Post-Printemps Arabes : le développement durable par une approche en nexus

Youth-employment-2-670x501En septembre 2015, les pays arabes devront s’engager à contribuer aux ambitieux objectifs de développement durable (ODD). Les atteindre représente d’autant plus un défi que les Printemps arabes ont mis à mal les progrès sociaux et économiques que ces pays avaient connu au début du XXIe siècle. Une approche originale en nexus devrait être développée, mettant l’accent sur les priorités de l’emploi des jeunes, de la décentralisation et de l’aménagement du territoire. 

Après des avancées importantes pour contribuer à l’atteinte des objectifs du millénaire pour le développement (OMD) entre 2000 et 2010, le « Printemps arabe » a été synonyme de reculs significatifs sur les indicateurs du développement humain dans de nombreux pays arabes. Irak, Libye, Syrie, Égypte, Yémen ou encore Tunisie et le Bahreïn : tous ont connu des revers de développement depuis 2011. Pour certains, comme la Syrie, le recul est un retour en arrière de plusieurs décennies.

Pourquoi les « Printemps Arabes » ?

Des facteurs politiques, géostratégiques et idéologiques ont joué un rôle important dans le déclenchement des Printemps arabes et continuent à en influencer les soubresauts. Mais les causes principales de ces bouleversements historiques sont intérieures. Il s’agit entre autres de la vague de jeunesse démographique constituée par l’arrivée de la génération du « baby-boom » arabe à l’âge de l’emploi. Cette vague est devenue un « tsunami » du fait de l’accélération de l’exode rural de ces dernières années, vidant les campagnes et accentuant la surpopulation des banlieues et des villes moyennes. Dans cet environnement, les emplois sont rares, surtout pour les jeunes et les femmes. Par exemple, les taux de chômage féminin atteignent parfois 50 %, alors que la participation de la femme à la force de travail est la plus faible mondialement, autour de 20%. La situation était telle que même dans les pays non autoritaires, ce « tsunami de jeunes » allait transformer la société.

Avant ces mouvements de protestation, les capacités des gouvernements à fournir des services publics décents, notamment dans l’éducation et l’enseignement supérieur, étaient dépassées par le nombre des baby-boomers et leurs besoins. D’autant plus que tous les pays arabes avaient adopté depuis la décennie 1990 des politiques d’ajustement structurel sous l’égide des institutions financières internationales et que les aides publiques au développement ont baissé considérablement, même celles issues des pays du Golfe.

Lire la suite de la tribune de Samir Aita sur le site de notre partenaire http://ideas4development.org/ (Le Blog animé par l'Agence Francaise de Développement).

 

Ci-gît la République au Burkina Faso

mogho nabaAprès deux semaines de confusion, la vie va reprendre son cours quasi normale au Burkina Faso. Michel Kafando et son gouvernement de la transition ont été remis en selle. Le RSP a été mis au pas et démantelé.

La sortie de crise est une excellente nouvelle pour le pays et la sous-région compte tenu de l’escalade de ces derniers jours. Le Burkina,  pauvre et pris dans un étau de feu, entre le Mali, le Niger et le Nigéria, n’avait guère besoin d’une guerre civile, qui aurait été une brèche miraculeuse pour le terrorisme islamiste.

Après sa « révolution » de l’année dernière, le peuple burkinabé tient à sa démocratie et l’a fait comprendre face aux putschistes du RSP.

Mais la véritable clef de résolution de cette crise est le Mogho Naba qui a scellé, le 22 septembre, dans sa cour, l’accord entre militaires épargnant ainsi au pays une terrible catastrophe.  On n’ose imaginer le bilan d’un affrontement entre les unités de l’armée burkinabè et le RSP dans Ouagadougou.

Le face à face entre le RSP et une partie de l’armée aurait pu mal tourner si, dans leur fougue, les jeunes chefs de corps avaient attaqué les positions des hommes de Gilbert Diendere.

Le Mogho Naba est le chef traditionnel des Mossis, l’ethnie majoritaire dans le pays. Il incarne une autorité morale sans conteste. Il a, à plusieurs reprises, joué les bons offices lors de crises politiques. Et cette fois, on peut valablement souligner qu’il a sauvé le Burkina d’un bain de sang.

C’est à se poser la question de savoir s’il ne serait pas crucial d’instaurer une monarchie constitutionnelle au Burkina, avec, comme chef d’Etat, le Mogho Naba ? 

Car à l’aune de la résolution de cette crise, que reste t-il de la république dans le pays ? Elle est dévoyée en même temps que le pays était sauvé. Et le Burkina gardera longtemps les séquelles de cet échec de la promesse républicaine, au profit d’autres mirages.

L’article 37 de Compaoré a d’abord infligé une première blessure à la république. Le coup d’Etat de Gilbert Diendere a pris le relais. Et cette résolution de la crise sous les auspices du roi des Mossis constitue encore un dévoiement de l’idée républicaine. Un mal nécessaire vient de se produire dans ce pays qui ne peut faire l’économie d’un véritable travail de ses élites politiques et intellectuelles sur la place de la république et surtout ce qu’il en reste à la suite de cette énième crise.

Mais au-delà du Burkina, sur l’ensemble du continent, une réflexion de fond doit être menée  sur la structuration politique que l’on souhaite donner à nos nations. Appliquer totalement le legs républicain de la colonisation ? Instaurer des modèles « bâtards » qui prennent en compte les spécificités locales ? Il faut choisir. Assez de schizophrénie !

Dans plusieurs pays d’Afrique, le système étatique hérité de la colonisation côtoie d’autres niveaux de pouvoir traditionnels qui agrègent de solides relais et une forte puissance. L’exemple des confréries au Sénégal est emblématique de cette juxtaposition des pouvoirs dans nos pays. 

Le débat est d’autant plus intéressant au Burkina Faso qu’une partie du pays vit sur une forme d’idéalisation du passé. Un passé radical, romantique, galvanisant mais hélas pas très actualisé à l’aune des nouveaux paradigmes d’un monde dont les lignes ont bougé depuis l’épopée sankariste des années 1980. J’ai déjà appelé au « meurtre » de Sankara, ce père tutélaire qu’il faut nécessairement soumettre à un devoir d’inventaire.

En France par exemple, autant la gauche avec Mitterrand que la droite avec De Gaulle, on a eu beaucoup de mal à perpétrer ce meurtre du père et à s’affranchir d’inutiles querelles de légitimité ou d’héritage. Les revendications ubuesques sur qui était plus gaulliste que son autre camarade de parti ont pendant longtemps épousé les convulsions du plus grand parti de la droite française.

Au Burkina Faso, longtemps les épigones de Sankara se sont violemment disputés le monopole de l’héritage du « Che » africain. Et continuent de le faire. Un vrai sujet eu égard à la situation du pays ? Rester constamment blotti dans ce passé romantique – quoique touchant – et être incapable de présenter un véritable projet alternatif ? Ce n’est guère la posture idéale face aux énormes défis qui se dressent en face du Burkina Faso.

Hamidou Anne

L’Afrique devrait elle s’inquiéter du ralentissement économique en Chine ?

La Chine est devenue la locomotive de l’économie mondiale. De fait, le marché chinois est important et offre des opportunités : elle représente un marché de 1,4 milliard de consommateurs avec une richesse globale de 9,5 milliards USD. Ces dernières années a vu les relations entre l’Afrique et la Chine s’intensifier, une opportunité certaine pour l’Afrique. Plusieurs pays africains n’ont d’ailleurs pas hésité à saisir cette opportunité.

Les marchés à l’exportation des pays africains se sont ainsi déplacés (sans se diversifiés) de l’Europe vers l’empire du milieu. Les flux financiers au titre des IDE et de prêts affluent, avec des conditionnalités bien plus souples (démocratie, droits de l’homme, etc. ne sont pas des questions qui intéressent particulièrement les investisseurs et les autorités chinoises). Alors que les anciens partenaires (occidentaux) considèrent cette situation comme une certaine prédation économique chinoise en Afrique, les pays évoquent la nécessité de diversifier leur portefeuille de partenaires afin d’accélérer leur développement, pour davantage s’impliquer économiquement avec la Chine.

Sauf qu’aujourd’hui la Chine n’est pas un partenaire dans le pool de partenaires, il est de loin le principal partenaire du continent. Cependant, comme  William le soulevait : l’Afrique n’est pas le plus important des partenaires de la Chine ; ce sont plutôt l’Union Européenne, les Etats Unis ou le Japon. et c’est bien cela qui paraît inquiétant mais qui justifie aussi l’attitude africaine vis-à-vis des craintes qui sont formulées à l’égard de la présence chinoise en Afrique.

Paradoxalement, alors que le ralentissement en Chine inquiète (du fait qu’il est l’un des principaux acheteurs du monde), les pays africains se montrent sereins (très peu de débats sur la question). Une sérénité qui s’explique ou  tout simplement l’impuissance d’un habitant d’une maison préfabriquée qui voit venir l’orage ?

La Chine, c’est 17% des importations africaines en 2014 contre 8% en 2005 et 14% des exportations africaines en 2014 (6% en 2005) alors que l’Afrique représentait en 2014 un peu plus de 3% des exportations chinoises et à peine 5% des importations chinoises. La dépendance de l’Afrique vis-à-vis de la Chine est plus qu’une évidence et elle s’explique. La majorité des pays africains ont toujours été les fournisseurs des « ateliers » du monde.

Ils vendent à ceux qui ont des industries. Les industries occidentales s’étant délocalisées en Chine pour la plupart et l’émergence d’une industrie propre chinoise créent un nouveau marché à l’exportation de matières premières pour les pays africains ; les entrées de devises étant nécessaires pour assurer le « service de la dette ». La Chine produit beaucoup, vite et moins chère (même si la qualité des produits peut être remise en cause) et ses produits, qui s’adaptent à tous les types de bourses sont parfaits pour les consommateurs africains dont le pouvoir d’achat est faible.

Les commerçants africains l’ont compris. Le Gucci et le Versace sont hors de prix pour les Africains, même le wax ou woodin, tissus prisés par une bonne partie des populations d’Afrique subsaharienne (fabriqués en Hollande) ; pourtant ils veulent bien en porter. La solution, la Chine l’offre. Un maillot floqué « Idadis» (à la place d’Adidas) ou une réplique du wax en nylon, c’est presque la même chose (il faut bien être un spécialiste de la matière pour différencier) et est financière abordable. Les produits chinois inondent le marché africain, les motos « Yamaha », « Mate » ou « Honda » sont rapidement remplacées par des engins de fabrication chinoise (dont la résistance ne dure que le temps d’un accident).

La Chine s’est rapprochée de l’Afrique et répond à ses besoins les plus urgents. Elle s’est d’ailleurs mise à son niveau, certainement pour mieux le pousser vers le haut. Elle prend tout ce qu’elle peut et offre ce que les dirigeants africains exigent tant que cela permet à ces entreprises d’obtenir les ressources nécessaires pour maintenir les performances du secteur industriel, qui puise sa puissance du marché intérieur chinois mais aussi occidental. Elle dame le pion aux partenaires classiques et financent par des prêts dont les conditions sont jugées peu favorables (ils sont quand même semi-concessionnels, il faut le signaler), les infrastructures dont les pays africains ont tant besoin, sans regarder la « note » socio-politique.

Les pays africains sont peu regardants sur la façon (marchés directement accordés à des entreprises chinoises, qui n’emploient pas ou peu la main d’œuvre locale). Tant que l’infrastructure est en place, c’est l’essentiel. Il y a des contraintes électorales à tenir, même si ce n’est pas bien nécessaire pour gagner une élection (mais il faut bien justifier les intentions de se maintenir au pouvoir avec quelques réalisations en matière d’infrastructures).

Le partenariat avec la Chine paraît tellement lucratif qu’on n’en oublie qu’il peut être porteur de risques. A termes la croissance change de régime ainsi que ses moteurs. La Chine a aujourd’hui développé son industrie, par voie de conséquence les conditions de vie s’améliorent, les populations exigent ou exigeront plus. Pour les chinois, il faut bien penser à renouveler les moteurs de la croissance et c’est bien de cela qu’il s’agit actuellement. La Chine prépare l’avenir. Elle veut miser plus sur son marché intérieur. Dans ce changement, ses anciens partenaires, notamment ses fournisseurs, et donc l’Afrique, seront fortement impactés – à des degrés différents.

Certains pourront bénéficier d’impacts positifs, notamment ceux qui ont mis en place les conditions (main d’œuvre qualifiée, infrastructures, énergie, condition de travail souple, etc.) pour prendre le relais  en tant que « ateliers du monde » ; ce qui ne semblent pas être le cas pour l’Afrique dont le marché du travail est jugé très rigide et pas du tout intéressant pour attirer les investissements chinois ou dont les infrastructures et le capital humain sont encore insuffisants.

Pourquoi ? La réponse paraît évidente ! Tous les ingrédients sont déjà dans la sauce : la Chine nous vend ce dont on a besoin, nous prête de l’argent (qu’elle ramène chez elle à travers ses entreprises et qu’on devra rembourser quand même) et ne nous a rien enseigné. Nos exportations déjà très faibles dans les exportations chinoises vont se réduire alors que nos importations en provenance de ce pays vont augmenter, la balance commerciale au profit de la Chine va se creuser et par voie de conséquence, les entrées de devises seront moindres. Les pays africains auront plus de mal à tenir leur engagements financiers[1], cette fois pas seulement envers des partenaires « nationaux » mais envers des banques. Les conséquences de cette dépendance est déjà visible. La baisse de la demande chinoise a entrainé la chute du prix du baril et les gros exportateurs de brut en Afrique voient déjà leurs perspectives économiques se dégrader.

Catastrophe ? Pas tout à fait ! Si le partenariat avec l’empire du milieu est mis à profit pour faire du continent une zone économiquement attractive, les changements de politique économique en Chine n’auraient que des effets limités sur le continent. 6 ou 7% de croissance en Chine demeure quand même robuste et les opportunités pour l’Afrique sont certaines mais moindres ; les occidentaux s’inquiètent surtout parce qu’ils estiment que le pouvoir d’achat en Chine risque de se stabiliser et qu’ils ne pourront faire croître leurs ventes dans ce pays.

Une inquiétude qui serait d’ailleurs vite résolue, à la mesure où ils disposent d’un marché intérieur dynamique et capable d’absorber la production ; ce dont ne peut se prévaloir les pays africains, qui importent systématiquement l’essentiel de leurs consommations internes. Ces inquiétudes, sans pour autant être considérées comme une source de pressions supplémentaires pour les pays africains qui ont déjà assez de difficultés à tenir les pressions internes, devraient toutefois alerter les pays africains pour lesquels les enjeux du ralentissement de la croissance chinoise semblent assez importants.

Le risque pour l’Afrique est fort. Cependant, pendant qu’ils le peuvent encore, il faudrait que les pays africains accélèrent leur transformation vers une économie industrielle. A défaut, le tassement de la croissance chinoise va créer un « tremblement économique » en Afrique qui va remettre en cause les belles perspectives économiques du continent et les efforts réalisés ces dernières années en matière d’amélioration des conditions de vie. L’inaction constitue aussi une solution. Ce sera un bond de 10 ans, en arrière, avec de nouvelles initiatives d’allègement de la dette[2]. Peut-être qu’avec ce « reset », la politique économique des pays africains sera davantage plus prudente et permettra de positionner le continent comme futur « atelier » du monde.

 

[1] Conséquence de la baisse de la demande chinoise, les cours des matières premières vont chuter et la croissance africaine portée par les exportations de ces produits sera plus molle, ce qui se traduirait par une baisse des recettes pour les Etats

[2] en renforçant son partenariat avec le continent, dans les conditions, la Chine s’expose elle-même et devra se préparer à faire une initiative d’allègement de dette au profit des pays africains. 

Foly Ananou

Aylan, une énième « misère » du monde

syrian-refugee-boy-turkey-2L’image est terrible. Insoutenable, elle émeut le monde. Le petit Aylan Kurdi, face contre terre, git sur le sable. En fuyant avec sa famille l’horreur en Syrie, il a échoué tragiquement aux portes d’un Continent qui se barricade, en mettant en œuvre une scandaleuse politique migratoire.

La famille Kurdi décimée et la photo du petit Aylan, renvoient à la terrible réalité du monde dans lequel on vit. Des gens meurent tous les jours dans l’indifférence totale. Une photo vient figer un exemple de cette ruée vers l’Europe de personnes qui n’ont en face d’elles plus d’autres choix.

La lecture qu’on est en train d’en faire en Afrique est intéressante. Une horreur qui se répète continuellement. On est en face d’un sentiment de déjà vu. L’opinion internationale s'émeut de façon concrète sur une réalité qui est devenue somme toute banale pour nous Africains. Elle est caractéristique du drame actuel qui se déroule quotidiennement en Méditerranée. Sauf qu’il ne peut y avoir à tous les coups de photographe pour figer un instant et sensibiliser le monde sur l’horreur de notre époque.

Ici, la misère est banale. Ici, partir, est banal. Ici, perdre un voisin, un frère, un ami dans les méandres de l’océan ou les profondeurs du désert, est banal. On en est arrivé dans certaines familles à apprivoiser la mort issue de l’émigration économique. On vit avec, on en fait son livre de chevet. Regardez Yayi Bayam Diouf, présidente de l’association des femmes sénégalaises contre l’immigration clandestine. Elle a perdu son fils unique de 26 ans, Alioune Mar, disparu en Méditerranée en 2007. Pas de sépulture. Même pas une photo. Il a rejoint ce grand livre du néant, laissant à ses proches un souvenir. Pas plus.

Personne n’a donc immortalisé le corps d’Alioune recraché peut être par la mer. Les expéditions vers l’Eldorado génèrent très souvent de fatales fins. Si seulement un jour la Méditerranée pouvait témoigner et restituer à la face du monde l’horreur dont elle est le théâtre quotidien. Ces Erythréens, Sénégalais, Maliens, Libyens, etc. qui partent pour chercher à jouir d’un droit vital et simple : celui de vivre.

Le sentiment d’effervescence générale soulevé par LA photo montre heureusement qu’un instinct de solidarité humaine demeure dans un monde dont chaque parcelle est une cible des assauts du capitalisme sauvage et triomphant.

C’est un moment hélas idéal pour dire aux hommes politiques friands de phrases grandiloquentes sur l’humanisme et la solidarité internationale « Regardez » ! « Ne détournez pas les yeux » ! Cette image, comme le suggère fort justement Alain Mingam, « ne peut qu’interpeller notre lâcheté».

Après l’avoir observée et mis un nom sur cet enfant victime collatérale de Bachar Al Assad, de Daech, de l’Armée syrienne libre, de l’Europe et de passeurs véreux, revenons pérorer à nouveau que tel pays « ne peut accueillir la misère du monde. » Car effectivement c’est dans ces moments que l’on mesure à son juste poids le caractère outrancier et bête de la formule de Michel Rocard, reprise encore récemment par Alain Juppé.

Aylan, comme des milliers d’enfants d’Afrique fuyait la guerre et la misère. Considérez-le comme une misère. Voire mieux, dites qu’il venait piquer le pain des Européens. Vu son estomac de gamin de trois ans, sûr qu’il devait avoir un appétit démentiel…

N'oublions jamais, face à la tragédie d'Aylan, que ce garçon fait partie de ces milliers d'ébranlés du monde que Nicolas Sarkozy traita lâchement et cruellement de "fuite d'eau".

La mobilisation internationale suscitée par l’émotion est importante même si elle ne durera que jusqu’au prochain tweet. Néanmoins, elle est utile car elle nous renvoie à notre responsabilité de refuser la banalisation de l’horreur. Le drame silencieux devenu quotidien aux côtes de l’Europe est à dénoncer. Ce qui s’y passe doit retenir notre attention et être la cible de nos actions.

Hélas, ici en Afrique, sa faible prise en compte par les leaders politiques montre une nouvelle fois que nous ne pouvons encore compter que sur nous-mêmes.

Le sentiment de détachement des populations est lui représentatif d’une cohabitation permanente avec l’horreur. Car ce soir, des pirogues partiront à nouveau. Des âmes disparaitront. Des mères resteront seule blotties dans la solitude, cette place laissée vacante par un fils perdu. Et demain, la vie continuera. Tragique quotidien…

Hamidou Anne

L’étude des littératures postcoloniales, un enjeu de société pour construire demain.

dany laferiereVous est-il arrivé, ces derniers mois, d’ouvrir un journal, d’allumer votre télévision, de suivre votre fil Twitter ou de commencer votre liste des meilleurs romans de la rentrée littéraire 2015… ? Si c’est le cas, il est fort à parier que les noms de Dany Lafférière, Léonora Miano, Marc-Alexandre Oho Bambe, Alain Mabanckou, Sony Labou Tansi, Fatou Diome, Charline Effah (la liste ne saurait être exhaustive) aient réveillé vos tympans, fait trébucher votre langue ou encouragé une potentialité encore somnolente.

L’actualité littéraire française le montre : les auteurs francophones africains et caribéens ont le vent en poupe. Le journal l’Humanité invite cinquante écrivains parmi les grands noms de la littérature francophone à « lire le pays » dans sa série de l’été[1], Marianne dédie une double page à la « Harlem Renaissance » et son pendant, la Négritude [2], RFI propulse six auteurs contemporains venus d’Afrique et des Caraïbes au festival d’Avignon [3], tandis que Fatou Diome subjugue le public du plateau de France télévision dans l’émission « Ce soir ou jamais »[4] avec son intervention remarquée sur l’état des politiques européennes d’immigration.

Quelle est la source du regain d’intérêt pour les littératures « postcoloniales» ?

Heureux hasard ? Effet de mode ? Prise de conscience générale? La question mérite d’être soulevée. Face à la montée des extrémismes religieux, du front national et au repli identitaire ambiant, nos leaders d’opinion seraient-ils en manque d’inspiration? Auraient-ils enfin, consenti à écouter les « bouches des malheurs qui n’ont point de bouche » ou « le cri des oiseaux fous », qui depuis plus de 10 ans, raflent, dans la plus grande discrétion, les prix littéraires les plus courus du monde francophone [5] ?

Soixante ans après les indépendances, cet engouement des journalistes pour les auteurs francophones africains et caribéens issus de l’ère postcoloniale, surtout publiés à Paris, et touchant avant tout un lectorat européen et africain immigré, est manifeste. La négritude d’Aimé Césaire, de Léon Gontran Damas et de Léopold Sédar Senghor a quitté la sphère intellectuelle pour aller vers des sphères plus populaires, des lieux de culture publique. En d’autres termes, Césaire est devenu un poète slogan, véhiculé par les mass media français.

Cet élan d’affection nouvelle pour la littérature postcoloniale peut s’expliquer par l’évolution du regard porté sur l’Afrique depuis 2011 [6], mais aussi par la présence et l’activisme des écrivains francophones sur le sol français, qui donnent à voir et à penser un Continent hors de ses réalités locales, en interaction permanente avec le monde. Une aubaine pour les médias à l’heure où « the rising continent » est sous les feux des projecteurs.

« De ces peuples, il était temps de savoir autre chose que le rire aux éclats, le rythme dans le sang.
Il était temps de connaître leur âme blessée, de fraterniser suffisamment avec eux pour embrasser leur complexité […] il fallait creuser pour saisir, sous la parole portée, le non-dit qui palpitait ».
Les aubes écarlates, « Latérite », Léonora Miano.

L’introduction de cette nouvelle manière d’être en relation, de repenser le lien indéfectible qui unit le continent africain avec le continent européen pour pouvoir construire demain est donc au cœur des réflexions. Ces nouveaux regards se retrouvent-ils dans le champ scolaire et universitaire ? Les littératures postcoloniales y sont-elles enseignées ? Connaissent-elles le même accueil ? Sont-elles perçues comme un outil capable d’apporter des grilles de lecture pertinentes aux générations futures ? Paradoxalement, il semblerait qu’un silence entoure encore ces littératures.

En effet, dans l’enseignement secondaire, la crainte de manipuler ces œuvres littéraires en milieu scolaire est souvent évoquée par les professeurs. Les questions liées au post-colonialisme sont traitées sous des angles d’approche différents, par manque de formation. Les termes « francophonie » et « postcolonial » sont délaissés tout comme leur essence même au profit de thématiques plus larges telles que l’altérité, le racisme ou encore l’ouverture sur le monde. L’absence de support permettant une application en classe est également flagrante : si 64% des manuels étudiés dans le secondaire et publiés avant 2011 font mention d'auteurs postcoloniaux, seulement 23% des manuels utilisent ces textes dans des problématiques liées à l'altérité, l'histoire coloniale et postcoloniale [7]. Le problème n'est donc plus la reconnaissance des auteurs francophones africains, mais la reconnaissance du champ littéraire dans lequel ils évoluent, ainsi que l’apport qu’ils pourraient représenter pour l’éducation.

Dans le champ universitaire, le constat n’est guère plus optimiste. La fermeture récente de la chaire « Littérature comparée des Suds » à l’Université de Cergy Pontoise [8], est un exemple inquiétant, et non isolé, de la réduction des formations centrées sur ce thème.

Un souffle nouveau porté par une nouvelle génération

Pourtant ces littératures sont au cœur d’enjeux historiques. En se saisissant de leur plume, les auteurs postcoloniaux invitent les citoyens à lever le voile sur les mémoires passées sous silence, les mémoires de l’exil, sous l’angle de regards croisés. Ils proposent un contre-discours au discours colonial pour créer un espace cicatriciel et construire demain. Aux prises avec l’actualité, de jeunes auteurs comme Mohamed Mbougar Sarr ou Fabienne Kanor prennent également en charge des problématiques résolument contemporaines comme le terrorisme islamiste ou l’immigration clandestine. En dépeignant des personnages en proie à la menace djihadiste dans Terre Ceinte, ou prêts à tout pour fouler l’eldorado européen dans Faire l’Aventure, ils font la jonction entre la réalité et l’imagination, changent les focaux traditionnels, et poussent les lecteurs à adopter une posture intellectuelle qui toujours interroge [9].

«  -Si tout le Sénégal part du Sénégal, je serai le seul à rester, fit Diabang au bout d’un moment. C’était marmonné sans amertume mais l’œil vissé à cette mer qu’il ne prendrait jamais, ni pour quitter le pays, ni pour revenir. Des hommes de Mbour, il était bien le seul à ne pas rêver. Il fallait des jambes pour marcher le monde. C’était un minimum. La volonté, la chance, l’argent, n’intervenaient qu’après ».                                                                                                 

Faire l’Aventure, Fabienne Kanor.

À partir de cette approche et de ce type de grille de lecture, les textes et les différents corpus, loin de s’opposer, se font écho. L’intertextualité des œuvres, leur travail de mémoire, et leur urgence de dire, entre autres, permet aux lecteurs et aux enseignants de faire des ponts entre les différentes cultures et de comprendre la construction de l’histoire contemporaine. Elles replacent le rôle du poète, de l’écrivain, de l’intellectuel dans nos sociétés et font se rejoindre littérature et politique.

On pourrait croire qu’il s’agit d’une évidence. Ce n’en est pas une, c’est un apprentissage de l’altérité (et de soi-même), qui, à notre heure, est vitale.

Marine Durand & Morgane Le Meur

Notes : 

[1]  « Il s’appelait Labou Tansi », hommage rendu à Sony Labou Tansi par Alain Mabanckou dans le journal l’Humanité du 30 juin 2015.

[2] Marianne du 22 au 28 mai 2015, rubrique « Penser », page 81 – « Immortelle Harlem Renaissance ».

[3] « Ça va, ça va le Monde ! » un cycle de lectures multimédias, organisé par RFI en partenariat avec le Festival d’Avignon et le soutien de la SACD dans le cadre de son action culturelle radio. 

[4] Emission « Ce soir ou jamais » diffusée le 24 avril 2015 sur France Télévisions.

[5] Dany Lafférière : élu à l’Académie française, le 12 décembre 2013.

Léonora Miano : La Saison de l'ombre, Grasset, 2013 – Prix Fémina 2013 et Grand Prix du Roman Métis 2013.

Marc-Alexandre Oho Bambe : prix Paul Verlaine de l’Académie française.

Alain Mabanckou : prix Renaudot pour son roman Mémoires de porc-épic. Finaliste en 2015 du Man Booker International Prize et du Premio Strega Europeo.

[6] « The hopeful continent. Africa rising», Une du journal The Economist, publié le 3 décembre 2011.

[7] Magazine Afriscope n°37, « L'école 3.0, c'est pour bientôt ? », septembre-octobre 2014.

[8] La fermeture de la Chaire est intervenue suite au départ à la retraite de Madame Chaulet-Achour, professeure de Littérature Comparée et responsable du pôle Francophonies littéraires des Suds de l'Université de Cergy-Pontoise.

 [9] Référence à l’ultime prière de Frantz Fanon, dans Peau noire, masques blancs, Editions Seuil, 1952 – « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! ».

Auteures :

Enseignante et amoureuse des littératures postcoloniales, c'est tout naturellement que Morgane Le Meur s'est interrogée quant à l’enseignement de ces dernières.  Simple question en Master, cette problématique est rapidement devenue un sujet de thèse. Sous la direction d'Annie Rouxel et d'Anne Douaire-Banny, sa thèse s'articule en trois points: un état des lieux de cet enseignement, des propositions didactiques faites en classe et analysées et une réflexion sur la portée d'un tel enseignement sur le vivre ensemble notamment pour l'île de Mayotte.

Férue de poésie et de littérature francophone africaine, Marine Durand s’intéresse à la mouvance de la pensée postcoloniale et sa transmission. Diplômée d’un master en Science Politique, mention communication  à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ), elle a travaillé au Burkina Faso et au Sénégal, et est actuellement chargée de communication  à l’Alliance française Paris Ile-de-France. En rejoignant l'Afrique de Idées elle souhaite s’enrichir d’autres visions que celles des centres décideurs et penser de nouvelles manières d’être en relation.

Écart entre riches et pauvres au Sénégal, les dessous d’une cohabitation difficile!

091_G3962_color_meszarovitsQuatrième économie de l’Afrique de l’Ouest, derrière le Nigéria, la Côte d’Ivoire et le Ghana, le Sénégal voit prospérer depuis l’an 2000 une certaine classe d’hommes et de femmes d’affaires richissimes. D’une part, il suffit de flâner dans le tout nouveau centre commercial de Dakar, le Sea Plaza, pour remarquer la tendance : loisirs, habillement, cosmétiques…De l’autre, des quartiers de la banlieue comme Yeumbeul, Gounass ou les villages en profondeur du pays laissent trainer une pauvreté extrême. Les riches aident ils les pauvres au Sénégal ?

Les grandes marques ont désormais leurs boutiques sur place. « L’Oréal a ouvert un bureau au Sénégal avec un représentant », confirme un consultant dakarois. BMW, Mercedes… « Les ventes progressent car le pouvoir d’achat croît », assure Edward Gonfray, responsable de la marque Mercedes-Benz pour le Sénégal, le Mali et la Guinée. Mais le luxe, ce n’est pas seulement acheter des biens ou habiter de belles villas, c’est aussi une opulence qui se veut visible.

Tout cela génère de nombreuses inégalités sociales au sein de la populations sénégalaise. C’est un phénomène assez répandu en Afrique où les plus nantis envoient leurs enfants dans les meilleures écoles et universités du monde au moment où les plus pauvres peinent à avoir de quoi nourrir la famille. « Ndogalou Yalla la – c’est de la volonté divine » comme aiment le dire les Sénégalais.

D’après le rapport Doing Business 2011, les 5 % des ménages les plus riches s’accaparent de 47 % des revenus alors que 80 % des gens les plus pauvres réussissent à se partager 28 % des revenus.

Le Sénégal est un État prébendier, c’est à dire que conquérir le pouvoir équivaut au contrôle des sites d’accès à la richesse nationale. Dans un ce type d’État, le Président de la République est le gardien de la porte qui mène aux prébendes, prestiges et privilèges et donc peut enrichir qui il veut.

Dans le contexte économique actuel, être milliardaire est le fruit de travail de toute une vie voire de plusieurs générations. Mais la politique est devenue un raccourci pour devenir milliardaire depuis l’an 2000. « Un pays a besoin de milliardaires ». C’est ainsi que le président sortant Abdoulaye Wade lors d’un entretien sur Africa7 parlait. Ajoutait-il : « je ne récuse pas les riches. Je n’ai jamais vu un pays qui se développe avec les pauvres. Même en Occident, il faut des riches pour investir». L’ancien chef de l’État avoue même qu’avec son avènement à la tête du pays, beaucoup se sont enrichis mais réinvestissent dans le pays. Au Président Wade de confirmer qu’il existe «une classe très aisée» et une autre «très pauvre». «On ne peut pas enrichir tout le monde à la fois. Même le bon Dieu ne l’a pas fait».

Des milliardaires dans un pays démontrent le dynamisme des affaires, attirent des investisseurs et contribuent à la création d’emplois. Une économie forte a besoin de consommateurs qui ont un fort pouvoir d’achat. La faible moyenne salariale mensuelle dans les entreprises formelles établie à 221 000 F Cfa en 2006 (ANSD 2006) et à 45 960F dans l’informel justifie le manque de pouvoir d’achat.

La Chine a commencé à émerger quand Deng Xiaoping a lancé son fameux “Enrichissez-vous”, mais il parlait du business. « Politiciens milliardaires » est un indicateur de pays pauvre et sous-développé. Or, l’émergence commence par la séparation des deux sphères, d’un côté les riches et de l’autre les pauvres. L’État crée les conditions d’un enrichissement général, mais n’a pas de vocation à servir de levier d’enrichissement à ceux qui contrôlent les destinées du peuple.

Makhtar Gueye

Boko Haram, cette barbarie ordinaire.

 

boko-haram-afpNos semaines sont rythmées par les attentats hebdomadaires de Boko Haram. Comme toujours, expériences syrienne et irakienne obligent, la lassitude essouffle les indignations. Progressivement, cette barbarie s’ordinarise. On prie pour en échapper, en psalmodiant sur le talisman de la chance ou de l’éloignement. Pour la logistique des carnages, l’hydre sous régional ne fait pas dans la grande production : une fille, une femme, un homme travesti en femme pour l’occasion, peu importe, un voile intégral, une ceinture explosive, un lieu populeux, bingo. Autre symbolique macabre, il semble y avoir un tarif-plancher de victimes : un peu plus d’une dizaine de morts. Maroua, Ndjamena, Fotokol, écoles expérimentales de l’adoption d’une nouvelle tragédie. Dans ce continent historiquement épargné par des attaques suicides ; il est glaçant de noter comme l’on consent, finalement, impuissants, à voir ces rubriques habiter nos bulletins d’infos.

S’en offusque-ton outre mesure ? Au-delà des 140 caractères où l’émotion s’étrangle ? Une marche ? Une veillée ? Au-delà de la dépêche où les pays expriment solidarité, émotion et condamnation ? A vrai dire pas vraiment. J’ai un nouvel appétit pour les communiqués officiels de dénonciation des attentats émanant des Etats africains. Ils disent mille choses qu’il faut savoir s’infliger malgré l’ennui diplomatique de leur conception. Les Etats africains sont prompts, à quelques milliers de mètres des abords immédiats du Lac Tchad, à témoigner « leur solidarité » avec les Etats frappés.

Le mot n’a jamais sonné aussi faux. Il n’a jamais été autant une imposture. Il n’a jamais si brillamment porté en lui,  la fuite, l’égoïsme et la peur. Pire que la fragilité, la pauvreté, les sociétés en lambeaux, les pays africains ajoutent une lâcheté à leur impuissance : la peur. De leurs grandes scansions panafricaines aux exaltations virilistes, ce que le combat contre Boko Haram révèle, c’est la peur. Pas celle naturelle de l’échaudé qui craint, pas sa variante prudente, pas même la phobie tétanisée tout à fait compréhensive de pays souvent suppliciés. Non, c’est une peur égoïste. C’est la peur poltronne et lâche du soldat qui laisse ses collègues en premières lignes. C’est le second ennemi au front.

Dans le front contre l’embryon de l’EI, le Tchad, le Niger, et un peu moins le Cameroun, ont tenu un rang honorable. Déby, tout couvert de tares qu’il soit, a réduit l’expansion du monstre. Il a rogné son territoire, essoufflé son autorité, l’a débusqué de sa forêt providentielle avec l’appui nigérian. Ne reste plus que la bête mal égorgée qui dans sa tourmente gicle et macule. Cette bête blessée et sa toile, qui a essaimé pernicieusement dans la sous-région. Une bête dont les hoquets vengeurs et désespérés ensanglantent les pays engagés. C’est en représailles que Boko Haram frappe le Cameroun et le Tchad. Il envoie un signal. Il met en garde. Il dissuade. Pour le moins, l’effet opère comme une anesthésie. Face à Boko Haram, les pays africains n’ont même pas mandaté, ils se sont tus, baignant dans leur peur d’être la cible.

Cette attitude dit ceci que la candeur géopolitique africaine demeure  inquiétante. Tant qu’une détermination et un travail concerté, impliquant tous les pays africains sans exception, pour lutter contre tous les terroristes, ne seront pas mis sur pieds, les zones de pourrissement changeront, sans que la source ne soit tarie.

Le terrorisme n’est pas l’affaire de malchanceux géographiques, c’est l’affaire de germes à l’affût d’une brèche de chaos géopolitique, c’est l’affaire de terreau de frustration et de fanatisme. Toutes choses que les Etats du continent cultivent abondamment. Cette peur fragmentera plus le continent, créant des inégalités, des porosités, des trafics dont les métastases se diffuseront très vite. Peut-être est-il temps que les sociétés civiles sortent du confort des dénonciations et de l’attentisme. Il ne suffit pas d’attendre la verticalité des sentences étatiques, il faut les presser, les orienter, les colorer.

Il n’y a pas de calendrier naturel de guérison des maux africains. L’Homme seul et son extension sociétale en tiennent l’antidote.  Il est des moments où les solidarités transnationales prennent, ce sont souvent des moments de douleur. Après la vague des indépendances, les décennies noires, le dit frémissement économique, il serait impardonnable à ce continent de rater l’opportunité de faire corps contre Boko Haram.  C’est un défi aussi urgent que formidable : une Afrique par le bas.

Elgas

Article initialement sur www.ajonews.info http://ajonews.info/peur/

 

Les chaînes globales de valeur : le chaînon manquant dans l’intégration des échanges de l’Afrique sub-saharienne

Cafe-670x446Le flux des échanges de l’Afrique sub-saharienne s’est brusquement accru, avec un volume multiplié par cinq sur les deux dernières décennies. Cette explosion des échanges repose-t-elle sur les seuls produits primaires ? À mon sens, pas du tout ! De nombreux pays ont amélioré l’intégration dans le domaine des chaînes de valeur globales. Il reste cependant bien clair que l’Afrique sub-saharienne a encore du chemin à parcourir.

Un accroissement des échanges qui dope la croissance

Au cours des deux dernières décennies, le ratio des exportations rapporté au PIB de l’Afrique sub-saharienne est passé de 20,5 % en 1995 à 27,5 % en 2013. Cela est dû en grande partie à un accroissement de la demande de matières premières, mais pas uniquement : dans cette région, certains exportateurs hors produits de base ont réalisé des progrès impressionnants. Durant cette période, les zones vers lesquelles l’Afrique sub-saharienne exporte ont également beaucoup évolué en raison du développement des échanges avec les pays émergents tels que le Brésil, la Chine et l’Inde. La Chine est notamment devenue le plus important partenaire commercial de l’Afrique sub-saharienne.

Lire la suite de la tribune de Roger Nord sur le site de notre partenaire http://ideas4development.org/ (Le Blog animé par l'Agence Francaise de Développement).

La mauvaise idée de juger Hissène Habré

HabréLe Sénégal juge l'ancien président tchadien Hissène Habré. J’ai rarement été d’accord avec l’ancien Président Wade mais si je trouvais ses tergiversations ignobles, j’ai toujours trouvé que son refus de juger Habré était la seule décision non seulement honorable mais également réaliste pour le Sénégal et l’Afrique. J’aurais juste préféré qu’il ait exprimé un refus clair et net de juger Habré au lieu de louvoyer avec la soi-disant communauté internationale.

Je n’ai strictement aucune sympathie pour Habré. C’est un affreux personnage, un tortionnaire, un assassin et un dictateur de la pire espèce. Je lui souhaite de mourir dans d’atroces souffrances et de griller en enfer. Je trouve malgré tout qu’il aurait dû bénéficier de la protection de l’État du Sénégal contre vents et marées. Non pas, comme le disent certains, parce qu’il s’est intégré à la communauté sénégalaise, a épousé une sénégalaise et a corrompu nos chefs religieux – ça, c’est les raisons pour lesquelles nous aurions dû le juger – mais tout simplement à cause de la continuité de l’État.

À un moment en 1990, l’État du Sénégal s’est engagé à accueillir un ancien dictateur de sorte que ne se perpétue pas dans son pays une sanglante guerre civile [1]. Quoi qu’on pense du personnage, dès l’instant où l’État du Sénégal a décidé de l’accueillir et de lui accorder l’immunité, je crois que la seule attitude républicaine était de s’y tenir de manière trans-temporelle. Par ailleurs, au delà de cet aspect républicain dont j’estime qu’il devrait suffire à clore le débat si nos dirigeants n’étaient pas des carpettes décidées à plaire à tout prix aux desiderata des occidentaux, j’estime que ce procès est dangereux pour l’Afrique. On peut le déplorer mais il y a encore des dictateurs en Afrique.

Ce sont des vestiges de l’histoire mais leur pouvoir de nuisance est grand et il faudra au moins une vingtaine d’années pour que nous en soyons débarrassés. Une question qui se pose est de savoir comment nous allons nous en débarrasser. Sera-ce sanglant ou pacifique ? Ce qui pourrait inciter certains dictateurs à ne pas mourir au pouvoir, c’est la certitude qu’en cas de départ négocié, ils peuvent vivre une retraite paisible aux Almadies et que les cris de leurs victimes ne les y dérangeront jamais. S’ils savent qu’en cas de démission, ce n’est qu’une question de temps avant qu’on ne les juge, ces psychopathes préféreront, à l’instar de Bachar El-Assad bombarder leur propre peuple et mourir au pouvoir que de s’exiler et être rattrapés par la justice 25 ans plus tard.

On parle ici de milliers voire de millions de morts potentielles. Je préfère un Mugabé ou un Sassou Nguessou qui se prélassent dans le luxe à Dakar à un Zimbabwe ou un Congo totalement ravagés par la guerre civile juste parce qu’ils ont peur de se faire juger quelques années après avoir volontairement cédé le pouvoir. Or, c’est exactement ce message que le procès Habré envoie à tous les dictateurs africains : accrochez-vous au pouvoir ou bien il n’y aura pas un endroit dans le vaste monde où vous pourrez tranquillement jouir de la fortune que vous avez volée.

Je crains de savoir ce que ces psychopathes choisiront confrontés à une telle alternative et je ne crois pas que ce soit bénéfique à leurs victimes actuelles et futures. Quid de la morale ? Habré, comme je l’ai dit plus haut est un horrible personnage et je suis de tout cœur avec ses victimes. Malgré tout, je crois que le plus immoral dans cette histoire, ce n’est pas que Habré ne soit pas jugé ; c’est que son jugement ne soit rien d’autre qu’une vengeance. Habré sera jugé. Gageons qu’à aucun moment ne seront évoqués ses liens avec la CIA et l’État français.

Habré n’est pas n’importe quel chef de guerre inculte ; c’est d’abord un intellectuel diplômé de Sciences Po Paris, qui ayant pris le pouvoir, a gouverné et torturé avec l’aide de puissances occidentales en guerre contre la Libye. Juger Habré en restant muet sur les bras qui l’armaient et l’aidaient à contrôler sa population, ce n’est pas de la justice, c’est du théâtre. Si Human Rights Watch veut aider les Africains, je lui suggère de s’intéresser aux forces économiques qui pillent méthodiquement le continent et empêchent que n’émergent de vraies démocraties.

Ce sont ces forces là qui nous empêchent de mettre en place des systèmes de santé et d’éducation viables et c’est cette oppression économique là qui permet la naissance de monstres comme Habré. Juger Habré 25 ans plus tard nuira peut-être au Zimbabwe et ne fera rien pour le Niger dont Areva continuera à voler l’uranium tout en polluant la région d’extraction.

[1] Je sais, ce n’est là que la raison officielle. La vraie raison est que le mec avait rendu des services à la CIA et aux français et qu’on lui renvoyait l’ascenseur. Sur les liens entre Habré et la CIA, cet article de Foreign Policy est instructif: http://foreignpolicy.com/2014/01/24/our-man-in-africa/

Hady Ba

 

Article initialement paru sur le blog de Hady Ba : https://hadyba.wordpress.com/2015/07/20/pour-habre-et-le-zimbabwe-accessoirement/

Penser l’Afrique pour repenser le monde.

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L’Afrique connaît une période charnière de son histoire. Derrière les Unes prometteuses de magazines se cache la rude bataille des idéologies qui souhaitent avoir voix au chapitre du continent, désormais qualifié de « dernière frontière ». Loi des marchés, développement durable, entrepreneuriat sociale et solidaire, sont ainsi devenus les nouveaux chantres face à l’urgence de la survie. Nos capitales et leur architecture à deux vitesses l’illustrent bien.

Dans une ville comme Dakar par exemple, un bilan sanguin peut coûter jusqu’à 76 000 FCFA, soit une centaine d’euros, autrement dit à peu près l’équivalent de 2 fois le SMIC. Cherchez l’erreur …

Dans le même temps les signes des temps modernes : quartiers huppés, complexes de loisir, centres de beauté, ou équipements en tous genre font florès. Récemment une vidéo virale montrait ainsi un badaud s’amusant dans les rues inondées d’Abidjan … en jet sky. Quelle joie de n’avoir pas eu le système d’évacuation nécessaire ! Dans la même veine il n’est pas rare de voir déambuler à Ouagadougou quelques Girafes géantes à l’orée des maquis ; non pas un mirage, mais des peluches confectionnées mains que son créateur espère vendre à bon prix à quelques clients portés par l’ivresse de la nuit.

Face à ces tableaux un brin burlesques et tragi-comiques du quotidien urbain naissent de nombreuses questions : la valeur et le coût du travail, l’avènement de nouveaux systèmes de solidarité, l’accès à la formation, l’attrait de l’indispensable et l’évaluation du nécessaire. Mais aussi, le silence d’une élite intellectuelle garante d’un cadre moral, ou encore la notion de réussite sociale. La liste pourrait être longue tant le défi est majeur et la réalité frontale, dans un contexte nouveau où l’abondance côtoie de plus en plus la pauvreté.

Mais, au fond, la plus prégnante et la plus urgente ne serait-elle pas : mais comment tout cela tient-il ?

La révolution silencieuse d’un continent.

A cette question, l’une des réponses est indéniablement à trouver dans la solidarité familiale, au sens large du terme. Les « responsables » de famille et les parents partis vivre à l’étranger, ou tout simplement le bon cœur des citoyens avertis d’une situation difficile à travers une petite annonce aident à passer les périodes de vache maigre ou les coups durs. Les quotidiens nationaux sont familiers avec les appels au don pour financer une opération. Finalement le crowdfunding, en Afrique, on connaît bien.

Mais que peut-on apprendre de plus au monde qui nous entoure ? A y regarder de plus près, nombre de modèles qui connaissent actuellement une envolée théorique rencontrent déjà un berceau fertile sur le continent. Par exemple : l'auto-entrepreneuriat, le multi-emploi, le statut d’indépendant, le financement participatif, le recyclage ou le ré-usage, la vie en copropriété … Confrontés à un environnement hostile et face à des États souvent faibles, voire absents, les citoyens ont ainsi depuis longtemps développé des stratégies de survie et pensé un monde différent. Des apports notamment théorisés dans la notion d’innovation « jugaad ».

Qu'est ce que la philosophie jugaad ?

L’esprit jugaad est issu d’un mot Hindi qui signifie « débrouillardise » ou « Système D », selon Navi Radjou1, l’un des théoriciens phare du concept. Il désigne l’idée de faire plus avec peu, ou moins. La philosophie jugaad invite ainsi à ne pas renoncer face aux barrières rencontrées dans l’innovation : manque de financement, d’équipement, ou d’infrastructure. Mais, au contraire, à rebondir face à un environnement restreint pour trouver, à problèmes inédits, des solutions inédites, voire inattendues. Si le mot est d’origine indienne, l’approche est de plus en plus répandue en Chine, au Brésil et en Afrique.

On la désigne désormais plus globalement sous le terme d’innovation frugale.

En Afrique, les illustrations en sont nombreuses. Le nombre de FabLab explose, les entreprises innovantes se multiplient, l’an dernier l’initiative JugaadaAfrica a même consacré un tour des initiatives dans le domaine. Et les grandes entreprises s’en inspirent. Comme par exemple Coca-cola qui vend dans certains pays d’Amérique Latine sa célèbre boisson en sachet plastique, pour s’adapter aux usages locaux, mais aussi générer des économies de production. Enfin, l’esprit jugaad s’illustre aussi depuis de nombreuses années dans le domaine de l’art, omniprésent dans de nombreuses capitales africaines où les toiles se vendent à même la rue. On identifie ainsi le courant du vohou-vohou, initié par les étudiants de l’école des beaux arts d’Abidjan dans les années 80, à une période d’avarie du matériel importé nécessaire à leur travail. Basé sur la technique de la récupération et du recyclage de matériaux en tous genre, elle s’est depuis répandue et est à l’image du monde qui vient : hybride, protéiforme, multi-usage.

La part des anges.

Enfin, fait difficilement quantifiable, mais visible au quotidien, celles qui mettent particulièrement en œuvre cette philosophie, par nécessité, volonté ou devoir, sont souvent les femmes : qui entreprennent à hauteur de 25% en Afrique2, plus que partout ailleurs dans le monde. Et elles ont du bagout nos mamans et nos tanties. Les consommateurs sont devenus paresseux ? Elles ne se contentent plus de vendre les matières premières, elles les transforment en jus locaux, sirops ou poudres prêtes à l’emploi vendus dans des bouteilles de boisson recyclées. Pour rappel, les sacs plastiques tuent jusqu’à 30% des cheptels au Burkina Faso ! Elles inventent une technique pour tisser le plastique et le transformer en cabas, vestes, et paniers tendances exportés en Allemagne, en France ou ailleurs dans le monde. Transformation, revalorisation, ré-usage, recyclage sont ainsi des concepts qu’elles maîtrisent bien.

L’envolée que connaît actuellement le continent est une chance formidable. Ne nous y trompons pas ! Car nous ne l’aurons pas deux fois. D’ailleurs, ce n’est sans doute pas par hasard si l’Afrique figure depuis quelques années au palmarès des régions les plus optimistes au monde3. Aussi, serait-il dans ces conditions dommage de se contenter d’importer des modèles déjà pensés. Au contraire, ayons de l’audace, n’ayons pas peur de l’échec et démultiplions la résonance du mot jugaad.

« Nommer c’est faire exister » disait Sartre. Alors usons de la force « performative du langage » pour inventer, créer, à notre façon, éclairer et faire advenir l’Afrique et le monde qui vient.

 

Christine Traoré

1 Navi Radjou, consultant et coauteur de l’innovation Jugaad : redevenons ingénieux ! (Diateino, 2013).

2 Global entrepreneurship monitor global report – 2014.

3 Baromètre mondial de l’optimise. Lire Les Africains, champions du monde de l’optimisme !

Croissance, émergence et inégalités en Afrique

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Nombre de citoyens africains de 2015, qui se veulent libres et entreprenants, dans un monde en pleines mutations, sont en train d’œuvrer à une nouvelle expression du continent à travers les idées novatrices et les actions transformatrices qui y ont cours.

L’Afrique est un continent jeune avec ses 1,1 milliards d’habitants en 2013. C’est à dire 15% de la population mondiale. Qui dit jeunesse dit dynamisme, espoir, fenêtres d’opportunités. Pourtant le continent ne représente que 3,5% du Produit intérieur brut (PIB)  mondial soit, selon une comparaison établie par l’économiste congolais, Gabriel Mougani, de la Banque Africaine de Développement, dans son livre : « Afrique: prochaine destination des investissements mondiaux? » moins que la part du PIB de l’Inde par rapport au PIB mondial qui est de 5,77% (le PIB moyen par habitant de l’Afrique est de 2060 dollars  contre 5418 dollars pour l’Inde). L’Afrique c’est aussi seulement 3,9% du volume mondial des Investissements directs étrangers (IDE) et 3,4% du commerce mondial.

La moitié du milliard d’africains a aujourd’hui moins de 25 ans. La tendance ne faiblira pas – bien au contraire- dans les prochaines années. Les prévisions disent que dans 30 ans l’atelier du monde se déplacera de la Chine vers l’Afrique dont la population sera alors estimée entre 1,5 et 2 milliards d’âmes. La raison est que l’aire géographique du monde ayant la plus grande population d’âge actif ne sera plus l’empire du Milieu mais le continent noir.

 Ainsi, sont mises en évidence, de partout, les opportunités qu’offre ce pôle de croissance devenu désormais incontournable. Souvent, il s’agit d’abord de non-africains, s’exprimant, selon leur intérêt ou celui de leurs pays, région, continent sur un marché nouveau à conquérir et exploiter car c’est la région du monde où la rentabilité des capitaux est la plus élevée. Comme le fait remarquer l’économiste franco-égyptien Samir Amin : « on parle d’une Afrique émergente alors que les problèmes sociaux fondamentaux s’y approfondissent d’année en année ».

Toutefois, des voix africaines, de plus en plus nombreuses, se font entendre pour mettre en avant la vision que les fils du continent eux-mêmes ont de cette embellie annoncée. Ce qu’ils pensent de l’utilisation des importants flux d’investissements dont ils sont appelés à être les destinataires. Le guinéen Amadou Bachir Diallo, autre économiste de la Banque Africaine de Développement, campe le sujet en ces termes : « si ces interlocuteurs-là viennent chercher leurs intérêts, la question qui se pose est : quels sont nos intérêts à nous ? D’abord est ce qu’on tire profit de ces investissements en termes de taxation, en termes de création d’emplois, d’infrastructures, en termes de renforcement de la structure économique ? Les ressources qu’on en tire qu’est-ce qu’on en fait ? Quel type de partenariat on vise ? Pour résumer, il faut penser en termes de diversification maitrisée de l’économie ». Faire en sorte d’investir dans la recherche développement et d’avoir un secteur privé fort dans chaque pays du continent  pour porter cette économie devient ainsi une nécessité. Le développement d’un marché intra-africain l’est tout autant car avec l’Afrique du Sud et le Nigéria notamment comme moteurs, le potentiel est impressionnant. D’autant plus que les 430 milliards environ de dollars de réserve de change qui dorment dans les banques centrales africaines pourraient booster cette nouvelle politique économique. Mais pour en arriver là, un changement radical de mentalités s’impose.

A cette approche économique, il faudra ajouter une lutte plus efficace contre la corruption, le renforcement des institutions juridiques et gouvernementales ainsi que la diminution des risques politiques.

 

Sociétés émergentes versus marchés émergents

Lorsqu’ils font référence à l’Afrique, beaucoup de spécialistes des pays développés ou grands émergents et même, parfois, certains fils du continent parlent donc d’un marché émergent offrant actuellement plus d’opportunités que partout ailleurs ; « le lieu où il faut être pour faire du profit » dit-on. Or cette approche de l’émergence (concept en lui-même discuté par certains) met au second plan le volet social. Elle ne garantit pas que les fruits de la croissance profitent aux africains et se répercutent sur leur pouvoir d’achat. La nouvelle conscience africaine dont il est question ici cherche, quant à elle, à promouvoir des sociétés émergentes.  La croissance y serait essentiellement portée par des africains et non par des multinationales promptes à rapatrier les dividendes tirées de leur activité vers d’autres destinations. Elle serait inclusive avec des richesses mieux redistribuées pour, d’une part, réduire l’écart de niveau de vie avec les citoyens des pays les plus avancés et, d’autre part, en interne, venir à bout des inégalités qui, sans cela, iraient en se creusant avec ce boom économique.

 Les intellectuels porteurs de cette conscience africaine émergente ont le souci de ne pas laisser d’autres penser leur devenir à leur place. Ils tentent de  questionner leurs choix, de se regarder et de regarder leur environnement sans complaisance,  d’interroger le passé pour transformer ce présent dont nul ne pourrait se complaire malgré des projections souvent optimistes, en ne répétant pas les erreurs du passé.

Au suivisme dans la recherche effrénée d’une infinie croissance aux fragiles fondations en papier mentionnant une accumulation de dettes, ils préfèreront la sérénité d’une approche à la fois plus responsable, plus solidaire et plus préoccupée par les priorités actuelles et le sort des générations futures, procurant in fine la satisfaction du devoir accompli. C’est ce que certains appellent l’afro-responsabilité.

L’enjeu consiste dés lors en une prise en compte des succès et des échecs des orientations passées et présentes, une prise en charge des aspirations et espoirs des plus modestes, dans la réflexion pour la réalisation d’un développement à hauteur d’homme synonyme de mieux être pour tous. Il s’agit aussi de ne pas réduire la lutte contre la pauvreté à des actions d’assistanat visant les pauvres mais de faire le lien entre pauvreté et inégalités afin de s’attaquer aux causes dont la principale renvoie à une croissance mal redistribuée, et de vaincre le mal à la racine.

 

Etablir sa propre temporalité

La responsabilité des Etats africains et autres organisations d’intégration est engagée. Selon toujours Amadou Bachir Diallo de la BAD, plus d’unité s’impose pour pouvoir peser sur certaines décisions dans les instances internationales. Il faut aussi, avance-t-il, « une volonté politique, une réorganisation du système financier pour accompagner ce secteur privé qui portera une croissance africaine réelle, éviter la compétition entre le secteur public et le secteur privé, penser à développer une classe de jeunes entrepreneurs. Cela passe par une formation de qualité, des financements adéquats mais aussi la mise en place d’un réseau qui puisse guider leurs premiers pas dans la vie d’entrepreneur ».

L’écrivain et économiste sénégalais Felwine Sarr va plus loin. Il faut, de son point de vue, pour l’Afrique, rompre avec la référence externe  et  établir sa propre temporalité  pour ne plus avoir comme horizon indépassable le projet de rattraper les champions d’un modèle qui a fini de montrer ses limites. Une étude menée par Oxfam révèle qu’en 2016, 1% de la population mondiale possèdera plus de la moitié du patrimoine. Les plus virulents détracteurs de cette étude réfutent les chiffres avancés mais conviennent unanimement du creusement des inégalités. Sarr rejette ainsi le modèle ayant conduit à cette dérive née d’un désir d’accumulation malsain érigé en norme et insiste sur « la nécessité de l’élaboration d’un projet social africain, partant d’une socio-culture parce qu’on ne peut avoir économiquement raison si on a socio-culturellement tort ».

Ce souci de changer de paradigme a une résonnance particulière au moment où la théorie du ruissellement voulant que l’accumulation de richesses entre les mains d’une minorité profite à la croissance car leurs revenus auraient pour finalité d’être réinjectés dans l’économie est en train d’être battue en brèche par le FMI lui-même. Le Fonds, longtemps favorable à cette thèse d’inspiration libérale, a reconnu dans un rapport publié récemment que plus les riches sont riches moins la croissance est forte. Les chiffres qui étayent cette position sont les suivants : lorsqu’à travers le monde la fortune des 20% les plus aisés augmente de 1%, le PIB global diminue quant à lui de 0,8%.  

Aussi est-il aujourd’hui aisé de constater que les modèles de développement destructeurs de systèmes sociaux et d’équilibres naturels qui sont reproduits à l’identique un peu partout finissent par ne plus répondre aux exigences d’un développement durable et par creuser les inégalités dans une même société ainsi qu’entre pays au sein du système international.

Racine Assane Demba

Sources : ONU, Banque mondiale, FMI, OMC, CNUCD, BAD, Economy Watch, « Afrique: prochaine destination des investissements mondiaux? » ouvrage de Gabriel Mougani, « Développement : archéologie du concept » présentation de Felwine Sarr

 

 

Lionel Zinsou: L’homme Providentiel ?

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Lionel Zinsou, le parcours atypique d'un franco-béninois, c'est le titre que nous avions donné à une interview de ce membre du conseil scientifique de L'Afrique des Idées. Ce banquier d'affaires, précédemment président de la Fondation AfricaFrance pour la croissance vient d'être nommé premier ministre du Bénin dans un contexte politique très particulier, suscitant des interprétations contradictoires. Que pourrait donc bien signifier cette nomination, atypique? Son interprétation ne peut se faire en dehors de l'histoire et du contexte politique du Bénin, caractérisés par le plébiscite des hommes providentiels, souvent peu connus de la population, notamment en période de crise.

L'histoire des hommes providentiels béninois

Dans un contexte économique morose et un système de parti unique contesté, le président Mathieu Kérékou au pouvoir depuis 1972, laissa la gestion du pays à un Haut Conseil de la République à l'issue de l'historique Conférence nationale des forces vives de la Nation de février 1990. Cet Haut Conseil nomma Nicéphore Soglo au poste de Premier ministre en mars 1990. Un an plus tard, cet ancien de l'Ecole Nationale d'Administration française et cadre de la Banque mondiale, sera élu président de la République dans un Bénin cette fois-ci démocratique avec un système politique pluraliste. Sa gestion prospère du pays au bout de cinq années de mandat constitutionnel ne lui permettra pas d'être réélu à la présidence en 1996; l’élection consacrant plutôt le retour aux affaires de l'ancien président Mathieu Kérékou grâce au soutien de ses anciens alliés et à l'insatisfaction suscitée par sa lutte acharnée contre la corruption.

L'émergence économique entamée depuis 1991 se prolongera sous la présidence de Kérékou et lui vaudra une réélection en 2001. Cette réélection, cependant, marquera le début d’une descente aux enfers pour l'économie béninoise, gangrenée par des pratiques de mauvaise gouvernance, puisqu'il n'y avait plus d'enjeu après 2006; le président étant élu pour cinq ans renouvelable une seule fois. Dans cette atmosphère de marasme économique, Yayi Boni, président de la Banque ouest-africaine de développement (BOAD) débarque à moins d'un an des présidentielles de 2006 et réussit à se faire élire au second tour avec 75% des suffrages exprimés. Aux élections de 2011, il manque de peu de connaître le même sort que Soglo en 1996 avec la constitution d'une forte alliance de l'opposition.

Son maintien au pouvoir n'a cependant pas permis d'améliorer la situation politique et économique du Bénin; bien au contraire. La croissance économique est restée atone, la pauvreté et les inégalités ont explosé, et la situation politique s'est sérieusement détériorée avec l'exil de certains hommes d'affaires et de juges suite à des tentatives présumées de coup d'Etat et d'empoisonnement. La position politique du président s’est récemment affaiblie avec la prise de contrôle du parlement par l'opposition, mettant un terme au débat sur la révision de la constitution en vue d'un éventuel troisième mandat. C'est dans ce contexte qu'à dix mois des élections, et après une visite de travail à Paris, le président Yayi Boni nomme le banquier d'affaires Lionel Zinsou au poste de Premier ministre, un poste qui n'est pas prévu par la constitution béninoise, le président étant chef de l'Etat et chef du gouvernement.

Le vacuum politique béninois

Actuellement, la classe politique béninoise est divisée et les candidats potentiels affaiblis par leurs manques d'expériences et d'autonomie, de sorte qu'il n'existe pas encore de candidature sérieuse à la prochaine élection présidentielle de 2016. Bien entendu, il y a aujourd'hui une pléthore de candidats déclarés, parmi lesquels les plus crédibles sont Abdoulaye Bio Tchané, ancien candidat malheureux à la présidentielle de 2011, Pascal Irené Koupaki, ancien Premier ministre de Yayi Boni, tombé en disgrâce pour son accointance avec Patrice Talon, et le Général Robert Gbian. Si le premier dispose déjà d'une assise électorale minime auprès des populations béninoises, le second quant à lui, renvoie l'image d'un pur technocrate sans une réelle capacité de diriger le pays.

Les ténors de la scène politique béninoise que sont Adrien Houngbédji, président du principal parti d'opposition, et Amoussou Bruno, président du deuxième parti d'opposition, sont tous frappés par la limite d'âge pour être candidat à la présidence de la République. Le premier vient d'ailleurs d'être élu président de l'Assemblée nationale. Le Parti de la Renaissance du Bénin, présidé par Léhady Soglo, ne dispose plus d'assise électorale comme en témoigne les 7 sièges sur 83 qu'il a obtenus aux dernières élections législatives.

Face à ce vide politique, seul le parti de la mouvance présidentielle détient encore une base électorale très large, avec 33 députés sur 83 aux dernières élections législatives. Dans cette situation, le dauphin politique désigné par le président de la République aura toutes ses chances lors des prochaines élections présidentielles, surtout s'il a le soutien de quelques autres partis politiques de l'opposition. Mais au Bénin, il n'y a pas que le vide politique à combler, mais plus important encore est le redressement économique du pays pour renverser la tendance actuelle à l'explosion de la pauvreté et des inégalités. Il faut donc un homme providentiel.

02_Lionel_ZinsouLionel Zinsou sera-t-il l'homme providentiel pour 2016 ?

D'abord, l'histoire politique béninoise semble suggérer que les électeurs béninois ont une appétence pour les personnalités nouvelles, surtout en période de crise. Si cette préférence milite en faveur d'une élection de Zinsou à la présidence de la République, elle peut néanmoins être inversée par la leçon apprise de la gestion du pouvoir par Yayi Boni. Après quelques maladresses au cours de son premier mandat, lui-même avait reconnu que son manque d'expérience du système politique béninois était un handicap pour la mise en œuvre de ses projets de développement. Si cette opinion était partagée par une bonne partie de la population, alors Lionel Zinsou devrait d'abord prouver sa connaissance du Bénin pour gagner l'adhésion des béninois à une éventuelle candidature. Peut-être, pourrait-il s'appuyer sur la réputation de son oncle, Emile Derlin Zinsou, ancien président du Bénin pour convaincre davantage de monde.

Ensuite, le contexte politique semble très favorable à une candidature de Lionel Zinsou. En l'absence d'une candidature sérieuse, il peut jouir de la visibilité que lui offre un poste aussi controversé au Bénin que celui de Premier ministre. De plus, étant en charge du développement, il pourra gagner la sympathie des populations pauvres et des classes moyennes inférieures qui représentent aujourd'hui la majorité des Béninois, grâce aux programmes de lutte contre la pauvreté et les inégalités qu'il conduira au cours des huit prochains mois.

Par ailleurs, Zinsou devrait bénéficier du soutien de la France du fait de ses nombreux offices pour l'Etat français. C'est ce que suggère d'ailleurs sa nomination à la suite d'une visite de Yayi Boni à Paris et juste avant l'arrivée du président François Hollande à Cotonou le 2 juillet prochain. Cette arrivée de Hollande semble d'ailleurs augurer d'une tentative de ralliement de la classe politique béninoise autour d'une éventuelle candidature de Lionel Zinsou. Plus particulièrement, l'élection d’Adrien Houngbédji à la présidence de l'Assemblée nationale pourrait avoir été favorisée par le soutien de milieux français. Par un retour de l'ascenseur, celui-ci pourrait également faciliter un ralliement autour d'une candidature de Lionel Zinsou.

Cependant, la création d'un poste de Vice-Premier ministre atténue quelque peu les perspectives présidentielles de Lionel Zinsou. Par ce biais, il semble être sous la surveillance de Yayi Boni, avec la possibilité que son bras droit reste auprès de lui au cas où il briguerait la présidence de la République. Les jeux sont-ils faits ? Il se peut qu'une nouvelle surprise survienne dans cette effervescence pré-électorale à moins que ce ne soit celle d'une élection de Lionel Zinsou à la présidence de la République du Bénin. Serait-elle une belle surprise lorsqu’il soutient que le Franc CFA est une chance pour la zone Franc?

 

Georges Vivien Houngbonon

S’engager pour l’Afrique : Entretien avec Khaled Igue, Président du Club 2030 Afrique

C2030Khaled IGUE est originaire du Bénin, président du think tank Club 2030 Afrique et Manager chez Eurogroup Consulting France. Ingénieur Civil de formation, diplômé en sciences économiques de l’université de Paris I, et titulaire d’un master en affaires publiques – potentiel Afrique – de Sciences Po Paris, Khaled IGUE est un spécialiste des questions énergétiques, industrielles et économiques. Il intervient auprès des institutions et des gouvernements africains pour l’élaboration de modèles structurants pour l’émergence économique et sociale sur le continent.

Dans cet entretien, il nous parle de son engagement en faveur de l'Afrique par le biais du think tank Club 2030 Afrique dont il est le fondateur. Plus particulièrement, il nous présente les thématiques phares sur lesquelles travaille son think tank dont  la crise énergétique en Afrique, la mise en place d’une monnaie unique en Afrique de l’Ouest, ainsi que la question de l’adéquation des institutions politiques africaines aux contextes locaux.

En tant que jeune, qu'est ce qui a motivé votre engagement pour l'Afrique ?

Tout est parti d'un questionnement, entre amis, sur l'avenir de l'Afrique. Nous nous demandions à quoi ressemblera le continent dans les trente, voire les cinquante prochaines années ? Quel modèle économique devrait convenir au développement de ses Etats ? Quel système de gouvernement garantirait la paix, la stabilité et le développement économique dans les nations africaines ? L’un des constats que nous avons fait en définitive est que la jeunesse africaine est pour l’instant absente du débat intellectuel sur le développement de l'Afrique.

Afro-optimiste convaincu je n’en demeure pas moins réaliste, l’Afrique est à un tournant de son histoire. Si tous les feux sont au vert, les défis à relever restent conséquents. Or c’est la mobilisation mais surtout la bonne coordination de toutes les forces, dynamisme, et compétences disponibles qui permettront à l’Afrique de se distinguer dans les trente prochaines années.

C’est en partant de ce constat qu’est née la volonté de créer le think tank Club 2030 Afrique pour offrir un cadre de réflexion et d'action qui permettra de mettre au service de tous et surtout de chacun les énergies et expertises de cette jeunesse africaine.

logoC2030Pourriez-vous nous présenter un peu plus le Club 2030 Afrique ?

Le Think Tank « Club 2030 Afrique» est une organisation à but non lucratif, créée en 2012 avec l’ambition d’accompagner les pays africains dans leur processus d’émergence. Il souhaite s’engager auprès des décideurs et du grand public en structurant son action autour de 3 piliers : Informer, Débattre et Agir.

Trois sujets prioritaires rythment l’agenda des travaux de Club 2030 Afrique. Tout d’abord, alors que le sujet de la transition énergétique est sur toutes les lèvres, la question de l’énergie et de ses enjeux sur le continent africain constitue une des préoccupations majeures du think tank. A cet effet nous avons organisé en février 2015 une conférence sur « Les différentes solutions à la problématique de l’Energie en Afrique : quels sont les défis géopolitiques, juridiques, économiques et humains ? ». Ensuite, nous réfléchissons également sur l'avenir du franc CFA et la mise en place d’une monnaie unique en Afrique de l’Ouest à horizon 2020. Enfin, le Club réfléchit par ailleurs sur la nature des institutions démocratiques adaptées aux Etats Africains.

Sur la question de l'accès à l'énergie, quels ont été les fruits de vos réflexions ?

D'abord, nos analyses nous ont permis d'identifier deux obstacles majeurs à l'accès à l'énergie en Afrique. D'une part, la taille des marchés nationaux est parfois trop petite pour permettre une rentabilité intéressante aux investissements dans des infrastructures énergétiques très coûteux. Par exemple le Bénin et le Togo ont constitué dans les années 1960 une communauté électrique commune (CEB) pour répondre plus efficacement à la demande en énergie de leur population. L’idée étant justement de créer un marché beaucoup plus attractif et d’optimiser les coûts de production..

Toutefois, cet exemple ne s'applique pas au Nigéria puisqu'il dispose de la matière première et d'un vaste marché pour rentabiliser sa production énergétique. Dès lors, c'est aussi la faiblesse, voire l'absence d'un cadre réglementaire incitatif aux investissements privés qui peut être un obstacle à l'accès à l'énergie. Le but d'un tel cadre réglementaire est de sécuriser les investissements privés, car les financements existent. Il faut donc des cadres réglementaires qui définissent clairement les conditions de rachat de l'énergie par l'Etat, les modalités de mise en place de partenariats public privé et réduire les délais de démarrage des nouveaux projets d'investissements privés.

Une fois que ces obstacles sont levés, il faudra promouvoir le mix énergétique en se reposant sur les potentiels de chaque localité. Pour reprendre l'exemple du Bénin, les régions du Nord sont assez propices au déploiement de la biomasse en utilisant les résidus de l’égrenage du coton (tiges de coton) ; alors que le Sud est propice au déploiement d'éoliennes compte tenu de la proximité avec la mer. L'avantage du mix énergétique est qu'il permet de limiter les coûts de transport de l'énergie.

Enfin, la question de l'interconnexion physique des réseaux nationaux est centrale pour équilibrer la production de l'énergie dans des espaces communautaires comme la CEDEAO. A chaque période de l'année, certains pays bénéficient d'un ensoleillement alors que d'autres ont un potentiel hydraulique élevé. Il en est de même pour le gaz et le vent. La mise en place d'un marché régional de l'énergie soutenu par l'interconnexion physique des réseaux nationaux permettra d'échanger des flux d'énergie en temps réel et ainsi optimiser les coûts de production de l'énergie. Cependant, l'opérationnalisation de cette approche nécessite la mise en place de régulateurs nationaux et d'un régulateur régional. Actuellement, nous en sommes encore loin, mais c'est bien le chemin à emprunter.

Qu'en est-il de la monnaie unique de la CEDEAO, quelle est l'état de vos réflexions sur le sujet ?

Nous partons du principe que la maîtrise de la monnaie est essentielle à la gestion de l'économie d'un pays. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour laquelle le Ghana et le Nigéria tiennent à leurs monnaies nationales. Aujourd'hui, les Etats de l'UEMOA partagent le franc CFA comme monnaie unique.  Cependant, ils ont peu de pouvoir sur leur politique monétaire puisque la parité fixe de la monnaie unique est garantie par la Banque de France en contrepartie d'un solde qui lui est versé chaque année sur les exportations. Ce transfert de devises à la Banque de France laisse peu de marge de manœuvre aux Etats de l'UEMOA pour utiliser les fonds disponibles à des fins de développement.

Dans ce contexte, la création d'une monnaie unique de la CEDEAO serait une opportunité de rapatrier les devises pour qu’elles soient utilisées pour financer des infrastructures de développement. Toutefois, la création de cette monnaie a déjà été reportée à maintes reprises ; la prochaine échéance étant fixée en 2020. La question que nous nous posons est de savoir si cette nouvelle échéance sera enfin respectée. Tout semble indiquer qu'il sera difficile de la tenir car une monnaie unique requiert une convergence économique des économies qui y participent. Pour l'instant il est difficile de croire qu'un pays comme le Nigéria, première exportatrice de pétrole puisse intégrer cette union monétaire sans avoir des répercussions sur les économies des autres pays. Les chocs externes qui affecteront le cours du pétrole par exemple, risqueront de détériorer les exportations des autres pays, notamment ceux qui dépendent de matière première agricole, comme le coton, le café et le cacao. Notre objectif est de faire de la transparence sur les défis inhérents à la création de cette monnaie unique et nous comptons organiser une conférence sur le sujet cette année.

Enfin, quelles sont vos positions sur les institutions démocratiques en Afrique ?

Sur ce sujet aussi, nous partons de l'observation que les systèmes politiques appropriés dépendent des contextes économiques, démographiques et géographiques. Dès lors, chaque pays africain a besoin d'inventer ou de réinventer un modèle de gouvernement adapté à sa société. Notre travail consiste à identifier les modèles les plus adaptés en allant recueillir des informations auprès des populations sur leurs préférences. Ensuite, nous confions à un groupe d'analystes la tâche de produire un document qui servira de base à notre plaidoyer auprès des gouvernements en vue de nouvelles républiques en Afrique. Une idée qui revient souvent est celle d’un mandat unique à sept ans.

Quel sera votre mot de fin ?

Je remercie L'Afrique des Idées pour avoir donné la possibilité à Club 2030 Afrique d’exprimer sa vision et son engagement pour le développement du continent africain. A l'endroit de tous les acteurs impliqués dans la mise en œuvre des politiques de développement en Afrique, je formule le vœu qu'ils soient davantage à l'écoute des think tanks africains. Enfin, mon souhait est que nous intégrons davantage l'action au processus de réflexion afin de concrétiser nos propositions.

Propos recueillis par Georges Vivien Houngbonon

Pourquoi il faut changer de posture de pensée et d’action – et adopter l’afro-responsabilité

Dans la série de nos articles en vue de la conférence du 30 mai, la rédaction publie à nouveau cette tribune d'Emmanuel Leroueil paru initialement en 2013 : vibrant appel à l'adoption de l'Afro-responsabilité comme moteur de changement de paradigme pour la jeunesse.

1692510_6980742_800x400Qu’est ce que l’Afrique subsaharienne peut apprendre des expériences contestataires/refondatrices qui ont secoué le monde ces deux dernières années ? Sans doute qu’il ne suffit pas de protester au sein de l’espace public pour construire une alternative politique répondant aux préoccupations légitimes des manifestants. La solution tient en un mot : organisation. 

L’agitation mondiale récente est le résultat d’une situation inédite : une jeunesse nombreuse, éduquée, connectée, qui fait face à une situation sociale et économique particulièrement difficile : un niveau d’inégalités économiques effarant, une barrière à l’entrée du monde du travail pour une portion significative des jeunes, une fossilisation de la société au détriment de ses forces vives. Alors même que l’Afrique et les sociétés arabes sont censées bénéficier du « dividende démographique », avec l’arrivée d’une cohorte de nombreux jeunes éduqués en âge de travailler, les conditions de réalisation et d’épanouissement de ces individus sont compromises dans le cadre actuel du système social et économique où ils évoluent. Le changement est donc nécessaire. Mais les Subsahariens qui souhaitent réformer leur société au Burkina Faso, au Cameroun, au Congo, en Ouganda, au Soudan ou ailleurs gagneraient à tirer des leçons du « printemps arabe » ainsi que des mouvements « Occupy… » qui ont rassemblé des jeunes aux Etats-Unis, en Espagne ou en Israël, protestant contre le niveau des inégalités et leur horizon bouché.

Dans tous ces cas, des mobilisations d’une ampleur historique ont abouti à des résultats contrastés. En Egypte et en Tunisie, deux des cas les plus emblématiques, le renversement du pouvoir en place a profité avant tout à la force politique alternative la mieux organisée de ces sociétés : les islamistes du mouvement des frères musulman et du parti Ennahda. Bien que les militants de ces mouvements n’aient pas été les protagonistes des révoltes, ils se sont révélés les mieux à même d’occuper le vide laissé par les anciens pouvoirs. Les jeunes urbains fers de lance de la révolte, qu’ils soient pauvres ou issus de la classe moyenne, ont péché par manque d’organisation militante, par manque de discours englobant et mobilisateur, par manque de leadership et de confiance en eux.

Les jeunes manifestants en Europe et aux Etats-Unis ont eux péché par « nombrilisme ». Ils ont confondu le moyen – occuper l’espace public par des manifestations, des sit-in – et la fin – obtenir des changements politiques. Ils ont refusé de s’organiser en mouvement politique au nom de principes anarchistes qui sont les symptômes de leur défiance vis-à-vis de la société dans laquelle ils vivent. Cette posture de défiance ne fait que les marginaliser encore plus. Le mouvement « Occupy Wall Street » a souffert également du défaut de l’ « intellectualisme », ce plaisir qu’ont certain à s’entendre parler, à rendre nébuleux ce qui est clair, à rendre élitiste des causes populaires.

Les Subsahariens cumulent tous ces défauts : le manque d’organisation, l’ « intellectualisme » et le « nombrilisme ». Un nombrilisme qui s’exprime différemment : à l’optimisme individuel (il est possible de s’en sortir soi-même si on est courageux, malin et qu’on se débrouille bien – avec l’aide de Dieu…), fais face le pessimisme collectif (il n’est pas possible de changer la société et le système dans lequel on vit, ce sont toujours les puissants qui vont dominer, les tares de la société resteront toujours les mêmes, etc.).

L’ « intellectualisme » africain est lui assez banal. Il prend l’apparence de discours pompeux et creux tenus à longueur de journée par des tribuns dont on se sait s’il faut en rire ou en pleurer. Il prend également la forme d’un retrait de la vie politique – l’intellectuel ne devant pas se salir dans le marigot politique – qui peut parfois être interprété comme une démission. Une démission d’autant plus facile quand le discours critique porte quasi exclusivement sur la domination de l’Afrique par les puissances impérialistes qui seraient omnipotentes et face auxquelles les acteurs africains ne seraient que des pantins sans marge de manœuvre. C’est le sempiternel refrain sur la « françafrique » par exemple : rien ne serait possible (réformer par exemple l’espace monétaire de la zone CFA), tout se joue à l’Elysée et Matignon, les dés sont pipés, etc. C’est sans doute la principale faiblesse du courant intellectuel altermondialiste africain, qui s’articule principalement sur la critique des puissances impérialistes étrangères et pas assez sur l’organisation des forces sociales africaines. Un discours qui finit par déresponsabiliser les premiers protagonistes de l’histoire continentale : les Africains. Il leur revient pourtant de s’organiser pour inverser les rapports de force et se frayer leur propre chemin au sein du système mondial, comme le font tant d’autres sociétés en Amérique latine et en Asie.

Le manque d’organisation est aberrant : dans la plupart des pays africains, il n’y a pas de mouvement aussi structuré que les frères musulmans – avec un corpus cohérent d’idées, une organisation, des militants – qui soit une force politique alternative au régime en place. De ce fait, le vide du pouvoir appelle des « hommes providentiels », malheureusement souvent des personnages médiocres et opportunistes (Dadis Camara, le capitaine Sanogo et tant d’autres chefaillons militaires avant eux). Nous nous demandions en 2011 si le « printemps arabe » allait passer la barrière du Sahara et venir bousculer tous ces chefs d’Etat à qui il faut dire dégage… La plupart des pouvoirs les plus décriés en Afrique n’ont pas une assise solide. Leur chute ne saurait tarder, qu’elle se fasse de manière pacifique et naturelle, ou de manière violente et forcée. Mais l’alternative politique est-elle prête ?  

Pas encore. Il est donc plus que jamais urgent de s’organiser. De mobiliser les femmes, les hommes et les idées qui porteront le courant progressiste de l’Afrique de demain. De les mobiliser non pas sur des slogans creux, mais sur des idées pratiques. 

L’afro-responsabilité : une nouvelle posture de pensée et d’action pour construire une alternative positive

C’est ce à quoi souhaite répondre l’afro-responsabilité : placer les Africains au centre du jeu et construire une alternative politique progressiste et efficace, qui réponde aux besoins de sécurité, d’emploi, de prospérité et de fierté que réclament légitimement des centaines de millions d’Africains.

A Terangaweb – l’Afrique des idées, nous avons depuis deux ans cherché à poser les bases de réflexion de cette alternative. Notre cadre de réflexion s’est d’emblée posé à l’échelle continentale et sous-régionale : la solution ne viendra pas de l’échelon national, parfois trop petit, parfois trop bancal. Il faut trouver une solution par le haut : les échelons sous-régionaux (UEMOA, CEMAC, EAC, SADEC) semblent plus pertinents pour mobiliser les ressources humaines, financières, militaires et symboliques nécessaires pour combler le retard en infrastructures, permettre aux entreprises d’avoir accès à des marchés élargis et compétitifs, asseoir la position de l’Afrique dans le monde. L’échelon sous-régional devrait aussi mettre fin à l’émiettement de l’Afrique : l’harmonisation des règles du droit, des modalités de la compétition politique, la libre-circulation des personnes, devraient permettre d’éviter à l’avenir la succession de petits sultanats locaux (la Gambie, la Guinée-Bissau) au fonctionnement douteux, et rendre quasiment impossible la contestation du pouvoir central par des forces locales, comme on l’assiste encore aujourd’hui en Centrafrique. Cela ne signifie bien entendu pas la fin de l’échelon national, et encore moins des échelons locaux. L’expansion démographique des villes africaines appellent au contraire un renforcement sans précédent des pouvoirs locaux. Il s’agit de mettre en place un système articulé de prise de décision à l’échelon pertinent, dans un cadre de règles harmonisées au niveau sous-régional.

Nous nous proposons de relancer le projet panafricaniste sur des propositions concrètes (mise en place par exemple d’un système de droit panafricain avec une Cour suprême dont les arrêtés s’imposeraient à l’ensemble des juridictions nationales). Le défi consiste aujourd’hui à donner du souffle à ces idées ; à rassembler des personnes qui militent pour qu’elles deviennent réalité. Des personnes qui seront prêtes à remplacer au pied levé des pouvoirs dépassés et à construire une autre alternative historique. Tel est l’ambition que nous nous fixons. Tel est le défi que l’époque pose à notre génération.  

Emmanuel Leroueil

L’Afrique que nous voulons (suite et fin)

c68a72e0-2Nous évoquions la semaine dernière dans nos colonnes la nécessité d’une prise de recul critique face aux changements de paradigme qui s’opèrent sur le continent : plus riche, plus urbain, plus ouvert au monde, plus structuré ; mais  également plus déraciné, plus consumériste, plus « aculturel » et toujours aussi peu uni.  Posant les principes de base du concept d’afro-responsabilité, nous souhaitions en filigrane réaffirmer notre capacité à détenir les ressorts de notre propre bonheur et de notre propre émancipation.

Le propos n’étant pas d’aller à l’encontre de la marche de l’Histoire (pourquoi n’aurions nous pas, nous aussi, voix au chapitre de la modernité ?) ; mais plutôt de rester alertes pour ne pas céder aux sirènes d’un développement illusoire et d’un vernis temporaire. Heureusement, les acteurs de la construction de cette autre Afrique, durable, inclusive, en avance sur les problèmes de son temps, existent. Héros ordinaires d’un quotidien qui se cherche, ils bâtissent dans l’ombre une vision nouvelle de l’Afrique et dessinent ensemble, et souvent sans le savoir, les  contours de nouvelles utopies et de solutions inédites. Qui sont-ils ?

Nouvelle donne, les moteurs du changement.

En dépit des pesanteurs précédemment citées, qui sont le lot d'un continent qui a raté son départ post indépendance, des moteurs du changement existent. Et ce, dans un contexte de fertilité des outils et des idées, parfois hors du circuit classique de l’État et de ses démembrements.  Nous en identifions ici trois principaux : la société civile de plus en forte et influente qui émerge ; la jeunesse véritable potentiel et première richesse du continent qui s'organise et montre son envie pour le choix d'un nouveau braquet ; enfin la technologie qui permet d'imaginer un nouveau champ des possibles plus large et plus crédible.

Les acteurs culturels du continent qui, chaque jour, jouent leur rôle de moteurs importants dans le changement des sociétés. Pourquoi ? En raison de leur sensibilité à saisir l’ère du temps et le vent qui tourne. Qu’apportent-ils dans l’édification de cette autre Afrique ? De cette 3ème voie ? Trois éléments fondamentaux à tout projet d’envergure : l’audace d’y croire, la folie d’essayer,  l’énergie d’avancer. Les artistes africains n’y font pas exception et prennent de plus en plus en compte leur rôle avant-gardiste dans le changement qualitatif des pays. Véritables éclaireurs du temps présents, il dessinent les contours d’une société à venir et mettent en lumière les maux de notre temps, à l’image par exemple du projet Prophétie au Sénégal.

Dans un autre registre, les think tanks et instituts de mesure et d'influence positive, à l’instar de la Fondation Mo Hibrahim,  prennent leur  place dans l'architecture institutionnelle de l’Afrique en faisant avancer la démocratie et élargissant le cercle des outils d'aide à la décision pour les décideurs. Car pour insuffler des politiques adéquates, faut-il déjà mesurer de façon juste l’existant : nous l’avons vu avec le PIB du Nigéria par exemple, révisé à la hausse de façon considérable suite à un ajustement méthodologique.

Les réseaux sociaux enfin sont un moteur pour davantage de transparence, de réédition des comptes pour les gouvernants et de capacité de mobilisation et de lobbying pour avancer certaines causes justes. Désormais intrinsèquement ancrés dans les pratiques quotidiennes, ils deviennent également le lit d’une remise en question des structures hiérarchiques habituelles et donc le lieu d’une émancipation créatrice.

Le temps des solutions, vers un continent agile.

Afro-responsables, nous nous voulons également afro-optimistes. Car oui, ce n’est qu’au goût du risque et d’un brin de folie que nous aurons l’audace de penser une 3ème voie à la confluence des réalités actuelles et à la hauteur des défis qu’elle comporte. Oui il est aujourd’hui plus que temps de ne plus regarder dans le rétroviseur, de pardonner au passé ses serments pour achever un nécessaire et sine qua non travail de mémoire afin de bâtir un avenir fécond. Oui enfin ce n’est qu’au prix de nos efforts que nous parviendrons à lutter contre ce que La Boétie appelait « la servitude volontaire » pour construire l’Afrique que nous voulons.

Ce n’est qu’en adoptant une approche introspective que le continent, déjà adepte des sauts : technologiques, créatifs, humains ; pourra trouver les ressources nécessaires pour catalyser ses énergies et devenir un continent visionnaire.

Continent de tous les défis, serions-nous en train de devenir celui de tous les espoirs ? Nous l’espérons et le souhaitons. Ainsi, à problèmes inédits, solutions inédites. La restriction nous pousse à l’ingéniosité. Preuve en est, les innovations africaines sont aujourd’hui exportées hors de nos frontières. C’est le cas par exemple de la solution de M-banking M-Pesa, pensée au Kenya et commercialisée en Roumanie depuis 2014. Car, ne nous leurrons pas, face à l’immensité des défis qui nous attendent et à commencer par le premier d’entre eux, nourrir et instruire 1, 5 milliards d’âmes à l’horizon 2030[1], soit demain, les solutions devrons être « jugaad », c’est à dire agiles, innovantes, inédites ou ne serons pas.

C’est d’ailleurs sur cette incitation à l’ingéniosité collective et individuelle que nous souhaitons conclure cette réflexion en deux temps, dont la 1ère partie est accessible ici. A notre sens et en définitive le mot de la fin doit aller à la responsabilité individuelle, car l’Afrique, et au delà le monde de demain, habite un peu en chacun d’entre nous. C’est la fameuse théorie du colibri, cet oiseau qui face à l’incendie de la forêt a continué selon la légende indienne à apporter sa goute d’eau, aussi modeste fût-elle, pour contribuer à éteindre le feu, là ou tous les autres animaux fuyaient. Soyons colibris, soyons exigeants, soyons optimistes, soyons aigris mais surtout, soyons unis… Car, dans un monde globalisé, les propos de Fatou Diome doivent trouver une résonnance particulière : « nous serons riche ensemble, ou nous coulerons ensemble ». Ne rêvons plus simplement l’Afrique, rêvons là plus fort et surtout, construisons la, habitons la.

 

Hamidou Anne et Christine Traoré

 

A lire dans nos colonnes sur le même sujet :

La thématique de l’afro-responsabilité vous intéresse ? Poursuivez votre lecture sur le sujet  à travers une sélection de notes et analyses publiés récemment sur Terangaweb.com :

           

 

 

 


[1] Soit autant que l’Inde ou la Chine. Sur ce sujet voir l’ouvrage CHINDIAFRIQUE, Boillot et Dembinski (2013).

 

 

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