Étiquette : Joel Té-Lessia
Laurent Gbagbo à La Haye
Que Laurent Gbagbo ne porte pas la responsabilité exclusive des violences postélectorales de 2010/2011 en Côte d’Ivoire ne signifie nullement qu’il n’en porte aucune. Et c’est bien le minimum qu’il ait à s’en expliquer devant la justice. Et il faut cesser rapidement ces enfantillages. Non, le transfèrement de Laurent Gbagbo à la Haye n’est pas la victoire de la Françafrique. Et non, Laurent Gbagbo n’est ni Nelson Mandela, ni Kwame Nkrumah, ni Patrice Lumumba.
Les actes de guérilla urbaine menée par son armée, les obus lancés à l’aveugle sur des quartiers entiers, les tirs à balles réelles contre les civils, le pillage de la BCEAO, la nationalisation forcée des banques, les enlèvements, les exécutions sommaires et les viols commis par les milices qu’il fit ou laissa armer, le recrutement de mercenaires, la liberté de manœuvre inconsidérément laissée à ses compagnies d’élite, tout cela est de son fait. Responsabilité indirecte peut-être, mais responsabilité pleine et entière. Le Commandant Suprême des armées qu’il était, avait ou aurait dû avoir le contrôle sur ses forces. Qu’il les laissa faire ou leur intima l’ordre de réduire la « rébellion » par tous les moyens est de sa seule responsabilité. Qu’il ait été Président de la République au moment de ces faits ne lui confère aucune sorte d’immunité. C’est justement pour ce type de situation que la Cour Pénale Internationale a été créée. On est pour ou contre le droit. On ne peut pas l’être à moitié.
Que Laurent Gbagbo ait à répondre de ses actions devant la justice n’a rien de scandaleux. Ni de très surprenant. Considère-t-on sérieusement qu’il aurait fallu le laisser en liberté ? Organiser ce procès à Abidjan ? Soyons sérieux : le choix fait par Alassane Ouattara était le seul logique, le seul pratique, la seule solution. Imagine-t-on le Maréchal Pétain sénateur à vie sous la Ve République ? Certes, la justice des hommes n’est pas la justice cosmique. À la fin du film tous les coupables ne finissent pas, en même temps, au pilori. Mais, Laurent Gbagbo a perdu le bras de fer qu’il mena contre le bon sens, la communauté internationale et l’intérêt de son pays. En prenant la décision de braver le conseil de sécurité de l’ONU et d’employer tous les moyens nécessaires à la reconnaissance de sa « victoire », Laurent Gbagbo s’est affranchi de mille contraintes légales et humaines. Le pari qu’il prenait ne menait qu’à cette alternative : gagner la guerre ou se suicider. Il l’a perdue et s’est rendu. Tout le reste n’est que littérature. En Côte d’Ivoire, comme jadis au Vietnam ou aux États-Unis, c’est toujours le Nord qui gagne la guerre.
Il ne faut pas l’oublier : si Laurent Gbagbo avait eu le dessus, à la suite des affrontements post-novembre 2010, les actions qu’il mena ou laissa mener durant ces événements l’auraient de toute façon « qualifié » pour la Haye. Il n’aurait peut-être pas eu à rendre compte de ses actions aussi rapidement, mais les crimes dont on l’accuse aujourd’hui n’en seraient pas moins réels. Qu’il le fasse, bon gré, mal gré, quelles que soient les circonstances, est une bonne nouvelle. Des crimes contre l’humanité, des crimes de guerres et d’autres horreurs ont été commis systématiquement et à grande échelle, en Côte d’Ivoire depuis septembre 2002 et peut-être même depuis décembre 1999. On sait que tout cela a commencé, réellement, par le coup d’état manqué fomenté, entre autres, par le sergent Ibrahim Coulibaly et Soro Guillaume. La rébellion a certainement déclenché le désastre et y participa avec un enthousiasme et une férocité jamais connus sous ces cieux. La réponse de Laurent Gbagbo a été incohérente, pusillanime, balbutiante et en fin de compte sordide, jusque dans ces derniers moments. On se souvient peut-être de l’humiliation du 11 Avril 2011 et du couple présidentiel martyrisé par une bande de troufions. Ce qu’on retient moins c’est la décision absolument ahurissante prise par Laurent Gbagbo de réunir sa famille élargie et ses proches collaborateurs dans cette espèce de camp retranché, pilonné par l’ONU et les forces françaises – brutale évocation du suicide collectif des membres du temple du peuple.
Le départ de Laurent Gbagbo pour la Haye a été l’occasion d’explosion de joie sur bien des forums et sites internet traitant de la situation en Côte d’Ivoire. Ce serait une nouvelle réjouissante, si ses motifs n’étaient pas aussi imbéciles : il y a un groupe d’Ivoiriens pour qui la crise en Côte d’Ivoire a démarré en novembre 2010. Pour scandaleuse qu’elle puisse paraître à certains, je maintiens cette comparaison, ce groupe me semble moralement équivalent aux Allemands qui considèrent encore aujourd’hui qu’Hitler avait peut-être vu juste ou aux Américains en faveur de l’exécution sommaire des candidats à l’immigration clandestine. À ceci près qu’ils sont plus audibles sinon proportionnellement plus nombreux en terre d’Éburnie. Cela ne les rend aucunement moins méprisables ni abjectes. Jusqu’à preuve du contraire, crimes de guerre et crimes contre l’humanité sont imprescriptibles Que Soro Guillaume soit en liberté, pour le moment, ne signifie pas que Laurent Gbagbo ne mérite pas son sort. La vie politique n’est pas un fleuve tranquille. Bien des alternances peuvent se produire… En définitive, il faut souhaiter longue vie à Soro Guillaume et à ses sbires des ex-forces nouvelles.
Joël Té-Léssia
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Sirleaf et Gbowee, les femmes au pouvoir
Les premiers résultats en date du premier tour des élections présidentielles libériennes, organisé le 11 octobre dernier, donne une significative avance à la Présidente sortante, Ellen Johnson-Sirleaf (44.5%) contre son principal adversaire Winston Tubman (26.5%). Un second tour (prévu pour le 11 novembre) semble inévitable. Ces résultats, bien que très provisoires (ils ne concernent que 16.5% du total des suffrages exprimés et 765 bureaux de votes sur 4500) sont pourtant en première analyse une surprise considérable, liée essentiellement au Prix Nobel de la paix 2011 décerné conjointement à l’activiste Yéménite Tawakkul Karman, et aux Libériennes Leymah Gbowee et… Ellen Johnson-Sirleaf.
La surprise est double, en effet. Dans un premier temps, on aurait pu supposer que le Prix Nobel de la Paix, accordé à la présidente en exercice d’un pays qui connut une longue et particulièrement sanglante guerre civile, couronnait une gestion d’exception et boosterait le récipiendaire vers une victoire dès le premier tour. Il n’est fut rien. Et les médias internationaux qui titraient mardi : « un Prix Nobel de la Paix contre un ex-footballeur » en sont pour leurs frais. La stupéfaction est, de fait, encore plus forte du côté de l’opposition, notamment le Congress For Democratic Change de Tubman et de son bras droit, l’ancienne star du Milan AC et candidat malheureux aux présidentielles de 2005, George Weah, tant le mécontentement populaire contre la gestion de EJS est fort. Qu’elle soit en tête au premier tour est, pour l’opposition libérienne, une surprise de taille difficilement dissociable du timing jugé hasardeux de l’annonce du Jury norvégien.
Ce dernier s’est d’ailleurs livré à un étonnant exercice de contorsionniste dans la rédaction du texte de la récompense. Ainsi, Johnson-Sirleaf, Karman et Gbowee sont récompensées « pour leur lutte non violente en faveur de la sécurité des femmes et de leurs droits à participer aux processus de paix. » Ce qui est à la fois vague et innocent. Des trois lauréates, Johnson-Sirleaf est de toute évidence celle dont l’action s’est le moins porté sur les droits des femmes en tant que tels. Le contraste est d’autant plus saisissant lorsque son parcours est comparé à sa compatriote et co-lauréate Leymah Gbowee. L’étrange manie du Comité Nobel qui consiste, depuis quelques années à récompenser des réalisations en devenir (cf. Barack Obama en 2009) prend ici une tournure encore plus inquiétante, l’amalgame sous une étiquette volontairement plate d’un groupe hétéroclite de lauréates aux parcours divergents et aux mérites inégaux.
Ellen Johnson-Sirleaf est née à Monrovia, en 1938. Économiste, diplômée en 1971 de l’Université de Harvard, elle occupe de 1972 à 1973 (puis de 1979 à 1980) le poste de ministre des finances dans le gouvernement de William Tolbert, sous le régime du Parti unique, le True Whig Party. Cette période connaît une radicalisation profonde de la société libérienne et un accroissement encore plus fort des inégalités économiques, sociales et politiques au profit de l’élite Americo-Libérienne (descendants d’esclaves affranchis qui imposèrent aux autochtones le système d’exploitation qu’ils avaient subi aux États-Unis). Elle aboutit au coup d’état d’Avril 1980 qui vit la prise de pouvoir du sergent Samuel Doe et l’exécution de Tolbert et de certains membres du gouvernement.
Sirleaf accepte d’abord de présider, pour le nouveau pouvoir, la Banque Libérienne pour le développement et l’industrie, avant de s’exiler au Kenya, pour échapper aux purges et exécutions sommaires organisées par le régime brutal de Doe. Lorsque ce dernier restaure le « multipartisme » en 1985, elle rentre d’exil et se présente aux élections présidentielles, pour se voir aussitôt placée en résidence surveillée, puis condamnée à dix ans de prison. Libérée au bout de quelques semaines, elle choisit une nouvelle fois l’exil, vers le Kenya puis les États-Unis, travaillant successivement pour Citibank, HSBC et le PNUD. Lorsque la première guerre civile libérienne éclate en 1989 et que Samuel Doe est, à son tour, exécuté, Sirleaf soutient financièrement, de l’extérieur, le Leader du National Patriotic Front of Liberia, Charles Taylor contre son ancien bras droit Prince Johnson (aujourd’hui Sénateur et troisième au premier tour des présidentielles) à la tête de l’Independent National Patriotic Front of Liberia.
En 1996, à la fin de la première guerre civile Libérienne, Sirleaf revient encore une fois d’exil et est la principale opposante à… Charles Taylor. Ce dernier remporte les élections présidentielles de 1997 avec 75% des voix. Sirleaf ne récolte que 10% des suffrages et est condamnée pour trahison. Elle s’exile à nouveau, en Côte d’ivoire, cette fois. Elle ne reviendra dans son pays qu’à la chute de Taylor en 2003, pour présider la commission de reforme de la gouvernance. En 2005, elle remporte les présidentielles et devient la première élue à ce poste en Afrique. Son premier mandat reste marqué, d’une part, par les scandales de corruption et les accusations de détournements de fonds publics à des fins électorales, la grogne populaire contre sa gestion du pays (taux de chômage autour de 80% et processus de réconciliation nationale en berne) ; et d’autre part, par le flot continu de récompenses internationales qu’elle n’a cessé de recevoir depuis 2005. Ce point devenant l’objet de polémiques assez virulentes qui culminèrent avec l’attribution du Prix Nobel.
Huit mois à peine après son élection, elle recevait, avec Laura Bush (sic) le « Freedom Award » de l’International Republican institue pour son « dévouement à la cause de la liberté et de la démocratie et pour le travail mené en faveur d’une grande participation des femmes dans le processus démocratique » et l’ « Africa Prize for Leadership for the sustainable End of Hunger pour avoir « rebâti son pays après 14 ans de guerre ». Cette même année, elle reçoit l’ « Africa prize for the Eradication of Hunger » (re-sic), tandis que le magazine Foreign Policy en faisait « La femme la plus puissante du monde ». En 2007, elle recevait le « Harriman Award for Democracy » du National Democratic Institue, pour son « leadership courageux et son rôle éminent dans l’encouragement des femmes à la participation au processus démocratique. La même année, Miss University Africa lui décerne le « African Female Role Model Award » pour… s’être « exprimée contre les dictatures en Afrique ». La même année, le Président Bush la décorait de la Médaille de la Liberté (la plus haute distinction civile américaine). Le Kings’ College lui remettait quelques semaines plus tard un « Special Award » pour son « dévouement au service » (sans plus.) En Mai 2008, l’International Crisis Group lui décernait le « Fed Cuny Award pour la Prévention des conflits mortels » pour son « action en faveur du développement, de la démocratie et de la paix en Afrique ». En novembre 2010, elle recevait le « Glamour Woman of the year Award », le mois suivant l’ONU décernait à l’organisation patronale féminine crée par Johnson-Sirleaf, un prix social pour la « coopération sud-sud ». Pour terminer l’année, le magazine « The Economist » lui décernait le « Prix » du « meilleur président Libérien de tous les temps ». N’en jetons plus.
Le Nobel de la paix n’est, pour ainsi dire, qu’une suite logique. Toujours est-il que l’équivoque demeure intacte. Le mérite principal d’Ellen Johnson-Sirleaf réside dans sa ténacité, son endurance politique et son engagement, tout au moins dans la seconde partie de sa carrière, en faveur de la démocratie . Aurait-elle reçu le Nobel pour cela, et même incidemment pour le modèle qu’elle représente pour les femmes à travers le monde qu’il n’y aurait pas matière à polémiquer. Le problème naît essentiellement, de l’intitulé de la récompense et du timing. Rien dans le parcours de l’actuelle présidente Libérienne ne montre une quelconque participation au retour, ni à la construction de la paix. Elle s’est tenue durant les années de guerre civile dans un exil doré, ponctué de brefs retours conclus par des échecs électoraux – réussissant néanmoins à s’imposer au fil du temps comme un personnage politique de premier plan.
Il ne faudrait pas, pour autant, mésestimer la fierté et l’orgueil que beaucoup de Libériens ont ressenti à l’annonce de ce Prix, qui récompensait également Leymah Gbowee, activiste Libérienne de 39 ans, connue pour son engagement en faveur des femmes et directrice exécutive de l’ONG «Women Peace and Security Network Africa », basée à Accra. Au début de la première guerre civile, Leymah Gbowee, est conseillère en traumatisme et s’occupe des ex enfants-soldats des armées de Charles Taylor, des femmes et des jeunes filles victimes de viols. Elle rejoint ensuite l’organisation libérienne Woman in Peacebuilding Network. Son combat public a commencé, au plus fort de la seconde guerre civile, lorsqu’elle réussi à convaincre un groupe chaque fois plus important de femmes, à se vêtir de blanc et à manifester pacifiquement pour la fin de la seconde guerre civile libérienne. Elle réussit un véritable tour de force en fédérant Chrétiennes et Musulmanes du pays au sein du « Liberian Mass Action for Peace ».
Ces journées d’action pacifiques, ponctuées de prières, sous le regard tour à tour goguenard et menaçant des soldats de Taylor, répétées des semaines durant et regroupant des femmes de toutes les régions et de toutes les ethnies du pays, se révélèrent payantes, à la longue. La coalition, forte de plusieurs centaines de membres, obtient de Charles Taylor qu’il se rendre aux pourparlers de paix organisés à Accra en 2003 – où une délégation conduite par l’infatigable Gbowee le suit, toujours en blanc. Le groupe initia une « grève du sexe » et menaça même de se rendre en tenue d’Ève dans les centres de négociations pour forcer la main aux belligérants. Menace qu’elles n’eurent heureusement pas à mettre à exécution. Les accords de paix furent signés et Taylor contraint à l’exil au Nigéria puis extradé vers la Haye où il est jugé aujourd’hui pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
L’action de Leymah Gbowee se poursuit aujourd’hui au sein du réseau «Women Peace and Security Network Africa » qu’elle dirige et qui poursuit la lutte pour les droits des femmes et la paix en Afrique. Peut-être, en dernière analyse, que le but du Comité Nobel était de récompenser les deux versants de la lutte : le volet politique avec Ellen Johnson-Sirleaf et l’engagement dans la société civile avec Leymah Gbowee, Tawakkul Karman représentant la fusion de ces deux registres. Peut-être. Le fait est qu’aujourd’hui, le Libéria est au cœur de l’actualité politique internationale, pour l’organisation impeccable des élections présidentielles et pour le volontarisme de ses femmes. C’est un grand pas en avant.
Joël Té-Léssia
Variations sur une urgence
“I'll be everywhere. Wherever you can look – wherever there's a fight, so hungry people can eat, I’ll be there. Wherever there's a cop beatin' up a guy, i'll be there. I'll be in the way guys yell when they're mad.”
John Steinbeck, The Grapes of Wrath
Appelons ça la « division interrégionale des malheurs » : Afrique occidentale (guerres civiles à caractère ethnique), Afrique centrale (génocides interethniques à caractère économique), Afrique Australe (corruption et Sida), Afrique du Nord (menaces islamistes), Afrique de l’est (famine). C’est simple, facile à ranger, facile à penser. Le journal s’ouvre sur « crise au Malawi », on sait à peu près autour de quoi ça va tourner ou « affrontements sanglants en Guinée », on complète la phrase « Peulhs contre malinkés – ou l’inverse.» Mais dans cette sinistre classification, admettons que la Corne de l’Afrique se distingue par sa « persévérance » : ça fait vingt ans que des gens y meurent ou s’apprêtent à y mourir de faim. Au bout d’un moment… On s’en fiche un peu.
Savons-nous encore ce que signifie un million de morts ? Je ne parle pas d’un millions d’exécutés ou de gazés. Un million de gens qui meurent patiemment, sans cris et sans larmes (le corps se protège et retient toute l’eau qu’il peut). Des hommes qui tombent et ne se relèveront plus ? En 1984-85, un millions de gens moururent en Éthiopie. Il a fallu ça pour décider le « monde » à réagir, en commençant par une chansonnette et des concerts. Au fond, la famine en Afrique de l’est, c’est ça : un refrain.
Douze millions de gens, en Éthiopie (encore ?), au Kenya et surtout en Somalie sont menacés, depuis début juillet par la plus sévère sécheresse connue sur le continent, depuis soixante ans. Quatre millions d’entre elles sont en situation de détresse alimentaire grave. 750.000 risquent, à très court terme de mourir. Seuls 40% des enfants dans les camps de réfugiés pourraient survivre (j’adore le « pourraient » – vous mesurez le risque quand même ? Ils « risquent » de survivre !!). L’aide arrive, « molo molo » comme ils disent à Abidjan (piano piano). Ils ont trouvé un joli mot pour décrire le phénomène : « aid fatigue » (je traduirais par « la lassitude du cœur).
Quelques dizaines de milliers d’hommes avaient péri avant que l’alerte ne fut lancée. Trois mois déjà. Les dons se font attendre. Certains donateurs (États-Unis en tête) attendent un signal (le demi million de morts ?) avant de débourser les aides promises. Le Royaume Uni a débloqué 59 millions d’euros, la Norvège 50, l’Espagne 25, la France… 10 ! (Vous vous souvenez de « l’homme Africain » etc. ? Bah, c’est la seconde partie du discours, coupée au montage, qu’on nous livre maintenant).
La Somalie ne m’empêche pas de dormir. Vous non plus d’ailleurs. Ce n’est pas grave. Quand il faudra ensevelir un million de corps desséchés, on trouvera toujours de quoi payer bulldozers et pelles géantes. Et sur les fosses communes, en guise d’épitaphe, on pourra toujours apposer « désolé, j’avais donné pour Haïti !»
Pour ceux qui veulent agir (ça coûte moins qu’un paquet de cigarettes), il y a encore :
https://fr.wfp.org/donate/dons/cornedelafrique
https://dons.actioncontrelafaim.org/don-urgence?codemailing=11PI39
et d’autres liens ici : http://www.europe1.fr/International/Famine-en-Somalie-a-qui-donner-644461/
Joël Té-Léssia
Catalogue des idées chic
Mirabeau, aucun talent ; mais son père (qu’on n’a pas lu), oh!
Gustave Flaubert, dictionnaire des idées reçues
La police fait bien son boulot
Antiracisme, communisme du XXIème siècle
Google nous rend cons
Benoit XVI, nazillon
Ne pas posséder de télévision
Quand le Brésil s’éveillera…
Ils ont besoin de discipline ces gosses !
Juan Carlos, sauveur de l’Espagne
Woody Allen, indépassable
Homère… Simpson ?
De Gaulle avait vu juste
Éloge de la parentalité
Défense de la Défense
Défense du droit d’offenser… les musulmans, seulement
Apprendre le mandarin
« Dead Aid » ? Magistral ! Surtout quand on ne l’a pas lu
« Et si l’Afrique refusait le développement ? »
Thomas Sankara, Jésus Noir
Tolkien supérieur à J.K Rowling
Grand Corps Malade supérieur à Aragon
Dire du mal de Facebook, mais continuer à l’utiliser
Steve Jobs, Dalaï Lama et martyr
Je suis de gauche, mais je me soigne…
Joel Té-Léssia
Le Nigeria et l’Afrique du Sud face à la crise ivoirienne
Plusieurs lectures peuvent être faites du déroulement comme de la conclusion du conflit postélectoral ivoirien qui, du 28 Novembre 2010, date du second tour des présidentielles, déboucha le 11 avril 2011 sur l’arrestation de Laurent Gbagbo : triomphe de la démocratie après une décennie de tensions politico-militaires, victoire in fine de la rébellion militaire de septembre 2002, dernier avatar de l’impérialisme occidental et/ou de la Françafrique, défaite du mysticisme militariste de Laurent Gbagbo, etc. Un aspect pourtant essentiel de cette crise passe inaperçu : le bras de fer diplomatique que se livrèrent l’Afrique du Sud et le Nigéria durant cette période.
C’est le sujet de « Jeux de puissance en Afrique : le Nigeria et l'Afrique du Sud face à la crise ivoirienne », très complète étude de Vincent Darrack, docteur en Sciences Politiques du Centre d’Etdues d’Afrique Noire (CENA) de Sciences Po Bordeaux, publiée dans le dernier numéro de Politique Étrangère. Les deux géants de l’Afrique subsaharienne se sont livrés de décembre à avril 2011 une intense bataille diplomatique, au terme de laquelle l’Afrique du Sud a dû se rallier, bon gré mal gré, à l’intransigeante position du Nigéria de Goodluck Jonathan en faveur d’Alassane Ouattara.
Fermeté initiale du Nigéria contre tergiversations sud-africaines
Le président nigérian Goodluck Jonathan aura été, de loin, le partisan le plus intransigeant d'un départ sans conditions de Laurent Gbagbo et d’une intervention militaire si nécessaire. Il fut l’instigateur de la déclaration de la CEDEAO, le 24 décembre 2010, évoquant la possibilité d’une intervention militaire de l’organisme régional. Un mois plus tard, le ministre nigérian des affaires étrangères, demandait officiellement au Conseil de Sécurité de l’ONU, l’autorisation d’une telle intervention.
Vincent Darrack analyse avec une grande subtilité les raisons d’une telle résolution. Le Nigéria, pays le plus peuplé du continent, deuxième armée et 1er producteur africain de pétrole s’est distingué au cours des dernières décennies comme le plus pro-occidental de la sous-région, participant à des nombreuses missions de maintien de la paix de l’ONU et dirigeant les interventions de l’ECOMOG au Libéria et en Sierra Leone. En endossant la certification du représentant de l’ONU et en exigeant le respect du verdit, le Nigéria se positionne évidemment dans le camp légitimiste et pro-démocratie du continent, continuant ainsi une tradition d'interventionnisme militariste entamée sous le Président Obasanjo.
Il est pourtant difficile de séparer les parts respectives de calcul et de conviction dans le soutien de Jonathan à Ouattara. Le positionnement stratégique du Nigéria en faveur d’Alassane Ouattara permet d'une part, de faire passer sous silence le déficit de démocratie dans ce pays et de l'autre, ne peut qu'être positif dans l'éventualité d'une candidature nigériane à un poste permanent au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU. On peut aussi voir derrière le soutien de Goodluck Jonathan au musulman Ouattara, un signe d’apaisement et un gage adressé à l’électorat musulman nigérian, qui n'a pas tout à fait "digéré" la candidature de Jonathan aux présidentielles d’avril 2011. Calcul politique donc ? Pas nécessairement.
L’intransigeance du Nigéria tient peut-être également au risque d’instabilité régionale qu’une seconde guerre civile en Côte d’ivoire ferait naître dans la région, économiquement, politiquement et en termes de sécurité régionale. Le Nigéria est plus proche, donc plus exposé. La CEDEAO craint également pour la sécurité des quatre millions de ses ressortissants vivant en Côte d’Ivoire. En faveur de la conviction plaide aussi, la visite intimidante de Jonathan au Bénin, en mars 2011, au cours de laquelle, il intima presque à l’opposition béninoise de respecter le résultat des présidentielles. Cette intervention, dans un pays mineur de la sous-région n'apporte aucun prestige diplomatique au Nigéria.
En face, l’attitude de l’Afrique du Sud est des plus ambiguës. Jacob Zuma ne reconnaît qu’à moitié la défaite de Gbagbo, ne se résolvant pas à accepter, dans un premier temps, les résultats proclamés par la Commission électorale indépendante. Durant le mois de Décembre 2010, tandis que le Nigéria évolue vers une position plus dure (intervention militaire de l’ONU), la diplomatie sud-africaine se montre de plus en plus critique à l’égard de Choi. Plusieurs explications à cela : d’abord l’anti-impérialisme traditionnel de l’ANC que l’ultimatum adressé mi décembre par Nicolas Sarkozy a Laurent Gbagbo a proprement exacerbé et surtout un approche résolument souverainiste de résolution des conflits qui aurait fait ses preuves en Afrique australe et centrale.
La défection du Ghana, début janvier, qui se déclare neutre et refuse d’engager ses troupes dans une intervention de la CEDEAO, l’opposition de la Russie et de la Chine au projet de résolution de Jonathan et surtout, les doutes internes sur la capacité des forces nigérianes à assumer de front la sécurité des élections dans ce pays et une intervention militaire à l’extérieur, conduisent la commission de la CEDEAO à renoncer à son projet militaire.
Reprise en main du dossier "Côte d'Ivoire" par l'Afrique du Sud
Si décembre 2010 a été dominé par le Nigéria, l’Afrique du Sud prend les devants en Janvier. Le président sud-africain qui s’était entre-temps rallier à la position du CPS de l’UA remet en cause, le 21 janvier, la validité des résultats proclamés par l’ONU et déclare qu’il serait « prématuré » de désigner un vainqueur. D’un côté le désir de se rapprocher des positions de la Chine et de la Russie – partenaires de l’Afrique du Sud au sein des BRICS – et la visite d’état du président Angolais Eduardo Dos Santos, à la mi-décembre ont fortement contribué à ce revirement. De l’autre, des lobbyistes très actifs ont été déployés par Laurent Gbagbo en Afrique du Sud : une fausse lettre de Nicolas Sarkozy enjoignant à la CEI de reconnaître Ouattara comme président est remise aux autorités sud-africaines qui la croiront authentiques et la présenteront à des parlementaires… Le sommet de l’UA du 24-31 janvier est l’occasion pour l’Afrique du Sud de reprendre définitivement la main sur le dossier ivoirien. L’idée est dans un premier temps d’obtenir que l’UA dessaisisse la CEDEAO du dossier ivoirien, marginalisant ainsi, de facto, le Nigéria ; ensuite d’obtenir une reformulation de la position officielle de l’UA quant à la fiabilité des résultats proclamés par la CEI. La réunion du CPS le 28 janvier est d’une rare violence. L’Afrique du Sud obtient qu’un groupe d’études de « haut niveau » composé de 5 chefs d’États (dont Jacob Zuma) soit formé, « avec mandat d’un mois pour étudier et proposer des solutions contraignantes pour les parties ». Le CPS réaffirme néanmoins la victoire d’Alassane Ouattara. Victoire en demi-teinte.
Victoire du Nigeria
Le 10 Mars 2011, le panel rend son rapport : Laurent Gbagbo a deux semaines pour organiser le transfert du pouvoir. Les Présidents burkinabé et tanzanien, membres du panel ont résisté aux pressions de Zuma, le mettant en minorité. De son côté, Choi est arrivé à le convaincre du « sérieux » de la certification de l’ONU. Cinq jours plus tard, l’Afrique du Sud endosse définitivement la position de l’UA. La victoire de la CEDEAO et du Nigéria est complète. L’Afrique du Sud est même réduite à voter, le 30 mars 2011, la résolution 1975 de l’ONU autorisant la mission de l’ONU en Côte d’ivoire (ONUCI) et les Forces Françaises de l’opération « Licorne » à utiliser « tous les moyens nécessaires » pour protéger les civils. Dix jours après Laurent Gbagbo était arrêté.
Si Vincent Darrack peint avec vivacité ces péripéties et lève le voile sur l’envers des tractations diplomatiques, son article a, en filigrane, le mérite supplémentaire de montrer deux stratégies opposées de domination régionale. La crise ivoirienne a montré que l’Occident et les organisations internationales pouvaient compter sur le Nigéria, comme partenaire solide et décomplexé dans la sous-région ouest-africaine. Elle a aussi confirmé le nouveau rôle joué par l’Afrique du Sud postapartheid : il est impossible de faire « sans elle » sur tout dossier concernant l’ensemble du continent. De la Lybie au réchauffement climatique, il semble indispensable aujourd’hui d’obtenir sinon l’aval, du moins, la neutralité de ce pays. L’appartenance de ce pays au G20, au G77 et aux BRICS, le rôle moteur qu’il joue dans l’intégration africaine (création de l’UA, du NEPAD, de l’African Peer Evaluation Mechanism, etc.) en plus de son importance militaire et économique en font un acteur incontournable, d’une grande souplesse diplomatique, qui plus est, comme l’a montré son action dans la crise ivoirienne.
Enfin, il est intéressant de noter que l’attachement à la souveraineté nationale et l’opposition aux interventions militaires occidentales en Afrique, qui constituent quelques uns des fondements de la diplomatie sud-africaine et de l’UA de façon plus générale, semblent soudainement, démodées voire anti-démocratiques. Il est de bon ton aujourd’hui de se féliciter du sens chaque jour plus grand que prend cette notion de « responsabilité de protéger » qui paraît un « droit d’ingérence » non-assumé. L’article de Vincent Darrack ne fait pas exception à cette mode. La crise ivoirienne et l’intervention de l’OTAN en Libye réconfortent les tenants d’une telle approche de la protection internationale des droits de l’Homme. Il est étonnant de constater que le souvenir des coups d’états commandités par la France ou les États-Unis en Afrique et en Amérique Latine a complètement disparu. L’exemple plus récent de l’intervention américaine en Irak, aussi.
Vincent Darrack n’envisage pas une seconde la possibilité que les précautions – considérées comme des louvoiements – prises par la diplomatie sud-africaine, rétrospectivement, aient permis d’éviter une intervention précipitée de la CEDEAO, en janvier, qui aurait paradoxalement galvanisé les troupes de Gbagbo et déclenché une véritable guerre internationale avec intervention des alliés guinéens et angolais de Laurent Gbagbo. Il n’est pas le seul. Rappeler les vertus défensives de la souveraineté nationale et la fragilité de l’Afrique face à des appétits occidentaux ou orientaux encore aigus passe aujourd’hui pour sentimentalisme tiers-mondiste, tentation gauchisante, enfantillage. Il paraît qu’il faut s’en féliciter.
Joël Té-Léssia
Chronologie du ballet diplomatique
Décembre 2010 2 Décembre : proclamation de la victoire d’Alassane Ouattara par le Président de la Commission électorale indépendante. 3 Décembre : Annulation par le Conseil Constitutionnel ivoirien des résultats du scrutin électoral dans 7 départements et proclamation de Laurent Gbagbo comme vainqueur des élections présidentielles. Certification par Young-Jin Choi des résultats proclamés par le CEI et reconnaissance de la victoire d’Alassane Ouattara. 4 décembre : l’Afrique du Sud « prend note de la situation. » 7 décembre : le sommet extraordinaire de la CEDEAO reconnaît la victoire d’Alassane Ouattara. 08 décembre : L’Afrique du Sud suit le Conseil de Paix et de Sécurité de l’UA et la CEDEAO et demande le départ de Gbagbo – la victoire de Ouattara n’est pas mentionnée. 13-15 Décembre : visite officielle du président angolais Eduardo dos Santos, soutient de Laurent Gbagbo, en Afrique du Sud. 17 décembre : ultimatum de Nicolas Sarkozy à Laurent Gbagbo. 24 Décembre : réaffirmation par la CEDEAO de la victoire d’Alassane Ouattara et première évocation de l’usage de la force. Janvier 2011 28-29 Décembre et 18-20 Janvier 2011 : réunion des chefs d’États majors de l’organisation – modalités pratiques d’une intervention militaire. 21 janvier : Jacob Zuma, président de l’Afrique du Sud, remet en cause la validité des résultats tels que certifiés par l’ONU et estime prématurée la désignation d’un vainqueur. 24 janvier : Le Nigéria demande officielle une résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU permettant à la CEDEAO d’user de la force en cas d’échec des négociations. 24-31 janvier : sommet de l’UA – 28 janvier : communiqué officiel du CPS de l’UA réaffirmant la victoire d’Alassane Ouattara. o L’Union Africaine prend en charge le dossier ivoirien et désigne un groupe de haut niveau (cinq chefs d’états : Zuma ainsi que des présidents burkinabé, mauritanien, tanzanien et tchadien) avec mandat d’étudier la situation et proposer des conclusions contraignantes pour les parties ivoiriennes. o L’Afrique du Sud propose le partage du pouvoir Fin janvier : abandon par la CEDEAO de l’option militaire. Février Début février : le SAS Drakensberg, navire de guerre sudafricain est reporté au large des côtes Ouest-Africaines : le projet sudafricain est d’en faire une plateforme offshore de négociation 10 Février: Déclaration officielle du président de la Commission de la CEDEAO dénonçant l’appropriation du dossier ivoirien, relevant de la compétence de la CEDEAO, par l’UA et fustigeant à mots couverts les tentatives de l’Afrique du Sud en vue de manipulerle panel de chefs d’états Mars 2-3 Mars : visite officielle en France du Président Jacob Zuma ; Maite Nkoana-Mashabane, ministre des Relations internationales au cours d’un tête-à-tête avec son homologue français Alain Juppé annonce : la crise ivoirienne est un problème africain à régler entre Africains 10 Mars : sommet extraordinaire du CPS et publication du rapport officiel du panel de l’UA o Validation définitive des résultats tels que certifiés par l’ONU o Reconnaissance de la victoire d’Alassane Ouattara o Délai de deux semaines accordé à Laurent Gbagbo pour le transfert du pouvoir 15 mars : l’Afrique du Sud endosse la position de l’UA ; Jacob Zuma appelle Laurent Gbagbo pour le convaincre de céder 18 Mars : proclamation des résultats contestés des présidentielles béninoise – visite de Jonathan Goodluck, Président du Nigéria, exhortant (intimant ?) l’opposition à accepter pacifiquement la victoire de Yayi Boni. 30 mars : la résolution 1975 du Conseil de Sécurité de l’ONU, rédigée par le Nigéria et la France, est votée. Elle autorise l’ONUCI et la Force Licorne à utiliser tous les moyens nécessaires pour protéger les civils. L’Afrique du Sud vote la résolution. Avril 5 avril : « je ne me rappelle pas avoir donnée un mandat à quiconque pour un bombardement aérien de la Côte d’ivoire » (déclaration de Maite Nkoana-Mashabane) 11 avril : arrestation de Laurent Gbagbo 12 avril: le Nigéria se félicite d’une intervention réussie, entrant totalement dans le cadre de la résolution 1975 du Conseil de Sécurité de l’ONU. |
Devant la douleur des autres
Chacun d’entre nous a un degré différent de résistance à Dieu, aux inégalités sociales, à la douleur, aux visions d’horreur, etc. Je résiste assez bien au premier, mais mon insensibilité s’épuise rapidement en descendant cette liste.
J’ai vu, hier, avec beaucoup de retard, les images d’un ranger pakistanais exécutant, sur la voie publique, en plein jour, un jeune homme arrêté quelques minutes auparavant. Elles rappellent furieusement – et sauvagement – la photo prise par Eddie Adams de Nguyen Ngọc Loan, chef de la police sud-vietnamienne abattant, d’une balle de revolver, un prisonnier Viêt-Cong menotté. Ou encore celles du soldat guinéen assassinant, à coups de couteau, en pleine rue, un manifestant pacifique et désarmé.
Me sont revenues en tête, depuis, d’autres images plus dures et plus sordides. La mort imbécile. La mort inutile.
Je me rappelle l’encéphale ouverte d’un enfant de cinq ans, le rouge et le blanc, le sang et la cervelle par terre. Son père n’avait pas toléré qu’il renverse la plaquette d’œuf achetée au « Mauritanien » comme on disait. C’était une hache. L’exode rural n’a pas effacé chez tous les paysans les reflexes d’antan. Le geste fut rapide et précis. Un crâne d’œuf au milieu de coquilles brisées. Le rouge, le blanc, le jaune et le noir, enfin réunis. « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, Je dirais quelque jour vos naissances latentes. »
Samuel Doé, le sergent-chef, l’ancien des forces spéciales américaines, assassinant des ministres attachés à des mâts, face à la mer. L’appel du large. Âmes à la mer : les yeux de Gary Cooper. Samuel Doé, le Président, torturé sous la camera devant son bourreau se désaltérant d’un gorgée de bière fraîche, l’été à Monrovia est desséchant, vous savez. L’oreille droite, puis la gauche et le reste. Alouette ! Le coffre de la voiture, l’homme-tronc qu’on en tire. Les rires et les cris. J’avais dix ans lorsqu’enfin, un cousin me montra les images. On supporte moins facilement la torture que la mort véritable. « La mort est un fait brut. On n’apprend pas à mourir », la torture est lente et répétitive, assez lassante à vrai dire. Qui vit par le feu.
Une cigarette au bec. Ils avaient osé lui mettre une cigarette au bec. Ils fumaient à ses côtés, eux aussi, armes au poing et bandana taché de sang, aux couleurs du drapeau américain, pauvre Washington, sur le front. Des mercenaires Libériens, moins chers et plus expérimentés que leurs confrères sud-africains. La tête était posée sur un tronc d’arbre, immobile, souriante, clope au bec. Fumer tue.
La mèche de Lumumba, docile et plaquée. Les troufions lui offrirent à boire. Il refusa. Christ à ses heures. Comme au Fils de l’Homme on lui perça le flanc… d’un coup de pataugas. C’était Patrick. Sa voix nasillarde ne s’élèverait plus. Le bon Roi Baudouin achevait sa sieste au Palais de Bruxelles, le Congo s’enflammait.
Je me souviens du visage d’une enfant colombienne calme dans la boue, le regard apaisé, même pas accusateur. Dans ses yeux, le jardin d’Éden s’annonce, pendant que son corps s’enfonce dans la fange et l’enfer.
Je me souviens… Quiconque écrit « je me souviens » se sait menteur. On ne se souvient jamais de rien. Le cœur plus que la tête recrée les émotions et les peurs passées. Et ce que ce gueux retrouve sous la tranquillité du savoir-vivre, c’est la puanteur des horreurs, passées, présentes et à venir.
Joël Té-Léssia
Faut-il espérer un « été subsaharien » ?
Sous la cendre et les répits apparents, le potentiel révolutionnaire est là qui pourrait éclater bientôt. Comme en Égypte et en Tunisie, les manifestations et protestations que connaissent beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne pourraient déboucher sur un renversement inespéré et relativement rapide des régimes en place. L’Afrique noire s’apprêterait, elle aussi, à « leur » dire « dégage !» comme l’y invitait TerangaWeb.
Telle est la position défendue par Ty McCormick, diplômé de l’université d’Oxford et chercheur associé à Foreign Policy Magazine, dans un récent article publié sur le site de la revue. L’exemple de la jeunesse arabe, l’inflation, la hausse du prix du carburant, un accroissement encore plus aigu des inégalités dû au partage inique des fruits de la croissance économique et la brutalité, comme l’archaïsme des réactions des pouvoirs en place, sont les germes d’un « été subsaharien » dans la continuité du printemps arabe.
McCormick appuie sa thèse sur la multiplication et la vigueur nouvelle des manifestations de l’opposition sur tout le sous-continent. 111 manifestations ont éclaté en Afrique du Sud depuis 2010. Au Malawi, les dérives autoritaires de Mutharika et la répression brutale des protestations ont conduit les États-Unis (via le Millenium Challenge Corporation) et l’Angleterre à suspendre leur aide bilatérale – les 18 morts enregistrés depuis le 20 juillet n’ont pas réduit l’ardeur des dizaines de milliers de manifestants. En Guinée-Bissau, le président Malam Bacai Sanha a été contraint de négocier une trêve, le 26 juillet dernier, avec une opposition qui mobilisa jusqu’à 10.000 manifestants au cours des dernières semaines. Enfin, l’exceptionnelle mobilisation des Sénégalais a eu raison de la réforme constitutionnelle voulue par Abdoulaye Wade.
La frénésie et la brutalité renouvelées, avec lesquelles certains gouvernants africains (au Burkina Faso, au Zimbabwe, en Éthiopie, en Guinée équatoriale, au Gabon, au Cameroun ou à Djibouti), depuis fin janvier 2011, répriment dans l’œuf la moindre contestation, seraient, pour McCormick, autant d’indicateurs de l’imminence d’un « été subsaharien ».
Cet argument a pourtant des faiblesses. Parmi lesquelles, le peu de cas fait de l’antériorité d’un autre été subsaharien, plus long, plus progressif et peut-être plus utile et efficace que le « printemps Arabe ». En ramenant les récentes protestations et « révoltes » qui ont éclaté en Afrique subsahariennes à leur juste mesure, et surtout en les associant à une analyse de plus long terme, Calestous Juma, professeur à l’Université Harvard, conclut, dans un billet publié sur le même site, que la meilleure chose à espérer du printemps arabe est qu’il ne fasse pas d’émules en Afrique subsaharienne.
Juma insiste – assez lourdement – sur une vérité très importante : la situation socio-économique et politique de l’Afrique subsaharienne comparée à la réalité du sous-continent à la fin des années 70, pour n’être pas idéale, n’en reste pas moins un considérable succès. Il l’attribue aux réformes libérales (économiques et politiques) adoptées depuis les années 1980-90. Et pour lui, l’essoufflement relativement rapide des protestations post-printemps arabe, dans le sous-continent, au-delà de la répression policière, est d’abord le signe d’une réticence profonde des populations locales à troquer un progrès politique et social observable, stable et durable contre une nouvelle vague de soulèvements « populaires » incertains et facteurs d’instabilité.
En un mot, l’été subsaharien a déjà eu lieu : les bouleversements que connaît le monde arabe ne sont qu’un effet de rattrapage. En Janvier 2011, un pays membre de la Ligue Arabe sur deux avait à sa tête quelqu’un ayant occupé de très hautes fonctions dans les forces de sécurité (Oumar Guelleh, Hosni Moubarak, Mouammar Kadhafi, Abdullal Saleh, Khalifa ben Zayed Al Nahyane, Ben Ali, Béchir el Assad, Hamad bin Khalifa al-Thani, Omar el-Bechir, Mohamed Ould Abdel Aziz et Michel Sleiman.) Ce n’est plus le cas en Afrique subsaharienne. Et c’est la marque des profondes évolutions survenues dans cette région depuis 1980.
Le fait est qu’ici s’opposent deux visions du progrès économique, politique et sociale : radicalisme et réformisme. Et cette opposition est vieille. Elle précède la révolution russe de 1917 !
Il est difficile, aujourd’hui de prédire avec certitude, l’impact définitif que les révolutions Arabes de 2011 auront en Afrique. Pourtant, il convient de remarquer qu’après l’euphorie des premiers mois, le souffle semble être retombé. Kadhafi est toujours au pouvoir. En Syrie, au Bahreïn ou au Yémen, la répression continue, plus forte que jamais. Le bouleversement constitutionnel prévu au Maroc n’a pas eu lieu. L’armée dirige l’Égypte et les élections prévues en Tunisie ont encore été repoussées. Dans le même temps, le Sud-Soudan est né, 19 élections nationales sont programmées en 2011 et 28 autres sont prévues pour 2012 ! Plus significatif encore : on assiste aux derniers soubresauts d’une vieille tradition : celle des coups d’états militaires d’Afrique subsaharienne. La tortue semble l’emporter sur le lièvre.
Joël Té-Léssia
À fleur de peau
J’ai une relation étrange, pas très fraternelle, avec ma peau. Un ami, le regard sombre et la voix triste de celui qui accomplit une besogne sale mais nécessaire, m’a une fois sorti : « ton problème, c’est que t’as honte de ta peau !» Ce n’est pas tout à fait vrai : elle m'emmerde. Parce qu’elle cicatrise mal.
On me bassine souvent sur ma « mémoire ». Aucun don, ici. Juste beaucoup de travail et ma peau m’y aide énormément. Elle garde trace de toutes les morsures, flétrissures, blessures, brûlures, de tous les abcès, boutons et furoncles. Tout.
Je regarde mes jambes et je revois mon enfance : les taches jaunes entourées d’anneaux noirs ? Les allergies à l’escargot. Viande interdite, donc mets de premier ordre. Mille fois on prévenait mes hôtes qu’il ne fallait pas m’en servir, cent fois, j’arrivais à en consommer. D’immondes petites plaies apparaissaient alors qui guérissaient au bout d’une semaine, mais laissèrent des traces qu’il me suffisait de contempler pour faire tout revivre : le parfum de la cuisine, le regard désolé de la maîtresse de maison, mon œil con et larmoyant, fabriqué à toute vitesse.
Une tâche foncée au bas du dos : une brimade plus violente que les autres, vers douze ans, qui me rappelle toute l’injustice de la vie au Prytanée, l’enfermement, les colères étouffées. La peau flétrie autour du cou : des risques imbéciles pris vers seize ans, besoins stupides de prouver sa virilité. (Ou tentative de suicide – c’est ainsi que le « quartier » se l’expliqua pendant les vacances, je laissai la rumeur courir : on n’imagine pas la tranquillité dont bénéficient les « suicidaires.»)
Les cercles rouges sur le torse ? Nouvelle allergie, jamais totalement diagnostiquée, chopée sur une île au Brésil. Je les effleure et elles ressuscitent les effluves de caipiroskas, le ciel vert de Recife, les corps des femmes que je n’ai pas eues.
Tout est là : ma mémoire à fleur de peau. Qui ne me laisse rien oublier, ni dépasser, ni pardonner. À tout instant, même le plus joyeux, le plus pur, il me suffit de baisser les yeux pour qu’un souvenir me revienne, parfois heureux, le plus souvent douloureux et désagréable. J’y rattache les lieux, donc les noms, les visages, les émotions, les relations, tout est lié. Tout ça est détestable.
Aussi (et c’est le sens premier du reproche qui m’est souvent adressé par des voies détournées) parce qu’elle me précède partout et parle toujours avant moi. Dans la rue, elle me devance de six pas, m’annonce et m’interpelle quand je traîne les pattes. Elle réduit les sujets de conversations : Clichy viendra toujours avant Carthagène, Yade avant Yeats, le Zambèze avant la Corrèze. Le nombre de sourires béats prétendument « complices » qu’on m’adressa le lendemain de l’élection d’Obama ! « On » y est arrivé !… Elle m’expose à l’imbécillité des autres. Elle m’impose des liens que j’aurais dû être libre de choisir – que ma naissance, mon éducation et ma culture m’aurait peut-être de toute façon, conduit à adopter, mais la démarche aurait été différente.
Je préfère les servitudes volontaires aux solidarités forcées. Celles-là choquent mon individualisme et entravent ma liberté. Je ne revendique rien. Je ne « renie » rien. La plupart de ceux qui n’ont rien fait de leur vie et qui n’envisagent plus rien, se réfugient dans la sémantique de la honte et de la fierté. Ils n’arrivent pas à être « heureux » ou simplement « reconnaissants » ou « tristes ». Non ! Ils sont « fiers » de leur drapeau, de leur pays, de leurs « origines » ; ils ont « honte » de l’équipe du Gabon, ils sont « fiers » de l’hymne américain.
Je garde ma fierté et ma honte pour les actes que je commets. Je n’ai pas de raison d’être fier d’être né paludéen, je ne vois pas pourquoi je devrais être fier d’être né noir – ou d’en avoir honte, d’ailleurs. Je n’y suis pas pour grand-chose. Remerciez ou insultez mes géniteurs, si ça vous chante, mais fichez-moi la paix.
Je ne suis pas tout à fait dupe, non plus. Chaque année, une cinquantaine d’études (génétiques, socio-économiques, « scientifiques ») sont publiées aux États-Unis et en Europe qui cherchent à établir l’infériorité intellectuelle des Afro-américains, des Noirs, par extension. Soixante ans après Auschwitz, de tels travaux continuent. Suis-je inquiet ? Pas vraiment. Indigné ? … peut-être… Je suis plutôt amusé, émerveillé par tant d’ingéniosité. Au mieux : indifférent.
On demandait à Romain Gary ce que signifiait, pour lui, d’être Juif. Sa réponse ? : « C’est une façon de me faire chier ! » Remplacez « Juif » par « Noir » et vous aurez mon sentiment.
Joël Té-Léssia
Le procès à La Haye des Six d’Ocampo
Ligne du haut puis ligne du bas, de gauche à droite : Joshua Arap Sang, Mohammed Hussein Ali, William Ruto, Henry Kosgey, Francis Kirimi Muthaura et Uhuru Kenyatta.
L’entêtement que mettent le Gouvernement et le corps politique kenyans à repousser après les élections présidentielles de 2012, voire empêcher la procédure judiciaire ouverte par la Cour Pénale Internationale contre les « Six d’Ocampo » est symptomatique d’une défiance chronique à l’égard de la justice internationale et, plus grave, d’une indifférence coupable vis-à-vis des tensions politico-ethniques latentes au Kenya. Un sabotage de ce procès, à un an des élections présidentielles, pourrait transformer ces tensions en folie meurtrière.
« Les Six d’Ocampo » est le surnom donné au groupe formé par Mohammed Hussein Ali, William Ruto, Uhuru Kenyatta, Henry Kosgey, Francis Kirimi Muthaura et Joshua Arap Sang, personnalités publiques kenyanes désignées comme étant les instigateurs des affrontements post-électoraux de 2007/2008 qui provoquèrent la mort de 1300 Kenyans et le déplacement interne de 350,000 personnes. Cette liste a été composée par une Commission d’enquête créée au lendemain de ces violences.
Devant la lenteur de la justice kenyane et l’échec des tentatives d’établissement d’un tribunal national chargé de juger les responsables de ces violences, Koffi Annan, président du « panel d’éminentes personnalités africaines » chargé de faciliter la sortie de crise, établi en janvier 2008, remit cette liste tenue secrète jusqu’alors (et dont la composition nourrit bien des spéculations) au procureur de la Cour Pénale Internationale, Luis Moreno Ocampo, qui ne la dévoila qu’en décembre 2010.
Parmi les « Six d’Ocampo », on compte trois proches du Premier ministre Raila Odinga :
• William Ruto (ancien ministre de l’enseignement supérieur, suspendu en octobre 2010 pour corruption et candidat déclaré aux présidentielles de 2012), accusé d’avoir organisé les violences à caractères ethniques dans sa circonscription électorale, où des centaines de Kikuyus, perçus comme sympathisants du Président Kibaki ont été pourchassés et expulsés par des bandes de jeunes Kalenjins (groupe ethnique de Ruto, Kosgey et Sang).
• Henry Kosgey (Président de l’Orange Democratic Mouvement, ODM, Parti du Premier ministre Odinga, ancien ministre de l’industrialisation, démissionnaire en Janvier 2011 suite à des accusations de corruption), « organisateur et planificateur principal des violences commises contre les sympathisants du PNU (Party of National Unity du Président Kibaki) » selon les accusations de la CPI.
• Joshua Arap Sang, ancien animateur de radio, accusé d’avoir incité les jeunes Kalenjins à la haine et à des actes de violences contre les Kikuyus.
Et trois fidèles du Président Mwai Kibaki :
• Mohammed Hussein Ali (ancien chef de la police kenyane), responsable présumé des brutalités policières perpétrées principalement contre les sympathisants d’Odinga.
• Uhuru Kenyatta (fils aîné de Jomo Kenyatta, actuel Vice Premier ministre, et candidat déclaré aux présidentielles de 2012) soupçonné d’avoir mobilisé le gang politico-religieuse Kikuyu « les Mungiki », responsable de terribles atrocités durant la crise post-électorale.
• et Francis Kirimi Muthaura (directeur de la fonction publique et directeur du conseil de sécurité Nationale) accusé d’avoir dirigé la répression gouvernementale durant la crise.
En mars 2010, la Cour autorisait son procureur à déclencher (de son propre chef, ce qui est une première) une enquête contre ces six personnalités pour les crimes contre l’humanité suivants: déportation et déplacement forcé de population, meurtre, autres actes inhumains, persécution pour motifs d’ordre politique, viols et autres violences à caractère sexuel. En septembre 2010, les « Six » étaient assignés à comparaître devant la CIP.
Les réactions politiques à ces accusations ne se sont pas fait attendre. D’abord, une motion parlementaire fut votée – une seule voix contre – demandant au gouvernement de se retirer du Statut de Rome (instituant la CPI). Ensuite, dès Janvier 2011, le gouvernement décida d’allouer 60 millions de dollars à la défense des accusés, avant de ramener cette aide à 6 millions.
Le 30 mars 2011, le gouvernement Kenya déposait une requête auprès de la CPI contestant sa compétence et demandant le report du procès, au nom du principe de complémentarité (la CPI ne peut intervenir dans un pays que lorsque les tribunaux locaux ne peuvent ou manifestement ne veulent pas se saisir d’une violation des droits de l’Homme). Cette requête a été rejetée le 30 mai. Le 6 juin, le gouvernement a interjeté appel de cette décision. Cet appel n’a pas encore été examiné par la Cour.
Les « Six d’Ocampo » se sont rendus à la Haye, en avril dernier pour entendre les accusations portées contre eux, accompagnés de 35 députés, du procureur général, du directeur des poursuites publiques, et de l’avocat général du Kenya, ainsi que deux vedettes du barreau anglais Geoffrey Nice et Rodney Dixon engagés par le gouvernement kenyan. Les audiences de confirmation des charges sont prévues en septembre. La classe politique Kenyane est décidée à les empêcher.
Le zèle des autorités kenyanes à contrecarrer les actions de la CPI semble davantage lié à des considérations politiques qu’au respect strict du principe de complémentarité. Il est d’autant plus suspect qu’en février 2009, avant que les noms des six ne soient révélés, le parlement kenyan rejeta un projet de loi visant à établir les tribunaux locaux recommandés par la commission d’enquête, privilégiant la saisine de la CPI, supposément moins sujette aux pressions politiques. Leur volte-face ne tient d’ailleurs nul compte des pressions populaires : la population kenyane soutient à 57% contre 24% l’organisation du procès à la Haye plutôt qu’au Kenya.
Les observateurs politiques kenyans ont remarqué qu’aucun Luo (groupe ethnique du Premier ministre Odinga) ne fait partie des « Six » Ce qui pourrait lui ouvrir un boulevard aux prochaines présidentielles, d’autant plus large que Ruto et Kenyatta seraient empêchés de se présenter. Organiser le procès au Kenya, ferait des juges, les arbitres directs des présidentielles.
A cela s’ajoute le volet ethnique du procès. La dimension ethnico-politique des violences de 2007 et 2008 se reflète clairement dans la répartition ethnique et régionale des accusés : d’un côté, trois Kalenjins, proches du Luo Raila Odinga, de l’autre, deux Kikuyus proches de Kibaki. Quel que soit le verdict d’un procès au Kenya, à considérer même que les magistrats aient la liberté et le courage d’enquêter sérieusement, provoquerait, immanquablement, la reprise de violences qu’exacerberait l’échéance présidentielle de 2012.
C’est dans ce contexte particulier, qu’en février, l’Union Africaine – manifestement et irrémédiablement hostile à toutes les initiatives de la CIP – a malgré tout, sous la présidence de Théodore Obiang, décidé d’appuyer la requête en incompétence formulée par le Kenya ; Jean Ping, président de la Commission de l’UA rejetant, quant à lui, le « deux poids, deux mesures » du procureur Ocampo. Le 3 juillet dernier, l’UA exhortait, de nouveau, le Conseil de Sécurité de l’ONU (seul habilité à le faire : art.16 du Traité de Rome) à repousser le procès, au-delà de 2012. En vain, jusqu’ici.
Le gouvernement Kenyan, en plus des 6 millions alloué à la défense des Six, a dépensé près de 350.000 dollars en lobbying auprès des diplomates africains, pour obtenir le soutien unanime de l’UA. Dans le même temps, 1500 familles ayant fui leur lieu de résidence au plus fort des affrontements, attendent encore d’être indemnisées et relogées. Les réformes administratives et juridiques nécessaires à l’implémentation de la nouvelle Constitution adoptée en Aout 2010, sont déjà en retard de six mois, sur le calendrier prévisionnel. Pendant ce temps, l’élite juridique du pays se démène à faire « rapatrier » le procès des « Six d’Ocampo ».
La décision de l’UA de soutenir une initiative politicienne aussi dangereuse qu’anti-démocratique est signe que ce procès doit, coûte que coûte… avoir lieu à la Haye. On pourrait appeler cela la « jurisprudence Gbagbo » : pour être sûr d’être dans le vrai, il suffit d’écouter les propositions de Jean Ping… et de faire exactement le contraire.
Joël Té-Léssia