjata, figure réelle dans la mémoire collective du Togo. Le second plan offre un personnage de papier, Apollinaire, qui sera le donateur du récit comme dirait Barthes. Entre les deux, un lien. Apollinaire fut, en 1978, l’avocat commis d’office à K.A.

On aura enfin compris : comme des fleurs du mal, fiction et réalité poussent ensemble dans ce nouveau roman de Kangni Alem. Son narrateur, à la gueule comparable à celle de Haroun de l’Algérien Kamel Daoud, se présente dès le départ :

"Je m’appelle Apollinaire, j’ai soixante-dix ans, un diabète, du cholestérol et je fais de l’hypertension".

Quelques pages plus loin, il ajoute :

"J’ai le même rapport avec le droit que celui que j’ai avec mes maîtresses. Je préfère, la plupart du temps, la manipulation à la sincérité des sentiments".

Le décor ainsi planté, le narrateur va tenter de cerner davantage la figure de son client d’il y a 34 ans, de comprendre cette affaire qu’il a perdue à une époque où la récupération politique empêchait une investigation poussée et surtout dans un pays où  la langue des autres demeure la voie royale pour semer le désordre dans les têtes, et régner sur un empire tropical, hybride, fragile et au final frustrant.

Éviter les oripeaux langagiers, aller soi-même aux sources de l’information, se frayer un chemin entre rumeurs, mythes et légendes pour interroger sans passion le passé. Voilà ce qu’entreprend le narrateur de Kangni. Exercice qui ne débouche pas forcément sur la vérité – encore faut-il qu’elle existe ! –, mais révèle d’autres voix et d’autres figures comme celle du Révérend Gail Hightower.

Et le roman devient témoignages, regards croisés qui vont au-delà du crime particulier de Koffi Adjata, pour problématiser nos divers rapports au droit, nos formes variées de fanatismes, nos machines inhumaines de manipulation, nos dérives incroyables  de croyances religieuses, toutes nos machines d’intrigues et d’intolérances, qui n’épargnent aucune tête.

Têtes piquées sur fourches. Tête qu’on pleure et qu’on embrasse. Tête et corps séparés. Tête et corps réunis. La tête sans corps. Le corps sans tête. Crânes de chrétiens. Crânes de musulmans. Crânes païens, animistes. Crânes laïcs. Têtes miraculeuses qui repoussent au fur et à mesure qu’on les décolle. De quoi faire tourner la tête, derviche !

Ah il y a quelque chose de sanglant dans ce roman de Kangni !  La langue sûrement ! Cette langue colorée qui dit les choses avec distance, avec humour et avec dérision. Le lecteur, invité à pleurer-rire, se retrouve devant un écran où l’auteur projette des vies, des bouts de vies, des parts de mémoire et des transes existentielles. Véritable invitation à la réflexion et au voyage,  un voyage d’être à être pour un rendez-vous pris en février prochain, sortie officielle du livre.

Anas Atakora, article extrait de son blog Bienvenue dans mes monts

KangniAlem

Kangni Alem est un homme de lettresécrivaintraducteur et critique littéraire togolais, né à Lomé en 1966. Il est l'auterur de plusieurs romans dont Colacola Jazz qui a obtenu le Grand Prix littéraire d'Afrique noire en 2002 ou Esclaves paru en 2009 aux éditions JC Lattes

La légende de l'assassin, Kangni Alem, à paraitre en mars 2015 aux éditions JC Lattes

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