La démocratie de l’angoisse (2ème partie)

Dr. Gilles Olakounlé Yabi est consultant indépendant sur les questions de conflits, de sécurité et de gouvernance en Afrique de l'Ouest. Il était auparavant directeur du projet Afrique de l'Ouest du think-tank International Crisis Group. Cet article a initialement été publié sur le site d'African Futures et sur son blog (http://gillesyabi.blogspot.com). Nous le republions ici avec son accord.  

JPG_Elections180614Dans la première partie de cet article, l’auteur a décrit le contexte politique dans lequel se dérouleront les élections présidentielles dans les six pays d’Afrique de l’Ouest concernés par ces scrutins souvent à haut risque cette année et en 2015. Il a examiné en particulier l’intensité anticipée de la compétition électorale dans chacun des pays, un des trois éléments d’appréciation des risques de violence. Dans cette deuxième partie, il s’interroge sur le contexte sécuritaire actuel des différents pays et sur l’environnement institutionnel qui devra encadrer les processus électoraux.

 

Lorsqu’on s’intéresse au contexte sécuritaire général, un deuxième élément d’appréciation capital pour une analyse approximative des risques liés aux élections présidentielles à venir, il n’y a pas de quoi être rassuré. Parmi les déterminants principaux du contexte sécuritaire, on peut s’appesantir sur l’existence ou non dans le pays de groupes armés rebelles ou ex-rebelles, le degré de contrôle politique et d’intégrité professionnelle des forces de sécurité et des forces armées, le niveau d’alignement des affinités politiques avec l’appartenance ethnique et régionale, les conditions pacifiques ou non des élections présidentielles les plus récentes ainsi que l’ampleur et la forme de l’implication politique et/ou sécuritaire d’acteurs extérieurs importants.

Le Nigeria apparaît sans conteste comme l’environnement sécuritaire le plus fragile. L’élection de 2015 va se dérouler dans un pays déjà aux prises avec le groupe terroriste Boko Haram au Nord-Est, un pays qui abrite également des groupes armés organisés dans le Delta du Niger aussi prompts à soutenir politiquement qu’à exercer des pressions sur le président Jonathan lui-même issu de cette région du South-South, et un pays qui connaît des niveaux élevés de violence combinant des dimensions politiques, économiques, ethniques et religieuses dans le Middle Belt (centre du pays) et ailleurs sur le territoire. La fédération nigériane est aussi habituée à des lendemains d’élection meurtriers, comme ce fut le cas en 2011, alors même que le scrutin avait été jugé mieux organisé et plus crédible que tous les précédents.

Plus de 800 personnes avaient été tuées en trois jours d’émeutes et de furie dans douze Etats du nord de la fédération, l’élément déclencheur ayant été la défaite du candidat nordiste Muhammadu Buhari face à Jonathan. Le Nigeria n’avait pas besoin du terrorisme de Boko Haram pour atteindre de tels niveaux de violences mettant aux prises des concitoyens entre eux, avec certes une dose de spontanéité mais aussi un degré certain de préparation des esprits à la violence par des entrepreneurs politico-ethniques et des extrémistes religieux. Dans la perspective de 2015, le chantage à la violence a déjà commencé dans le pays, animé aussi bien par des groupes de militants du « si Jonathan n’est pas réélu, ce sera le chaos » que par ceux du « si Jonathan est réélu, ce sera le chaos ». Quand on ajoute à cette préparation mentale le très faible degré de confiance des populations nigérianes dans l’intégrité et le professionnalisme des forces de sécurité, la crainte d’un sombre début d’année 2015 dans la grande puissance de l’Afrique de l’Ouest paraît fort légitime.

La Guinée, du fait du prolongement ethno-régional de la polarisation politique et du passif de violences, est également très fragile du point de vue sécuritaire. Il convient de reconnaître les progrès indéniables qui ont été faits sous la présidence Condé dans la réforme du secteur de la sécurité qui se traduit par une amélioration de la capacité des forces de l’ordre à contenir des manifestations de rue sans tuer en une seule journée plusieurs dizaines de personnes. Ce n’est plus l’époque de Lansana Conté ou celle de Dadis Camara mais on n’est encore très loin d’un comportement exemplaire des forces de sécurité et d’une neutralité politique des responsables du maintien de l’ordre et de la haute administration territoriale. Les différentes manifestations qui avaient rythmé la longue et difficile marche vers les élections législatives de septembre dernier s’étaient tout de même traduites par des violences parfois meurtrières. On peut déjà anticiper un face-à-face explosif entre manifestants de l’opposition et forces de sécurité lorsque sera engagé le processus menant à l’élection présidentielle.

Le contexte sécuritaire n’est pas particulièrement rassurant non plus en Guinée Bissau et en Côte d’Ivoire. Dans le premier pays, les chefs de l’armée se sont toujours considérés autonomes par rapport au pouvoir politique civil et on parle de réforme du secteur de la sécurité depuis une dizaine d’années sans avoir jamais réussi à l’enclencher. En Côte d’Ivoire, des efforts significatifs ont été faits pour gérer les conséquences catastrophiques du conflit armé postélectoral de 2011, mais il faudra encore quelques années pour doter le pays de forces de défense et de sécurité cohérentes, efficaces et politiquement neutres. L’héritage difficile des années de rébellion et de conflit risque de peser lourdement dans l’environnement sécuritaire et les développements politiques… après l’élection de 2015. Aussi bien en Guinée Bissau qu’en Côte d’Ivoire, la présence d’acteurs extérieurs mandatés pour le maintien de la paix, la mission militaire de la CEDEAO (ECOMIB) et l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) respectivement, est un facteur d’apaisement relatif.

Le positionnement politique des forces de défense et de sécurité et le maintien de leur unité sont des éléments d’incertitude qui pèsent sur le contexte sécuritaire au Burkina Faso qui a connu de violentes mutineries en 2011. Impossible de savoir comment l’armée burkinabè et les différentes générations qui la composent vivent actuellement la situation inédite d’incertitude politique sur l’après 2015. Les hauts responsables militaires dont beaucoup ont été nommés au lendemain des mutineries de 2011 pour reprendre en main ce pilier essentiel du pouvoir de Compaoré considèrent-ils leur sort lié au maintien de ce dernier au palais présidentiel après 2015 ? Comment les officiers les plus proches du président qui l’ont accompagné depuis les premières années d’un régime alors très brutal appréhendent-ils l’avenir ? Beaucoup de questions et peu de réponses, ce qui ne devrait pas atténuer l’angoisse des Burkinabè et de nombre de leurs voisins ouest-africains. Au Togo, la question du positionnement politique des forces de sécurité et de l’armée se pose beaucoup moins : le verrouillage sécuritaire par le pouvoir de Lomé semble résister à l’usure du temps.

Il convient enfin de s’interroger sur le cadre institutionnel dans lequel se dérouleront les scrutins présidentiels dans les différents pays. Ce cadre désigne ici l’ensemble des règles, procédures, institutions qui sont mobilisées du début à la fin du processus électoral et qui jouent un rôle déterminant dans la crédibilité des scrutins, en particulier celle des résultats définitifs qui désignent le vainqueur. Si la crédibilité du processus électoral n’est pas une garantie d’absence de crise et de violences, la perception d’un déficit important de crédibilité est quasiment toujours un déclencheur de troubles. De plus, lorsque l’élection présidentielle se passe dans un pays dont l’environnement sécuritaire est déjà fragile et dans le contexte d’une intense compétition pour le pouvoir, la crédibilité du cadre institutionnel régentant l’élection peut être décisive pour sauver le pays d’un basculement quasiment certain dans une crise postélectorale.

Il ne faudra pas trop compter sur cela. Partout, les dispositions des lois électorales, les conditions d’établissement des fichiers d’électeurs, la neutralité politique et la compétence technique des institutions chargées d’organiser les élections et d’examiner les éventuels recours font l’objet de controverses. Aucun des pays concerné par une élection présidentielle en 2014 ou 2015 n’est un modèle dans la région en matière d’organisation de scrutins libres, transparents et crédibles. Certains ont accompli, à l’instar du Nigeria, des progrès notables en la matière au cours des dernières années, mais ils sont tous encore loin, bien loin, des modèles en Afrique de l’Ouest que sont le Ghana, le Cap-Vert et le Sénégal où des commissions électorales et/ou d’autres dispositifs et institutions ont su gérer et crédibiliser des élections parfois très compétitives.

Au Nigeria, nombre de réformes qui avaient été recommandées par les experts au lendemain des élections générales de 2011, certes mieux organisées que les précédentes, pour corriger les plus graves failles du système n’ont pas été mises en œuvre. En Guinée, il a fallu des médiations, une forte implication technique internationale et un accord politique âprement négocié pour arriver à organiser des élections législatives en septembre 2013. La liste des tâches à accomplir pour rendre le dispositif électoral plus crédible pour la présidentielle de 2015 est très longue. Elle comprend l’établissement d’un nouveau fichier électoral et la mise en place d’une institution cruciale comme la Cour constitutionnelle qui doit remplacer la Cour suprême dans le rôle de juge ultime du contentieux électoral. Même en Côte d’Ivoire, où l’actuel président avait promis une révision de la Constitution, rien n’a été fait pour fermer la page des dispositions spéciales issues des accords de paix et doter le pays d’un nouveau cadre électoral et d’un mode de composition de la commission électorale indépendante susceptible de créer davantage de confiance de la part de tous les acteurs politiques.

On ne peut, en guise de conclusion, que donner raison aux citoyens d’Afrique de l’Ouest déjà angoissés à l’approche des échéances électorales à venir. Lorsqu’on prend en compte simultanément les trois éléments d’appréciation, aucun des pays ne sera à l’abri de tensions fortes susceptibles de dégénérer en violences plus ou moins graves. En prenant le risque de se tromper, – qui peut vraiment prévoir tous les scénarios possibles dans chacun de ces pays plusieurs mois avant les différents scrutins ? -, il est raisonnable de classer le Nigeria et la Guinée dans une catégorie de pays à très haut risque, le Burkina Faso dans une catégorie de pays à haut risque et la Guinée Bissau, la Côte d’Ivoire et le Togo dans une catégorie de pays à risque modéré, ce qualificatif ne voulant surtout pas dire « faible » ou « inexistant ».

Les élections calamiteuses ne sont pas cependant des catastrophes naturelles imprévisibles et inévitables. Les citoyens de chacun des pays concernés, la CEDEAO et les acteurs internationaux importants ont les moyens de dompter l’angoisse par une forte mobilisation pour prévenir des crises violentes. Mais il y a aussi un risque à appréhender les élections uniquement ou principalement comme des moments de danger d’implosion des Etats, et à ne rechercher que des élections sans violence. Cela revient souvent, pour les organisations régionales et internationales, à préférer la manipulation des processus électoraux au profit du camp le plus puissant, et donc le plus à même de provoquer le chaos en cas de défaite, à des scrutins réellement ouverts à l’issue incertaine. Le risque est celui d’oublier et de faire oublier à quoi devraient servir les rituels électoraux dans des démocraties jeunes et fragiles : à ancrer petit à petit une culture démocratique dans la société. Si les populations doivent continuer à aller voter tous les quatre ou cinq ans, la peur au ventre, c’est l’adhésion populaire à l’idéal démocratique en Afrique de l’Ouest qui finira par être menacée.

Dr. Gilles Yabi

Acte 3 de la décentralisation : La planification, une exigence pour la territorialisation des politiques publiques

Décentralisation SénégalLa politique de décentralisation au Sénégal relève d’une tradition très ancienne. Initiée bien avant les indépendances, elle s’est traduite, dès l’accession à la souveraineté nationale et internationale du pays par plusieurs initiatives visant à l’approfondir.

Celles-ci ont débouché sur  certaines mesures phares que sont :

–  La transformation, en 1960, des cercles, subdivisions et cantons, hérités de la colonisation, en régions, départements et arrondissements ;

–  La mise en place, en 1966, du Code l’Administration Communale qui, tout en dégageant un cadre d’exercice clair à ces collectivités, n’a pas étendu le droit commun à l’ensemble des communes ;

–  L’adoption, en 1972, de la Réforme de l’Administration Territoriale et Locale (RATL) à l’origine de la mise en place des communautés rurales ;

–  L’élargissement, en 1990, du statut de plein exercice à toutes les communes et de l’autonomie de gestion à toutes les collectivités locales ;

–  L’adoption, en 1996, des lois et décrets de la régionalisation, consacrant, entre autres, l’érection de la région en collectivité locale et le transfert de certains domaines de compétence aux collectivités locales.

En 2013, les autorités sénégalaises ont cependant manifesté la volonté de procéder à une réforme plus aboutie de la décentralisation. Celle-ci, improprement appelée Acte 3, au vu de l’histoire de cette politique au Sénégal, se confond déjà avec la territorialisation des politiques publiques, le concept pivot qui devrait structurer toutes les interventions en la matière.

A la lumière des premières esquisses de la nouvelle politique de décentralisation, il ressort que plusieurs questions interpellent les pouvoirs publics. Parmi celles-ci la place de la planification, objet de la présente réflexion, constitue une interrogation de taille.

QUEL EST LE SENS DE LA NOUVELLE REFORME ?

La nouvelle réforme part de certaines défaillances notoirement constatées au niveau des collectivités locales et essaye d’apporter des rectifications aux travers observés.

Des faiblesses manifestes notées dans l’exercice de la décentralisation

D’année en année, plusieurs contraintes ont été identifiées dans la prise en charge du développement au niveau local. Celles-ci ont trait entre autres :

–  au manque d’attractivité de certaines collectivités locales déshéritées qui, en dépit des interventions des nombreuses agences et projets dédiés au développement local, ne disposent pas d’un niveau d’infrastructures et d’équipement critique leur permettant de soutenir un minimum d’activité économique (absence de secteur secondaire et de secteur tertiaire) ;

–  à la modicité des ressources financières des collectivités locales caractérisées par des disparités énormes dans les budgets en milieux rural et urbain mais aussi entre grandes et petites entités ;

–  aux déficiences dans le pilotage du développement au niveau local liées aux ressources humaines (management des collectivités locales, ressources humaines insuffisantes et sans qualification, bas niveau ou absence de formation des élus…) et aux outils (plans locaux parfois non intégrés et sans instrument d’opérationnalisation).

De tels éléments, loin d’être exhaustifs, en vérité, sont sans doute à l’origine de la nouvelle inflexion prise par les autorités actuelles.

Les mesures correctives esquissées par la nouvelle politique

Partant des insuffisances dénoncées par les acteurs de la décentralisation,  la nouvelle réforme met en avant le crédo de la territorialisation considérée, par l’autorité, comme une voie d’émergence des collectivités locales en ce qu’elle fait véritablement appel aux ressorts du développement local.

En effet, la territorialisation des politiques publiques fait intervenir les deux leviers clés  que sont l’aménagement du territoire et la planification qui semblent être des solutions appropriées aux difficultés rencontrées à la base.

Au stade actuel de la formulation de cette politique, si l’on jette un regard rétrospectif sur les idées fortes dégagées par la réflexion antérieure et les mots-clés structurant le discours du chef de l’Etat, en prenant comme date repère son annonce de mars 2013, il ressort que les préoccupations relatives  à l’aménagement du territoire sont réelles.

Pour rappel, les mesures proposées tournent autour des points suivants :

–  L’introduction de la notion decommunalisation intégrale comprise ici comme un moyen de doter des fonctions urbaines à l’ensemble des collectivités locales du Sénégal. Celle-ci vise surtout à réduire, voire casser, le clivage entre les niveaux rural et urbain ;

 –  L’érection du département en collectivité locale est une innovation dans ce qui se faisait jusque là, ces entités se confondant seulement à des circonscriptions administratives regroupant les communes et les communautés rurales ;

–  Un autre élément de taille introduit par la réforme concerne la notion de régions territoirequi insiste sur l’importance d’adosser l’identification de ce type de collectivité locale à des réalités composites tenant en compte l’économie, la géographie et la sociologie, triptyque garant de la viabilité de ce nouvel espace devant regrouper les départements et certaines régions telles que connues actuellement. Une telle mesure devrait permettre de revenir à un découpage du territoire à 7 régions, comme en 1960, au lieu des 14 actuels sur un territoire national qui n’a pas connu d’extension ;

–  La dernière préoccupation concerne unréexamen des compétences à attribuer aux collectivités locales afin de les rendre plus performantes dans la gestion du développement local.

On remarquera que ces éléments relèvent uniquement de l’aménagement du territoire. La planification économique, second volet devant sous-tendre la territorialisation des politiques publiques, ne constitue pas un terrain défriché par la réflexion en cours. Pourtant, la volonté de l’autorité d’approfondir la décentralisation par la territorialisation des politiques publiques pour booster le développement local passe nécessairement par la planification.

DÉCENTRALISATION ET PLANIFICATION

Nous pouvons nommer décentralisation toute politique visant à ramener l’État au niveau du citoyen à travers les collectivités locales réputées être des institutions proches et accessibles aux populations, dotées d’une personnalité morale, avec un territoire et des compétences propres.

Cela veut dire que  la gestion du développement s’exerce au niveau local dans le cadre de la décentralisation. Qu’il y ait décentralisation ou non, les territoires des collectivités locales constituent toujours les véritables lieux d’application des politiques publiques que celles-ci soient d’initiative nationale ou locale. Ce qui signifie que l’on a introduit le concept de territorialisation des politiques publiques pour mieux rendre compte de la responsabilisation de l’échelon local qui a lieu dans le cadre de la décentralisation.

Il y a donc un lien très étroit entre les concepts de décentralisation et de territorialisation d’une part et celui de développement local de l’autre. Pour précisions, le développement local est considéré soit d’un point de vue technique, soit d’un point de vue politique.

Sur le plan technique le développement local se définit comme un processus consensuel visant le développement global en rapport avec les besoins des acteurs à la base. D’un point de vue politique, il s’agit d’une volonté émise par des décideurs d’enclencher des dynamiques locales afin de stimuler le développement économique global d’un territoire.

On voit bien que ces deux approches mettent en jeu des processus, des acteurs, un territoire etun projet. On retrouve les mêmes variables dans la compréhension que l’on peut avoir de la décentralisation et de la territorialisation des politiques publiques précédemment définies.

Ces clarifications conceptuelles font clairement apparaître le rôle de la planification en tant que liant entre les différentes variables opérationnalisant les concepts. En effet les variables processus, acteurs, territoire et projet sont précisément celles qui définissent la planification. Cette dernière se conçoit, techniquement,  comme étant le déploiement d’un projet sur un territoire donné avec des acteurs bien identifiés durant un temps déterminé.

Malheureusement, cette dimension planification, pourtant essentielle à la mise en œuvre d’une politique de décentralisation réussie, est absente des discours actuels sur l’acte III de la décentralisation. La définition d’une technique de prise en charge du développement au niveau local est véritablement le chaînon manquant encore en souffrance dans les discours et dans les réflexions sur l’axe III.

Dès lors, il est urgent et primordial de se focaliser sur la définition d’une politique de planification locale si l’on veut que cette phase d’approfondissement de notre décentralisation ne se limite pas uniquement à un réaménagement territorial sans effet sur le niveau de vie des populations. Dans ce qui suit, nous allons diagnostiquer l’existant en matière de planification locale avant d’esquisser des propositions destinées à faire des plans de développement, au niveau local, un instrument essentiel dans le succès de l’Acte III et dans l’amélioration de la vie des populations locales.

QUELLE PLANIFICATION POUR L’AXE III ?

Les collectivités locales étant le cadre naturel de déclinaison des politiques publiques, il est important de revenir sur les modalités de pilotage de la planification locale et sa mise en œuvre. Le principe de libre exercice des collectivités locales leur confère un rôle primordial dans le pilotage de la planification du développement local. Ces entités, dont la principale mission est d’animer le développement dans leur localité, disposent de plusieurs instruments de planification censés constituer des moyens privilégiés pour réaliser leur développement économique et social.

Plusieurs outils cohabitent au niveau local. Si pour la région, le Schéma régional d’aménagement du territoire (SRAT) et le Plan régional de développement intégré (PRDI), plans transversaux par excellence, irriguent ou s’inspirent des plans sectoriels, pour la commune il est surtout question du Plan d’investissement communal (PIC) et des plans d’urbanisme (SDAU, PDU, PUD…) alors que la communauté rurale s’appuie sur le Plan local de développement (PLD).

Cette diversité des plans ne peut occulter le fait que la planification locale ne s’est jamais affirmée comme un creuset de cohérence dans lequel toutes les initiatives des acteurs du développement devaient être fédérées. Depuis leur adoption, les plans de développement des collectivités locales n’ont jamais été qu’un catalogue de projets. Ce n’est qu’avec la régionalisation qu’on a connu une réorientation de la planification. Malgré tout, l’adoption d’un niveau stratégique n’a pas toujours produits des résultats escomptés en raison même de la conception que les élus ont de cet instrument de politique économique qu’est le plan.

De fait, la planification, telle qu’elle s’est jusqu’ici pratiquée au niveau des collectivités locales, a toujours fait apparaître ces entités comme des électrons libres sans aucun lien autre que financier avec l’Etat central. Les outils mis en place pour encadrer le développement n’offrent souvent aucune perspective à la collectivité puisqu’élaborés uniquement pour la forme et dans l’optique de capter des financements.

Le niveau local sénégalais est actuellement caractérisé par un foisonnement d’intervenants qui ignorent sciemment les orientations définies au niveau des instruments de planification locale et encore plus des méthodes et du système en place. Ces intervenants sont d’autant plus à l’aise dans leur action solitaire que ni les élus ni les autorités déconcentrées ne se soucient de mettre en cohérence le dispositif de planification.

Les types de projets répertoriés dans les instruments de planification ne sont pas non plus exempts de reproches. Il ne saurait en être autrement si l’on sait que la concertation nécessaire à la formulation des projets importants reste un vain mot et que les exemples d’intercommunalités sont rares. Pourtant, les dispositions ouvertes par les textes de la décentralisation encouragent les associations entre les différents ou mêmes ordres de collectivités locales, ce qui aurait dû favoriser la mise en œuvre de projets structurants et l’articulation des projets sur des territoires connexes.

Sur d’autres aspects, les projets locaux ne sont pas pris en compte dans le cadre de planification national par les autorités dans le cadre de cette politique de territorialisation puisque les tentatives de régionalisation du Budget consolidé d’investissement (BCI) n’aboutissent pas encore. Une des raisons de cet échec tient au fait que les Plans triennaux d’investissements des régions (PTIR) n’existent que dans deux ou trois régions et sont, dans l’essence, inutiles puisque les Plans d’opération régionaux (POR) de la Stratégie nationale de développement économique et social (SNDES) sont téléguidés depuis le niveau central, dans une approche top down, au lieu d’obéir à des logiques locales.

La non inscription des projets des Plans régionaux de développement intégré (PRDI), fédérant les initiatives de l’ensemble des collectivités locales d’une région, dans le Programme triennal d’investissements publics (PTIP), défini au niveau central, demeure, dans le même ordre d’idées, une limite de taille à une bon développement des collectivités locales.

La mise en œuvre optimale de ces instruments de négociation et de financement du développement régional et des plans des autres collectivités locales (communes et communautés rurales) est également obérée par la timidité des tentatives de mobilisation des ressources issues de la coopération décentralisée, par le niveau local.

De même, les services de l’Etat dans les collectivités locales ne jouent pas encore pleinement leur rôle d’appui à ces entités. Or cette fonction d’appui est d’autant plus essentielle que les ressources humaines des collectivités locales sénégalaises sont notoirement sous-qualifiées. Il n’existe pas encore dans notre pays un corps de fonctionnaires territoriaux bien formés à l’instar des fonctionnaires de l’Administration centrale ni une normalisation des profils de fonction à l’échelon local.

À tous ces problèmes s’ajouteront, à n’en pas douter, les nouveautés introduites par la politique de territorialisation des politiques publiques. Celles-ci tournent autour de la communalisation intégrale avec la transformation des anciennes communautés rurales en communes, le redécoupage des régions en entités plus viables et l’érection des départements en collectivités locales ; soit autant d’innovations qui appellent l’abandon du plan local de développement et l’adoption d’un plan pour le département dont l’érection peut d’ailleurs susciter des interrogations quant à sa pertinence, notamment en tant qu’échelle de planification, si l’on sait que cette entité, tout comme la région, aura le même territoire qu’un ensemble de communes. Cela veut dire que des efforts de mise en cohérence et d’harmonisation de la part des autorités déconcentrées et élues sont aussi à faire à ce niveau où le principe de subsidiarité devrait être un maitre mot devant présider aux compétences à répartir.

L’on ne saurait passer sous silence non plus la multiplication des échelles de planification et les problèmes de coordination de l’action de développement qu’implique la départementalisation (querelles entres autorités décentralisées et autorités décentralisées). Il en est de même de l’absence ou du retard de mise en place de fonds devant sous-tendre l’élaboration de programmes minimums d’investissement et d’équipement dans les anciennes communautés rurales à transformer en communes qui constituent autant éléments absents des discours sur l’Axe III.

Il faut dire que les fonds devant soutenir l’effectivité de la nouvelle politique risquent d’être en concurrence avec les budgets à allouer au département, en tant que nouvelle collectivité locale, et à son pendant au niveau déconcentré (préfet de département).

Compte tenu de tous ces aspects, pour augmenter ses chances de réussite, la politique de territorialisation des politiques publiques doit rectifier les errements du passé en agissant sur le pilotage et la mise en œuvre de l’action de développement au niveau local.

Ainsi, s’agissant du pilotage, il s’agira de veiller aux mesures suivantes :

–  Faire des plans de développement au niveau local (PRDI, SRAT, PIC, Plans de département, PIC) de véritables instruments de pilotage du développement économique et social local ;

–  Définir des programmes minimums d’investissement et d‘équipement des communautés rurales érigées en Communes afin de les doter d’infrastructures de développement ;

–  Surseoir à la décision d’ériger le département en Collectivité locale en raison de la multiplication inutile des échelles de planification et des effets de compétition que cette décision risque d’entrainer sur les différentes autorités de la déconcentration et de la décentralisation, en plus d’alourdir le budget de l’Etat ;

–  Harmoniser la planification locale en définissant des horizons adaptés entre les différents plans et en insistant sur la nécessité d’harmoniser et de rendre cohérent le système de planification au niveau local ;

–  Respecter la philosophie du Nouveau système de planification (NSP) au niveau local avec des déclinaisons entre les long, moyen et court terme ou entre les niveaux stratégique et opérationnel ;

–  Renforcer les dynamiques d’intégration entre les instruments de planification (Aménagement du Territoire – Planification économique, Aménagement du Territoire, Planification urbaine…) ;

–  Renforcer la coordination par les collectivités locales des actions des divers intervenants (Associations, Projets, ONG) du développement local pour une mise en cohérence de leurs interventions avec les orientations de développement local prédéfinies ;

–  Faire jouer aux autorités déconcentrées un rôle pivot dans la coordination du développement local afin qu’elles s’assurent de l’effectivité de la cohérence entre  les plans nationaux et les plans locaux en mettant à contribution les services étatiques ;

–  Réhabiliter les instances de coordination de l’action administrative au niveau local (CRD, CDD, CLD) afin qu’elles vérifient l’orthodoxie des interventions des différents acteurs (collectivités locales, ONG et Projets, associations,) ;

–  Faire jouer aux services étatiques leur véritable rôle d’appui-conseil aux collectivités locales.

Concernant la mise en œuvre, il serait important de prendre en compte les éléments ci-après :

–  faire du plan un véritable instrument de mobilisation des ressources avec une composante programmation prenant en compte la relation entre plan et budget au niveau local ;

–  susciter la prise en compte dans la planification locale des projets structurants intéressant plusieurs collectivités locales en ce sens qu’ils sont fédérateurs, sont souvent de type HIMO et porteurs d’effets d’entrainement ;

–  identifier des bases de données de projets locaux de grande envergure intéressant plusieurs collectivités locales et favoriser leur intégration dans le BCI ;

–  tirer parti des aménagements juridiques offerts par le Code des collectivités locales favorables à la contractualisation  (intercommunalités, contrat plan avec l’Etat…) ;

–  tirer parti des modes de financement alternatifs au financement public interne (PPP, Coopération décentralisée, fonds carbone, RSE etc.)

Par Oumar El Foutiyou BA, Conseiller en Organisation au Bureau Organisation et Méthodes, spécialiste de la Planification du développement

Mohamed LY, Président du Think Tank IPODE

Mouhamadou el Hady BA,  Directeur général du Think Tank IPODE

Initialement paru chez notre partenaire IPODE

La réforme de l’Etat en Afrique : obstacles et perspectives

169498522Qu’est-ce que la réforme de l’Etat ?

Les programmes de réforme de l’Etat ont connu différentes fortunes à travers le monde. Dans des pays comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, les administrations publiques ont été modernisées suivant les théories de la « nouvelle gestion publique » (New Public Management), qui prennent le contrepied de l’Etat wébérien. Ce dernier met l’accent sur les procédures écrites, la hiérarchie administrative et la neutralité des agents de l’État : il est caractérisé par une bureaucratie lourde et sclérosée, dont les décisions sont lentes et peu efficaces. Le NMP propose une simplification des procédures utilisées dans l’administration publique, avec l’adoption d’une organisation horizontale qui permet la rapidité de la prise de décision grâce à la polyvalence des agents de l’Etat. Il repose sur la nécessité de prendre en compte l’évolution des sociétés humaines, dans un contexte de mondialisation accrue où l’information, les flux financiers, les biens et services circulent de manière ultra rapide. De même, les besoins des usagers du service public ont évolué fortement dans tous les secteurs et commandent l’adaptation de l’Etat à cette évolution. Le NMP est donc apparu dans les années 1980 en prônant une utilisation plus efficiente des ressources de l’Etat, dans une optique d’accomplir plus de services publics avec moins de moyens financiers en considération du besoin de rationalisation des dépenses publiques.

Ainsi, dans le cadre du NMP la finalité du service public est privilégiée et non le caractère réglementaire et légal-rationnel du processus de décision. Le résultat obtenu importe plus que le respect des lois et de l’autorité dans l’action publique. Cela a favorisé l’apparition de l’Etat qui fait faire au détriment de l’Etat qui fait lui-même ; d’où la multiplication des procédés de gestion privée dans l’administration publique (concessions et délégations de service public, partenariats public-privé, appels d’offre). La centralisation du pouvoir qui caractérise l’Etat wébérien disparaît au profit de la décentralisation vers des autorités locales de plus en plus autonomes et responsables. L’Etat se fait entrepreneur en confiant des missions spéciales à des agences et entreprises publiques. Ou alors il les confie à des organismes privés spéciaux.

Les obstacles à la réforme de l’Etat en Afrique

En Afrique, l’introduction de ce concept de nouveau management public a probablement été plus difficile qu’ailleurs. Nombre d’Etats africains, caractérisés par des systèmes centralisés et autoritaires, peinent à s’adapter à la modernité. Dans bien des cas, l’organisation du pouvoir politique est encore trop verticale: c’est le pouvoir central qui définit les orientations, nomme aux postes à responsabilité, octroie les fonds, définit la marche à suivre, surveille à tout moment : ceci favorise le développement d’un système patrimonial, qui ne bénéficie qu’à une petite élite connectée au pouvoir politique et ignore en définitive le but ultime du service public, à savoir le bien commun. Ainsi, la plupart des tentatives de réforme de l’Etat ont connu peu de succès.

Cela a été le cas en République démocratique du Congo (RDC), où le pouvoir exécutif et les hauts fonctionnaires qui devaient mettre en œuvre les programmes de réforme les ont délibérément entravés ou ont tout simplement détourné les fonds qui y étaient alloués. La corruption généralisée et l’absence de culture démocratique ont eu raison des efforts des partenaires internationaux qui visaient à reconstruire le pays au début des années 2000. De plus, la centralisation du pouvoir opérée au sommet a beaucoup entravé la réussite des programmes de réforme. Joseph Kabila a concentré entre ses mains l’essentiel des pouvoirs de décision, pendant que son cabinet se chargeait de mettre au pas les fonctionnaires et même les ministres. Cela a mené à une véritable paralysie des efforts des bailleurs de fonds pour moderniser l’Etat, ainsi qu’à un malheureux statu quo.

Au Mozambique, les programmes de réforme de l’Etat se sont heurtés au manque de formation des agents publics aux principes les plus élémentaires de la gestion publique en grande partie. Dans ce pays, les structures administratives étaient quasi-inexistantes au moment où le NMP se mettait en place.  Ainsi, les autorités politiques ont mis la charrue avant les bœufs car les agents de l’Etat ignoraient les principes de base de la gestion publique ; ce qui a entravé une mise en place adéquate des outils de modernisation : e-gouvernement, guichets uniques, concurrence, etc. Le gouvernement a donc créé des programmes de formation destinés aux cadres publics pour les doter des compétences managériales nécessaires à la conduite des réformes. Chez le voisin sud-africain, une tare majeure de la réforme de l’Etat  a été la politisation de l’administration et la confusion entre la hiérarchie du parti au pouvoir (l’ANC) et la hiérarchie administrative. Il est vrai que l’administration publique sud-africaine était caractérisée par un centralisme très fort, imposé par le système d’apartheid. Le pouvoir politique déterminait les grands critères de la vie administrative : nomination des hauts fonctionnaires, salaires, grades, etc. Mais en essayant de rompre avec ces pratiques à son arrivée au pouvoir en 1994, l’ANC s’est lui-même transformé en un véritable parti-Etat dans l’Afrique du Sud postapartheid. En voulant se débarrasser à tout prix de l’ancien système, le gouvernement ANC a introduit des mesures de discrimination positive dans la fonction publique en ce qui concerne les recrutements comme les promotions. Cependant, des excès en la matière  ont été commis. La Commission du Service Public qui était chargée de mettre en place la réforme de la fonction publique était contrôlée par le pouvoir exécutif. De ce fait, la fonction publique sud-africaine s’est transformée en un réceptacle des militants de l’ANC, et les nominations à des postes administratifs ont avant tout permis de récompenser la loyauté politique. Bien entendu, plusieurs mesures ont été bénéfiques au pays, mais un grand effet pervers de la réforme a été la politisation accrue de l’administration.

Comment faire pour mieux réformer l’Etat ?

Plusieurs paramètres importants ont été ignorés lors de la conception des programmes de réforme de l’Etat en Afrique. Moderniser l’administration publique n’est pas chose aisée, et les résultats d’une réforme ne peuvent pas apparaître du jour au lendemain. Mais quelques lignes directrices peuvent être retenues pour arriver à une meilleure réforme de l’Etat en Afrique. Globalement il faudra privilégier la culture du résultat, la simplification des procédures administratives, et le choix des meilleurs profils pour l’ensemble de l’administration publique, afin de parvenir à un meilleur succès de la réforme de l’Etat. Dans le même temps, il sera nécessaire de desserrer les liens entre le politique et l’administratif pour permettre aux hauts fonctionnaires d’exécuter correctement les programmes de réforme. Il faudrait également que les autorités politiques s’engagent beaucoup plus dans leur mise en œuvre, en les défendant clairement et en y apportant beaucoup d’énergie, afin d’insuffler un souffle d’encouragement à tous les niveaux d’exécution. Il serait aussi bon d’injecter suffisamment de fonds à ces programmes de réforme pour chercher, trouver, et se donner les moyens de les réussir. La réforme de l’Etat n’est pas une gageure pour l’Afrique ; elle doit être menée avec engagement et résolution pour permettre de rattraper le retard accusé dans la modernisation administrative. En particulier, il faudra accorder une grande importance à la formation des cadres publics chargés d’implémenter les réformes, afin qu’ils s’en approprient et garantissent leur succès. Il faudra également lutter contre les pratiques corruptrices auxquelles les agents publics chargés de mettre en œuvre les programmes de réforme sont exposés. Enfin, il faudra opérer un diagnostic des priorités économiques et sociales pour chaque projet de réforme afin de toujours placer l’intérêt général au début et à la fin de toute action publique. 

Elites africaines ?

Il est une chose de souhaiter l’épanouissement de notre Afrique, il en est une autre de proposer et de mettre en place des moyens concrets d’atteindre cet épanouissement. Cependant je pense qu’il faut souligner un profond problème qui aujourd’hui gangrène les quelques esquisses de stratégies que nous développons pour réaliser l’objectif cité plus haut. En quoi consiste ce problème? Il s’agit du problème des « élites » africaines. Il s’agit de l’occidentalisation perpétuelle des « élites » africaines et donc des répercussions de ce processus  sur l’efficience des stratégies que nous mettons en place pour notre terre.

Petite parenthèse avant de poursuivre : J’insiste sur les « élites » sans pour autant être un défenseur de cette vision sociétale qu’est l’élitisme. Cet élitisme a d’ailleurs perdu l’Afrique, depuis les prêtres de Tah Mehry (l’Egypte Antique) envahi par Cambyse jusqu’aux sorciers et aux dirigeants de nos royaumes renversés par les colons. Toutes ces élites ont indirectement, et souvent sans le vouloir, participé à l’asservissement de leurs peuples, pour la simple raison qu’ils ont emporté le savoir avec eux dans leurs tombes ou ne l’ont pas assez vulgarisé aux populations (cf. « Un vieillard qui meurt c’est comme une bibliothèque qui brûle »).Peut-être l’histoire aurait-elle été toute autre si ces populations avaient été massivement  initiées et éduquées au savoir et au savoir-faire immense qu’il y’a en Afrique. Il faut ainsi souligner  l’importance des élites dans l’accomplissement (ou la perte) de la destinée d’un peuple. En effet c’est elle qui mène les combats d’avant-garde mais si elle s’y enferme ou s’y prend mal, elle finit par détruire ce qu’elle voulait défendre. Voilà la raison pour laquelle j’insiste sur le rôle des  élites africaines en ce qui concerne la situation actuelle ainsi que le futur de l’Afrique.

Revenons ainsi à notre problème d’élites…

L’occidentalisation perpétuelle de nos élites est un réel drame pour nos populations. Cette occidentalisation que l’on croyait circonscrite aux époques post-indépendances, est en réalité en train de regagner du terrain, notamment grâce à l’ouverture du marché de l’éducation à l’échelle mondiale. Que signifie ce terme «  occidentalisation » : C’est l’emploi ou plutôt le réemploi perpétuel de concepts, de méthodes et de stratégies créés en Occident, par des occidentaux, pour l’occident et avec des réalités culturelles et historiques occidentales. C’est par exemple le cas de la démocratie « moderne » inspirée de la « démocratie » athénienne (Les guillemets ne sont pas fortuits). Le drame de l’occidentalisation de nos élites réside dans le fait que ces dernières  vont l’appliquer à un contexte et à des réalités sociales ou historiques typiquement africaines. L’exemple le plus patent de ce mimétisme ou plutôt de cette « péroquettisation » – excusez moi le néologisme – est l’emploi effréné de la terminologie occidentale pour désigner nos souhaits pour l’avenir de notre continent. Le porte étendard de cette terminologie qui nous assassine au quotidien est le fameux « développement ».Toute l’intelligentsia africaine emploi ce mot et ses déclinaisons (co-développement, sous-développement, etc.) à tord et à travers, sans réellement prendre le temps de réfléchir sur les concepts qui sous-tendent cette idéologie. Car oui, le développement, tel qu’il est conçu par le monde occidental, est réellement une idéologie. Il prétend offrir à tout le monde le confort matériel et technologique et s’appuie sur le capitalisme marchand, aveugle et sourd face aux demandes simples de l’humanité : se loger, se nourrir et boire de l’eau potable…2 Milliards et  800 millions de personnes vivent avec moins de deux dollars/jour. Ces chiffres ne s’inventent pas, ils sont bel et bien le fruit de ce « développement ». Ce développement s’appuyant sur le capitalisme prône une croissance infinie dans un monde fini, épuise nos ressources non-renouvelables (comme le pétrole) à une vitesse grand V et n’hésite pas dans ses formes les plus vicieuses à tuer des gens pour continuer à contrôler des marchés ou des ressources (cf. La Françafrique et Noir Silence de F.X.Verschave).

Ce développement capitaliste si destructeur pour notre environnement est, d’après nos élites, le but que nous devons atteindre, nous africains. Si d’aventure nous l’atteignions – ce qui est tout bonnement impossible car nous ne l’avons pas conceptualisé de manière endogène – vaudrions nous mieux que ceux que l’on critique aujourd’hui ? Je pense que non…

Les déclinaisons de cette terminologie, pour rester sur ce point du mimétisme, largement relayée par nos élites (et la presse) continuent à aliéner les populations africaines et encourage nos jeunes à prendre ces embarcations de la mort que sont les pirogues de l’atlantique ou de la mer rouge. Des termes comme le sous-développement enferment inévitablement n’importe quel africain qui les emploie dans sa condition forgée d’être inférieur technologiquement, économiquement voire même culturellement. L’Africain d’aujourd’hui croit que tout ce qui est bien est hors de chez lui, ce qui, en réalité, n’est pas le cas. Ainsi un africain qui accepte de se dire « sous-développé », admet par la même qu’il est en retard sur le plan de vue de la marche historique de l’humanité et que d’autres (l’Occident en l’occurrence) sont en « avance » sur lui et son continent. Si cet africain fait partie de l’élite africaine dirigeante et visible, je vous laisse imaginer le mal que cela peut faire au niveau de nos populations qui ont faim et n’ont pas le temps de penser à ces choses là.

Cependant l’emploi de cette terminologie n’est qu’un volet particulier mais ô combien important du process de mimétisme. Ainsi, depuis 50 ans, nous nous entêtons à mettre en place des stratégies économiques et à opérer des réformes de notre système éducatif selon des techniques apprises dans l’enseignement à paradigme occidental (et cet enseignement est le même en Afrique qu’en Occident) et selon des concepts engendrés par des penseurs occidentaux qui voulaient trouver des solutions à des problématiques occidentales. Abreuvées à travers ce robinet qui trouve sa source ailleurs, les élites africaines mettent en pratique des solutions inadéquates et inadaptées à un milieu géographique, social et culturel n’ayant absolument pas les mêmes caractéristiques que le milieu originel du concept qu’ils appliquent. A ce titre, et pour rester dans le ton « jeune » de cet article, le rappeur  Franco-Sénégalo-Tchadien Mc Solaar dans « La belle et le bad boy » dit ceci : « Le contexte est plus fort que le concept »… Cette phrase est sans doute à méditer, mais il faudrait également méditer sur la fragilité de nos institutions face aux multiples coups d’Etat en mettant en lien cette fragilité avec la non identification des populations à l’égard de nos systèmes politiques actuels. Pensez-vous réellement qu’un système politique dans lequel les populations se reconnaitraient pourrait être renversé tous les 3 ans comme en Mauritanie ? A méditer… Il serait également intéressant de réfléchir à délivrer les femmes du carcan de la sous-éducation et à les imposer aux plus hauts niveaux de responsabilité comme cela a toujours été le cas aux époques où l’Afrique brillait (Egypte Antique, Ghana, Royaume de Nder). L’Afrique a besoin de ses femmes sur la scène décisionnelle quitte à trouver un système de suffrage propre à nos pays, système où leur représentativité serait assurée. Il est temps que les futures élites africaines étudient, en parallèle de leur formation, le passé philosophique (pour ne pas dire cosmogonique) et les conceptions de la nature, de l’échange économique et du pouvoir dans les civilisations africaines anciennes afin de s’en servir, non pas pour retourner à des fantasmes passéistes et irréalisables aujourd’hui mais pour créer tout un corps de sciences humaines, économiques et politiques inspirées par des réalités et des concepts africains. Ces nouvelles visions sociologique, économique et politique seront ainsi adaptées à notre terre et seront surtout pérennes car elles auront été tirées d’un substrat endogène et s’appliqueront à ce substrat endogène renouvelé. Il ne faut pas avoir peur de cette révolution, d’autant plus que celle-ci est avant tout mentale et concerne prioritairement nos élites .Ainsi, si ces dernières décidaient de réformer le système agricole, elles devront se former techniquement mais devront surtout maitriser leur contexte social, économique et historique, ceci afin d’intervenir non pas de manière (con)descendante  avec des méthodes exogènes mais en intégrant le paysan africain, sa relation avec la nature  et son savoir-faire millénaire dans cette réforme : là est la clé du succès. Soyons d’abord africains, vivons africains et pensons africains. C’est le prix à payer si nous voulons voir l’Afrique s’épanouir, et non se développer comme je l’entends trop souvent. C’est le prix à payer si l’Afrique veut nourrir tous ses enfants et avoir des institutions fortes. C’est le prix à payer si l’Afrique se veut unie pour pleinement participer et selon ses spécificités à l’établissement d’un monde plus juste, plus humain et réellement multiculturel.

Fary Ndao

« Madiba l’Africain »: retour sur le voyage initiatique de Nelson Mandela en Afrique

madiba

Avant de devenir le symbole de paix et de réconciliation auquel le monde entier rend un vibrant hommage aujourd’hui, Nelson Mandela a d’abord été un militant qui a préparé avec détermination la lutte contre le régime raciste de l'apartheid.

Il ne faut pas oublier que l’ANC était considérée comme une organisation terroriste par certains pays occidentaux, et que le nom de Nelson Mandela figurait (jusque très récemment…) sur la liste des personnes considérées comme « terroristes » par les autorités américaines.

Les pays africains ont pour leur part fait preuve, dès les années 1960, d’un engagement sans faille dans la lutte anti-apartheid, en soutenant Nelson Mandela et beaucoup d’autres dans leur lutte légitime contre l’oppression et la discrimination.

La tournée de Mandela à travers l’Afrique, qui le mènera dans une dizaine de pays au début des années 1960, lui permettra de récolter des soutiens de poids et de bénéficier d’une formation militaire auprès de révolutionnaires aguerris, en particulier en Ethiopie et dans les camps de l’Armée de Libération Nationale algérienne dans lesquels il passera plusieurs mois. 

Ceci lui permettra à Nelson Mandela de jouer un rôle majeur au sein de l’ANC, et débouchera, quelques semaines à peine après son retour, sur son arrestation et son emprisonnement pour une période qui durera 27 ans, jusqu’à sa libération en 1990.

Entretemps, l’ANC aura bénéficié du soutien politique et logistique des pays africains pour abattre le régime raciste de Pretoria, en l’isolant diplomatiquement (il sera exclu de l’ONU en 1974) et en l’étouffant économiquement à travers les sanctions et l’effort de guerre imposé par ses guerres en Afrique Australe (Namibie, Angola…).

LE TOURNANT REVOLUTIONNAIRE DE L’ANC

Dans ses mémoires Mandela  rappelle que « pendant cinquante ans, l'ANC avait considéré la non-violence comme un principe central ».  Cette situation n’était plus tenable face à la répression du régime de l'apartheid (notamment le massacre de Sharpeville en mars 1960), rendant inéluctable l’engagement de l’ANC dans la lutte armée.

La rupture marque un tournant majeur dans l’histoire de l’Afrique du Sud: « désormais, l'ANC serait une organisation d'un genre différent. Nous nous engagions dans une voie nouvelle et plus dangereuse, la voie de la violence organisée", dira Mandela. Ce dernier sera la personne chargée par l’ANC de créer une branche armée, Umkhonto We Sizwe (« fer de lance de la nation »). Il se rendra à ce titre dans plusieurs pays africains pour s’inspirer de leur expérience et bénéficier de leur soutien.

La vie et l’œuvre de Nelson Mandela montrent clairement que lorsque les Africains travaillent ensemble et consentent des sacrifices communs, ils peuvent réaliser des victoires majeures pour faire avancer leurs causes, en l’occurrence enregistrer une victoire historique sur la discrimination raciale. 

UN VOYAGE INITIATIQUE SUR LE CONTINENT AFRICAIN

Madiba quitte clandestinement l'Afrique du Sud en janvier 1962 en transitant par le Botswana.  En décembre 1961, l'ANC avait en effet reçu une invitation pour assister à une conférence à Addis-Abeba, prévue en février 1962.  

En Ethiopie, il reçoit un premier entrainement au maniement des armes et assistera à une parade militaire. Il notera à ce propos : «pour la première fois de ma vie, je voyais des soldats noirs commandés par des responsables noirs.» Il sera ensuite aussi en Guinée, au Ghana et au Nigeria.

A Dakar, il observe que « la société montre comment des éléments très disparates – français, islamiques et africains – peuvent se mêler pour former une culture unique et distincte", contrairement à la société fragmentée de l’apartheid. Mandela visitera également les pays d’Afrique du Nord, de l’Egypte au Maroc.

A propos de l’Algérie, il écrira ainsi que son combat pour l’indépendance était «le modèle le plus proche» de l’Afrique du Sud, et en tirera des enseignements majeurs aux cours des mois qu’il a passé dans les camps d’entrainement de l’ALN (branche militaire du FLN) aux frontières algéro-marocaines.

A sa libération de prison en 1990, l’Algérie sera d’ailleurs le premier pays que Mandela visitera, comme pour marquer sa reconnaissance au pays en général et à ses instructeurs militaires en particulier. Il déclarera, en toute modestie, « c’est l’Algérie qui a fait de moi un homme ».

UN PARCOURS RICHE D’ENSEIGNEMENTS

Après son arrestation en 1962, Mandela ne cessera de répéter pendant son procès que le recours à la lutte armée n'était qu'une réponse à la violence du régime de l'apartheid. Il proclamera par ailleurs ce qui fera figure de profession de foi du père de la nation arc-en-ciel : "j'ai lutté contre la domination blanche et j'ai lutté contre la domination noire. Mon idéal le plus cher a été celui d'une société libre et démocratique dans laquelle tous vivraient en harmonie avec des chances égales." Après vingt-sept années en prison, il saura pardonner et négocier avec ses anciens geôliers, séduisant des adversaires d'hier qu'il s'est bien gardé d'humilier.

Le parcours de Nelson Mandela est unanimement salué. En Afrique, l’hommage est d’autant plus vibrant pour cet homme d’exception, qui aura réussi le double exploit de libérer son pays et de réconcilier ses habitants, évitant des souffrances supplémentaires. Il aura plus que nul autre su personnaliser les valeurs de liberté et de dignité humaine. Indéniablement, une page de l’histoire se tourne avec la disparition de Madiba, mais son œuvre et ses valeurs resteront gravés dans le marbre.

Desmond Tutu rend hommage à Nelson Mandela

prison_roben_islandNelson Mandela est pleuré par les Sud-Africains, les Africains et la communauté internationale aujourd'hui comme le leader de notre génération qui se tenait la tête et les épaules au-dessus de ses contemporains – un colosse de moralité irréprochable et l'intégrité, figure publique la plus admirée et vénérée dans le monde.

Pour l’Afrique, il est plus que Kenyatta, Nkrumah, Nyerere et Senghor. Vous recherchez des comparaisons au-delà de l'Afrique, il restera dans l'histoire comme le George Washington de l’Afrique du Sud, une personne qui, au sein d'une présidence unique de cinq ans est devenu l'icône principale de la libération et la réconciliation, aimé par ceux de tous les bords politiques comme le fondateur d’une Afrique du Sud moderne et démocratique.

Il n’a pas bien sûr été toujours considéré comme tel. Quand il est né en 1918 dans le village rural de Mvezo, il a été nommé Rolihlahla, ou «fauteur de troubles». (Nelson était le nom donné à lui par un enseignant quand il a commencé l'école.) Après la fuite à Johannesburg pour échapper à un mariage arrangé, il a vécu sur les traces de son nom. Introduit à la politique par son mentor, Walter Sisulu, il rejoint un groupe de jeunes militants qui ont défié les dirigeants de l'African National Congress, fondé par les leaders noirs en 1912 pour s'opposer à la politique raciste du syndicat nouvellement formé de blanc statué Colombie colonies et républiques afrikaners.

Après l’arrivée au pouvoir des nationalistes afrikaners en 1948, avec leur intention de déposséder les Noirs, la confrontation devient inévitable. Comme le nouveau gouvernement a mis en œuvre sans relâche des lois répressives racistes, l'ANC a intensifié sa résistance jusqu'à son interdiction en 1960, quand il a décidé que, après avoir épuisé tous les moyens pacifiques de réalisation de la démocratie, il n'avait d'autre choix que de recourir à l'utilisation de la force.

Madiba, le nom de clan par lequel les Sud-Africains désignent Nelson Mandela, entre dans la clandestinité, puis a quitté le pays pour chercher du soutien pour la lutte. Il l’a reçu dans de nombreuses parties de l'Afrique – en formation militaire en Ethiopie – mais il n'a pas réussi à obtenir un soutien significatif à l'Ouest.

À son retour en Afrique du Sud, il a été capturé par la police et d’abord emprisonné pour incitation à la grève et voyage illégal. Deux ans plus tard, il a été amené de la prison pour faire face à des accusations, avec d'autres dirigeants, de guérilla. À la fin du procès, ils ont tous été condamnés à la prison à vie.

En 1964, Madiba a été envoyé à la prison de Robben Island au large de la côte de Cape Town en tant que leader de la guérilla militant, le commandant en chef de l'aile militaire de l'ANC, Umkhonto Wesizwe, engagé à renverser l'apartheid par la force. Quand il est sorti de prison en 1990, ses yeux sont endommagés par les carrières de calcaire aveuglantes et vives dans lesquelles les prisonniers avaient été forcés d'écraser la roche, et ayant contracté la tuberculose en raison des conditions de détention, il aurait pu s'attendre à sortir mordicus sur la vengeance et la rétribution. Les Sud-Africains blancs craignaient certainement cela. De l'autre côté de l'échiquier politique, certains de ses partisans ont craint que ayant été adulé auprès des militants pour son rôle crucial dans la lutte, il pourrait se révéler avoir des pieds d'argile et être incapable de vivre avec sa réputation.

Rien de tout cela ne se produisit. La souffrance peut empoisonner ses victimes, mais aussi elle peut les ennoblir. Dans le cas de Madiba, ces 27 années de prison n'ont pas été gaspillées. Tout d'abord, il lui a donné une autorité et une crédibilité difficile à atteindre par d'autres moyens. Personne ne peut contester ses lettres de créance. Il avait prouvé son engagement, son abnégation par ce qu'il avait subi. Deuxièmement, le creuset de la souffrance atroce qu'il avait enduré a purgé la crasse, la colère, la tentation de tout désir de vengeance, aiguisant son esprit et le transformant en une icône de la magnanimité. Il a utilisé son énorme stature morale à bon escient à convaincre son parti et beaucoup dans la communauté noire, en particulier les jeunes, que la compréhension et le compromis sont les moyens d'atteindre notre objectif de démocratie et de justice pour tous.

Aux pourparlers que le chef de l'Église méthodiste, le Dr Stanley Mogoba, et moi avions convoqué, pour tenter de régler les différences entre l'ANC et l'Inkatha Freedom Party de Mangosuthu Buthelezi, Madiba va au-delà de son mandat d'offrir au Docteur Buthelezi un poste supérieur dans le gouvernement post-apartheid ; il lui offrit même le poste de ministre des Affaires étrangères. Pourtant, Madiba n’était pas mou dans les négociations: quand les Sud-Africains noirs ont été massacrés au cours de la transition par les forces de l’ordre qui essayait de conserver le pouvoir que l'apartheid leur avait conféré, il pourrait s’indigner de l’échec du gouvernement à empêcher les massacres – tant et si bien que, une fois un dirigeant syndical est venu me voir, disant qu'il avait peur que l'intransigeance de Madiba anéantirait les pourparlers.

Quand il devint président en 1994, au lieu de réclamer vengeance pour le sang de ceux qui avaient opprimé et maltraité lui et de notre peuple, il a prêché un évangile du pardon et de la réconciliation. Il a invité son ancien geôlier blanc à son inauguration. Il s’est envolé pour une enclave rurale afrikaner éloignée, mise de côté comme un refuge pour ceux qui ne pouvaient pas supporter qu’un noir Sud-Africain dirige un pays uni, pour répondre à la veuve du premier ministre qui a été reconnue comme l'architecte et grand prêtre de l'apartheid. Il a invité à déjeuner le procureur qui l'avait envoyé en prison. Et qui, en Afrique du Sud pourra oublier la journée à la Coupe du monde de rugby en 1995, mémorablement célébrée dans le film, œInvictus, durant laquelle il a enfilé le maillot de rugby des Springboks – autrefois méprisé dans la communauté noire comme un symbole de l'apartheid dans le sport – et inspiré l'équipe à la victoire, avec des dizaines de milliers de Blancs qui à peine cinq ans plus tôt l'avait considéré comme un terroriste, en chantant dans le stade de rugby, « Nelson, Nelson ».

Après avoir appris en prison à connaître son ennemi dans ses rapports avec ses gardiens, et acquis une compréhension très fine de la psychologie humaine, il s'est rendu compte que les Afrikaners se sentaient menacés et mal, ayant perdu le pouvoir politique et pensant qu'ils perdraient même leurs symboles chers. En un coup de maître, il les avait à ses côtés en désamorçant les risques d'instabilité. En tant que président, et par la suite, il a travaillé sans relâche, en levant des fonds pour les écoles et les dispensaires dans les zones rurales. Les chefs d'entreprises recevaient une invitation à se joindre à lui pour la journée, et il les amenait par hélicoptère dans un village reculé et leur demandait de donner de l'argent pour une école. Il a aussi utilisé une partie de son salaire de président pour mettre en place le Fonds Nelson Mandela pour les enfants et plus tard a créé sa fondation pour les œuvres caritatives.

A la fin de son premier mandat, Madiba a fait une autre contribution d'une importance énorme pour l'Afrique du Sud et le continent: il a refusé le second mandat auquel la Constitution lui donnait droit, et a pris sa retraite, pour se démarquer de ces dirigeants africains qui semblent ne pas savoir quand il faut quitter ses fonctions.

Madiba avait des défauts. Sa principale faiblesse était sa loyauté envers ses camarades et du parti pour lequel il a passé près de trois décennies en prison. Il a permis à des ministres peu performants de rester à leur poste pendant trop longtemps. Il n'a pas réussi à comprendre l'ampleur de la crise du VIH/sida – bien que plus tard, après avoir quitté ses fonctions, il a vu qu'il avait eu tort. Réalisant son erreur, il s’est présenté devant la direction de l'ANC pour tenter de convaincre le parti de prendre la crise au sérieux, et a été attaqué par ses collègues pour sa position.

Je n'étais pas toujours d'accord avec lui, d'abord sur la décision de son gouvernement de continuer à fabriquer et à commercialiser des armes et sur la décision du Parlement de s'octroyer des augmentations de salaires peu de temps après son arrivée au pouvoir. Il m'a publiquement attaqué comme un populiste, mais il n'a jamais essayé de me faire taire, et nous avons pu rire de nos prises de bec et rester amis. À une occasion, au cours des travaux de la Commission Vérité et Réconciliation, l'un de nos commissaires a été accusé d'être impliqué dans une affaire devant une commission. Madiba a instruit une enquête judiciaire pour examiner les allégations et lorsque le rapport était prêt, j'ai reçu un coup de téléphone de son secrétaire demandant des détails de contact pour le commissaire. Je lui ai dit que j'étais en colère contre le président: en tant que président de la commission, je dois connaître les résultats de l'enquête en premier. Quelques minutes après, Madiba m’a personnellement appelé pour s'excuser et reconnaître qu'il a eu tort. Les gens qui sont précaires et incertains d'eux-mêmes trouvent qu'il est difficile de présenter des excuses; Madiba a montré sa grandeur par sa volonté de le faire rapidement et sans aucune réserve.

Il était surprenant dans son altruisme désintéressé pour les autres, tout en reconnaissant – comme l'a fait un Mahatma Gandhi ou un Dalaï Lama – qu’un vrai leader n’existe pas pour l'auto-glorification, mais pour le bien de ceux qu'il dirige. Malheureusement, sa vie personnelle a été marquée par la tragédie. Sacrifier le bonheur personnel pour son peuple, la prison l'a séparé de son épouse bien-aimée, Winnie et ses enfants. Il était profondément affligé qu’alors que Winnie est harcelée et persécutée par la police, et était plus tard prise dans les manigances de personnes qui l'entouraient, il a été forcé de rester impuissant dans sa cellule, incapable d'intervenir. Alors qu’il s’inquiétait pour Winnie, et était chagriné par le deuil de sa mère, il a perdu son fils aîné, Thembi, dans un accident de la route.

Peu de temps après sa libération, ma femme, Leah, et moi avions invités Nelson et Winnie dans notre maison de Soweto pour un repas traditionnel Xhosa. Comment il l'adorait: tout le temps qu'ils étaient avec nous, il suivait tous ses mouvements comme un chiot radoteur. Plus tard, quand il était clair que leur mariage était en difficulté, j'ai passé du temps avec lui. Il a été dévastée par la rupture de leur relation – il n'est pas exagéré de dire qu'il était un homme brisé après leur divorce, et il entra dans la présidence comme un personnage solitaire.

C’était d'autant plus merveilleux quand lui et Graça Machel, la veuve éponyme du président fondateur du Mozambique, Samora Machel, sont tombés amoureux. Madiba a été transformé, excité comme un adolescent dans l'amour, puisqu’elle a restauré son bonheur. Elle était une aubaine. Il a montré une remarquable humilité quand je l'ai critiqué publiquement pour vivre avec elle sans bénéfice de mariage. Certains chefs d'État m'auraient écorché. Pas celui-ci. Peu de temps après, j'ai reçu une invitation à son mariage.

Le monde est un meilleur endroit pour Nelson Mandela. Il a montré dans son propre caractère, et inspiré dans d'autres, un grand nombre des attributs de Dieu: la bonté, la compassion, un désir de justice, la paix, le pardon et la réconciliation. Il était non seulement un incroyable cadeau à l'humanité, il a fait que les Sud-Africains et Africains se sentent bien d'être qui nous sommes. Il nous a fait marcher la tête haute. Dieu soit loué.

Desmond Tutu est l'archevêque anglican émérite de Cape Town, en 1984 le prix Nobel de la paix et, plus récemment, le bénéficiaire d'une Ibrahim Prix spécial de la Fondation Mo et le Prix Templeton 2013.

Un article initialement paru sur allafrica, et traduit de l'anglais. Les idées traduites peuvent ne pas réfléter la version originale. Nous vous invitons à la consulter autant que possible.

Comment inciter les jeunes à l’entreprenariat ? L’exemple du Synapse Center

Terangaweb_SynapseRacine Demba, membre de Terangaweb – L'Afrique des Idées, a récemment rencontré les responsables du Synapse Center, une organisation basée à Dakar qui accompagne les jeunes Sénégalais dans leurs projets d'entreprenariat. Résumé de leur entretien.

« Enrichir le Sénégal de sa relève et changer le monde à notre échelle » voilà par où commence Mariama Diaz, en charge du volet marketing et communication à Synapse, lorsqu’elle parle, avec le sourire, de son organisation.

Synapse Center est une organisation à but non lucratif de droit sénégalais fondée en 2002 par M. Ciré Kane, qui en assure la direction. Avec l’ambition affichée de libérer l’énergie créatrice de la jeunesse africaine, l’organisation accompagne des jeunes sénégalais, dans leur insertion socioprofessionnelle. Elle entend ainsi co-créer les conditions d’un développement durable et œuvre notamment dans le social business, l’employabilité, la promotion d’un nouveau type de leadership dans un Sénégal – et une Afrique en général – où les réalités sont souvent contraignantes pour ceux qui veulent entreprendre.

Au fil des années, Synapse a initié et mis en œuvre divers programmes qui ont pour objet d’insuffler chez les bénéficiaires l’esprit d’entreprise, et de les accompagner dans la concrétisation de leurs projets à fort impact social. Dans un contexte où d’importants défis sont à relever et ce dans tous les secteurs, l’organisation affirme que les solutions à ceux-ci ne peuvent être laissées à la seule charge de l’Etat. C’est ainsi qu’elle prône le « social business », la création d’entreprises hybrides, combinant impact social et viabilité économique, portées par des acteurs de changement.

Leader en matière d’accompagnement des jeunes au Sénégal, Synapse a su élaborer et éprouver un processus innovant qui met l’individu au cœur de sa démarche. Allant de la découverte de soi au choix de son impact dans sa communauté, en passant par l’ouverture à son environnement, Synapse propose à ses bénéficiaires un dispositif intégré qui leur permet d’ « oser inventer l’avenir ». Le Processus en U, puisque c’est ce dont il s’agit, comporte 3 phases clés, Observation & recherche – Retraite – Incubation. Ce modèle a été répliqué par d’autres organisations au Brésil et en France.

En dix ans d’activités et à  travers ses différents programmes, dont Promesse Sénégal, Challenge avec deux composantes, Empacto et Passeport Pour l’Emploi, Synapse exchanges et l’incubateur Tagg-at entre autres, l’organisation a accompagné à ce jour, près de 15000 jeunes, établis dans 124 villes et villages du Sénégal, du Burkina, du Mali et de la Côte d’Ivoire. Devant ces chiffres assez éloquents, Marianne Diaz remercie les partenaires, Artemisia International, IYF, USAID, FCYF, Microsoft, Africans In The Diaspora et bien d’autres tout autant importants qui ont rendu tout cela possible, ainsi que les bénéficiaires. « Nous n’aurions pu parvenir à cette étape de notre odyssée sans leurs concours et leur confiance. Ils ont permis à notre organisation de grandir et d’avancer à grand pas dans la matérialisation de notre vision commune d’une Afrique émergente, unie dans sa diversité et forte de sa jeunesse » ajoutera-t-elle.

En cette année anniversaire, Synapse réaffirme son engagement auprès de la jeunesse en initiant et en mettant en œuvre en sus des autres, les programmes « Innove4Africa » et « Jeunes Agriculteurs (JA) ». Ce dernier programme accompagne de jeunes agriculteurs, de la production à la commercialisation de leurs produits en passant par la transformation et le transport. Il concerne 400 jeunes « agropreneurs » – pour utiliser le charmant néologisme de Synapse – issus de trois régions du Sénégal : Dakar, Thiès et St-Louis. L’initiative contient aussi un volet communication très important. Il s’agit ultimement de conscientiser les populations, afin de les amener à consommer local avec en toile de fond, l’ambition de participer à relever le défi l’autosuffisance alimentaire.

Innove4Africa pour booster l’entreprenariat jeune en Afrique francophone

Innove4Africa est un programme destiné aux jeunes entrepreneurs d’Afrique francophone, âgés de 18 à 29 ans et ayant au moins six mois d’impact. Il leur offre l’opportunité d’intégrer un réseau dynamique d’entrepreneurs sociaux, d’avoir un accompagnement, ainsi qu’un appui financier de deux millions de francs CFA chacun, pour développer leur entreprise. Promu dans les 25 pays d’Afrique francophone, Innove4Africa, à travers une rigoureuse sélection, retiendra 25 bénéficiaires. Il ne s’agit nullement de choisir un jeune par pays, mais plutôt de prendre les meilleurs projets. La présélection a ainsi été faite par les organisations partenaires pays,  et la sélection finale par un comité sous régional, composé de divers membres avec une grande expertise dans leurs domaines respectifs.

Innove4Africa est donc, comme l’explique M. Ba chargé de programme à Synapse Center : « le premier programme de fellowship en entreprenariat social de l’Afrique francophone. Il célèbre et encourage les jeunes à innover d’avantage et à apporter des solutions face aux défis que rencontrent les populations africaines ». 

Les 25 entrepreneurs retenus suivront d’abord une retraite de formation et de renforcement de capacités sur le leadership, puis un coaching qui leur permettra d’avoir accès à des mentors, ainsi qu’à des plateformes de financement. Le but étant d’accompagner des entrepreneurs sociaux et de susciter des vocations à travers des exemples de réussite.

La retraite du programme est prévue du 17 au 24 janvier prochain dans la capitale sénégalaise. Une grande cérémonie de remise de prix sera organisée pour, selon les initiateurs, présenter Innove4Africa et ses bénéficiaires au grand public. 

« La violence sexuelle est une arme de destruction massive »

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Le docteur Denis Mukwege, Photo: Roger Svanell/PMU
Certains militent pour interdire les armes chimiques ou nucléaires. Le docteur Denis Mukwege, gynécologue congolais, nominé cette année pour le prix Nobel de la paix, remue ciel et terre pour que la communauté internationale érige le viol au rang des armes de destruction massive. Chaque année, l’hôpital Panzi, institution qu’il a fondée en 2008 à Kivu (province de l’Est de la RDC ravagée par les conflits), soigne 3000 survivantes de violences sexuelles. Mais à travers la fondation Panzi (fondée en 2010), le docteur Mukwege œuvre également à réintégrer ces femmes dans la société. De passage à la Banque mondiale,  à l’occasion d’un séminaire sur la violence sexuelle dont sont victimes les femmes dans la province du Kivu, « L’homme qui répare les femmes » (selon le titre d’une biographie que lui a consacré la journaliste Colette Braekman) nous parle de son combat.

Lors de ce séminaire, vous avez souligné que les femmes portaient l’économie de l’Afrique sur leurs épaules et que si on les brisait psychologiquement, et physiquement, on ne faisait que perpétuer le cycle de la pauvreté. Selon vous, la lutte contre les violences sexuelles et le développement économique vont de pair. Pourquoi ?

Je pense effectivement que la  femme porte l’économie de l’Afrique sur ses épaules puisque les femmes se battent pour l’éducation de leurs enfants. J’ai participé à un panel de haut niveau des Nations Unies sur la réparation en RDC. Lorsque nous avons interviewé des survivantes de violences sexuelles, nous avons constaté que la première chose que ces femmes, victimes de traumatismes atroces, réclamaient était que leurs enfants puissent aller à l’école. Elles savent que l’éducation est un outil pour lutter contre la pauvreté. Les femmes se battent également pour que leur famille ait suffisamment à manger donc toute leur lutte est concentrée sur  la famille. Sans une bonne éducation, sans une bonne nutrition, on ne peut pas être utile à la communauté. Si vous détruisez la femme physiquement et psychologiquement, cette femme qui a  toujours travaillé pour que ses enfants soient en bonne santé et aillent à  l’école, est brisée. Et avec elle,  c’est six personnes en moyenne qui sont affectées.

Si l'on veut reconstruire l’Afrique, il faut donc vraiment tenir compte des femmes. Il ne s’agit pas de féminisme de ma part mais il s’agit simplement de reconnaître que les femmes sont les  piliers de la société. C’est pourquoi nous essayons de donner à ces femmes la possibilité de se prendre en charge. Autour d’elles, le cercle s’élargit car elles associent facilement les autres femmes. Dans le mouvement associatif, les femmes ont un siècle d’avance par rapport aux hommes. Par exemple,  lorsqu’une femme a une chèvre et qu’elle en obtient une deuxième, elle  va la donner à une autre et ces chèvres vont bénéficier à tout le village. Les villageoises vont aussi former des banques informelles.  Les femmes sont des actrices du développement  et elles se battent pour les droits de l’homme. J’ai vu des survivantes qui ont commencé chez nous à Panzi après avoir appris à lire, à écrire, à compter, avec un petit pécule de 30 dollars,  et qui sont venues me voir pour me dire qu’elles avaient acheté par la suite une parcelle de terre à 1000 dollars.

 Parlez-nous du programme « Un toit pour les survivantes » que vous avez lancé récemment et qui consiste à donner aux survivantes des violences sexuelles des matériaux de construction afin qu’elles construisent leur maison.  

Permettre à la femme d’avoir son propre toit est une façon de l'autonomiser.  Dans la société où tout appartient à  l’homme, même si la femme participe a l’économie elle n’est pas considérée comme une actrice à part entière. C’est comme si elle travaillait pour le compte de son mari. Le jour ou la femme se construit sa propre maison, le mari peut venir la voir mais il n’a plus d’emprise sur elle. Une femme qui part avec un crédit de 30 dollars et qui parvient  à s’acheter une parcelle de terre, c’est un potentiel à encourager. La réussite sociale peut se bâtir sur les femmes car leur façon de voir est centrée sur la communauté.

Vous sillonnez la planète pour sensibiliser le monde à la cause que vous défendez. Selon vous, quel rôle peut jouer la communauté internationale dans la lutte contre le viol comme arme de guerre ?

La loi internationale prévoit que si le gouvernement ne peut pas protéger sa population, la communauté internationale doit le faire : ce n’est pas de l’ingérence car le droit à la protection est  un droit fondamental. Lorsqu’il y a une dépravation sociale, ce sont les femmes et les enfants qui doivent payer le prix. Dans le cas de la RDC, je crois que la communauté internationale a failli à ses responsabilités. J’ai frappé à toutes les portes depuis 15 ans, de la communauté européenne aux Nations Unie, etc. J’ai été partout ! La violence sexuelle n’a jamais été vraiment prise au sérieux. Disons la vérité. Lorsqu’il y a des armes chimiques, la ligne rouge est franchie. Où est la ligne rouge  par rapport à la violence sexuelle ? Je crois qu’il faut que la communauté internationale  trace cette ligne rouge. Les études scientifiques montrent qu’en l’absence de ligne rouge même les adultes commettent des viols sans comprendre pourquoi ils le font. Ils détruisent une société mais eux-mêmes ne réalisent pas ce qu’ils font car le viol est normalisé dans leur esprit. Il faut avoir le courage de dire à la communauté internationale qu’il faut agir, car il n’est jamais trop tard pour bien faire…

Comment la Banque mondiale peut-elle vous aider concrètement dans votre mission de tous les jours ?

Je voudrais que la Banque mondiale nous aide à répliquer le modèle de Panzi sur tous les territoires où la violence sexuelle a été utilisée comme stratégie de guerre et de destruction massive et qu’elle nous aide à intégrer la santé mentale dans les soins de santé primaire. J’espère que la Banque mondiale et le gouvernement congolais  pourront se mettre d’accord pour que ce plan puisse être mise en œuvre. La Banque mondiale peut aussi aider à démobiliser les anciens combattants. Il ne faut absolument pas les réintégrer dans l’armée car beaucoup sont détruits psychologiquement. Ce sont des hommes forts, ils peuvent réhabiliter des routes, des centres de santé et des écoles, ils peuvent constituer des brigades agricoles et leurs produits agricoles peuvent être vendus sur le marché au bénéfice de la communauté et du développement. Nous avons besoin de centres de santé qui intègrent cet aspect de la santé mentale. L’expérience du Congo peut aider.  On ne peut pas espérer changer la société, si la société est malade.

 

Un article de Anne Senges, initialement paru sur son blog de la Banque Mondiale

L’espionnage électronique : Une menace pour l’Afrique ?

« Le génie ne peut respirer librement que dans une atmosphère de liberté »

De la liberté (1859), John Stuart Mill (trad. Laurence Lenglet),

éd. Gallimard, coll. Folio, 1990 (ISBN 2-07-032536-9), p. 160

 

une_espionnageNous vivons aujourd’hui dans une société dont le principe de base est la liberté. C’est elle qui garantit le développement économique et social des nations.[1] Cependant, les récentes révélations sur l’espionnage électronique de l’Agence Nationale de Sécurité américaine  (NSA) indique que ce principe est sérieusement menacé. S’il est vrai que tous les Etats se livrent à l’espionnage, la particularité de la NSA est de dépasser la limite des affaires étatiques pour rentrer dans la vie privée des dirigeants politiques voire même de simples citoyens.[2]

Depuis la première révélation de l’ex-consultant du renseignement américain, Edward Snowden, il ne se passe plus un jour sans que nous apprenions de nouvelles techniques d’espionnage électronique pratiquées par la NSA. En plus de la simple interception de communications téléphoniques, l’agence recueillent secrètement des données dans les serveurs des fournisseurs de contenus internet comme Google, Yahoo ! et Facebook. Tous les messages sont donc passés aux cribles par les agents de la NSA dans le but de « prévenir les attaques terroristes ». Au-delà de cette justification, et compte tenu de l’ampleur de l’espionnage, ce que l’on craint c’est surtout les répercussions de ces pratiques sur les relations économiques, les négociations internationales voire sur la stabilité des pays les moins avancés.

L’Afrique étant globalement moins avancée dans les nouvelles technologies de la communication, elle est particulièrement vulnérable à ces effets de l’espionnage électronique à grande échelle. Combien de négociations économiques ont été biaisées en défaveur de l’Afrique à cause de l’asymétrie d’information ? Combien d’Etats sont menacés de chantage sur la base des informations dont disposent les services de renseignements électroniques sur les affaires personnelles des dirigeants. La liste devrait être longue.

En réaction aux révélations, les Etats européens envisagent actuellement la création d’un Cloud Européen pour se prémunir des intrusions de la NSA dans les affaires publiques et privées des dirigeants européens. Il s’agit d’un réseau interne de serveurs hébergés en Europe dans des zones sécurisées et qui stockent toutes les données issues des communications électroniques. Il est temps que les Etats Africains travaillent aussi à la mise en place d’un Cloud Africain sécurisé. L’enjeu est de taille car il n’y a pas que les Etats-Unis d’Amérique qui surveillent la toile ; tous les pays développés s’y livrent également.

Par ailleurs, il s’agit aussi d’un impératif pour l’émergence de la société de l’information ; c'est-à-dire une société où les TIC modifient profondément les relations sociales, le fonctionnement de l’Etat et l’organisation des entreprises. L’avènement d’une telle société dépend de la confiance qu’ont les acteurs qui doivent y prendre part dont les citoyens, les entreprises et les gouvernements. Avec l’expansion de l’espionnage électronique il y a des risques d’une perte de confiance dans les réseaux de communications. Cela conduirait au mieux à un ralentissement du développement de la société de l’information. Or compte tenu de sa capacité à se substituer aux infrastructures classiques de développement, l’Afrique sera le grand perdant d’un tel ralentissement. Ainsi, l’espionnage électronique, en diminuant la confiance dans les réseaux de communications électroniques, est une menace sérieuse pour le développement de l’Afrique.

En évoquant la lutte contre le terrorisme pour justifier l’espionnage électronique, les pays qui disposent d’un avantage technologique nous offre le choix entre la liberté et la sécurité. Au vu de la problématique sécuritaire en Afrique, les pays Africains risquent de choisir la sécurité tout en sacrifiant les vertus de la protection des libertés individuelles sur développement économique. Dès lors, il y a lieu que les discussions sur les coopérations en matière de sécurité prennent en compte la question de la protection des données personnelles.

 

Georges Vivien Houngbonon

 

 

 


[1] Armatya Sen, Development As Freedom, 1999.

 

 

[2] Le Sécretaire d’Etat John Kerry lui-même reconnaît que les agents de la NSA sont allés « trop loin ».

 

 

Les 60 ans de la littérature congolaise

La littérature congolaise célèbre cette année ses noces de diamant. En effet, cela fait soixante ans qu'elle existe. Elle naquit en 1953 avec la publication du roman Coeur d'Aryenne, de Jean Malonga. Ce dernier, auteur du Sud du Congo, se déporte dans le Nord du pays, plus précisément à Mossaka, pour y faire vivre ses personnages, Mossaka où l'auteur n'a pas du tout vécu mais où il se projette par le pouvoir de l'imagination. 

 

Nouvelle image (3)Aujourd'hui, soixante ans après, on peut dire que Jean Malonga était un visionnaire, car partir du sud, sa région natale, pour le nord qui est à l'opposé, est un symbole fort d'unité et du patriotisme qui doit animer tous les fils et les filles du Congo, quelle que soit leur groupe ethnique, quelle que soit leur région. Le Congolais doit se sentir partout chez lui, il ne doit pas se laisser berner par ceux qui veulent manipuler  les masses en se servant de la tribu comme une arme implacable du diviser pour mieux régner. Les années quatre-vingt dix portent les traces sanglantes de l'instrumentalisation de l'ethnie.

Or Jean Malonga, premier écrivain congolais, ouvre la voix par un message de paix, un message d'unité, il nous invite à bâtir des ponts entre les régions et les ethnies. "Bâtir des ponts culturels", c'est le leitmotiv des festivités qui vont commémorer la naissance de la littérature congolaise, il y a soixante ans de cela, et Jean Malonga est naturellement la figure tutélaire de ces célébrations, qui ont officiellement démarré ce samedi 19 octobre au salon du livre de L'Haÿ-les-Roses.

Des écrivains, des admirateurs de la littérature congolaise, des patriotes venus faire honneur à leur littérature ont répondu présents à cette invitation à la Noce, et nous avons trinqué ensemble pour une littérature encore plus forte et plus vive. Mais avant de boire à la santé de la littérature du Congo Brazzaville, nous avons d'abord hommage à Léopold Pindy Mamonsono, écrivain, animateur de l'émission littéraire "Autopsie" sur télé Congo, organisateur d'événements culturels et littéraire, bref une figure importante du paysage littéraire congolais, qui a rejoint ses ancêtres le 8 octobre dernier. Nous avons ensuite vogué sur le fleuve Congo, car le voyage était au coeur de cette fête à L'Hay-les-Roses. Le modérateur Aimé Eyengué, initiateur de ces festivités, s'est improvisé commandant à bord et nous a conduits du Congo au Mékong avec l'écrivain aux doubles origines vietnamienne et congolaise Berthrand Nguyen Matoko. Belle coïncidence : le Vietnam était à l'honneur à cette édition 2013 du festival du livre et des arts de L'Haÿ-les-Roses, le Congo aussi. Berthrand Nguyen Matoko a parlé de ses livres dans lesquels, souvent, il brise le silence et les tabous, par exemple dans son Flamant noir, publié chez L'Harmattan, qui a fait beaucoup parler de lui. Nous avons fait escale au Rwanda avec le Docteur Roland Noël qui a évoqué son expérience là-bas à travers son livre Les Blessures incurables du Rwanda, publié aux éditions Paari. Ce livre a fortement retenu l'attention du public, il a été réédité et est au programme dans une université de France, a souligné l'auteur, médecin de profession. 

 

Nouvelle image (2)Nous sommes revenus au Congo, sur le fleuve, avec des défenseurs de marque, l'honorable Sylvain Ngambolo, ancien député, promoteur du fleuve Congo, ainsi que le producteur Hassim Tall qui a fait un beau film sur le Congo. Les littéraires Boniface Mongo Mboussa et Liss Kihindou se sont attachés à montrer la présence du fleuve Congo dans la littérature. Le premier a souligné combien le Congo avait nourri l'imaginaire occidental, il a par exemple cité Le Coeur des ténèbres, de Conrad ou Voyage au Congo de Gide, mais c'est souvent une vision sombre qui est donnée du Congo, tandis qu'avec les nationaux, c'est une autre image qui est donnée. Le fleuve irrigue les écrits des Congolais, ai-je déclaré, et cela se voit parfois dans les titres : "Photo de groupe au bord du fleuve" de Dongala, "Le cri du fleuve" de Kathia Mounthault… Sans nous être concertés, Boniface Mongo Mboussa et moi avons donné une idée de la vision différente que l'on avait du fleuve dans la littératture, selon que l'on se place du point de vue de l'Occident ou des natifs du pays, mais le temps était compté et nous n'avons pu aller en profondeur, la discussion s'est poursuivie à l'extérieur, autour d'un pot, avec l'apport de tous cette fois, mais ce n'est pas sans avoir écouté au préalable des extraits de la nouvelle d'Emilie Flore Faignond "Je suis une Congolo-Congolaise, à paraître dans l'ouvrage collectif qui va marquer, de manière durable, ce soixantième anniversaire. Emilie-Flore Faignond magnifie le fleuve d'une manière si touchante, si poignante que l'on ne peut rester insensible, c'est tout simplement un hymne au Congo qu'elle chante, et le chant composé par l'artiste Jacques Loubelo, qui nous a quittés récemment, revient forcément à la mémoire : "Congo, ekolo monene, tolingana, toyokana, to salisana malamu, bongo to bongisa Congo…" (Congo, pays dont la valeur est si grande, Congolais, aimons-nous, qu'il y ait l'entente, la fraternité parmi nous, c'est ainsi que nous bâtirons notre pays, que nous le rendrons meilleur…) 

Suivons les traces des artistes Jacques Loubelo et Emilie-Flore Faignond, donnons tout notre amour à notre pays, donnons la meilleure part de nous. Si nous, les premiers, ne bâtissons notre pays avec le ciment de l'amour, de l'entente, de la fraternité, de la paix, comment pourra-t-il tenir debout face aux intempéries, comment pourra-t-il résister au loup qui rôde pour le détruire ? Heureusement que dans le conte, l'un des trois petits cochons avait bâti en dur, et non avec de simples branchages ou de la paille. Alors, Congolais, congolaises, avec quoi bâtis-tu le Congo ?

Les prochaines célébrations auront lieu le 10 novembre, à la Maison de l'Afrique à Paris, puis le 12 décembre, aux Galeries Congo, toujours à Paris. A Brazzaville, elles auront lieu du 20 au 22 décembre 2013. Il y en aura aussi à Pointe-Noire, à la mi-décembre.

 

 

Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

http://valetsdeslivres.canalblog.com/

Quel est l’impact actuel de l’Internet en Afrique ?

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Quel est l'impact actuel de l'Internet en Afrique et quelles sont les conditions de réalisation de son potentiel de catalyse d'une croissance inclusive sur le continent ? Le cabinet de conseil Dalberg Global Development Advisors en collaboration avec Google répond à ces problématiques dans un rapport qui analyse l’impact de l’Internet en Afrique à travers divers secteurs dont la Finance, l'Agriculture, l'éducation et la santé.

Sur la bonne voie pour développer une économie de l'Internet

L’Afrique subsaharienne est en bonne voie pour rattraper les pays qui disposent d’un solide environnement favorable. Le rapport met en évidence deux piliers essentiels pour le bon fonctionnement d’une économie de l’Internet : les « infrastructures de base » (infrastructures physiques, couverture de téléphonie mobile et Internet, électricité, disponibilité de compétences, niveaux d’éducation et perceptions de corruption) et les « conditions d’utilisation » (accès, coût, sensibilisation, disponibilité et attractivité).

« À partir d‘une représentation cartographique de ces indicateurs dans tous les pays d‘Afrique subsaharienne, nous pouvons voir qu’en l’absence d’investissements minimum dans les infrastructures, les décideurs se trouvent clairement confrontés à une limite en termes de progression des conditions d’utilisation », indique l’étude.

 

Cartographie des pays selon les conditions d’utilisation et les infrastructures de baseCartographie des pays selon les conditions d’utilisation et les infrastructures de base | Source : Analyse Dalberg | Cliquer pour agrandir

« Les pays d’Afrique subsaharienne, bien qu’ils soient en bonne voie pour développer des écosystèmes florissants, doivent continuer à investir dans les infrastructures de base ainsi que les conditions d’utilisation pour maximiser l’impact de l’Internet », avertissent les analystes de Dalhenberg.

Faire de l'Internet un facteur de croissance inclusive

L’étude relève que dans un contexte toujours changeant, les décideurs doivent continuer à équilibrer le défi consistant à créer des conditions de marché favorables, à catalyser la fourniture d’une prestation de services équitable, à protéger la confidentialité et à soutenir les impacts sociaux, économiques et associé à la création d’emplois que l’Internet peut contribuer à réaliser.

Pour atteindre cet objectif, les décideurs doivent répondre à trois défis d’envergure :

La croissance : Développer des politiques et des plans d’investissements appropriés afin de promouvoir la croissance et l’innovation, tout en protégeant les consommateurs de manière appropriée ;

La protection : Rester au fait des nouvelles exigences en termes d’information numérique et des nouvelles industries qui émergent afin de pouvoir profiter de nouvelles opportunités ;

L’inclusion : Gérer l‘inclusion numérique afin de s’assurer que l’Internet est non seulement mis à disposition dans des limites géographiques et démographique, mais aussi que le contenu de l’Internet crée également des voies permettant le développement de services bénéfiques sur le plan social et économique.

Les principales recommandations formulées dans ce rapport sont listées ci-dessous :

Accorder la priorité à la convergence entre les secteurs et l’environnement favorable général. 

Tirer parti du potentiel de l’Internet en termes de croissance économique et d’amélioration sur le plan social nécessite de réfléchir et d’agir en collaboration, souvent entre les secteurs. L’exploitation des TIC est une entreprise qui implique une multitude d’acteurs politiques dans différents secteurs. Par exemple, l’alignement de la stratégie d’e-santé et des politiques des TIC au Kenya a non seulement permis de réaliser des économies monétaires considérables, mais a également résulté sur des normes d’interopérabilité et un système national de gestion électronique des dossiers médicaux.

L’investissement dans les infrastructures essentielles. 

L’innovation ne suffit pas. Les idées ne suffisent pas. Des infrastructures appropriées sont nécessaires pour se développer. En Afrique subsaharienne, il existe des limites claires à l’accès et à l’utilisation productive de l’Internet, et pour les surmonter, un investissement approprié dans les infrastructures ainsi que des facteurs côté demande, tels que l’accès, le caractère abordable, la sensibilisation et l’attractivité des solutions (auxquels il est fait référence par « conditions d’utilisation ») seront nécessaires.

Coordonner et s’associer avec le secteur privé afin de stimuler la croissance du marché.

Les gouvernements peuvent jouer trois rôles essentiels dans le développement de l’économie de l’Internet de leur pays – un rôle de leadership, de gouvernance et de promotion des services d’e- gouvernement. Dans chacun de ces rôles, ils devraient chercher le meilleur moyen de faire intervenir les bailleurs de fonds et le secteur privé afin de maximiser la croissance inclusive.

Définir la vision 

Un important leadership du gouvernement pour définir une vision et une stratégie nationale pour l’utilisation des TIC et de l’Internet permet d’aligner un ensemble d’acteurs publics variés.

Catalyser une croissance inclusive. 

La création d’un environnement au sein duquel les acteurs peuvent investir et collaborer autour de l’utilisation de l’Internet est un rôle fondamental du gouvernement. Trouver le bon équilibre entre les forces du marché et une concurrence saine facilitant la croissance inclusive exigera un engagement et une collaboration active de la part du secteur privé. Des exemples tirés de la Commission des TIC du Kenya et de l’investissement dans le câble TEAMS viennent illustrer ce potentiel.

Être le premier à adopter l‘Internet 

Généralement, le secteur public est le plus grand consommateur de produits et services disponibles sur l’Internet, ce qui permet de donner l’exemple et de soutenir l’entrée des populations du pays dans l’ère du numérique.

Nimrod, Balcon sur l’Algérois

Voilà à la fois un titre prometteur et qui nous situe un peu rapidement géographiquement. Mais la quatrième de couverture, elle, indique un roman parisien. Les interfaces  proposées par Actes Sud et Nimrod introduisent donc pas mal d’interrogations. 

NimrodJ’ai commencé ce texte entre plusieurs lectures poussives dans leur abord alors qu'avec Nimrod, j’ai été pris par cette romance entre un doctorant tchadien et la responsable du suivi de ses travaux de recherche, Jeanne-Sophie. Le lecteur est tout de suite embarqué dans une relation chaude où l’auteur ne s’embarrasse pas de certaines descriptions crues, disons, érotiques traduisant la passion charnelle qui lie ces deux êtres. C’est une entrée en matière assez surprenante qui est brève et qui révèle surtout chez Nimrod la capacité de mettre des mots sur n’importe quel sujet. Cette approche traduit aussi la fascination que l’étudiant voue à la fois pour le corps de son enseignante, les formes de cette bourgeoise du 7ème arrondissement à laquelle il rend visite dans son très coquet appartement.

Le narrateur est donc cet étudiant. La relation qu’il a nouée avec Jeanne-Sophie repose sur les délices de la chair qu’il apporte sur un plateau à cette femme mûre et bien-née. Elle est aussi faite du développement autour de la littérature où la passion que l’enseignante de la Sorbonne voue pour Stendhal habite leurs échanges, là où comme Nimrod, le thésard souhaite approfondir la question de la négritude. Prémices d'un schisme. Des bibliothèques parlent à des bibliothèques. Et l’étudiant qui a une femme au bled, assure ses arrières pour une histoire qui n’est pas destinée à durer.
 
Nimrod introduit d’autres personnages, parmi lesquels on peut citer deux amies de Jeanne-Sophie, professeurs d’université comme elle.  Toutes plus ou moins embarquées dans des histoires où l’autre vient de très loin et est foncièrement basané.  Bakary, par exemple. Eboueur. Bambara. Peu instruit mais tellement fier de lui qu’il refuse de se soumettre au diktat de celles et ceux qui pourraient le regarder de haut et entraver sa liberté. Il préfère son foyer Sonacotra au confort matériel du seizième arrondissement de Paris.
 
balcon-algerois-1294571-616x0Mais, ne vous méprenez pas. Ce qui est fascinant dans ce roman, c’est la rupture silencieuse que l'étudiant narateur impose à sa maîtresse. Le vide du narrateur est alors comblé par le cri de la belle abandonnée qui sous une forme épistolaire tente de reprendre la main. L’explosion de la relation entre Jeanne-Sophie et son étudiant qui révèle le fond, remue la vase de ce couple. En lisant Nimrod, on comprendra que la race n’est plus une préoccupation mais que le rapport dominant/dominé demeure un paramètre difficile à interpréter.
 
Usant d’une forme d’écriture qu’il maîtrise et qu’il veut concise et enflammée, passant de la narration classique à la forme épistolaire, Nimrod propose un nouveau roman étonnant. Il donne au lecteur de lire dans le cœur ouvert et déchiré de Jeanne-Sophie et dans la solitude d’un étudiant en fin de cursus. Pourquoi l’Algérois, me dites-vous ? C’est la surprise du chef. Je ne peux quand même pas tout vous dire, l'auteur me le reprocherait.

Le système éducatif Africain : un héritage colonial ?

La colonisation de l’Afrique : une histoire douloureuse et de profondes mutations. Le système éducatif africain a subi les conséquences  de ces grands bouleversements historiques qui ont modifié la trajectoire du continent. Cet article se propose de revenir sur plus d’un siècle de colonisation, pour comprendre son impact  sur le système éducatif actuel en Afrique.


imagesBien avant les premières conquêtes et  la période coloniale, l’éducation traditionnelle était l’institution en charge de l’enseignement. Il s’agit d’une forme d’éducation collective, où l’apprentissage se fait par voie orale et par l’observation. L’enfant apprend par l’expérience de ses pairs. C’est en s’imprégnant du milieu dans lequel il vit qu’il devient un être accompli. Cette vision initiale de l’enseignement a été modifiée par la colonisation. Les deux principales puissances colonisatrices, dont la France et la Grande Bretagne, se sont attelées à imposer leurs visions de l’éducation. Quel héritage ont-elles transmis à l’Afrique ?

Des choix territoriaux distincts.

L’Education est le résultat d’une offre et d’une  demande qui varient selon les territoires.  Or, dès le début, les choix territoriaux faits par la France et la Grande Bretagne n’étaient pas équivalents de ce point de vue. La Grande Bretagne a adopté une stratégie commerciale, en s’intéressant à des pays africains économiquement stables et forts. La France, elle, cherchait à satisfaire son désir de conquête militaire, s’accaparant des terres plus pauvres. Les colonies anglaises, plus influentes que les françaises, étaient donc, au départ, beaucoup plus réceptives vis-à-vis de l’enseignement.  La demande de ces populations était forte car la formation d’une main d’œuvre opérationnelle relevait de la nécessité.

Après distribution des terres africaines, les puissances colonisatrices ont développé des politiques éducatives divergentes. Divergences qui s’expriment majoritairement à travers les positions prises vis-à-vis de l’Etat et de l’Eglise.

Gouvernance indirecte ou Assimilation ?

Le système anglais de la gouvernance indirecte « indirect rule » préconisait un système éducatif décentralisé et flexible. L’administration coloniale ne modifie pas les structures traditionnelles. Au contraire, elle s’appuie sur les écoles de missionnaires, déjà bien implantées,  pour diffuser les bases de l’enseignement aux populations. Cela lui a permis de réduire les coûts liés au fonctionnement du système. Après la première guerre mondiale, une reprise partielle du contrôle par l’Etat va être opérée. Celui-ci supervise les établissements scolaires à travers un système de subventions chargé de récompenser les écoles les plus conformes aux normes étatiques. 

Au niveau du contenu éducatif, les colonisateurs autorisent l’utilisation de la langue locale et  cherchent à dispenser un niveau d’enseignement basique. Les programmes scolaires ainsi que les examens sont calqués sur ceux dispensés dans la métropole. 

Du côté français, la politique soutenue était celle de l’assimilation. Les colonisés africains devaient devenir des citoyens français. L’école inculque les valeurs françaises sous le contrôle de l’Etat. Les écoles missionnaires, sans le soutien de l’Etat français,  disparaissent en grand nombre.  Contrairement à la politique anglaise, les chefs locaux sont désinvestis de leurs fonctions,  pour être remplacés par une nouvelle élite formée sur les bancs de l’école française. Un système très élitiste et sélectif est mis en place où la récompense de l’éducation est l’accès à des postes dans l’administration. Les cours sont dispensés intégralement en français et suivent un curriculum imposé par l’Etat. C’est un système éducatif peu accessible aux masses qui se développe.

L’Education par le biais des missionnaires. 

La Grande Bretagne a choisi de faire des écoles missionnaires sa force. L’Etat a préféré s’occuper de maintenir l’ordre et de laisser aux missions déjà en place le rôle éducatif.

La France a adopté une position différente. Depuis la loi de 1905, L’Eglise et l’Etat sont séparés et le principe séculier s’applique au domaine éducatif. Le système qui se met en place dans les colonies d’Afrique est donc dual. Les écoles gérées par l’Etat cohabitent avec des écoles missionnaires précoloniales encadrées par l’Etat. Celles qui ne coopèrent pas disparaissent, ainsi plus de deux tiers de ces écoles ferment (*).  Cette position française vis-à-vis des écoles missionnaires, s’explique aussi par le fait que la France, compte parmi ses colonies, beaucoup de pays musulmans. L’Etat a préféré interdire les missions dans ces pays par crainte de nourrir l’hostilité envers le colonisateur. 

Les conséquences des politiques coloniales.

Le système éducatif colonial s’est poursuivi, après la décolonisation. C’est pourquoi, il est juste d’affirmer qu’il existe une relation entre les résultats des politiques éducatives actuelles et leurs fondements coloniaux.

Chaque colonisateur, qu’il soit anglais ou français a eu un impact  sur ses anciennes colonies. En guise d’exemple, le cas du Sénégal et de l’Ouganda :

Au Sénégal, ancienne colonie française, l’élitisme est resté très ancré. L’accès à l’éducation pour les enfants des campagnes reste restreint. Si l’éducation a permis le développement des secteurs formels et informels, l’impact économique du capital humain est resté limité du fait de la sélectivité des cursus scolaires.

En Ouganda, ancienne colonie anglaise,  il existe une forte corrélation entre l’éducation coloniale et les niveaux de performances économiques actuelles. L’éducation de masse a permis d’améliorer la productivité agricole et a encouragé la hausse des salaires. D’après Appleton et Balihuta (**), l’acquisition des bases scolaires a permis aux fermiers d’implanter des procédés qui améliorent la productivité, tels que l’utilisation d’engrais et de pesticides. Ainsi, un fermier, qui a suivi pendant quatre ans un cursus scolaire,  développe  des résultats 7% supérieur à ceux qui l’auraient eu s’ils n’avaient pas été à l’école. 

Les résultats économiques des anciennes colonies françaises sont moins fulgurants notamment car elles restent en retard sur leurs consœurs anglaises, en matière d’éducation. Intéressons-nous à des pays comme le Ghana et le Togo. En effet, réunis au départ sous la colonisation germanique, ils ont été divisés entre l’Angleterre et la France après la Seconde Guerre Mondiale. Partis d’une base similaire au niveau éducatif, ils n’ont pas connu les mêmes évolutions.

Le Ghana, ancienne colonie anglaise avait un Taux Brut de Scolarisation, pour l’école primaire, équivalent à 70% en 2000  alors que celui du Togo, ancienne colonie française était de 55%. (*)

De plus, le graphique ci-dessous, compare pour le sud du Ghana et du Togo,  le taux d’achèvement du cycle primaire (à gauche) et le taux d’alphabétisation (à droite) en 1998.  Dans les deux cas, on constate un avantage pour le Ghana avec des courbes aux tendances beaucoup plus élevées que celles du Togo. 

graph

Figure 1: Différences de taux d’achèvement du cycle primaire et d'alphabétisation à la frontière entre le Ghana et le Togo du Sud en 1998 (*)

Cela s’explique par le fait que les anciennes colonies anglaises ont toujours eu un nombre d’établissements scolaires beaucoup plus important que les anciennes colonies françaises. Or il est moins coûteux d’investir dans un système déjà bien en place. De plus, les colonisateurs anglais ont toujours défendu un modèle flexible qui pouvait s’adapter aux populations locales. Pour ces raisons, la propagation de l’éducation est beaucoup plus rapide du côté anglais.

C’est à l’ombre du passé que l’on comprend le présent. A travers son passé coloniale, l’éducation africaine s’est construite. Malgré les divergences entre modèle anglophone et francophone, la relation positive qu’il existe entre performance économique et éducation coloniale ne peut être niée. Il ne faudrait pas pourtant s’arrêter à cette première assertion. Si la colonisation a été un enrichissement pour le système éducatif africain, on peut regretter qu’elle ait aussi tant détruit sur le plan culturel.

 

 

Débora Lésel

(*)Denis Cogneau & Alexander Moradi, Borders that Divide: Education and Religion in Ghana and Togo since Colonial Times, 2011

(**)Education and Agricultural productivity: Evidence from Uganda 

La société civile par-delà les frontières : Entretien avec Momar Talla Kane

Entretien avec Momar Talla Kane, Ancien Président du REPAOC (2009 – 2010) Ancien Président du CONGAD (Conseil des ONG d’appui au développement, la plateforme nationale des ONG sénégalaises) et à ce titre, du REPAOC (Réseau des Plateformes nationales d’ONG d’Afrique de l’Ouest et du Centre), il a participé à plusieurs cadres de réflexion sur les politiques de développement en y portant la voix des ONG africaines. C’est de cette expérience dont il témoigne ici.


Quelles sont les missions des ONG, selon vous ?

Talla KaneAu fondement des ONG réside une mission, celle de participer aux efforts des populations et des citoyens à se prendre en charge dans la perspective d’une vie meilleure où les droits de chacune et chacun sont respectés. Les ONG ne sauraient se substituer aux populations, mais travaillent au renforcement de leurs capacités : elles les accompagnent, les appuient à concevoir et réaliser leur développement économique, politique, social et culturel. A cet effet, les ONG cherchent à influer sur les politiques publiques aux plans local, national et international pour la prise en charge effective des préoccupations des populations.
 

Que doivent-elles faire pour y arriver?

Elles doivent se constituer en acteurs majeurs dans l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation de ces politiques. Elles doivent contribuer à l’approfondissement de la démocratie, de l’Etat de droit et des droits humains. Elles ont l’obligation de veiller à l’efficacité des politiques publiques pour le développement mais aussi à l’efficience de leur propre intervention auprès des populations, des Etats et de tout autre partenaire. Aussi doivent-elles chercher à établir un partenariat véritable avec tous les acteurs dans la seule perspective d’un développement harmonieux et durable de nos pays respectifs pour un monde juste et meilleur. C’est ainsi, en respectant ces obligations, que les ONG porteront haut la Voix Non-gouvernementale.

Comment appréciez-vous la collaboration entre ONG africaines et européennes ?

Ensemble, les ONG africaines et les ONG européennes contribuent fortement à la cohérence des politiques en faveur du développement, et ce au travers d’une collaboration multiforme. En particulier, la participation à deux Assemblées Générales de CONCORD qui ont porté entre autres sur la cohérence des politiques de l’Union européenne a été l’occasion d’un fort plaidoyer auprès du Parlement européen, en liaison avec les ONG européennes et CONCORD. Elles y ont porté ensemble les préoccupations des ONG africaines. Ces nombreux efforts de CONCORD en faveur de la cohérence des politiques de l’Union européenne doivent être poursuivis pour arriver à une large efficacité des politiques de coopération, d’aide et de développement.

Poursuivis, de quelle façon?

Cela implique d'influer sur la conception et la mise en œuvre des politiques de coopération multilatérale et bilatérale est également un domaine important de la collaboration entre les ONG des deux continents. Elles ont pu, ensemble, participer au débat public international dans une interaction avec les autorités gouvernementales qui conduisent les négociations internationales. C'est d’ailleurs de cette collaboration, impliquant aussi les ONG des autres continents, qu’est né le Forum International des Plateformes Nationales d’ONG (FIP), un cadre idéal de dimension planétaire qui cherche à influer sur la gouvernance mondiale tout en renforçant les capacités de ses membres, donc des ONG. Cette plateforme des plateformes d’ONG défend essentiellement les préoccupations des ONG au niveau des instances internationales, mais aussi au niveau national. Il est un cadre légitime et représentatif dans lequel les ONG forgent des positions communes, partagées pour assumer et assurer leur ambition de prendre en charge les préoccupations des populations et des citoyens, dans toutes les décisions et politiques publiques les concernant.

Au-delà des ambitions, qu'a pu réaliser le FIP concrètement?

Ces deux dernières années (2010-2012) le FIP s’est efforcé de matérialiser ces objectifs à travers des exercices de diplomatie non gouvernementale dans des thématiques aussi porteuses d’enjeux que le changement climatique, l’aide publique et le financement du développement, la prévention des conflits, la lutte contre les inégalités sociales et l’exclusion, la régulation des marchés agricoles, l’accès à l’eau, l’assainissement et l’environnement favorable. Des rencontres du Groupe de Facilitation de l’époque avec les responsables des institutions internationales (Banque mondiale, Système des Nations Unies, UE, gouvernements, fondations…etc.) ont été bel et bien décisives. En outre, la mise en place du Partenariat mondial pour l’efficacité de la coopération au développement, lors du Quatrième Forum de haut niveau de Busan en Corée du Sud du 29 novembre au 1er décembre 2011, a été très bénéfique puisqu’elle a officiellement reconnu le rôle des Organisations de la Société Civile dans le développement. Cette reconnaissance a été l’aboutissement de plusieurs initiatives, en particulier l’Open Forum : un processus ouvert par lequel le FIP, avec de nombreuses ONG, a eu l’opportunité de contribuer à ce Partenariat mondial

La présence des ONG africaines sur la scène internationale est-elle effective ?

La voix des ONG africaines a été souvent portée dans beaucoup de foras mondiaux. Pour les OMD par exemple, lors du Haut Forum à New York, les ONG africaines se sont véritablement exprimées et cela se poursuit pour le Cadre de développement mondial pour l’Après OMD. Au sommet du G20 à Cannes en 2011 à travers le FIP, au sommet mondial de l’eau à Marseille en 2012, au Forum Social Mondial de Dakar et tant d’autres occasions nous avons contribué à porter haut la voix non gouvernementale. Sans aucun doute, les ONG africaines forgent leurs positions et les défendent partout à travers le monde, dans les rencontres internationales.

Paradoxalement, beaucoup de pays en développement n’atteindront certainement pas les Objectifs du Millénaire pour le Développement en 2015. Un pays comme le Sénégal aura pourtant fait beaucoup d’efforts en matière d’éducation, de lutte contre des maladies comme le paludisme et le Sida, qui ont été sensiblement réduites à travers le pays. Il y a eu également des avancées notoires en matière de droits des femmes, notamment avec l’adoption d’une loi instaurant la parité au sein des instances électives du pays. La lutte contre les violences faites aux femmes s’est aussi intensifiée ; les progrès sont donc réels, même s’ils restent insuffisants au regard des objectifs premiers.

Comment sortir de cette impasse?

Il faudra éviter le piège consistant à vouloir appliquer à tous une approche uniforme, et au contraire accorder plus d’attention à la souveraineté des Etats dans la conception des programmes de développement. En effet, il ne peut y avoir de solution préfabriquée pour les pays du Sud, mais c’est à leurs citoyens, leurs ONG et leurs gouvernements qu’il revient d’apporter des réponses endogènes durables.

Carnet de voyage : Une mundélé* et une nuit sans courant

Véra Kempf revient sur quatre mois passés à Pointe-Noire (République du Congo). Derrière le ton décalé et l'humour pince sans-rire se dessine une image du quotidien des habitants de cette ville, faite de détails et d'impressions qui ne sont généralement accessibles qu'aux vrais outsiders, sinon à une "mundélé" au Congo : la débrouillardise, la curiosité vis-à-vis des autres, mais aussi la crise économique et énergétique dans ses aspects les plus pratiques. Et les couleurs de la nuit.


J’aime les voyages mais je ne suis pas une intrépide.  Au hasard des rencontres et des mains serrées, j'ai pris l'avion pour quatre mois à Pointe-Noire, Ponton-la-belle où l’or noir coule à flot. Plus d'un million d'habitants contribuent à donner à celle qui fut la capitale du Congo à la veille de la décolonisation, un rôle moteur pour l'économie du pays. Malgré un certain confort de vie citadine, les délestages restent aujourd’hui encore fréquents. Sans groupe électrogène à la maison (chose rare pour une expat), j'ai été confrontée à un manque d'électricité chronique. J'ai appris à vivre dans le noir sans en avoir l’air. J’ai appris à vivre une, deux, trois, six nuits de suite (mon record) sans courant. J'en suis ressortie plus dégourdie, et résolument convaincue du retard que causent les carences énergétiques au potentiel économique du Congo. Récit.

OLYMPUS DIGITAL CAMERA            Soudaine et sans transition, si régulière pourtant dans ses horaires, la nuit sous l’équateur enveloppe la vie dès 18h. Les yeux presque bandés, il faut se retrouver dans le labyrinthe des ruelles sans réverbères. Sortie du goudron de l’avenue du général De Gaulle, je ne sais plus où je mets les pieds. La roulette congolaise, c’est savoir si ton prochain pas ne te mène dans une crevasse, si ta chaussure sera encore sèche en arrivant chez toi. A tout prendre, jouer c’est mieux que d’avoir la frousse, ça occupe les méninges. De toute façon, tu n’as pas le choix. La lumière ici, c’est un privilège.

            18h30, c’est l’heure où les petits bus, ceux des hippies sous d’autres latitudes, sont pleins à craquer. Dix-neuf personnes, chauffeur et contrôleur compris, font le voyage jusqu’à chez eux en mode collés-serrés, mais sans danser. Chez eux, c’est loin là-bas, dans les quartiers reculés de la « Cité ». L’urbanisation non contrôlée les entraîne toujours un peu plus loin, rallongeant ainsi leurs trajets quotidiens.

            Dans la lumière des phares, on distingue les silhouettes qui guettent les navettes encore libres. A 18h30 c’est la panique, la cohue, la baston pour réussir à monter dans l’omnibus qui suit votre itinéraire. Une fois montés, le vendeur d’œufs ambulant, la ménagère des expatriés, la fonctionnaire de la mairie restent silencieux, le regard droit et les paupières lourdes. Toutes les odeurs se mélangent, il y a du manioc et de la sueur, de la fatigue et de la résignation dans les cent-cent[1] de ces heures. Les têtes endormies bringuebalent à la cadence du bitume. Les coups de klaxons, les accélérations imprévisibles et l’annonce des arrêts s’occupent de l’ambiance.

            Je suis riche, je loge près du centre-ville. Je descends bien avant que les ennuis de tous ces gens commencent. A peine débarquée, je le constate plus que je ne le vois : ce soir sera une nuit sans courant. Le transformateur du quartier alimente l’Hôpital A. Sicé, il y a des chances pour que la panne soit vite réparée. La batterie de mon ordi attendra, mes lectures aussi, le plus important maintenant c’est la patience et l’organisation.

            Je passe faire la razzia de bougies chez le wara, le west Af’ sur la place de la Bourse du travail. Avec son groupe électrogène, il n’a pas encore fermé. Un petit garçon lui tend une pièce de 500 Francs contre son kilo de sucre. Après ma commande, impassible, le vieux mauritanien reprend sa prière à Allah interrompue. Business, religion, adaptation.

            Au bout de ma rue, les fumées des vendeurs de brochettes alourdissent encore un peu plus la chaleur équatoriale. Avec Bengazi, jamais de répit sonore dans le quartier. Les dance floor ouvrent tous les jours à 14 heures, avec Lady Gaga et la rumba, la fête a de quoi durer jusqu'à 3 heures.

            OLYMPUS DIGITAL CAMERALa rue Mampili était connue pour être mal famée, envahie par les filles de joie, contaminée par le Sida et encrassée par les clients venus s’en mettre plein la vue au seul cinéma porno de la ville. L’emplacement de Satan est toujours là, mais aujourd’hui c’est un théâtre éphémère de la vie quotidienne. Un puits d’eau est resté, comme un trésor dans le dédale des ruines en béton armé. La journée, les femmes l’investissent pour y faire la lessive ou préparer le saka-saka[2]. A la tombée du jour, les enfants des parcelles voisines viennent s’y laver, les filles puis les garçons. Quand j’arrive, le scénario est immuable. J’avance en regardant bien droit devant moi, pour ne pas les surprendre dans leur toilette intime, on ne sait jamais. C’est à ce moment qu’ils m’apostrophent pour engager la conversation : « Mundélé, mundélé, mundélé ! ».

            De jour comme de nuit, on me voit de loin. De jour comme de nuit, ils savent et je sais que ma peau blanche me rend différente. En dehors de Mampili, des mains se tendent pour demander 100 Francs. Ici, c’est surtout des bonbons que me réclament les gosses. Mon appareil photo me donne parfois un prétexte en or pour faire durer la réplique. Ils adorent poser en groupe, jouer à l’équipe de foot victorieuse, faire des grimaces. Peut-être ne savent-ils pas qu’une photo n’a pas de son, alors ils crient, ils se déchaînent. Sur les quinze photos que je prends d’eux, trois seulement sont miraculeusement nettes.

            19h, les voisins ne peuvent pas regarder le match du Barca (LE club que tout le monde supporte ici) mais ils peuvent toujours déboucher en riant une Primus ou une Ngok, les bières du cru. Chez moi, j’ai fini par accumuler l’armada du progrès et des vieux remèdes pour chasser les ténèbres : une lampe à pétrole, des dizaines de bougies et une lampe solaire. Pas sûr que ça suffise à chasser mes fantômes. « Si tu jettes un tronc d’arbre dans la rivière, il ne va pas se transformer en caïman » dit le proverbe . Mais avec le temps, il s'imbibe d'eau et ne fait plus qu'un avec la rivière. Tout doucement, je change mes habitudes et l'électricité devient à mes yeux une source de joie et de richesse.

Un petit mot pour conclure

OLYMPUS DIGITAL CAMERAMon expérience urbaine ne relève en rien de l'exploit et n'a été pour moi qu'une introduction à ce que peut être le quotidien de millions de personnes, en Afrique et ailleurs dans le monde. Par la suite, j'ai pu interroger deux entreprises actives dans le solaire au Congo. Il semble que le solaire constitue une solution adaptée aux habitations les plus éloignées, et que les appels d'offre publics, les donations privées à des villages traitent de mieux en mieux la problématique énergétique. Garantir, par l'énergie solaire, eau et électricité en permanence dans des hôpitaux reculés constitue par exemple une bonne manière d'attirer du personnel médical réticent, qui trouvera en brousse d'aussi bonnes, voire meilleures, conditions de vie qu'en ville.

* Mundélé=le blanc en munukutuba


[1] Nom des bus, parce le trajet coûtait 100 Fcfa (150 actuellement)

 

 

[2] Plat à base de feuilles de manioc

 

 

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