L’Afrique refait le pari de la planification stratégique

usineLa planification stratégique est apparue en Afrique au lendemain des indépendances. Par planification stratégique, il faut entendre un ensemble de moyens identifiés et appelés à être mobilisés par l'Etat et ses relais afin de parvenir à une performance chiffrée dans le temps. Aidés de conseillers et de hauts fonctionnaires de leurs anciennes métropoles coloniales, les nouveaux gouvernements africains élaborèrent durant la décennie 1960 d’ambitieux plans d’investissements en infrastructures et en projets d’industrialisation. Ces plans répondaient tous au mantra de l’époque : sortir l’Afrique de son sous-développement. Selon les propos du premier président du Ghana, Kwamé Nkrumah : « le cercle vicieux de la pauvreté… ne peut être brisé que par un effort industriel massivement planifié ». L’expérience a tourné court, pour plusieurs raisons. Parmi celles-ci, on peut citer : une allocation des ressources sur des projets de long terme dont les coûts à court terme ont été trop lourds à porter ; des dépenses sur des projets de prestige, des « éléphants blancs » inadaptés aux marchés locaux (usines en sous-activité) ; un contrôle et une imposition trop importante de l’appareil d’Etat sur des filières économiques, avec un fort effet désincitatif pour les producteurs privés ; un manque de ressources humaines de « l’Etat stratège », incapable d’assurer la mise en œuvre optimale de ses plans stratégiques. Plusieurs exemples historiques étayent ce constat. 

Les premières expériences africaines de planification stratégique

Le Ghana privilégia une stratégie de réallocation de la plus-value tirée du secteur agricole (cacao) vers un investissement massif en infrastructures et en usines, afin d’industrialiser le pays. Conséquence : la taxation outrancière par l’Etat de la production agricole (longtemps seule source de revenus imposables) fit baisser de près de 93% le prix payé aux producteurs, l’effet désincitatif conduisant à une baisse de la production de 572 000 tonnes de cacao lors du pic de 1964-1965 à 153 000 tonnes en 1983-1984. Dans le même temps, les nouvelles usines construites grâces aux investissements de l’Etat tournaient à 20% de leur capacité, faute d’une demande solvable et accessible à même d’absorber leur production. L’effort gigantesque d’investissement industriel porté par l’Etat algérien qui, dans les années 1970, investissait jusqu’à 35% du revenu national en infrastructures industrielles et de transport, fut pareillement couronné d’échecs retentissants, faute de transferts de technologie, de corruption, d’investissements non adaptés au marché local.

nyerere-on-time-magazine-coverD’autre pays jouèrent la carte d’une stratégie de développement centrée sur une planification rurale par le haut. L’exemple le plus abouti d’une telle stratégie est celle lancée en 1967 par le président tanzanien Julius Nyerere. Suite à la déclaration d’Arusha, la Tanzanie expérimenta la collectivisation des communautés agricoles regroupées dans des villages (« ujamaa »). Il s’agissait ni plus ni moins d’une collectivisation de la production et du partage des revenus. Cela aura eu quelques bons aspects, comme d’importants investissements en services publics : implantations d’écoles, de dispensaires, de réseau de distribution d’eau et d’électricité facilitées par le regroupement de collectivités rurales autrefois éparpillées. Le résultat économique fut lui désastreux : la production agricole chuta en même temps que les revenus des agriculteurs. Ces derniers fuirent les campagnes – vécues comme le lieu d’exercice de l’autoritarisme d’Etat – pour les villes, symboles de liberté. La politique d’ujamaa conduisit paradoxalement à ce que la Tanzanie ait l’un des taux d’urbanisation les plus élevés du monde, en croissance de 10% par an durant toute la décennie 1970. 

Au-delà de l’Afrique, la planification stratégique s’est imposée comme l’un des attributs de l’Etat moderne. Après l’Allemagne de Bismarck qui industrialisa la Ruhr, le Japon de l’ère Meiji qui donna naissance à la future deuxième puissance industrielle mondiale, les Gosplan de l’Union Soviétique qui transformèrent ce continent féodal, l’après deuxième guerre mondiale allait redonner un nouvel élan à la planification stratégique des Etats. Le plan Marshall américain et les différents ministères du Plan des Etats occidentaux en ont été l’incarnation triomphante dans les années 1950. C’est donc tout naturellement que les Etats africains nouvellement indépendants ont suivi cette tendance, qu’ils se réclament d’une idéologie socialiste ou libérale. De même, le tournant néolibéral des années 1970 sonnera le discrédit des plans stratégiques de développement promus par l’Etat, en Afrique comme dans le reste du monde. 

La critique libérale de la planification stratégique étatique

La critique libérale attaque l’Etat sur sa capacité à allouer efficacement les ressources. L’Etat est une institution qui répond à des objectifs qui ne peuvent se réduire à des considérations économiques. D’ailleurs, les stratégies choisies par les Etats africains ont répondu avant tout à des objectifs politiques : pour asseoir leur légitimité au sein de leur société, les Etats modernes se sont acheté une clientèle politique à grands frais, notamment avec le recrutement effréné de fonctionnaires dont beaucoup n’étaient engagés ni sur de la prestation de service public ni sur une activité productive. Cet objectif politique s’est parfois révélé contradictoire avec la stratégie de développement économique menée, comme l’a montré l’exemple du Ghana.

Selon les penseurs libéraux, la protection par l’Etat de secteurs économiques nuit à la compétitivité des entreprises et in fine au pouvoir d’achat des consommateurs. Une économie étatiste se caractérise souvent par des entreprises publiques ou semi-publiques en situation de monopole, qui facturent des prix au-dessus de ce que seraient normalement ceux d’un marché ouvert à la concurrence. En tant qu’investisseur, l’Etat ne serait pas à même de savoir quelles sont les entreprises de demain qui méritent qu’on investisse dessus aujourd’hui, et au contraire quelles sont les entreprises d’aujourd’hui destinées à faire faillite parce qu’elles reposent sur un modèle dépassé, et seront remplacées par des concurrents plus innovants. A chaque fois que l’Etat interférerait dans ce jeu naturel du cycle économique, il créerait des distorsions qui se substitueraient à la loi du marché dont l’allocation des ressources est supposée optimale.  

drop the debtAccablés par l’échec de leurs plans stratégiques de développement et par le niveau de leur endettement public, les Etats africains se verront contraindre par les institutions financières internationales à renoncer à toute ambition d’interventionnisme économique. Les ajustements structurels mis en place dans les années 1980 visent à restreindre le champ d’action de l’Etat, en réduisant les effectifs de la fonction publique, en promouvant les investissements directs étrangers dans le secteur de l’extraction de matières premières, en assurant la liberté des prix et des taux de change. L’Ouganda, le Ghana seront les bons élèves de ce tournant libéral, dont le bilan est aujourd’hui largement critiqué, quand bien même il a permis à certains Etats de se refaire une santé financière et de rationaliser leur mode de fonctionnement.

Engagés dans une dynamique de restriction budgétaire visant à les désendetter, les Etats africains ont réduit leurs budgets pour l’éducation, la santé, les infrastructures collectives, au moment même où la population a crû de manière significative. De sorte que la situation relative des populations s’est fortement dégradée dans tous ces secteurs, le nombre d’écoles, de dispensaires, n’étant plus adapté pour des populations élargies de plusieurs millions de membres. L’Afrique de l’Ouest a particulièrement souffert de cette situation, un pays comme le Sénégal gagnant 6 millions d’habitants en trente ans (1976-2006, passage de 5 millions à 11 millions d’habitants) avec une dotation en universités, par exemple, quasiment constante. La structure économique de ces pays a également peu évolué, restant spécialisée sur des cultures d’exportation de produits agricoles aux prix volatiles ou l’extraction de matières premières sans transformation à valeur ajoutée. Le secteur privé national a manqé de ressources pour se hisser dans la chaîne de valeur commerciale de leurs filières économiques. Cela a conduit au chômage de masse d’aujourd’hui, les nouveaux entrants sur le marché du travail ayant peu d’opportunités en dehors d’activités informelles.  

Face à cette situation de nouvel appauvrissement généralisé des années 1980-1990, les premières décennies de planification stratégique se sont vues remplacer par les décennies d’aide humanitaire. De grands programmes menés par des institutions internationales ou des ONG ont suppléé aux carences des Etats dans leurs missions traditionnelles : programmes de santé, d’éducation, d’assainissement, projets d’infrastructures. Parfois, il s’agissait même de suppléer à leur démission ou leur effondrement (Sierra Léone, Rwanda, République Démocratique du Congo, Somalie, etc.) La cautérisation des plaies de l’Afrique n’a pas non plus été très efficace : programme ponctuels sans suivis dans le temps, corruption et fonds détournés, faible impact du stimulis économique d’ONG employant principalement des occidentaux, logique de dépendance et d’assistanat ne favorisant pas le développement d’une dynamique entrepreneuriale locale. Si certains succès ont été obtenus, comme la quasi disparition de la poliomyélite suite à des campagnes massives de vaccination subventionnées par l’international, le consensus s’est fait aujourd’hui que l’aide, qu’il s’agisse d’une aide humanitaire ou d’une « aide au développement » pour l’Afrique, ne saurait constituer à elle seule une solution pour son avenir. 

Le renouveau de la planification stratégique

vision 2020Le désendettement des Etats africains accéléré par l’initiative de Gleneagles (2005) d’allègement de la dette multilatérale va leur permettre d’affirmer de nouveau des ambitions dans l’orientation stratégique de leur économie et de leur société. Confrontés à une exigence accrue de leur population en termes de résultats, les gouvernants africains vont adopter le discours sur l’émergence de l’ancien tiers-monde, et élaborer des stratégies pour sortir rapidement du statut de Pays Pauvre Très Endetté à celui de Pays à Revenus Intermédiaires. Les initiatives dans ce sens sont très nombreuses et concernent tant des pays (Rwanda vision 2020, National Development Plan – Vision for 2030 (Afrique du Sud), Kenya Vision 2030, Plan Stratégie Gabon Emergent 2025, plan Emergence I et II au Maroc) que des institutions panafricaines (programme économique régional de l’UEMOA, plan stratégique de la Commission de l’Union africaine, etc.). Que penser de ce foisonnement de plans stratégiques ? Cette nouvelle étape volontariste pour relever les défis de l’Afrique sera-t-elle enfin la bonne ? En quoi ces plans diffèrent-ils des expériences précédentes ? Enfin, à la lecture de ces documents, comment l’Afrique compte-elle se développer ? 

A suivre : Comment l'Afrique compte-elle se développer ?

Emmanuel Leroueil

La grande muraille verte du Sahel

muraille verteLe constat alarmant est bien connu : 43% des terres africaines se trouvent dans des zones arides ou semi-arides favorables à la désertification qui touche particulièrement la zone sahélienne. 11 Etats de cette région semi-désertique (Mauritanie, Sénégal, Mali, Burkina Faso, Niger, Nigeria, Tchad, Soudan, Éthiopie, Érythrée et Djibouti) se sont associés en 2007 pour lancer l’Initiative Africaine – Grande Muraille Verte (IAGMV). S’agit-il seulement, comme peut le laisser supposer son appellation, d’une bande de verdure de 15 km de large sur les 7000 km reliant Dakar à Djibouti ? Bien que le projet vise au reboisement de plus de 15 millions d'hectares, l’approche est beaucoup plus subtile et ambitieuse, comme l’expliquait le professeur Abdoulaye Dia, secrétaire exécutif de l’Agence Panafricaine de la Muraille Verte basée à N’Djaména : « ce n’est pas un rideau d’arbre que nous devons sans cesse replanter […] l'objectif est plutôt d'atténuer les effets de la désertification par une approche de développement intégré. Ce qui signifie qu'en plus des plantes nous allons créer un ensemble d'activités agro-sylvo-pastorales génératrices de revenus. » L'approche devrait différer suivant les particularités géographiques : certaines terres totalement dénudées doivent être reboisées et des zones à protéger pour que le couvert végétal se conserve ou soit enrichi.

Pour mettre en oeuvre cette ambition, l’IAGMV adopte une approche globale et multisectorielle qui associe le savoir–faire local, les techniques développées par les populations pour faire face aux sécheresses récurrentes, avec les connaissances scientifiques les plus novatrices. Son action repose principalement sur l’identification et la promotion de pratiques de gestion durable des terres, le renforcement des services socio-économiques de base et l’autonomisation durable des populations rurales. Les espèces plantées dans une région doivent présenter un intérêt pour sa population et avoir les caractéristiques de résistance à la sécheresse. Plus de 200 espèces de plantes pouvant pousser dans des zones de 100 à 400 millimètres de pluviométrie ont été identifiées. L’IAGMV encourage l’agriculture familiale en opposition à l’agriculture intensive pour permettre aux populations leur autosuffisance alimentaire et des jardins polyvalents seront développés pour générer des revenus complémentaires et limiter ainsi l’exode rural.

Ce projet se veut l’exemple de l’émergence d’un leadership africain dans la prise en charge de ses défis environnementaux. Bien que la problématique de financement ne soit pas entièrement réglée et le coût exact difficile à estimer, timidement mais sûrement le projet de muraille verte au Sahel se matérialise. Une partie des financements doit être assurée par les Etats parties prenantes de l'initiative et le reste par leurs partenaires classiques. Deux ans seulement après la mise en place de l’Agence Panafricaine de la Muraille Verte (juin 2010), censée mettre en œuvre la GMV et coordonner l’ensemble des actions, aucun bilan d'étape n’a été rendu public. Néanmoins certains Etats sont plus avancés avec des grands chantiers déjà lancés. Au Sénégal plus de 20 000 hectares de terres sahéliennes ont été reboisées et au Tchad la ceinture verte autour de la capitale s’est considérablement élargie avec plusieurs milliers de pépinières mises en place pour alimenter des campagnes régulières de reboisement. 

A l'horizon 2025, la jeune pousse devrait avoir donné un arbre fleuri. L’IAGMV devrait avoir freiné l’avancée de la désertification et restauré les zones arides et semi-aride sahélo-sahariennes. A terme, elle ne devrait ni plus ni moins que transformer les étendues arides du Sahel en véritables ‘pôles ruraux de production et de développement durable’, où l’insécurité alimentaire et la pauvreté endémique ne seront que des lointains souvenirs. Les enjeux sont considérables et les exemples de projets ambitieux lancés dans ce cadre abondent. L'important est de persévérer dans cet effort et de maintenir haut les ambitions de ce projet panafricain. 

 

Djamal Halawa

Pour en savoir plus :

La Grande Muraille Verte. Capitalisation des recherches et valorisation des savoirs locaux, ed. IRD 2012            

Le projet majeur africain de la Grande Muraille Verte. Concepts et mise en œuvre, ed. IRD 2010

http://www.grandemurailleverte.org/

Pourquoi il faut changer de posture de pensée et d’action – et adopter l’afro-responsabilité

révolte1-256x300Qu’est ce que l’Afrique subsaharienne peut apprendre des expériences contestataires/refondatrices qui ont secoué le monde ces deux dernières années ? Sans doute qu’il ne suffit pas de protester au sein de l’espace public pour construire une alternative politique répondant aux préoccupations légitimes des manifestants. La solution tient en un mot : organisation. 

L’agitation mondiale récente est le résultat d’une situation inédite : une jeunesse nombreuse, éduquée, connectée, qui fait face à une situation sociale et économique particulièrement difficile : un niveau d’inégalités économiques effarant, une barrière à l’entrée du monde du travail pour une portion significative des jeunes, une fossilisation de la société au détriment de ses forces vives. Alors même que l’Afrique et les sociétés arabes sont censées bénéficier du « dividende démographique », avec l’arrivée d’une cohorte de nombreux jeunes éduqués en âge de travailler, les conditions de réalisation et d’épanouissement de ces individus sont compromises dans le cadre actuel du système social et économique où ils évoluent. Le changement est donc nécessaire. Mais les Subsahariens qui souhaitent réformer leur société au Burkina Faso, au Cameroun, au Congo, en Ouganda, au Soudan ou ailleurs gagneraient à tirer des leçons du « printemps arabe » ainsi que des mouvements « Occupy… » qui ont rassemblé des jeunes aux Etats-Unis, en Espagne ou en Israël, protestant contre le niveau des inégalités et leur horizon bouché.

Dans tous ces cas, des mobilisations d’une ampleur historique ont abouti à des résultats contrastés. En Egypte et en Tunisie, deux des cas les plus emblématiques, le renversement du pouvoir en place a profité avant tout à la force politique alternative la mieux organisée de ces sociétés : les islamistes du mouvement des frères musulman et du parti Ennahda. Bien que les militants de ces mouvements n’aient pas été les protagonistes des révoltes, ils se sont révélés les mieux à même d’occuper le vide laissé par les anciens pouvoirs. Les jeunes urbains fers de lance de la révolte, qu’ils soient pauvres ou issus de la classe moyenne, ont péché par manque d’organisation militante, par manque de discours englobant et mobilisateur, par manque de leadership et de confiance en eux.

Les jeunes manifestants en Europe et aux Etats-Unis ont eux péché par « nombrilisme ». Ils ont confondu le moyen – occuper l’espace public par des manifestations, des sit-in – et la fin – obtenir des changements politiques. Ils ont refusé de s’organiser en mouvement politique au nom de principes anarchistes qui sont les symptômes de leur défiance vis-à-vis de la société dans laquelle ils vivent. Cette posture de défiance ne fait que les marginaliser encore plus. Le mouvement « Occupy Wall Street » a souffert également du défaut de l’ « intellectualisme », ce plaisir qu’ont certain à s’entendre parler, à rendre nébuleux ce qui est clair, à rendre élitiste des causes populaires.

Les Subsahariens cumulent tous ces défauts : le manque d’organisation, l’ « intellectualisme » et le « nombrilisme ». Un nombrilisme qui s’exprime différemment : à l’optimisme individuel (il est possible de s’en sortir soi-même si on est courageux, malin et qu’on se débrouille bien – avec l’aide de Dieu…), fais face le pessimisme collectif (il n’est pas possible de changer la société et le système dans lequel on vit, ce sont toujours les puissants qui vont dominer, les tares de la société resteront toujours les mêmes, etc.).

L’ « intellectualisme » africain est lui assez banal. Il prend l’apparence de discours pompeux et creux tenus à longueur de journée par des tribuns dont on se sait s’il faut en rire ou en pleurer. Il prend également la forme d’un retrait de la vie politique – l’intellectuel ne devant pas se salir dans le marigot politique – qui peut parfois être interprété comme une démission. Une démission d’autant plus facile quand le discours critique porte quasi exclusivement sur la domination de l’Afrique par les puissances impérialistes qui seraient omnipotentes et face auxquelles les acteurs africains ne seraient que des pantins sans marge de manœuvre. C’est le sempiternel refrain sur la « françafrique » par exemple : rien ne serait possible (réformer par exemple l’espace monétaire de la zone CFA), tout se joue à l’Elysée et Matignon, les dés sont pipés, etc. C’est sans doute la principale faiblesse du courant intellectuel altermondialiste africain, qui s’articule principalement sur la critique des puissances impérialistes étrangères et pas assez sur l’organisation des forces sociales africaines. Un discours qui finit par déresponsabiliser les premiers protagonistes de l’histoire continentale : les Africains. Il leur revient pourtant de s’organiser pour inverser les rapports de force et se frayer leur propre chemin au sein du système mondial, comme le font tant d’autres sociétés en Amérique latine et en Asie.

Le manque d’organisation est aberrant : dans la plupart des pays africains, il n’y a pas de mouvement aussi structuré que les frères musulmans – avec un corpus cohérent d’idées, une organisation, des militants – qui soit une force politique alternative au régime en place. De ce fait, le vide du pouvoir appelle des « hommes providentiels », malheureusement souvent des personnages médiocres et opportunistes (Dadis Camara, le capitaine Sanogo et tant d’autres chefaillons militaires avant eux). Nous nous demandions en 2011 si le « printemps arabe » allait passer la barrière du Sahara et venir bousculer tous ces chefs d’Etat à qui il faut dire dégage… La plupart des pouvoirs les plus décriés en Afrique n’ont pas une assise solide. Leur chute ne saurait tarder, qu’elle se fasse de manière pacifique et naturelle, ou de manière violente et forcée. Mais l’alternative politique est-elle prête ?  

Pas encore. Il est donc plus que jamais urgent de s’organiser. De mobiliser les femmes, les hommes et les idées qui porteront le courant progressiste de l’Afrique de demain. De les mobiliser non pas sur des slogans creux, mais sur des idées pratiques. 

L’afro-responsabilité : une nouvelle posture de pensée et d’action pour construire une alternative positive

C’est ce à quoi souhaite répondre l’afro-responsabilité : placer les Africains au centre du jeu et construire une alternative politique progressiste et efficace, qui réponde aux besoins de sécurité, d’emploi, de prospérité et de fierté que réclament légitimement des centaines de millions d’Africains.

A Terangaweb – l’Afrique des idées, nous avons depuis deux ans cherché à poser les bases de réflexion de cette alternative. Notre cadre de réflexion s’est d’emblée posé à l’échelle continentale et sous-régionale : la solution ne viendra pas de l’échelon national, parfois trop petit, parfois trop bancal. Il faut trouver une solution par le haut : les échelons sous-régionaux (UEMOA, CEMAC, EAC, SADEC) semblent plus pertinents pour mobiliser les ressources humaines, financières, militaires et symboliques nécessaires pour combler le retard en infrastructures, permettre aux entreprises d’avoir accès à des marchés élargis et compétitifs, asseoir la position de l’Afrique dans le monde. L’échelon sous-régional devrait aussi mettre fin à l’émiettement de l’Afrique : l’harmonisation des règles du droit, des modalités de la compétition politique, la libre-circulation des personnes, devraient permettre d’éviter à l’avenir la succession de petits sultanats locaux (la Gambie, la Guinée-Bissau) au fonctionnement douteux, et rendre quasiment impossible la contestation du pouvoir central par des forces locales, comme on l’assiste encore aujourd’hui en Centrafrique. Cela ne signifie bien entendu pas la fin de l’échelon national, et encore moins des échelons locaux. L’expansion démographique des villes africaines appellent au contraire un renforcement sans précédent des pouvoirs locaux. Il s’agit de mettre en place un système articulé de prise de décision à l’échelon pertinent, dans un cadre de règles harmonisées au niveau sous-régional.

Nous nous proposons de relancer le projet panafricaniste sur des propositions concrètes (mise en place par exemple d’un système de droit panafricain avec une Cour suprême dont les arrêtés s’imposeraient à l’ensemble des juridictions nationales). Le défi consiste aujourd’hui à donner du souffle à ces idées ; à rassembler des personnes qui militent pour qu’elles deviennent réalité. Des personnes qui seront prêtes à remplacer au pied levé des pouvoirs dépassés et à construire une autre alternative historique. Tel est l’ambition que nous nous fixons. Tel est le défi que l’époque pose à notre génération.  

Emmanuel Leroueil

L’ambition 2013 de Terangaweb – l’Afrique des idées

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Cher(e)s lecteurs(trices), 

Terangaweb – L'Afrique des idées a depuis sa création privilégié une approche participative et transparente de son projet collectif. C'est dans la continuité de cette approche que je souhaite vous présenter ci-dessous le projet 2013 que nous sommes en train de formuler et qui définira les ambitions de notre think-tank pour cette année. Ce projet est encore soumis à la critique et aux propositions constructives des membres actuels et futurs de l'association. Il sera soumis au vote de notre Assemblée Générale en fin février 2013. Je vous invite à le lire, à le commenter et, s'il vous semble attrayant, à y participer en nous rejoignant. N'hésitez pas à rentrer en contact avec nous à cet effet !

Le Projet 2013 de l’association Terangaweb – l’Afrique des Idées s’articule autour de deux volets : d’une part l’élaboration et la mise en œuvre d’un plan de développement 2013 et d’autre part la structuration de l’association. Le plan de développement 2013 a pour ambition de faire de notre think-tank un acteur reconnu du débat public africain, au-delà de la seule production d’articles sur le site. Il s’articule autour de deux axes : il nous faut en effet à la fois renforcer nos acquis et développer de nouveaux relais de production d’idées.  Quant à la structuration de l’association, elle se décline aussi en deux axes : la mise en place d’un nouveau bureau composé d’une dizaine de personnes élues par les membres de l'association ainsi que la recherche de ressources financières pour porter le développement de l’association.

Plan de développement 2013

Axe 1 : Renforcer nos acquis

1. Mieux structurer notre association : ouverture du compte bancaire ; cotisations donnant droit au statut de membre de Terangaweb ; constitution d’une assemblée générale et vote pour un nouveau bureau de l’association, mandaté pour un an ; actualisation de nos statuts ; renforcement des pôles Communication (partenariats médiatiques, présence sur les réseaux sociaux, amélioration de la communication interne à l’association) et Trésorerie (appel à cotisation, recherche de financements publics et privés, levée de fonds pour projets ciblés) autour d’un Secrétaire Général, responsable administratif de l’association, en charge de l’organisation des réunions, de la tenue des PV, etc. Mieux diviser le travail au sein de l’équipe et définir précisément les rôles et les responsabilités de chaque membre.
Animateur clé : le Secrétaire général

2. Renforcer la production et la visibilité du site internet : recrutement de nouveaux rédacteurs ; multiplication de chroniques régulières sur le site, par des « leaders d’opinion » au style reconnaissable et affirmé ; travail de réseau des responsables de rubrique avec les acteurs liés à leur thématique (ex rubrique Culture : lien avec librairies spécialisées, site spécialisés sur la culture africaine, maisons d’édition, maisons de production, centres culturels, etc.). Développer notre stratégie de présence sur les réseaux sociaux et de référencement sur internet. Augmenter le nombre d’interviews de personnalités intéressantes, de reportage de terrain, de vidéos disponibles sur le site.
Animateur clé : le rédacteur en chef.

3. Ouvrir de nouvelles antennes territoriales en Afrique : suite à l’ouverture en 2012 d’un premier bureau Terangaweb à Dakar, cette dynamique doit être prolongée. Le but est de renforcer l’ancrage de l’association au continent africain, tant en termes de visibilité (organisation de conférence sur place, relais dans les médias locaux) qu’en termes de production (reportages et interview, liens avec les chercheurs des différents pays africains). L’objectif en 2013 est de mieux structurer le groupe à Dakar et d’ouvrir une à deux nouvelles antennes africaines.
Pour renforcer l’ « exportabilité » de l’association, il peut être envisagé dès mars 2013 de ne conserver comme nom collectif que « l’Afrique des Idées » et d’abandonner « Terangaweb ».
Animateur clé : le directeur territorial

Axe 2 : Développer de nouveaux relais de production d’idées 

1. Publier un essai collectif de la rédaction : à partir de notre production d’articles des deux dernières années, publier un ouvrage collectif qui résume notre philosophie de l’afro-responsabilité et propose quelques pistes pratiques pour relever les défis du développement socio-économique du continent.
Animateur clé : chef de projet essai collectif. 

2. Formaliser un nouvel indice économique, basé sur l’analyse de l'augmentation des revenus des populations africaines. Du fait des insuffisances d’informations communiquées par le seul taux de croissance du PIB pour appréhender les dynamiques socio-économiques africaines, nous chercherons à mettre en avant un indice économique basé sur l’augmentation réelle des revenus des ménages africains. Le but est de répartir la population d’un pays en déciles de revenus et d’étudier la variation du revenu dans chaque décile, d’une année à l’autre. Cet indice peut donner plusieurs informations qui ne sont actuellement pas disponibles : 1/ comment l’évolution de l’activité économique impacte concrètement le pouvoir d’achat des différentes catégories de population ? 2/ Comment évaluer précisément le nombre de ménages appartenant à la « classe moyenne » et le nombre de ménages destinés à rejoindre cette catégorie ? 3/ Avoir une vision dynamique des inégalités sociales (est-ce que l’augmentation du revenu des déciles les plus privilégiés augmentent beaucoup plus vite que celle de premiers déciles ?) 4/ Quelle part de la croissance du PIB d’un pays alimente l’augmentation des revenus des populations et la part qui est exfiltrée à l’extérieur du pays ? Nous comptons faire un partenariat avec un centre de recherche de l’Ecole d’Economie de Paris pour montrer l’intérêt scientifique de cet indice, ainsi qu’un partenariat avec un institut de collecte statistique africain, afin de collecter de manière systématique ces données, ce qui n’est actuellement pas fait.
Animateur clé : chef de projet indice économique.

3. Explorer la possibilité d’une activité conseil : l’objectif serait double : permettre à Terangaweb une contribution concrète et perceptible à l’accompagnement des acteurs économiques et administratif en Afrique d’une part et d’autre part contribuer à la recherche de ressources financières pour le développement de l’association.
Animateur clé : chef de projet consulting.

 

Structuration du Bureau de l'association

Le développement de notre association nécessite aujourd’hui de s’appuyer sur des ressources financières. Plusieurs sources potentielles de financement existent parmi lesquelles les subventions d’administrations publiques ou de fondations, la contribution des parrains, l’organisation d’activités génératrices de revenus, etc. La première des pistes à explorer reste cependant la cotisation des membres de Terangaweb – l'Afrique des idées. En plus de générer des revenus annuels prévisibles pour l'association, ce système présente l’avantage de renforcer le sentiment d’appartenance des membres de Terangaweb – l'Afrique des idées.

Principe :
" Il est posé le principe d’une cotisation annuelle donnant qualité de membre de l’association Terangaweb.
" La qualité de membre de Terangaweb offre la possibilité de se porter candidat et de voter pour la constitution du nouveau bureau de l’association. Plus généralement, il permet d’assister à titre gratuit aux rencontres qui seront organisées par Terangaweb avec certaines personnalités (petit-déjeuner Terangaweb) ou à toute activité restreinte à laquelle participe l'association. 

Montant :
" La cotisation se fera sur une base annuelle.
" Le montant de la cotisation devrait se situer entre 20 et 25 euros.
" Se pose la question de l’uniformisation ou pas du montant de la cotisation. Le
montant retenu (20 ou 25 euros) pourrait ensuite être converti selon une grille de
parité de pouvoir d’achat en fonction du pays de résidence de chaque cotisant.

Usage des ressources issues des cotisations :
" Frais de gestion du compte bancaire de l’associations : 50 euros par an
" Frais pour disposer d’un nom de domaine sur Internet : 72 euros par an
" Frais divers (supports de communication, organisation de conférence, mise à jour
du site internet, etc.)

Planning prévisionnel de structuration du Bureau
" Jeudi 10 janvier 2013 : Communication des références bancaires de l’association et lancement de l’appel à cotisation.
" Samedi 16 février : la liste des membres de Terangaweb appelés à participer à l’élection du bureau sera arrêtée à cette date.
" Samedi 23 février : Assemblée générale élective du nouveau bureau de l’association.

 

Emmanuel Leroueil

Directeur de Publication de Terangaweb – l'Afrique des idées

Habemus Presidentum ! Une ère s’achève en Somalie

Dans l’opinion internationale, Somalie rime avec anarchie. Enlisée dans une interminable guerre civile depuis la chute du dictateur Siad Barre en 1991, la Somalie a véhiculé tant de visions de chaos, de destructions et de catastrophes humanitaires qu’il s’était développé à son égard une forme de fatalisme : beaucoup avaient tout simplement fini d’espérer pour ce pays qu’on disait ingouvernable, soumis à des logiques d’autorité trop contradictoires pour pouvoir être réconciliées, tiraillé par les revendications indépendantistes de ses régions du nord (Somaliland et Puntland), laissé à la merci des seigneurs de la guerre et des militants fondamentalistes d’al-Shabaab. L’ONU elle-même, après le retrait de sa mission UNOSOM II en 1995, était restée à distance du bourbier somalien pendant de longues années (elle n’y est revenue qu’en 2008).

Dans les médias, les images de La chute du faucon noir  (Black Hawk Down) ont aussi fait leur effet, tout comme les reportages photos montrant ces chefs de guerre patrouillant les rues de Mogadiscio à bord de leurs technicals (ces pickups montés d’une mitrailleuse lourde ou d’un lance-roquettes). Le conflit n’en finissant plus, il a même fini par donner naissance à de nouveaux concepts de science politique, comme celui de l’Etat « failli » (collapsed state) breveté par William Zartman au milieu des années 1990. Fidèle à cette image, la Somalie trône d’ailleurs en tête du Failed States Index, qui mesure le « degré d’effondrement » des pays selon des critères plus ou moins pertinents.

2012, année de renaissance pour Mogadiscio

Et pourtant, la Somalie offre depuis le début de cette année, et plus encore depuis ces dernières semaines, des motifs d’espoir. À un regain d’activité internationale (avec les conférences de Londres, organisée en février par la Grande-Bretagne, et d’Istanbul, réunissant en mai plus de 300 personnalités somaliennes venant de différents horizons) s’est ajoutée une amélioration notoire de la sécurité sur le terrain, et avant tout à Mogadiscio. La capitale somalienne semble avoir retrouvé un semblant de sérénité, et les reportages de guerre des journalistes présents sur les lieux ont fait place à des récits plus enthousiastes sur la réouverture progressive des cafés, des restaurants, des lieux de vie nocturne et autres commerces. Les membres de la grande diaspora somalienne commencent à revenir et rivalisent de projets pour leur pays natal, signe d’un climat beaucoup plus propice aux affaires.

Mais surtout, la Somalie a connu une avancée majeure au mois d’août : elle a enfin achevé sa longue période de transition en se dotant d’une nouvelle Constitution et d’un Parlement, qui a élu au début de cette semaine un nouveau Président, Hassan Sheikh Mohamud. Si la situation est encore trop instable pour évoquer les affres de la guerre civile au passé, la période actuelle marque peut-être le début d’une nouvelle ère dans la Corne de l’Afrique. A quoi tient cette soudaine poussée d’optimisme ?

AMISOM : le succès d’une opération africaine de maintien de la paix

L’amélioration de la situation en Somalie est d’abord d’ordre sécuritaire, grâce aux nombreux succès militaires enregistrés ces derniers mois face aux rebelles d’al-Shabaab. Force est de reconnaître la réussite de l’opération AMISOM, déployée par l’Union africaine depuis février 2007. Dotée à l’origine d’environ 5 000 hommes envoyés par l’Ouganda, le Burundi et Djibouti, ses effectifs ont été portés à  17 000 avec l’ajout de troupes kenyanes en octobre 2011. Malgré les difficultés techniques et logistiques, AMISOM a réussi à reprendre le contrôle du marché de Bakaara à Mogadiscio, principale source de revenus des militants islamistes, avant de les repousser vers le sud. Al-Shabaab, grandement affaiblie, se retrouve maintenant encerclée dans la ville de Kismaayo, près de la frontière kenyane. Cette dernière poche de résistance devrait s’effondrer prochainement.  De manière tout aussi importante, AMISOM a acquis une forte légitimité auprès de la population somalienne. En excluant de la mission des voisins encombrants comme l’Ethiopie ou l’Erythrée, l’Union africaine a réussi mieux que toutes les précédentes interventions extérieures à se faire accepter comme un acteur neutre, purement dévoué à la sécurité des Somaliens. Des leçons pourront être tirées de cette opération pour de futures missions de sécurité collective sur le continent.

Des progrès conséquents en matière institutionnelle

En limitant la menace d’al-Shabaab, AMISOM a ainsi permis à la Somalie de se concentrer sur des problèmes autres qu’exclusivement sécuritaires. Le pays, après avoir vécu une dizaine d’années sans gouvernement effectif, était dirigé depuis 2004 par des institutions transitoires. Exilé à Nairobi jusqu’en 2006, puis à Baidoa (où le Parlement siégeait dans un entrepôt de blé !), le Gouvernement Fédéral de Transition (TFG) n’a rejoint Mogadiscio qu’en 2007, et son pouvoir est toujours resté très limité. De plus, les institutions transitoires se sont rapidement trouvées mêlées au jeu complexe entre les clans, dont l’importance est fondamentale dans la politique somalienne. Corruption systématique – d’après un rapport de l’ONU, 8 dollars sur 10 reçus par le TFG sont détournés à des fins privées –, personnalisation des pouvoirs et compromission avec les seigneurs de guerre locaux sont ainsi devenus les attributs d’un Etat somalien de plus en plus impopulaire.

Dans ces conditions, avoir suivi (à quelques jours près) le calendrier prévu pour l’expiration de la période de transition constitue déjà un développement positif. Un comité composé selon les logiques claniques s’est chargé de sélectionner les 275 membres du nouveau Parlement fédéral somalien, qui devaient n’avoir eu aucune affiliation avec des milices ou des chefs de guerre dans le passé (30% des sièges étant réservés aux femmes). Les députés ont ensuite nommé un speaker, adopté le projet de Constitution, et célébré officiellement la fin de la transition le 20 août.  Enfin, ce mardi 11 septembre, une étape cruciale a été franchie avec l’élection à la présidence d’Hassan Sheikh Mohamud.

Certes, le processus est loin d’avoir été parfait. Intimidation, corruption et ingérence extérieure ont été partie intégrante de la transition ; les postes de député se seraient « vendus » jusqu’à 50 000 $ … Mais au vu de la situation somalienne, on peut avoir pour une fois un regard optimiste et se réjouir des progrès accomplis.

D’autant que l’élection d’Hassan Sheikh Mohamud signale avec force que les parlementaires ont bien compris les aspirations au changement du peuple somalien. Novice en politique, son élection a surpris la plupart des observateurs, qui s’attendaient plutôt à un duel de politiciens entre le Président et le Premier ministre du gouvernement de transition. Leur défaite est une condamnation sans appel de l’Etat affairiste de ces dernières années ; plus que jamais, les Somaliens ont voulu refonder leurs institutions sur de nouvelles bases. Ingénieur et universitaire de 56 ans, islamiste modéré, Mohamud s’est fait un nom au sein de la société civile, en fondant une université à Mogadiscio et en s’associant à de nombreuses ONG internationales. Son élection marque la défaite des « sortants », mais aussi la victoire des locaux sur la diaspora. C’est le deuxième enseignement de cette élection : les députés ont aussi plébiscité Mohamud pour n’avoir jamais quitté la Somalie durant la guerre civile. A l’inverse, les membres de la diaspora, fraîchement arrivés pour faire campagne, leur ordinateur portable sous le bras, n’ont recueilli que très peu de voix.

Reconstruire la Somalie, un défi insurmontable ?

Le nouveau président a désormais un mois pour nommer un Premier ministre, qui va constituer un gouvernement avant fin octobre. Avec la présidence somalienne, Hassan Sheikh Mohamud a peut-être hérité du métier le plus difficile au monde. Car l’ampleur des défis qui l’attendent est énorme.

Bien que la libération de Kismaayo soit annoncée comme imminente, la sécurité va rester un enjeu majeur. Plus de la moitié du territoire somalien est encore très faiblement étatisée, et ces régions reculées pourraient servir de bases de repli pour al-Shabaab. Inférieure dans la lutte armée conventionnelle, l’organisation risque de compléter sa reconversion (déjà initiée) vers des tactiques de terrorisme. Al-Shabaab a d’ors et déjà fait preuve de ses capacités de nuisance en organisant, deux jours après l’élection de Mohamud, un attentat-suicide contre son palais présidentiel, au cœur de Mogadiscio.

Avant qu’ils ne s’aliènent le soutien populaire en faisant le pari du « jihad global », les militants d’al-Shabaab répondaient à un triple besoin de la part des Somaliens : sécurité, intégrité et inclusion. Ces deux derniers chantiers seront primordiaux pour le nouveau gouvernement : des institutions transparentes et inclusives sont nécessaires pour accommoder la diversité des acteurs somaliens, et en ramener le plus grand nombre dans le giron de l’Etat légal.

A l’image du nouveau credo de l’Union africaine, le manque d’infrastructures est un défi pressant pour un pays ravagé par vingt années de conflit. Reconstruire des connections routières, relancer les activités portuaires, (r)établir le réseau électrique seront autant de travaux indispensables pour que la « renaissance » observée à Mogadiscio puisse être durable et se propager à l’économie nationale. La reprise économique est importante à plus d’un titre : en plus de stimuler les énergies créatives et d’attirer les investisseurs étrangers ou de la diaspora, elle seule peut éviter que ne réapparaissent de nouveaux entrepreneurs de la guerre, qui pendant des années ont trouvé dans le chaos somalien un terrain de jeu idéal pour leurs lucratives activités économiques. Garder de manière durable ces individus dans le cadre d’une économie de la paix est un pré-requis pour la stabilisation du pays.

La liste des challenges que devra relever le nouveau gouvernement somalien est encore bien trop longue pour son mandat de quatre ans : démobilisation des anciens miliciens, mise en place d’une justice transitionnelle, maintien de l’unité de l’Etat devant les pressions du Somaliland et du Puntland, arrêt de la piraterie, organisation d’élections populaires et, à terme, autonomisation de l’Etat somalien vis-à-vis de ses partenaires extérieurs… Mais le transitoire est devenu permanent, ce qui en soi est déjà une réussite. Avec l’élection de Hassan Sheikh Mohamud, le gouvernement somalien va jouir d’un moment de légitimité jamais atteint depuis 1991, et on ne peut que se joindre au message de ralliement lancé par l’ancien président battu, Sheikh Sharif Ahmed : bonne chance, Monsieur le Président !

  Vincent ROUGET  

Ainsi parlait GUELWAAR

« Un doigt que l’on tend sert à interpeller, vous le savez. Mais cinq doigts tendus ne peuvent servir qu’à quémander. 

Nos dirigeants nous ont réunis ici, savez-vous pourquoi ? Pour rien d’autre que de pouvoir mettre la main sur cette aide. Ainsi les avez-vous entendus chanter des louanges et se confondre en remerciements, face à tant de générosité, en notre nom à tous, les présents comme les absents, à l’endroit de ceux qui nous ont donnés cette aide. Regardez-les, regardez nos dirigeants, aucun d’entre eux ne pouvant maitriser sa joie, se dandinant et se pavanant devant nous comme si l’aide était arrivée du fait de leur propre mérite.

Et nous, nous le peuple, nous qui n’avons ni droit à la parole ni faculté de dire non, on chante et on danse pour fêter cette aide. Il est temps d’ouvrir les yeux. Sachons qu’un peuple ne peut être fort lorsqu’est encré en lui la culture de l’aumône. Et vous avez vu que ce genre de cérémonie de remise de don se tient depuis trente ans ici et ailleurs. Cette aide qu’on nous distribue, c’est elle qui nous tue. Elle a tué en nous toute dignité, nous n’avons plus aucune dignité, personne ici n’a gardé sa dignité.

Savez vous que les peuples qui nous envoient ces dons n’ont aucune considération pour nous ? Le savez-vous ? De plus nos enfants, garçons et filles, qui vivent parmi eux là bas, à l’étranger, sont consumés par la honte. Ils ne peuvent plus marcher la tête haute et regarder ces gens les yeux dans les yeux.

C’est vrai que notre pays a traversé toutes sortes de difficultés, qu’il est confronté à toutes sortes d’épreuves mais c’est à nous de prendre en main ces défis.

Notre ancêtre Kocc Barma nous enseigne ceci : si tu veux tuer un être drapé de sa dignité, offre lui à manger tous les jours bientôt tu en feras une bête. Je vous dis que ce qui restait de dignité et de courage en nous, cette aide l’a englouti. Vous avez vu la faim, la soif, la pauvreté qui sévissent ici. Savez-vous ce qui l’a augmenté ? Eh bien je vais vous le dire. Voyez vous si un pays attend ce qui le nourrit et le vêtit d’un autre pays, ce pays, ses enfants et ses petits enfants n’auront qu’une seule parole à la bouche. Voulez vous que je vous dise laquelle ? Merci, merci, merci. »

Discours de Guelwaar dans le film d'Ousmane Sembène

Pierre Henri Thioune dit Guelwaar prononçait ce discours, son dernier discours, devant une assistance subjuguée et des autorités médusées dans une petite bourgade du Sénégal d’après les indépendances. Une scène inoubliable dans un film culte : Guelwaar de Sembene Ousmane. Les évènements racontés dans cette fiction se résument ainsi : Un homme meurt, il est catholique. On confond par inadvertance son corps avec celui d’un autre et c’est une famille musulmane très influente qui l’enterre. Les choses se compliquent lorsque cette dernière refuse d’entendre parler d’exhumation. Le cœur de l’histoire reste cependant l’évocation du souvenir de ce curieux personnage qui faisait trembler les autorités par ses critiques acerbes décochées dans un verbe cru et qui du fait de son engagement a été éliminé.

Thierno Ndiaye Dos lui n’a pas été éliminé. Cet acteur magnifique dont le jeu perfectionniste a porté ce film est mort le 3 aout dernier des suites d’une longue maladie. Dans la mémoire de tous ceux qui ont vu le film il restera Guelwaar et, à l’image d’un Marlon Brando ou d’un Ben Kingsley après Le parrain de Coppola et Gandhi d’Attenborough, demeurera immortel. Les valeurs morales qu’il défend dans son discours sont des raisons suffisantes pour les africains de repenser tout ce système désigné par le vocable trompeur d’aide au développement qui maintient le continent sous perfusion.

Mais elles ne sont pas les seules. D’autres raisons peuvent être résumées par l’argumentaire étalé dans l’ouvrage L’aide Fatale de Dambisa Moyo paru une vingtaine d’années après la sortie du film. A savoir notamment que l’aide représente environ 15% du PIB de l’Afrique mais n’a pas permis de faire reculer la pauvreté, qu’elle encourage la corruption et permet à certains régimes de se maintenir artificiellement, qu’elle ne favorise ni la compétitivité des secteurs productifs, ni la réforme de secteurs publics aux effectifs souvent pléthoriques, qu’entre 1970 et 1998, c’est-à-dire durant la période au cours de laquelle l’aide au développement était au plus haut, la pauvreté a augmenté de 11% à 66% dans le continent.

Guelwaar n’a pas la prétention d’apporter une solution miracle qui permettrait de sortir de cette situation, tout comme l’ouvrage du Dambisa Moyo se contente de proposer des pistes à explorer et d’ouvrir des perspectives, mais il a le mérite de ne pas être une succession de clichés sur l’Afrique comme on n’en voit souvent, de mettre le doigt là où ça fait mal et de nous convaincre qu’une autre voie est possible tout en nous faisant assister, et c’est peut être là que réside le prodige, à un grand moment de cinéma.
 

Racine Demba

Que faut-il faire pour réduire le secteur informel ?

L’accroissement de la taille du secteur informel en Afrique pose le problème de la capacité des Etats à disposer des recettes fiscales nécessaires pour répondre aux énormes défis de développement. En dépit des stratégies de politiques publiques mises en œuvre jusqu’aujourd’hui, la taille du secteur informel continue d’augmenter. Il est donc grand temps d’adopter de nouvelles stratégies qui s’attaquent aux causes plutôt qu’aux conséquences de ce phénomène.

De façon générale, le secteur informel regroupe l’ensemble des activités économiques qui échappent à l’administration fiscale. Elles sont différentes des activités de contrebande qui s’exercent en dehors du cadre légal comme le trafic de stupéfiants. Avec plus 50% du PIB selon les estimations[1], le principal enjeu du secteur informel en Afrique réside dans le manque à gagner qu’il crée pour les recettes fiscales de l’Etat. Ce manque à gagner entrave la capacité de l’Etat à mettre en place des politiques publiques destinées à organiser la migration vers le secteur formel. Ainsi le secteur informel semble entretenir ses conditions d’existence. Face à ce cercle vicieux, la question qui se pose est de savoir s’il faut l’éradiquer ; et si oui, comment ?

Quoique la question est souvent éclipsée par la multitude d’urgences sociales et économiques de divers ordres, il n’en demeure pas moins qu’elle resurgit chaque qu’il est question de la soutenabilité des recettes fiscales, de l’organisation économique du marché, ou de la promotion des politiques de protection sociale dans les pays en développement. Ainsi, la plupart des pays Africains, notamment en Afrique de l’Ouest envisagent sérieusement des politiques appropriées pour réduire le poids du secteur informel dans l’économie nationale. Principalement, deux solutions sont envisagées.
D’une part, certains pays, comme le Bénin qui dispose d’un important secteur informel de la distribution des produits pétroliers, choisissent la chasse aux acteurs du secteur informel. Ainsi, des opérations de déguerpissement sont organisées pour détruire les boutiques de fortunes installées au bord des artères ou pour chasser les vendeurs à la sauvette. En dépit de ces opérations ponctuelles, les capitales économiques sont toujours occupées par un nombre de plus en plus important de travailleurs du secteur informel.
D’autre part, partant du fait que les travailleurs du secteur informel font preuve d’esprit d’entreprenariat face aux défaillances du secteur formel, certains pays privilégient la mise en place de politiques d'accompagnement comme par exemple le microcrédit, la micro-assurance, …, pour promouvoir la productivité du secteur et assurer des conditions de travail décentes aux travailleurs. Ces politiques sont notamment soutenues par la plupart des institutions internationales œuvrant dans le domaine du développement[2]. Cependant, il n’existe pas d’évidences suffisantes sur leur efficacité. La plupart des études empiriques qui évaluent ces politiques n’ont pas trouvé d’impact sur les flux vers le secteur formel[3].

Face à ces défaillances, une nouvelle approche de gestion du secteur informel s’impose. Elle se fonde sur l’idée qu’il est important d’éradiquer le secteur informel en s’attaquant aux causes plutôt qu’aux conséquences. La plupart des politiques citées plus haut s’attaquent aux conséquences du secteur informel plutôt qu’à ses causes. Dès lors, elles risquent de renforcer la croissance du secteur. En effet, l’existence du secteur informel caractérise le niveau de développement économique d’un pays et son évolution dépend de facteurs qui entravent une croissance économique endogène. Dès lors, les stratégies de mise en œuvre des politiques qui visent le secteur informel devraient chercher à lever les obstacles au développement des secteurs primaires et secondaires des économies nationales. A cette fin, l’importation massive de biens et services doit être remplacée par la production et la transformation au niveau local. Une récente étude de la Commission Economique des Nations Unions pour l’Afrique fait le parallèle entre l’accroissement du secteur informel et la libéralisation grandissante des échanges internationaux.

Il ne s’agit pas de pratiquer du protectionnisme, mais plutôt de s’atteler à développer les secteurs agricole et manufacturier. Le potentiel de développement de ces secteurs pourvoyeurs d’emplois formels est bien établi par le volume des importations qui vont sans cesse croissantes. La formation professionnelle et l’emploi des jeunes devraient être la priorité et non la promotion de politiques sociales destinées à entretenir le secteur informel sans aucune contrepartie, ni perspective dès lors que ces politiques ont tendance à encourager l’informalité comme le souligne l’article de Aterido et ali. cité précédemment. La seule enquête harmonisée sur le secteur informel conduite en Afrique de l’Ouest et dont un rapport a été publié par l’UEMOA[4] montre que le temps moyen de travail hebdomadaire est d’environ 47 heures avec un salaire horaire de 337 francs CFA. Ainsi, le temps de travail est plus important dans le secteur informel que dans le formel. De même, le salaire horaire est 5 à 10 fois plus faible que dans le secteur formel. Même en cas d’ajustement des salaires à la baisse suite à un passage au formel, les salaires dans le secteur formel restent attractifs et peuvent inciter des travailleurs du secteur informel à migrer vers le formel si des politiques macroéconomiques de création d’emplois et de formation professionnelle sont effectivement mises en œuvre.

En définitive, le secteur informel constitue un enjeu de développement majeur pour les pays en voie de développement, particulièrement en Afrique. Face à l’accroissement de sa taille, il est grand temps qu’une nouvelle approche soit adoptée. Celle-ci doit se départir à la fois de la répression des travailleurs du secteur et de l’assistance qui leur ait accordée pour se focaliser sur les stratégies de création d’emplois et de formation professionnelle. La mise en œuvre de telles stratégies conduira au rétrécissement du secteur sans qu’aucune politique ciblée ne soit nécessaire. Il y va de la capacité de l’Etat à disposer des ressources fiscales suffisantes pour répondre aux énormes défis de développement qui se posent.
 

Georges Vivien Houngbonon

 


[1] Voir l’article de Friedrich Schneider sur le poids de l’économie informelle.

 

[2] Voir l’article suivant du site dédié au partenariat entre l’Afrique et l’Europe.

[3] Voir : Aterido, Reyes & Hallward-Driemeier, Mary & Pagés, Carmen, 2011. "Does Expanding Health Insurance Beyond Formal-Sector Workers Encourage Informality? Measuring the Impact of Mexico's Seguro Popular," IZA Discussion Papers 5996, Institute for the Study of Labor (IZA).

 

 

[4] L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) regroupe les huit pays francophones de l’Afrique de l’Ouest qui partagent une monnaie commune, le franc CFA.

 

 

 

 

 

Refonder la politique par l’Islam : les expériences de la mahdia et du jihad d’Ousman Dan Fodio

Face au choc de la confrontation à la Modernité et aux puissances impérialistes qui en étaient les étendards, les peuples du monde ont eu tendance à réagir de la même manière. Une première réponse a consisté à refuser la nouvelle donne, à déprécier les valeurs modernes et accuser de décadence les sociétés qui se seraient laissées dominer par elles ; la solution consisterait donc à un retour à des valeurs essentielles qui se seraient exprimées dans un passé idéalisé. C’est l’option des traditionnalistes, qui s’est exprimée sous toutes les latitudes en réaction à la Modernité. Cette option recouvre peut être d’autant plus de force lorsqu’elle s’exprime sur le registre religieux. Dans l’espace culturel musulman, l’entrée dans l’âge moderne a suscité de puissants mouvements de contestation au nom de valeurs jugées essentielles de l’Islam.

Plusieurs mouvements théologiques appelant à la refondation de la morale et de la justice sur terre se sont concrétisés en mouvements politiques visant à renverser le rapport de force vis-à-vis des puissances modernes. C’est dans cet élan qu’ont été créés le wahhabisme dans la péninsule arabique au XVIII° siècle ou le mouvement des frères musulmans par Hassan Al Banah en Egypte au début du XX° siècle. Dans une perspective plus centrée sur l’Afrique noire, deux grands mouvements vont transformer la réalité politique locale et constituer les formes de résistance parmi les plus abouties à la confrontation aux puissances occidentales. Il s’agit de la Mahdia fondée par Mohamed Ahmad Ibn Abdallah (1844-1885) au Soudan dans la seconde moitié du XIX° siècle, et de la prédication d’Ousman Dan Fodio (1754-1817) au Nigeria au tournant du XVIII° et du XIX° siècles, qui conduira à la création du califat du Sokoto. Chacune des formes de prédication évoquées s’appuie sur des spécificités théologiques indéniables. Toutefois, elles se recouvrent comme formidable outil idéologique pour rassembler des populations dominées sous une bannière puissante et une volonté commune de refondation politique.

La Mahdia prend racine dans un terreau favorable. Le Soudan du XIX° siècle est de nouveau un territoire vassalisé par son puissant voisin, l’Egypte. Mais avec l’affaiblissement de la monarchie égyptienne suite à la disparition de Mehmet Ali en 1849, le Royaume-Uni et la France s’imposent progressivement comme les puissances régionales, qui contrôlent l’économie puis le passage stratégique du canal de Suez, percé en 1869. Le ressentiment des populations soudanaises est grand face à cette situation politique et économique qui leur échappe. C’est dans ce cadre que surgit Mohamed Ahmad, prédicateur soufi et dignitaire religieux ayant gravi les échelons de la confrérie samaniyya, reconnu pour son éloquence, sa piété et pour l’aura qui l’entoure. Son discours religieux qui est un syncrétisme subtil de traditions soufis et de théologie chiite, tout en se réclamant des principes fondateurs du Coran et de la parole du prophète, séduit son époque.

Le 29 juin 1881, Mohamed Ahmad se déclare publiquement être le Mahdi attendu par certains fidèles comme devant instaurer la justice à la fin des temps, et dont la prophétie annonçait l’arrivée en des temps troubles où règnent l’injustice, la tyrannie et l’iniquité. Cette croyance était très ancrée au Soudan, ainsi que dans d’autres terres d’Islam, et avait déjà permis de grandes refondations politiques et des appels à des conquêtes religieuses, notamment au Maghreb avec les Almohades au XII° siècle. La force de Mohamed Ahmad est de crédibiliser ce discours qui répond aux aspirations profondes de renouveau et de reconquête des Soudanais du XIX° siècle. Le Mahdi ne fut toutefois pas accueilli comme un messie par tout le monde. Les autorités religieuses proches du pouvoir ottoman le traitèrent de charlatan. Ce sont les coups d’éclat militaires de ses disciples qui finiront de crédibiliser la prétention de Mohamed Ahmad Ibn Abdallah au titre de Mahdi.

Ces succès furent nombreux : en 1881, les mahdistes mettent en déroute un contingent égyptien armé, alors que les disciples n’étaient munis que de gourdins et de lances rudimentaires. En mai 1882, ce sont les troupes du gouverneur allemand Giegler qui sont défaites. En 1883, suite à une série de victoires militaires et la prise de la ville d’El-Obeid, les britanniques décident de se retirer du Soudan. L’apothéose vient en 1885 avec la prise de Khartoum, capitale du Soudan, après un siège réussi des dernières forces britanniques et égyptiennes commandées par le général Gordon, qui s’étaient repliées sur cette ville. Au-delà de ces victoires à la fois symboliques et stratégiques sur l’armée de la première puissance mondiale de l’époque, le mahdisme aura surtout réussi à souder ensemble diverses tribus de différentes régions soudanaises, qui se regardaient jusque-là en chien de faïence. Une idéologie forte et structurée qui colle aux aspirations des populations et leur permettent de surmonter leurs divisions internes et de s’allier dans la poursuite d’objectifs communs : telle a été la recette du succès du mahdisme. Malgré leur handicap technologique dans la poursuite de la guerre et la gestion d’un Etat, les mahdistes sauront trouver dans leur foi et leur idéologie les ressources pour faire face au rouleau compresseur des forces de la modernité.

C’est cette même logique qui était à l’œuvre dans l’expérience nigériane du califat de Sokoto. A la différence près qu’elle se déroule avant le début de la période coloniale, dans le contexte de décadence des cités-Etats haoussas pleinement engagées dans la traite des esclaves. Ousmane Dan Fodio est un prédicateur soufi distingué qui a rassemblé autour de lui une communauté de disciples vivant exclusivement suivant les principes de l’islam. Il a obtenu l’autonomie politique de Degel, territoire de résidence de sa communauté de disciples, de la part du souverain de la cité-Etat de Gobir. Il est important de souligner l’appartenance à la communauté peulh d’Ousmane Dan Fodio.

Les peulhs composent une ethnie historiquement liée aux activités pastorales et au nomadisme, ce qui explique qu’on les retrouve un peu partout en Afrique de l’Ouest et qu’ils aient longtemps eu très peu d’attaches territoriales et de pouvoir politique. Mais avec le développement des villes plates-formes commerciales, de plus en plus de peulhs se sont sédentarisés au cours du XVIII° siècle. Bien que lettrés, cultivés et souvent enrichis par le commerce, ils sont marginalisés politiquement. Lorsque le nouveau souverain de Gobir, ancien élève d’Ousman Dan Fodio, décide en 1802 d’abolir l’autonomie politique de Degel, le prédicateur choisit l’exil, la dénonciation des pouvoirs en place et appelle à une refondation religieuse, morale et politique. Ce discours contestataire fait sens. Bien qu’officiellement musulmans, la plupart des souverains haoussas sont adeptes de pratiques animistes. Leur engagement dans la capture et la vente d’esclaves place en situation d’insécurité permanente les populations paysannes des alentours, toutes ethnies confondues. Bien que la colonisation territoriale du Nigeria n’ait pas encore débuté, le sentiment diffus du déclin relatif est prégnant à cette époque. Surtout, la communauté peulh marginalisée se sent restreinte dans ses capacités et aspire à gouverner. La petite paysannerie haoussa se considérait surtaxée et pas suffisamment protégée, ce qui explique qu’elle n’ait pas été un obstacle à la révolte peulh, et même qu’elle l’ait parfois soutenu.

L’appel au jihad d’Ousmane Dan Fodio vient donner du sens à toutes ces revendications. A partir de la prise de Gobir en 1804, c’est l’ensemble des cités-Etats haoussas qui tombe sous le contrôle de Dan Fodio et de ses disciples, le jihad se révélant victorieux dans tout le Nord de l’actuel Nigeria, au Cameroun, au Niger et au Tchad. Sur les bases de ces victoires sont bâtis le califat du Sokoto et du Burnou, dirigés par les fils du leader religieux, qui préféra se retirer dans la méditation.

Les expériences étatiques lancées par la révolution mahdiste et par le jihad d’Ousman Dan Fodio tournèrent court. Les califats du Sokoto et du Bournou se délitèrent en un ensemble d’émirats et de principautés autonomes, bientôt vaincus militairement par les britanniques. Au Soudan, l’Etat mahdiste dirigé par le successeur désigné du Mahdi, Abdallah Ibn Muhammad, affaibli par ses guerres religieuses avec l’Etat chrétien d’Ethiopie, sera finalement défait par les troupes britanniques du général Kitchener en 1898. Pourtant, l’héritage de ces deux expériences historiques perdure, particulièrement au Nigeria où le pouvoir d’émirs liés historiquement au califat du Sokoto est toujours prégnant. Surtout, ce type de révolte à la modernité de type traditionnaliste, parfois séculier, parfois religieux, est une composante constante et actuelle de la réalité mondiale et africaine, que l’on aurait tort de négliger.

Emmanuel Leroueil

Les réformes du secteur public en Afrique

Au regard de la place du secteur public en Afrique et des quatre enjeux de transformation qui se posent à elle, il est aujourd’hui nécessaire pour les administrations publiques africaines de suivre en profondeur deux logiques de transformation : d’une part l’amélioration de l’efficience dans la gestion des finances de l’Etat et d’autre part l’amélioration de la qualité du service public.

Une meilleure gestion des finances publiques nécessite de placer la performance, i.e. la capacité à atteindre les résultats attendus, au cœur de l’action publique. En la matière, le triangle de performance du secteur privé peut servir d’exemple au secteur public même s’il reste judicieux d’avoir à l’esprit les finalités différentes qui animent les deux sphères.

Si la performance demeure donc cruciale dans la réforme du secteur public en Afrique, elle ne peut être inscrite dans les pratiques de gestion sans deux préalables : un cadre budgétaire rénové et un renforcement du rôle des Parlements africains en matière de contrôle de l’exécution des budgets.

L’expérience française en matière de rénovation du cadre budgétaire et de renforcement du rôle du Parlement

Au cours des dernières années, la France a offert un exemple intéressant de rénovation du cadre budgétaire avec l’entrée en vigueur en 2006 de la Loi Organique sur les Lois de Finances (LOLF). Auparavant, le cadre budgétaire de la France était régi par une ordonnance du 2 janvier 1959 qui présentait des lacunes significatives : une logique de consommations de moyens plutôt qu’une logique de résultats, une reconduction des crédits budgétaires d’une année à l’autre sans réflexion stratégique sur les politiques à mener ni justification de l’essentiel des dépenses avant le vote du budget, une absence de vision prospective, etc. Face à ces situations et sous l’effet de facteurs de transformation comme la persistance de déficits budgétaires devenus structurels et la part croissante de la dette publique dans le PIB, une réforme du cadre budgétaire est apparue nécessaire.

Le cadre budgétaire de la LOLF présente deux principaux avantages. La première est une meilleure orientation du budget vers les politiques publiques. Le budget de l’Etat est désormais présenté, non plus par types de dépenses, mais plutôt par missions correspondant aux politiques publiques prioritaires définies par l’Etat. Cette présentation amène ainsi l’Etat à mieux structurer la gestion de ses finances publiques autour de grands domaines tels que l’éducation, la santé, la culture, la justice, la défense.

Le deuxième avantage est l’accent mis sur une gestion axée sur la performance à travers de nouveaux outils de pilotage. C’est ainsi que chaque programme à l’intérieur d’une mission comporte, en plus du volet budgétaire, un volet performance à travers le projet annuel de performance (PAP). Ce document intègre la stratégie générale qui guide le programme, définit des objectifs précis à atteindre, et spécifie des indicateurs associés aux objectifs avec une valeur à atteindre pour l’année du projet de loi des finances et une cible de moyen terme. Dans le cadre de ce chainage vertueux de gestion budgétaire, a été aussi institué en aval, un rapport annuel de performance (RAP) pour l’examen de l’exécution du budget avec une évaluation et une analyse des écarts entre les prévisions et les résultats. Ce rapport annuel de performance permet ainsi d’apprécier le bon usage qui a été fait de l’argent public, ce qui constitue pour les Etats africains aussi, un enjeu majeur.

En plus de la gestion budgétaire rénovée, l’expérience française de la performance publique s’appuie aussi sur le renforcement du rôle du Parlement, qui vote désormais l’intégralité des crédits alloués dans le cadre du budget de l’Etat et voit aussi s’accroitre son rôle de contrôle de l’exécution du budget et de l’atteinte des résultats fixés au gouvernement.

Les réformes du cadre budgétaire actuellement en cours dans les pays des zones UEMOA et CEMAC

Depuis février 2008, l’UEMOA et la CEMAC ont initié un processus de modernisation de la gestion des finances publiques dans leurs Etats membres. Ce travail a débouché sur l’adoption de plusieurs directives qui constituent aujourd’hui le nouveau cadre harmonisé des Finances Publiques dans ces deux zones.

Dans le domaine budgétaire, il s’agit d’améliorer l’efficacité de la dépense publique par le biais de nouvelles règles dans l’élaboration, l’exécution et le suivi du budget de chaque Etat membre. C’est ainsi qu’on passe d’une logique de moyens à une logique de résultats comme a cherché à le promouvoir en France la LOLF.

Ce nouveau cadre harmonisé cherche aussi à améliorer la transparence dans la gestion des finances publiques. Ainsi, les crédits budgétaires font l’objet d’une présentation plus exhaustive en programme de sorte à ce que les parlementaires tout autant que les citoyens aient une vision globale des finances publiques.

Enfin, ce nouveau cadre instaure l’obligation d’un document de programmation budgétaire et économique pluriannuelle. Le cadre des dépenses à moyen terme (CDMT) doit notamment permettre de mieux mettre en perspective les dépenses publiques dès lors qu’il est censé faire le lien entre les politiques de développement et leur traduction budgétaire. Le CDMT doit également permettre de s’assurer que le budget de l’année répond à des critères de soutenabilité par rapport aux budgets des années suivantes et de respect de la stratégie des gouvernements au niveau de l’allocation intersectorielle.

Si ces réformes en cours présentent des avantages certains, elles ne vont cependant pas assez loin dans l’installation de la performance au cœur de l’action publique et le renforcement du contrôle du Parlement par rapport à la gestion que les gouvernements de ces pays font de l’argent public. En outre, ces réformes ne prennent pas en compte les questionnements stratégiques sur le rôle et l’efficacité de l’Etat.

Les questionnements stratégiques sur le rôle et l’efficacité de l’Etat dans les pays africains

Au-delà de la nécessité de la performance dans la gestion budgétaire des Etats en Afrique, il est aussi important de mener des questionnements stratégiques s’inscrivant dans le cadre de ce qu’on a appelé « les démarches enveloppantes » et dont les exemples les plus connus sont la Revue des programmes au Canada dans les années 1990 et la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) en France entre 2007 et 2012. En France notamment, la RGPP a été sous-tendue par une réflexion qui posait les questions stratégiques suivantes : Que fait l’Etat ? Quels sont les besoins et les attentes collectives ? Faut-il continuer à faire de la sorte ? Qui doit faire ? Qui doit payer ? Comment faire mieux et moins cher ? Quel scenario de transformation ?

Cette réflexion stratégique à mener dans la plupart des Etats africains devrait conduire à deux résultats précieux dans le développement des pays africains et le bien-être des populations : d’une part la rationalisation de l’organisation du secteur public et d’autre part l’amélioration de la qualité du service public.

Vers une rationalisation de l’organisation des administrations et une amélioration du service public

La rationalisation de l’organisation du secteur public ne devrait cependant pas se faire sous le modèle des réformes de l’Etat qui ont eu lieu dans plusieurs pays africains au cours des décennies 1980 et 1990. Au début des années 1980, dans un contexte de politiques d’ajustement structurels, une rationalisation radicale a été menée sous formes « de commercialisation, de privatisation et de liquidation en différentes phases ». La décennie 1990 a été quant à elle celle d’une « agencification » de divers pans du secteur public, souvent sans une grande efficacité et presque toujours avec une accentuation du flou pouvant régner autour du secteur public.

Les réformes à mener aujourd’hui appellent un changement profond de paradigme par rapport à celles qui ont été menées au cours des décennies précédentes. Elles doivent désormais être résolument tournées vers l’amélioration du service public, par ricochet vers la satisfaction des clients de l’Etat. Une telle orientation appelle une nouvelle conception de la place du rôle de l’Etat dans nos sociétés et de ses interactions avec le citoyen, le contribuable et l’usager.

Il est urgent de mener cette réflexion stratégique dans beaucoup d’Etats africains, d’envisager des réformes structurelles profondes, de conduire le changement et de l’inscrire dans la durée. Bien entendu, d’un bout à l’autre du continent, ce travail ne saurait se faire sans le leadership et l’engagement de femmes et d’hommes aptes à mener ces transformations profondes.

Nicolas Simel

Quels enjeux de transformation du secteur public en Afrique ?

Dans son acception large, le secteur public fait référence à l’administration centrale (Etat, ministères), aux collectivités territoriales, aux organismes en charge de la sécurité sociale ainsi qu’aux agences et opérateurs rattachés à l’administration centrale. Souvent qualifiée de « nébuleuse », et en Afrique sans doute plus qu’ailleurs, l’administration publique joue un rôle fondamental dans toute société, en ce qu’elle constitue ce que Max Weber a appelé « le type le plus pur de domination légale »[1] et qu’elle est la matérialisation la plus perceptible de l’Etat.

En Afrique, cette place de l’administration publique et plus encore les méthodes de gestion qui y prévalent, conduisent souvent à de nombreuses situations d’inefficience. Celles-ci appellent des réformes structurelles qui n’ont pas été véritablement menées dans la plupart des pays.

Au-delà de ce constat, il existe aujourd’hui un certain nombre d’enjeux d’accélération de la transformation du secteur public qui rendent impérieuse la recherche d’une plus grande efficacité dans l’action publique. Quatre de ces facteurs sont particulièrement déterminants.

Le premier réside dans l’évolution des attentes de populations de plus en plus conscientes de la nécessité de mettre les fruits de la croissance économique au profit de la réduction de la pauvreté.

Rompant avec la morosité économique des décennies 1980 et 1990, l’Afrique a enregistré au cours de la dernière décennie un redressement économique significatif qui s’est traduit par une forte croissance de son PIB. Celui-ci a augmenté de 5,2% en moyenne entre 2001 et 2010 sur l’ensemble du continent.

Source : Les Perspectives Economiques de l’Afrique, 2012, BAD, OCDE, PNUD, CEA

En dépit de la croissance économique enregistrée en Afrique au cours des dernières années et des perspectives optimistes, le continent continue de faire face à des enjeux majeurs de réduction de la pauvreté avec près de la moitié de sa population vivant en deçà du seuil de pauvreté.

Selon les données de la Banque Mondiale, le ratio de la population pauvre disposant de moins de 1,25 dollar par jour s’élevait encore à 47,5% en Afrique subsaharienne en 2008. Ce ratio atteint même 69,2% en ce qui concerne la population disposant de moins de 2 dollars par jour.

Certes, la croissance en elle-même constitue une condition nécessaire à la réduction de la pauvreté.[2] Toutefois, pour que cette croissance ait un impact plus marqué sur la réduction de la pauvreté en Afrique, il est tout aussi nécessaire que les ressources financières qu’elle génère soient gérées de façon efficace.

Le deuxième est la pression qui existe sur les ressources financières des Etats. Si la croissance économique de l’Afrique a généré des ressources publiques importantes, il n’en demeure pas moins que beaucoup de pays restent encore dépendants des flux d’aide au développement qui continuent d’occuper une part non négligeable de leurs budgets. Or la crise financière mondiale de 2009 et la crise économique qui s’en est suivie amène les partenaires bilatéraux au développement à réduire considérablement l’aide extérieure au développement.

Le troisième est la transformation structurelle de nos économies qui doivent davantage faire place au secteur privé. L’Afrique constitue sans doute l’une des régions du monde dans lesquelles le secteur public a occupé une place aussi  importante pendant 50 ans sans discontinuité. Cette place s’explique notamment par le fait qu’aux lendemains des indépendances, l’administration publique est devenue le principal pourvoyeur d’emplois de la plupart des économies africaines. Depuis, elle continue aussi de régir l’essentiel de l’activité économique, en particulier dans les états francophones ayant souvent hérité de la tradition jacobine de centralisation du pouvoir. 

Le dernier enjeu majeur est lié aux avancées démocratiques et au rôle de plus en plus important de la société civile en Afrique. Ces deux phénomènes suscitent une exigence de transparence dans la gestion des finances publiques de plus en plus forte vis-à-vis de l’administration. Lorsqu’on y ajoute l’extension de l’assiette fiscale qui touche dans certains pays des classes moyennes dont la proportion grandit, cette exigence de transparence est sans doute appelée à aller crescendo.

Au regard de ces quatre enjeux, Il est aujourd’hui nécessaire pour les administrations publiques africaines de suivre en profondeur deux logiques deb transformation : d’une part l’amélioration de l’efficience dans la gestion des finances publiques et la mise en œuvre des politiques publiques et d’autre part l’amélioration de la qualité du service public.  Ces deux axes de transformation du secteur public en Afrique feront l’objet d’un prochain article sur Terangaweb –l’Afrique des Idées.

 Nicolas Simel


[1] Max Weber, Economie et Société

[2] On estime ainsi qu’en moyenne un point de pourcentage de croissance supplémentaire entraîne un recul approximatif de la pauvreté de 1.5%  (Fosu, 2011, cité dans les Perspectives Economiques de l’Afrique, 2012).

Quel est l’état de la bancarisation en Afrique?

Combien de personnes en Afrique disposent de comptes bancaires et pour quoi les utilisent-ils ? On pourrait penser qu'il y a des réponses évidentes à ces questions, étant donné que la banque est la quintessence de l'entreprise mondiale, et qu’elle est importante non seulement dans les pays occidentaux mais aussi dans les pays africains, où elle peut aider les plus pauvres à épargner, à emprunter et à investir.

Pourtant, jusqu'à présent, les données sur la portée mondiale des institutions financières ont été limitées. Le FMI publie une enquête sur l’accès aux services financiers des épargnants et des emprunteurs. Mais on y trouve peu d’information sur combien les gens épargnent ou pourquoi ils empruntent. Notamment, les pratiques bancaires des personnes pauvres en Afrique, des femmes et des jeunes sont très mal connues. Aussi, l’année dernière un grand trou de données a fait surface dans le rapport de la Fondation Gates avec la Banque mondiale et Gallup World Poll, lorsque ces institutions ont effectué la plus grande enquête sur la façon dont les gens épargnent, empruntent, effectuent des paiements et gèrent les risques

Les Africains sont différents

Dans le monde, environ la moitié des adultes ont un compte bancaire individuel ou collectif, selon la nouvelle base de données Global Findex. Comme on pouvait s'y attendre, il y a une grande différence entre l'activité bancaire dans les pays occidentaux (où 89% des adultes ont des comptes) et dans les pays dits en développement (41%). La différence est encore plus large quand on s’intéresse aux cartes de crédit; où l’on constate que la moitié des adultes en détiennent dans l’Occident contre seulement 7% dans les pays en développement.

Au sein des pays, les taux de bancarisation sont proportionnels aux revenus et aux niveaux d'éducation. En Afrique, 55% des personnes ayant suivi un enseignement supérieur ont des comptes bancaires. Mais seulement un peu plus de 10% de ceux qui se sont arrêtés à un enseignement primaire en ont.

On note également un écart important des taux de bancarisation selon les sexes. Dans les pays en développement, 46% des hommes adultes disent avoir un compte, contre seulement 37% des femmes. On retrouve les écarts les plus notoires de la disparité entre les sexes en  Afrique du Nord. Ils sont un peu moins élevés dans le reste de l'Afrique, où la pénétration bancaire dans son ensemble est faible : 27% des hommes ont des comptes et 22% des femmes en ont.

Les gens n’utilisent que très peu les banques pour épargner

La plus grande surprise se situe au niveau de la façon dont les gens usent des banques et autres institutions financières. On pourrait s'attendre à ce qu’en dehors des pays occidentaux, les banques (qui ont tendance à être relativement coûteuses) seraient utilisées essentiellement pour les affaires. Pas du tout. La grande majorité des gens dans les pays en développement (88%) affirment qu'ils ont recours aux banques uniquement pour leur usage personnel.

En Afrique, la raison la plus fréquente pour détenir un compte bancaire est le besoin de prêt, par exemple, pour faire face aux urgences financières familiales (généralement une personne qui tombe malade). Le deuxième besoin évoqué réside dans les frais de scolarité, les maisons et les dépenses ponctuelles pour un mariage ou des funérailles. 38% de ceux qui ont des comptes bancaires disent les utiliser pour recevoir des envois de fonds des membres de la famille à l'étranger. En comparaison, dans les pays occidentaux, une des raisons particulièrement importante pour avoir un compte est de recevoir les allocations gouvernementales, les salaires ou les avantages.

Paradoxalement, les banques ne semblent pas être très utilisées pour ce qui semble être un objectif fondamental : économiser de l'argent. Plus d'un tiers (36%) des adultes ont déclaré qu'ils avaient économisé un peu d'argent l'an dernier. Mais seulement un cinquième (22%) ont déclaré avoir utilisé une banque ou autre institution financière formelle pour le faire. 29% auraient épargné, mais pas auprès d’une banque (sans doute, ont-ils mis de l'argent sous le matelas ou utilisé de l’argent pour acheter des bijoux). Une forme populaire de l'épargne dans l'Afrique était les clubs d'épargne, communément appelés les tontines. Un groupe de personnes se rassemblent pour déposer leurs sous régulièrement et chaque mois le groupe paie l'intégralité du pot à chaque membre à tour de rôle.

Les gens n’utilisent que très peu les banques pour épargner. C’est ce qui semble être le point fondamental qui se dégage de l’étude. L'étendue de services bancaires à travers le monde est beaucoup plus inégale et moins prévisible que ce à quoi l'on pouvait s'attendre. Bien sûr, l'utilisation des banques tend à augmenter avec les revenus au niveau mondial et dans les pays. Mais le revenu ne semble pas être le seul facteur déterminant.

Au final, qu’est-ce qui impacte les taux de bancarisations en Afrique ?

Le Ghana et le Bénin sont voisins en Afrique de l’Ouest et ont presque des niveaux similaires de revenus. Pour autant, le taux de bancarisation des adultes est  trois fois plus élevé au Ghana qu’au Bénin.

Autre exemple : le Nigéria et Cameroun sont voisins et ont à peu près le même niveau de services bancaires parmi leurs populations les plus pauvres (17% du quintile le plus bas dans chaque pays ont des comptes bancaires). Pour autant, les Nigérians riches sont presque trois fois plus susceptibles que les Camerounais riches d'avoir des comptes.

Des paramétres autres que les revenus ? 

La politique : les gouvernements africains facilent-ils l’installation et l’accessibilité des banques ?

Les banques elles-mêmes : après le manque d'argent, l'une des raisons les plus courantes que les gens donnent pour ne pas avoir un compte est la paperasserie.

Les téléphones mobiles aussi : au Kenya, 68% des adultes disent avoir utilisé un téléphone portable pour envoyer ou recevoir de l'argent au cours des douze derniers mois. Plus de la moitié d'entre eux ont des comptes bancaires.

Par Leyla Traoré, un article initialement paru sur le site de notre partenaire Next-Afrique sous le titre "Bancarisation en Afrique, les Africains sont différents, chassons les idées reçues!"

Turbulences dans le ciel subsaharien

Considéré comme le moyen de transport le plus fiable, l’avion est le principal outil de transport de personnes entre les régions africaines et le reste du monde. A l’intérieur même du vaste continent africain, l’avion présente bien des avantages face à un secteur routier déficient, impraticable et peu sécurisé. L’Afrique représente environ 5 % du transport aérien civil mondial et 2 % en termes de volume de frets. Malgré les prévisions de l’Organisation Mondiale du Tourisme sur les perspectives d’expansion du secteur aérien (voir l'article de Ted Boulou sur ce sujet), l’actualité ne cesse de s’assombrir avec une série de crashs d’avions. Si le présent n’est pas très souriant, le secteur aérien représente néanmoins un vecteur de croissance considérable pour une Afrique mobile et réglée au pas de la mondialisation.
C’est donc pour cette raison que nous avons décidé d’y consacrer une série d’articles. Dans ce premier papier, nous évoquerons les principales causes des problèmes techniques qui affectent le secteur aéronautique africain.

Un rappel de la situation actuelle. Depuis 2011, environ 27 crashs aériens ont été recensés dans le monde dont 7 en Afrique. La quasi-totalité de ces incidents s’observe en phase d’atterrissage. Plus de 70 % de ces crashs se sont déroulés en Afrique Centrale, où les infrastructures routières inter-Etats sont quasiment inexistantes. L’ensemble de ces crashs ne concerne que des compagnies africaines, signe d’un réel décalage de la qualité de service en comparaison des compagnies étrangères qui desservent aussi le continent. A quoi doit-on cette situation ?

Un contexte historique bien souvent négligé : La plupart des aéroports africains ont été construits du temps de la colonisation avec des pistes d’atterrissage proportionnelles au trafic de l’époque. Souvent situés en plein centre-ville, ils ont rarement été intégrés dans la planification urbaine des villes, pour peu que de tels plans existent. Compte tenu de la vague d’urbanisation importante depuis les années 80, les aéroports se sont très vite retrouvés enclavés, au milieu des habitations et zones d’activité de leur agglomération. Selon le Bureau d’Enquête et d’Analyse qui est le principal organisme technique européen du secteur aérien, le risque de crash est le plus élevé durant les phases critiques que sont le décollage et l’atterrissage. Ce facteur de risque corrélé avec la géolocalisation des aéroports, nous comprenons d’emblée pourquoi les accidents aériens sont si dévastateurs en Afrique, car en plus des dégâts matériels, il faut aussi tenir compte des dégâts au sol. C’est le cas du crash récent au Nigéria en plein centre de Lagos, qui a provoqué de nombreuses victimes au sol.

Un problème d’infrastructures : La gestion du transport aérien requiert un certain nombre d’infrastructures et d’équipements. Au sol, une des principales lacunes est l’état de nos équipements. Dans le rapport du 1er forum africain du transport aérien, l’accent a été mis sur l’absence d’équipements nécessaires pour la maintenance et la gestion du trafic depuis la fermeture des sites de maintenance de Dakar et Brazzaville. En 2004, un avion d’Air Ivoire dont le pneu a éclaté à son atterrissage à Cotonou a bloqué l’aéroport pendant 24heures, faute de camion de tractage et de matériel pour regonfler la roue. Il aura fallu attendre plus de 8 heures pour qu’un autre vol d’Air Ivoire ramène le matériel nécessaire. Au début du mois de juin 2012, ce même aéroport de Cotonou a été plongé dans l’obscurité faute d’approvisionnement électrique. Cette situation a entrainé l’annulation de tous les vols programmés. Étant donné qu’il s’agit du seul aéroport international du pays, les externalités économiques négatives ne peuvent être que très lourdes. Il n’est pas rare de croiser aux abords des pistes d’atterrissage un ensemble d’épaves, qui se laissent vieillir par manque de main-d’œuvre qualifiée ou de logistiques capables de retraiter l’ensemble des composants défectueux.

Dans les airs, le constat est tout aussi édifiant. La plupart des aéroports ne dispose pas de radar visuel. Le suivi des vols s’effectuent entièrement par contact radio avec les tours de contrôle. Les centres de navigation sont dans l’impossibilité de suivre la position physique des avions dans leur zone de contrôle… Ce manque de moyens technologiques s’avère très couteux : en 2007, un vol de Kenya Airways s’est écrasé juste après son décollage de nuit de Douala, dans la forêt. Il aura fallu plusieurs jours et l’appui du centre de recherche par satellite de Toulouse pour localiser enfin l’épave. D’autres soucis de coordination sont à relever. Dans l’espace aérien du Sahara, il n’y a pas de centre de contrôle radio. Les contacts entre appareils s’effectuent sur une auto-fréquence (Unicom). Pour éviter toute collision, chaque appareil doit indiquer sa position toutes les demi-heures afin de s’identifier vis-à-vis de tout appareil opérant dans un espace proche.

La question de la flotte : Il s’agit d’un point crucial que nous développerons davantage dans le prochain article. Bien que très diversifiée, la flotte de la plupart des pays est souvent le facteur le plus influent dans l’évaluation du risque d’incidents. Souvent proches de la trentaine d’années, bon nombre d’avions ont été achetés d’occasion à petits prix dans les pays du Nord, où ils ont déjà été largement amortis. Le manque de rigueur dans les contrôles et la mise en conformité laxiste offre à certaines épaves volantes le droit de vivre une seconde vie en Afrique. D’après la liste noire publiée par l’UE , plus de 70 % de la flotte aérienne serait interdite d’opérer dans le ciel européen. Cette situation est d’autant plus préoccupante que même les chefs d’État donnent les mauvais signaux. En prenant le cas du Bénin, Mali, Niger, Côte d’Ivoire et Sénégal (même si le président Macky Sall a revendu l’A320 acheté à l’Etat français), ils ont tous acquis des Boeing ou Airbus datant des années 60. Même s’ils sont entretenus dans de bonnes conditions, il subsiste toutefois un risque de crash plus élevé dû à l’âge de la flotte.

À travers ce premier article, nous avons essayé de mettre en exergue quelques points cruciaux qui handicapent le secteur aérien africain. La réalité est que s’il existait un contrôle mondial de conformité des aéroports aux règles de sécurité, bon nombre de ceux qui existent en Afrique seraient interdits d’opérations. Dans notre prochain article, nous tâcherons de développer les questions d’ordre économique auxquelles font face les compagnies africaines.

Léomick Sinsin
 

N’Djamena, une ville qui se modernise dans la douleur

Sous le soleil écrasant de ce mois de juin, il n’y a pas beaucoup d’âmes qui circulent à midi aux alentours de l’aéroport international Hassan Djamous, pourtant situé en pleine capitale du Tchad. Rien à voir avec l’agitation de la salle de débarquement où des douaniers s’activent fébrilement à fouiller les bagages des passagers. Les environs de l’aéroport se résument à un immense terrain vague. Qui imaginerait qu’il y a à peine deux ans cet endroit abritait les locaux de l’école de la gendarmerie nationale, un camp militaire ainsi que la prison d’arrêt centrale ?

Place de la Nation, N'Djamena

Sorti de l’aéroport, le voyageur peut s’engager dans la mythique avenue Charles de Gaulle, bordée d’une rangée de banques et de grands restaurants et qui débouche sur la désormais célèbre Place de la nation. Elle se trouve juste en face de la présidence de la République protégée farouchement par les bérets rouges de la garde présidentielle. Cette place où se déroulent les grands hommages républicains se veut à la hauteur des nouvelles ambitions des autorités tchadiennes. Elle s’étend sur plusieurs hectares et a été construite à coup de milliards de franc CFA pour célébrer le cinquantenaire de l’indépendance du Tchad en 2010. Faute de jardin public ou de parc digne de ce nom dans la ville, elle est devenue le rendez vous des balades amoureuses du crépuscule.

A peine un kilomètre plus bas, en passant devant l’unique cinéma de la capitale tchadienne, « la Normandie », qui renait de ses cendres, l’on tombe sur le tout nouveau complexe hospitalier de la mère et de l’enfant et sur les bâtiments flambant neuf de la Faculté de médecine. Dire qu’en ces lieux et places se trouvait Gardolé, le plus vieux quartier de la ville… Tout un symbole pour décrire les déguerpissements et expropriations qui accompagnent la réalisation de ces ouvrages urbains. Autant d’opérations d’aménagement passées en force dont on peut imaginer les bouleversements engendrés. En à peine cinq ans, le visage de la ville a complètement changé. Des nouveaux bâtiments sortent de terre : hôpitaux, facultés d’université, ministères, hôtels, lycées… en grande partie réalisés sous la bannière des « grands projets présidentiels» et financés par les fonds issus des revenus du pétrole. Tous les grands axes sont rebitumés et de nouvelles rues, bordées de tous types de commerces, apparaissent.

Le million d’habitants de la capitale tchadienne se lève très tôt. Le plus souvent à moto, casque de rigueur, les travailleurs et les écoliers commencent leur journée dès 7h du matin. Les principales activités commerciales sont informelles. Les deux grands marchés de la ville (le marché central et le marché à mil) ne cessent de grossir et de s’étendre pour engloutir presque toutes les habitations environnantes. Les murs de clôture des habitations sont remplacés par les arcades des nouveaux commerces et l’intérieur transformé en dépôt de marchandises. La démolition il y a deux mois du troisième marché, le marché de quartier de Dembé, ne semble pas décourager les commerçants dans leurs entreprises. Déguerpissement du centre ville, expropriations, démolitions, relogement, indemnisations…ou pas. La marche vers la modernisation de la ville est menée à rythme cadencé et forcé. C’est dit- t- on le prix du progrès. Mais cette dynamique se fait sans réelle concertation ni information des habitants. Elle se fait même avec violence. Et la violence, cette ville en a connu.

Ville martyre, elle est née d’une guerre et en a connu plein d’autres. En 1900, trois colonnes de l’armée française ont convergé sur les rives du fleuve Chari, pour combattre et vaincre un esclavagiste et tyran venu du soudan (Rabah Fadlallah, 1842-1900) avec ses mercenaires qui sévissaient dans la région. Après avoir abattu Rabah, le commandant François J.A. Lamy installa son camp à coté du fleuve et de trois villages. La bourgade qui se développe se nomme Fort Lamy jusqu’en 1973 et le retour « des pères de la nation » à la notion d’authenticité. La capitale fut alors renommée Ndjamena. Ce qui signifie littéralement en arabe tchadien « nous nous reposons » ou « on en a fini » (avec la violence, les guerres…). Mais le martyr de la ville continue, avec la guerre civile de 1979, la dictature des années 80 et son lot de disparus et de victimes, et plus récemment avec les deux attaques rebelles en 2006 et 2008. Depuis, N’Djaména semble jeter aux oubliettes ce passé. Elle fait peau neuve, n’hésitant pas effacer ce qui pourrait faire figure de lieux de mémoire ou de monuments historiques, les remplaçant par des nouveaux. Résolument tournée vers l’avenir et avec l’ambition de devenir la « vitrine de la sous région ».

Djamal HALAWA

Le business des armes conventionnelles en Afrique

L’évolution du commerce d’armes conventionnelle dans le monde et plus particulièrement en Afrique suscite de nombreuses questions. Une étude faite par Pieter D. Wezeman, chercheur à l’Institut International de Recherche sur la Paix de Stockholm (SIPRI) publiée en 2009 fournie une analyse chiffrée des achats et transferts d’armes conventionnelles en Afrique Centrale, du Nord et de l’Ouest. Si l’on compare les sommes allouées à l’armement militaire par les Etats africains aux budgets militaires des autres Etats dans le monde, elles sont relativement faibles. Elles ne représentent environ que 3% des importations mondiales d’armes entre 2004 et 2008. Placées dans une perspective globale, les dépenses militaires des Etats d’Afrique Centrale, de l’Ouest et du Nord ne représentaient que 0,7% des dépenses mondiales en armement en 2007, soit un montant de 9,5 milliards de dollars pour un niveau global de 1339 milliards de dollars. Ces dépenses en armement sont concentrées entre les mains de quelques pays, principalement du Maghreb : l’Algérie représente à elle seule 41 % des dépenses, le Maroc 25%, le Nigéria 10% et la Lybie 7%.

L’étude souligne toutefois que les dépenses militaires sont en constante évolution dans les trois zones sous-régionales africaines étudiées. Les achats d’armes conventionnelles auprès des grandes puissances comme les Etats-Unis, la Chine, la France ou encore la Russie ont été très fréquents ces dernières décennies. L'Algérie est met actuellement en œuvre un important programme de modernisation militaire qui comprend l'achat de 180 chars T-90, 28 avions de combat Su-30MK, 2 sous-marins, doublé d’une mise en place d’un nombre important de systèmes de défense aérienne d’origine russe. Le Maroc, un voisin de l'Algérie, a également lancé un programme de modernisation militaire en 2008, et a commandé 24 F-16C, avions de combat d’origine américaine, une grande frégate FREMM made in France et 3 petites SIGMA-90, frégates achetées aux Pays-Bas. Un autre voisin de l'Algérie, la Libye était en train de négocier du temps du régime de Kadhafi avec plusieurs fournisseurs au sujet des contrats pour des quantités importantes d'armes lourdes.

Certains Etats africains souhaitent ne plus simplement importer leurs armes conventionnelles. Le Nigéria a ainsi décidé de produire une partie de ses besoins en armement sur son territoire national en important la technologie de fabrication et les composants des armes. Une entreprise nigériane, la DICON company, fabrique des copies du fusil d’assaut AK-47 et ses munitions depuis 2008.

Ces chiffres appellent à s’interroger sur deux sujets : l’impact de ce commerce sur la corruption et la violence en Afrique. L’absence de transparence dans les transactions nationales et internationales d’armes est soulignée dans l’étude du SIPRI. Ce manque de transparence et de contrôle approprié permet à un nombre important de fournisseurs et d’intermédiaires non identifiés d’intervenir dans les transactions militaires vers ces trois régions du continent. Bien qu’il ne soit pas possible de chiffrer précisément les montants versés pour des commissions plus ou moins occultes, nul doute que ces commissions participent significativement à entretenir la corruption dont profitent de nombreux responsables africains.

Quant à l’impact des dépenses militaires sur le cycle de violence, encore faut-il préciser qu’il est ici question des armes conventionnelles (faisant l’objet de contrats de vente, donc légales), et pas des armes non-conventionnelles (achetées à des trafiquants d’armes, en contravention le plus souvent avec les traités internationaux de non-prolifération). Si les armes conventionnelles sont souvent plus dangereuses (chars, avions de guerre, frégates, etc.), ce sont les armes non conventionnelles (machettes, kalachnikov, mines anti-personnelles) que l’on retrouve dans les guerres civiles et les conflits non étatiques, causant le plus de victimes en Afrique. Toutefois, l’usage d’armes conventionnelles par des Etats en situation de guerre ou de conflit armé n’est pas sans laisser présager des dérives. Pour se prémunir de ces dangers, l’Organisation des Nations Unies impose des embargos sur les armes conventionnelles des pays à risque. Actuellement, dans les trois zones africaines étudiées, ces embargos concernent la Libye, le Libéria, la Sierra Leone, la République Démocratique du Congo et la Côte d’Ivoire. L’histoire récente a toutefois montrer la faible efficacité de ce dispositif, le Liberia de Charles Taylor ayant réussi à contourner ses contraintes sans trop de difficultés. Un traité sur le commerce d’armes conventionnelles (Arm Trade Treaty) est en discussion à l’ONU, et aurait notamment pour but de renforcer les contraintes en cas d'embargo et de mieux contrôler le commerce international des armes de manière général. Au niveau africain, il conviendrait que les chefs d'Etat et de gouvernement se mobilisent pour plus de transparence dans le commerce des armes conventionnelles. Ces disposition pourraient mettre fin à plusieurs sources d’armement des groupes rebelles. Et accessoirement renforcer la paix et la sécurité en Afrique.

Papa Modou DIOUF

Le Nigeria à l’heure nucléaire

Le gouvernement du Nigéria vient de signer un accord-cadre avec le géant russe du nucléaire Rosatom. Même si le nucléaire présente un certain nombre d'avantages compétitifs par rapport à d'autres sources d'énergie, il est de nos jours au centre de toutes les interrogations, compte tenu du risque induit qu'illustrent les événements de Fukushima. L’Afrique s'est jusqu'à présent tenue à l'écart de cette source d'énergie ; l’Afrique du Sud est le seul pays exploitant deux réacteurs civils pour sa production d’électricité, en partenariat avec EDF-Areva. Dans ce cadre, comment analyser la transition énergétique qu’aborde le Nigéria et qui représente une première en Afrique de l'Ouest ?

Le choix du nucléaire, ou comment répondre à des besoins de masse en énergie

Le principal avantage d’une centrale nucléaire est sa capacité continue de fourniture d’une importante quantité d’électricité (elle fonctionne en moyenne 5600 h sur les 8760 h d’une année). Contrairement aux idées reçues, le nucléaire est une source de production d’énergie verte à l’instar de l’éolien et du solaire, car il n’y a pas de pollution liée au cycle de production d’électricité. Il s'agit donc d'un outil particulièrement indiqué pour faire face à de gros besoins en énergie. Or, d’après le World Energy Council qui est le rapport officiel publié par l’IAE (l’Agence Internationale de l’Énergie), environ 87 millions de Nigérians ne bénéficient actuellement pas d’une couverture électrique. Cette pénurie et les multiples délestages représentent un réel frein à la croissance et au développement, car à une échelle macroéconomique, elle ne permet pas le déploiement d’industries lourdes très énergivores. D’un point de vue microéconomique, il s’agit d’un manque à gagner considérable, car la productivité des agents économiques (les ménages, les petits commerces ou simplement les écoles et administrations) est amoindrie, du fait que leurs ressources en énergies sont faibles et non continue (délestages). L’ensemble des activités économiques est ainsi subordonné aux nombres d’heures d’ensoleillement dans la journée. Sur la base d’une centrale de Rosatom (925MW), une seule installation suffirait à répondre au besoin d’environ deux millions de foyers, synonyme d’un pas-de-géant dans une Afrique célèbre pour sa pénombre.

Les risques liés à l'énergie nucléaire

On ne saurait évoquer l'impact du nucléaire au Nigeria sans rappeler que ce pays est l'un des plus instables de la sous-région. Les perpétuelles violences entre communautés religieuses, les multiples attentats de Boko Haram, les dissensions entre le Nord et le Sud du pays, ainsi que les kidnappings incessants illustrent le climat d'insécurité et de fébrilité de cette nation. Dans ce contexte, l’installation d’un site nucléaire peut être perçue comme une arme de revendications supplémentaires pour l’ensemble des groupes dissidents et fortement armés. Cette situation peut légitimement faire souffler un vent d’inquiétude chez l’ensemble des pays voisins. Comment le pays saura-t-il prévenir et gérer les situations de crise liées au nucléaire ? Les récents incidents survenus à l'intérieur même des pays les plus avancés techniquement laissent présager du pire pour un pays comme le Nigeria. La domestication de l'énergie nucléaire nécessite des procédures rigoureuses dans le cahier de charges de construction et de gestion des centrales, procédures qui doivent être respectées en pratique par les techniciens exploitants.

Enfin, autre question cruciale sur laquelle le gouvernement nigérian ne semble pas apporter de garanties, celle de la gestion des déchets nucléaires. Dans la plupart de pays exploitants, cette procédure est encadrée par des normes et des juridictions très strictes. Avec un air de déjà vu comme le Probo Koala en Côte d’Ivoire ou les décharges à ciel ouvert d’Accra, l’Afrique est souvent perçue comme la poubelle du monde. Qu’en sera-t-il de ces déchets produits localement  ?

Quelques recommandations

Tout d’abord, il conviendra de construire les sites nucléaires dans des zones très éloignées des lieux d’habitation afin de minimiser tous les risques énumérés ci-dessus. D’autre part, il est important de sensibiliser très tôt l’opinion publique, car une telle infrastructure d’utilité publique mérite d’être bien connue de tous pour faciliter le vote des vigoureuses mesures préventives. En guise d’exemple, le Ghana a pu mettre en place un site internet (ghana oil watch) pour tenir informé les citoyens de toutes les actualités et des mesures en cours dans le cas de sa récente exploration pétrolière. Enfin, s'il est souhaitable de recourir à une technologie novatrice, cette politique d’expansion ne doit pas constituer un frein au déploiement des sources d’énergie existantes et alternatives. Et en particulier au gaz ; chaque année, l’Afrique torche environ 50 Gm3 de gaz (il s’agit des torches à ciel ouvert : durant l’exploitation du pétrole, une importante quantité de gaz gît et faute d’infrastructures en place pour le traitement et la capture, on le brule en continu). En terme d’énergie équivalente, cela représente la moitié des besoins électriques du continent tout entier. De plus, il s’agirait d’un bon compromis pour le WAPP, interconnexion ouest-africaine sur laquelle Terangaweb a consacré un article.

Léomick SINSIN