Le biais statistique en Afrique

Terangaweb porte un intérêt particulier à la question des statistiques sur le continent africain. Dans un premier article sur la question, Tite Yokossi soulignait le handicap que constitue pour les dirigeants africains le fait de ne pas disposer de statistiques et d’indicateurs crédibles sur les sociétés qu’ils dirigent. Impossible pour eux d’évaluer précisément leur action quand il n’existe pas d’indicateur du chômage, pas de sondages d’opinion, pas de chiffre précis sur l’accès de la population aux services de santé publique par exemple. Selon Tite, l’absence de statistiques est un facteur important de la mal-gouvernance en Afrique. Partageant ce constat, Georges-Vivien Houngbonon appelait dans un autre article à une réforme de la statistique en Afrique. Selon lui, vu l’importance cruciale des statistiques dans l’orientation des politiques de développement, il est urgent que les pays africains se dotent des capacités humaines et techniques pour produire des statistiques fiables sur différents sujets stratégiques.

On aurait tort de voir dans cette question un problème de technocrates, déconnecté des réalités et des soucis les plus pressants des habitants du continent. Bien au contraire, la question des statistiques est au cœur des enjeux politiques et économiques qui se posent aujourd’hui en Afrique. Car non seulement ces statistiques sont insuffisantes, mais lorsqu’elles existent, elles sont le plus souvent inexactes. Résultat, les discours économiques et politiques qui sont construits sur cette base sont bancals. Il faut en prendre conscience suffisamment tôt pour ne pas aller dans le mur…

Les chiffres officiels de taux de croissance, de calcul du PIB, de niveau de l’inflation, se révèlent inexacts soit parce que leur méthode de calcul est hasardeuse, soit parce qu’ils font l’objet de falsification délibérée. C'est le sujet abordé de manière détaillée par le numéro de la revue Politique africaine "La macroéconomie par le bas", co-dirigé par les chercheurs Béatrice Hibou et Boris Samuel. Comme le souligne l'ouvrage, en 2004, le gouvernement mauritanien d’un régime Ould Taya à bout de souffle se trouvait contraint d’avouer qu’il avait délibérément falsifié ses statistiques officielles pendant 10 ans… Le régime tunisien de Ben Ali a longtemps falsifié ses indicateurs économiques et sociaux, notamment le taux de pauvreté dans le pays. En 2009, l’Institut National de Statistique indiquait un taux de pauvreté en Tunisie de 3%. Le 14 janvier 2011, le ministère des Affaires sociales tunisien affichait un taux de pauvreté à 24,7%, en basant sa méthode de calcul sur les standards internationaux de la Banque mondiale. S’il existe des règles générales de calcul des principaux agrégats statistiques, chaque pays est dans les faits maître de sa méthode ainsi que des moyens de collecte des données. Comparer les taux de croissance ou d’inflation des différents pays africains revient souvent à comparer des agrégats calculés différemment, selon des méthodes plus ou moins rigoureuses. Autant dire qu’on en vient souvent à comparer des choux avec des salades… Bien que les chiffres officiels affichés par les différents Etats soient soumis à l’examen critique d’institutions internationales comme le FMI, ces dernières n’ont pas toujours les moyens et le temps de vérifier sérieusement ces données. Parfois, elles préfèrent pudiquement fermer les yeux ou protestent discrètement devant des chiffres aberrants.

Prenons quelques exemples de méthodes de calcul hasardeuses. Le taux d’inflation, à savoir la hausse générale du niveau des prix, qui sert à mesurer une potentielle perte de pouvoir d’achat des populations, est calculé à partir d’un panier de biens de consommation courante. Les statisticiens mesurent l’évolution dans le temps du prix de différents biens de consommation. Sauf que dans beaucoup de pays africains, ce « panier de la ménagère » n’a pas été mis à jour dans les méthodes de calcul officielles depuis les années 1980. De nombreux biens de consommation qui impactent fortement les budgets des ménages (téléphonie mobile, briques de lait) ne sont pas pris en compte dans le calcul de l’inflation. Autant dire que dans ces conditions, il n’est pas compliqué d’afficher une maîtrise de l’inflation.

Autre méthode de calcul souvent hasardeuse, celle du Produit Intérieur Brut, qui permet de cerner la croissance économique, mesure phare de la performance en macroéconomie. Le PIB mesure la valeur totale de la production de richesses à l’intérieur d’un pays sur la période d’une année. On calcule le PIB en prenant en compte les flux de production (les charges et les produits) qui permettent de déterminer, s’il y a lieu, la valeur ajoutée de différents secteurs productifs (agriculture, commerce, pêche, industrie, exploitation des matières premières, etc.). Parce que la plupart de ces secteurs productifs sont informels en Afrique, les Etats disposent de peu de données et extrapolent souvent sur des bases hasardeuses. Certains Etats pétroliers comme l’Angola ne prennent même pas la peine d’inclure des domaines comme l’élevage ou l’agriculture locale dans le calcul du PIB. Bien que ces secteurs fassent vivre une portion importante de la population, ils ne contribuent pas aux ressources de l’Etat, pour qui il n’y a pas de création de richesses en dehors du pétrole, de la finance et des biens importés et exportés.

De nombreux Etats maquillent leur performance économique en modifiant leur méthode de calcul statistique. Béatrice Hibou et Boris Samuel donnent la parole dans  « la macroéconomie par le bas » à l’économiste Morten Jerven, spécialisé dans la mesure du développement en Afrique subsaharienne. Ce dernier cite l’exemple du Ghana qui, suite à une révision de sa méthode de calcul du PIB en 2010, a vu une croissance de son PIB de 60% du jour au lendemain ! Pour masquer cette évolution exagérée, les statisticiens lissent l'augmentation en réévaluant à la hausse les résultats des années précédentes. Comme le remarque judicieusement M. Jerven : « le rebasement a été réalisé juste après l’élection présidentielle, alors que pendant la campagne les candidats avaient promis de faire du Ghana un pays à revenu intermédiaire. Le résultat est que le revenu ghanéen a fortement augmenté d’un coup, mais cette « croissance » peut être considérée comme une fiction : elle est seulement le résultat d’une nouvelle mesure de l’économie et de l’application de nouvelles pratiques techniques ! » Selon Morten Jerven, de tels changements de méthode de calcul du PIB ont également eu lieu en Tanzanie (+60% du PIB), en Zambie (+40%), et sont en cours au Nigeria et au Kenya.

Morton Jerven en tire la conclusion suivante : « le discours sur le renouveau africain dans les années 1990 était pour une grande part fondé sur l’interprétation contingente des données et sur des idées simplistes sur les économies africaines. Prenez le cas de la Tanzanie où une étude menée dans les années 1990 sur le secteur informel a permis de réévaluer le PIB. Ce nouveau PIB a été mal interprété par des économistes qui y ont vu une croissance résultant des politiques de libéralisation. En fait, la hausse du PIB n’avait aucun rapport avec la libéralisation. La raison, à savoir l’inclusion dans les statistiques d’une plus grande part de l’économie, était technique. Il s’est passé la même chose au Ghana avec les 60% d’augmentation du PIB déjà mentionnés. »

Emmanuel LEROUEIL

Pour aller plus loin :

Le site de la revue Politique africaine : http://www.politique-africaine.com/larevue.htm

Le lien vers le numéro "La macroéconomie par le bas" co-dirigé par Béatrice Hibou et Boris Samuel : http://www.politique-africaine.com/numeros/124_SOM.HTM

Mettre fin au problème institutionnel

Les évènements qui viennent de se produire au Mali sont graves et nous interpellent tous. Le coup de force de mutins ayant conduit au renversement du président élu Amadou Toumani Touré (ATT) n’est pas seulement un échec pour les citoyens maliens, il l’est pour tous les Africains concernés par l’idéal démocratique. Ce coup d’Etat ramène ce pays vingt ans en arrière, quand la voie du changement politique ne trouvait à s’exprimer que sur le terrain de la force militaire. Depuis 1991, le Mali s’était frayé un chemin original et ambitieux vers l’affirmation d’un modèle institutionnel démocratique, exemple servant de phare à tous les pays de la sous-région et au-delà. Le modèle ATT, celui de militaires renversant un pouvoir politique corrompu et autoritaire pour permettre l’émergence d’un système démocratique et régulier, sorte de maladie d’enfance des Nations africaines, a fait florès en Afrique francophone : le Niger, la Guinée Conakry, la Mauritanie ont, avec des succès incertains, suivi l’exemple malien. A chaque fois, le but affirmé était le même : en finir avec l’autoritarisme, la corruption et la gabegie politique et économique. Malgré l’opportunisme de certains de ces coups d’état militaires visant à instaurer la démocratie, l’exemple du Mali était là pour nous rappeler que le succès était tout de même possible.

Mais le coup d’Etat militaire du 22 mars 2012 à Bamako, s’ajoutant aux soubresauts de contestation politique qui n’ont cessé d’agiter le continent en 2011 et 2012, doit nous amener à repenser radicalement la question des institutions politiques en Afrique.

Ce qui vient de se jouer au Mali n’est pas une question de personne mais de système. Un président honnête, populaire, travailleur, dévoué, sans doute compétent, n’a pas été en mesure de répondre aux attentes légitimes de sa population. La croissance du pays, à 4% en moyenne sur les cinq dernières années, inférieure d’un point à la moyenne africaine, n’a pas permis d’améliorer les conditions de vie des populations. Surtout, aucune dynamique de développement socio-économique n’a véritablement été enclenchée. L’Etat malien reste pauvre et doit contrôler un territoire immense d’1 267 000 km², dont une grande partie incluse dans le désert du Sahara, où vivent notamment les populations touarègues dont certains représentants contestent le monopole du pouvoir et de la violence légitime à l’Etat malien. Sous-équipée, l’armée malienne a jusqu’à présent surtout subie les assauts répétés des rebelles touarègues. Le ressentiment au sein des troupes et de la population face à cette impotence militaire est à l’origine du renversement du président Toumani Touré. Mais quelles que soient les motivations sincères et honnêtes des mutins, seront-ils en mesure de faire mieux ? Tout laisse à croire le contraire.

Ils seront eux aussi confrontés à une capacité très limitée de mobilisation des ressources ; quand bien même ils en arrivent à des mesures radicales du type embrigadement de masse pour vaincre la rébellion touarègue, l’escalade de la violence ne peut être la solution pour mettre un terme aux revendications touarègues, et encore moins améliorer les conditions de vie des maliens. S’il est absolument nécessaire que le rapport de force soit favorable à l’Etat, il faudra aussi que les revendications sociales de la population touarègue soit entendues et satisfaites. C’est cet équilibre que recherchait le président Touré, sans succès.

Cet échec n’est toutefois pas celui d’un individu, mais de toute la Communauté Economique Des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Cette institution est censée jouer un rôle supranational non seulement économique, mais également politique et militaire (avec notamment le traité de l’ECOMOG – Ecowas Ceasefire Monitoring Group – et le protocole d’assistance mutuelle en matière de défense). L’espace ouest-africain se caractérise par une multitude de défis transverses qui concernent tous les Etats de la sous-région et qu’aucun Etat pris individuellement ne peut résoudre. Ainsi du contrôle du Sahara ; de la gestion de ressources naturelles transnationales comme le fleuve Niger ou le Sénégal ; de la lutte contre la déforestation et les risques écologiques ; de la déliquescence d’Etats faibles (Guinée Bissau) devenus de véritable plaque-tournante pour tous les trafics internationaux ; des déplacements de population suite à des conflits comme la guerre civile en Côte d’Ivoire ; de la structuration internationale de mouvements terroristes. Et, surtout, du développement socio-économique. Pour enclencher la dynamique positive croissance économique/augmentation du niveau de vie/amélioration de la qualité de vie, il va falloir mobiliser des ressources colossales pour investir, agrandir les marchés pour que les entreprises locales se développent et structurer le cadre économique, réglementaire et politique d’une façon qu’aucun Etat pris individuellement ne pourra mener à court terme.

Ce constat semble évident et pourtant aucun chef d’Etat, aucun responsable politique d’envergure semble en avoir saisi la pleine mesure. Les alternances politiques amèneront des Amadou Toumani Touré : des chefs d’Etat sérieux, sincère dans leur volonté de réforme, populaire au début, mais incapables de mobiliser seuls les ressources nécessaires pour répondre au chômage des jeunes, aux besoins de protection sociale et aux aspirations au confort et à la sécurité. Il y a des préalables au renforcement de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest, qui prennent du temps à mettre en place. Faire en sorte que les idées circulent et soient partagées, que les gens approfondissent leur connaissance mutuelle et leur responsabilité commune, que des mouvements politiques se structurent à l’échelon régional autour d’un programme commun clairement identifié et revendiqué. Seule la génération d’après, celle des jeunes d’aujourd’hui qui seront les responsables de demain, peut encore répondre à temps à cet impératif qui est de relancer le projet panafricain à travers des institutions sous-régionales puissantes et responsables démocratiquement devant les citoyens.

Le coup d’Etat militaire de Bamako, la crise politique ivoirienne, les coups d’Etat récurrents au Niger, au Tchad, en Centrafrique nous le rappellent cruellement : cinquante après les indépendances, nos Etats sont faibles qui plient au premier coup de semonce, qui sont à la merci des ambitions du premier venu. Il est plus qu’urgent de combler ce vide, de régler une fois pour toute ce problème institutionnel.

C’est pourquoi nous plaidons pour une République Fédérale d’Afrique de l’Ouest qui regrouperait les Etats membres de l’Union Economique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA) et de la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC), ainsi que des pays anglophones de la sous-région qui souhaiteraient rejoindre cette institution. Cet ensemble serait l’exemple le plus abouti d’intégration sous-régionale au monde, qui mettrait en commun sa politique monétaire, budgétaire, économique, sociale, agricole et militaire. Nous serons amené, au sein de l’équipe de Terangaweb, à préciser l’intérêt et les contours de cette République Fédérale d’Afrique de l’Ouest, qui aurait également pour but de rationaliser la compétition politique à travers une même élection législative qui se tiendrait en même temps à chaque échelon national, les forces politiques ainsi élues se voyant représentées à la proportionnelle au niveau supranational.

Il est temps de redonner de l’élan au projet panafricaniste en le concrétisant autour de projets viables et utiles. Il est temps de se mobiliser pour la République Fédérale d’Afrique de l’Ouest.

 

Emmanuel LEROUEIL

Histoire de la colonisation de l’Afrique (2)

La méthode de gouvernance coloniale britannique était sensiblement différente du modèle français. Elle a été théorisée par Frédérick Lugard, gouverneur général du Nigéria (1914-1919), dans son essai Le double mandat dans l’Afrique tropicale britannique. Pour le gouverneur Lugard, les puissances coloniales remplissent un double mandat en Afrique : à la fois civiliser matériellement et moralement les Africains et, d’autre part, exploiter les richesses du continent noir, une sorte de dédommagement pour leur avoir apporter les bienfaits de la civilisation…

Pour ce faire, le militaire et haut-fonctionnaire britannique préconise de s’appuyer sur les autorités traditionnelles locales : c’est la méthode de la gouvernance indirecte (indirect rule). Lugard appliquera lui-même ses principes au Nigeria du Nord, en s’appuyant sur les émirs peuls, à la condition qu’ils acceptent d’abandonner les pratiques esclavagistes (civilisation morale), qu’ils rationnalisent leur administration publique (civilisation matérielle) et acceptent de reverser un pourcentage des impôts perçus à la couronne britannique et de laisser le champ libre au compagnies commerciales agréées par la puissance tutélaire (exploitation économique). Les émirs conservent le pouvoir de trancher les litiges, d’accorder des postes, de percevoir les impôts, et sont les premiers interlocuteurs de leurs administrés. Les colons britanniques se réservent bien sûr les grandes fonctions régaliennes (l’armée, la représentation internationale), mais aussi quelques secteurs plus techniques qu’il s’agit de moderniser (les politiques de santé, l’agriculture, les infrastructures de transport). Surtout, ils s’assurent que les compagnies commerciales britanniques puissent tirer pleinement profit de l’occupation coloniale. Les principes de gouvernance indirecte du gouverneur Lugard ne seront toutefois pas toujours appliqués par la puissance britannique. Ainsi, le protectorat de l’Afrique orientale (actuel Kenya) voit une immigration massive d’Européens accaparant les riches terres agricoles des hauts-plateaux volcaniques des Kikuyus et des Masai. Cette intrusion brutale dans les fragiles équilibres sociaux kenyans débouchera sur des révoltes et des massacres importants au début du XX° siècle.

Comme dans toutes les périodes troubles de l’histoire, la colonisation a été la porte ouverte à des dérives dans le pillage, l’avilissement et le massacre d’êtres humains. Le fait est que ces dérives ont duré sur une période de près d’un siècle. Deux expériences historiques se distinguent toutefois des autres par leur proportion aberrante : la colonisation du Congo Belge sous la directive du roi Léopold II et la colonisation de la Rhodésie du Nord et du Sud par l’homme d’affaires Cecil Rhodes. Dans les deux cas, l’intrication malsaine d’intérêts privés d’hommes d’affaires avides et d’intérêts publics d’Etats européens parmi les grandes puissances mondiales du moment, conduit à des actions d’une ampleur monstrueuse.

Au moins faut-il reconnaître à Cecil Rhodes le mérite du géni, auquel ne peut espérer prétendre le roi des Belges. Issu d’une famille modeste de l’époque victorienne, Cecil Rhodes émigre en Afrique du Sud en 1870, à l’âge de 17 ans, pour rejoindre son frère. Il participe à la rué vers le diamant et s’impose à travers ses différentes compagnies, la British South Africa Company et la De Beers Mining Company (jusqu’à nos jours leader mondial de l’exploitation du diamant), comme le plus grand exploitant de diamants d’Afrique du Sud et du monde. Dans sa volonté d’étendre les carrières d’exploitation du minerai précieux, il passe des contrats léonins avec un chef traditionnel du Matabeleland puis avec les autorités du Mashonaland (régions du Zimbabwe) qui lui assurent l’exclusivité de l’exploitation des ressources minières de ces pays. Rhodes parvint à faire reconnaitre en 1889 par un traité avec l’empire britannique son autorité personnelle sur ces deux pays dont lui était confiée l’administration, et auxquels il allait donner son nom en 1895. Ainsi naquirent la Rhodésie du Nord et la Rhodésie du Sud, à la force de la volonté d’un seul homme qui déposséda, au gré des évènements historiques, quelques huit cent mille autres êtres humains vivant sur un territoire immense d'environ 1 million de km², richement doté en minerais précieux. Dans son entendement, Rhodes ne venait que mettre en valeur des richesses inexploitées par des barbares incultes et incapables. Comme nombre de ses contemporains, il professait des idées racistes et appelait de ses vœux la domination de la race anglo-saxonne sur le monde. Dans cet ordre d’idée, il va promouvoir la colonisation par des Européens des terres agricoles de Rhodésie, ces derniers étant jugés les seuls à pouvoir les mettre vraiment en valeur. Il en est résulté une situation où, en 1920, les 200 000 colons blancs disposent de tous les droits politiques, juridiques et économiques, quand les 800 000 autochtones africains sont repoussés dans des réserves où ils subsistent tant bien que mal. Ce sont les premières heures d’un système qui se fera connaître sous le nom d’apartheid.

L’histoire de Léopold II est moins grandiose et plus sanglante. La volonté de contrôler le fleuve Congo et le territoire immense qui constitue le centre de l’Afrique avait suscité des tensions entre les puissances coloniales et nécessité l’organisation d’une conférence diplomatique pour trancher ce litige. La conférence de Berlin (1884-1885) qui allait graver dans le marbre la répartition de l’Afrique entre les puissances européennes, visait avant tout à régler la question congolaise. Il fut décidé que le fleuve Congo serait libre de droit et accessible à l’ensemble des protagonistes de la colonisation, tandis que les vastes terres du Congo (2 450 000 km²) revenaient à la Belgique, dont les explorateurs avaient été parmi les premiers Européens à pénétrer ces terres. La particularité de la situation congolaise est que la colonisation n’a pas tant été le fait d’un Etat que celle d’un homme, le roi Léopold II. A travers ses propres entreprises privées, (la Compagnie du Katanga, la Société anversoise, la Compagnie du Lomami, l’Abir), le roi des Belges était le propriétaire foncier le plus important du monde, possesseur de 2 420 000 km² de terrains privés et propriétaire de l’ensemble des produits de ce sol.

Grisé par cette opportunité de richesse quasiment infinie, le roi des Belges n’aura de cesse de pressurer ce patrimoine par tous les moyens, y compris les plus meurtriers. L’exploitation du Congo ne répondait plus d’aucune logique capitaliste mais d’une logique prédatrice sous la forme la plus barbare. Afin d’extraire la sève d’hévéa produisant le caoutchouc, de braconner pour récupérer de l’ivoire, les sociétés de Léopold II recouraient au travail forcé des autochtones congolais, dans des conditions inhumaines. Les fuites ou ce qui était considéré comme des « vols » étaient punis de mutilation de membres ou de meurtre. Les villages récalcitrants étaient brûlés. S’il n’existe pas de relevé statistique précis des victimes congolaises de cette période, les témoignages de l’époque s’accordent à reconnaître le caractère inhumain de l’exploitation du Congo, même dans le contexte propre à la période coloniale. Des estimations font état d’une diminution d’un tiers voire de la moitié de la population congolaise entre 1880 et 1930, suite aux exactions léopoldiennes et à leurs avatars. Sous la pression médiatique belge et internationale, le roi Léopold II dû céder ses biens, le Parlement belge procédant en 1908 à l’annexion du territoire congolais. Une sorte de normalisation de la situation, dans le cadre colonial.

Emmanuel LEROUEIL

Histoire de la colonisation de l’Afrique (1) : le contexte

Les Européens sont longtemps restés aux frontières de l’Afrique, sur les côtes océanes, ne s’aventurant pas à l’intérieur des terres, mis à part quelques aventuriers audacieux. Ce n’est qu’à partir de la fin du XIX° siècle qu’ils s’engagent dans la conquête territoriale du continent. Si en 1880, à peine un dixième du continent noir était sous contrôle européen, vingt ans plus tard, seuls l’Ethiopie, le Maroc (conquis en 1912) et le petit Libéria y échappaient. Entre temps, les puissances occidentales se sont entendues lors de la conférence de Berlin (1884-1884) sur la répartition du gâteau. Des facteurs liés aux avancées techniques et au contexte économique de l’époque expliquent cette nouvelle étape des relations Europe-Afrique au tournant des années 1880.

Techniquement, les maladies tropicales ne représentent plus un obstacle insurmontable pour les Européens: l’usage de la quinine permet de résister au paludisme, et d’autres médicaments et vaccins rendent désormais possible leur séjour prolongé à l’intérieur des terres africaines. Des innovations en matière d’armement, notamment avec le développement d’armes légères, mobiles et semi-automatisés (canons à répétition) donnent un avantage militaire décisif aux forces européennes, particulièrement dans les batailles à découvert. Enfin, l’invention du télégraphe permet de mieux connecter les postes avancées de leurs bases arrière sur les côtes océaniques ou en métropole. Concrètement, les troupes européennes resteront peu nombreuses durant cette phase de conquête, les états-majors occidentaux s’appuyant principalement sur des auxiliaires autochtones, issus d’ethnies anciennement marginalisées ou souhaitant tout simplement bénéficier des retombées de pouvoir de la nouvelle puissance du moment, au détriment des anciennes.

Mais au-delà de ces aspects techniques, c’est un nouveau contexte économique international qui incite à la colonisation. La décennie 1880 marque une nouvelle phase de l’industrialisation de l’Europe et, au-delà, un nouveau chapitre de l’histoire du capitalisme global. La mécanisation de l’industrie du textile arrive à maturité et cette industrie doit se trouver de nouveaux débouchés commerciaux ; les machines à vapeur permettent de nouveaux gains de productivité, et l’agriculture commence aussi à utiliser des machines qui diminuent les besoins en main d’œuvre. Les grandes plantations d’Amérique n’ont plus autant besoin d’esclaves qu’auparavant. L’économie est en pleine mutation, ce que reflète la confrontation brutale de la guerre de Sécession aux Etats-Unis, entre un Nord industrialisé qui cherche avant tout de nouveaux débouchés pour ses produits et un Sud rural et pro-esclavagiste. L’Afrique est amenée à jouer un rôle nouveau dans cette évolution du contexte économique global. Elle doit tout d’abord être un fournisseur régulier et important de matières premières pour les industries des pays occidentaux. La baisse de la production américaine de coton pour cause de guerre de Sécession se trouve ainsi suppléée par la production égyptienne, évitant à l’économie mondiale de se gripper. Les matières premières agricoles et minérales du continent africain alimentent les besoins monstrueux de l’économie industrielle occidentale. Les terres agricoles africaines sont converties à des monocultures d’exportation qui perturbent dangereusement l’équilibre écologique et alimentaire des populations locales.

Les échanges ne se font pas que dans un seul sens et le continent noir devient un marché parmi d’autres de l’industrie européenne où sont vendus des produits textiles, les outils mécaniques et différents accessoires manufacturés symboles de la « way of life » occidentale. C’est l’âge d’or des grandes compagnies commerciales européennes dans le monde, les « compagnies des indes ». Plusieurs s’implantent durablement en Afrique : c’est le cas par exemple de la Compagnie française pour l’Afrique Occidentale, fondée en 1887 par des commerçants marseillais et qui existe toujours de nos jours avec un chiffre d’affaires de 2,6 milliards d’euros. Côté anglophone, la British South Africa Company fondée en 1888 par Cecil Rhodes, s’imposa rapidement comme un intermédiaire incontournable des relations entre le Royaume-Uni et ses colonies au Sud du continent. Ces compagnies commerciales coloniales organisent concrètement les échanges entre les produits africains exportés en Europe et les produits industriels européens vendus en Afrique. Pour ce faire, elles s’appuient sur un réseau de comptoirs et de représentants commerciaux sans nul autre pareil, et sur des moyens de transport des marchandises (rails, bateaux, pistes routières) et de télécommunication (télégraphe) qu’elles financent parfois sur fonds propres. Au final, elles dégagent de très confortables bénéfices, d’autant plus qu’elles sont souvent en situation de monopole ou de duopole.

Comme à l’accoutumée, l’Afrique s’inscrit dans une dynamique globale qui voit les sociétés agraires complexes violemment intégrées à un système capitaliste global dominé par les puissances d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord qui captent l’essentiel de la plus-value sur les échanges commerciaux et industriels mondiaux. Ces échanges ne relevaient d’ailleurs souvent plus du registre du commerce mais de celui du pillage pur et simple. A la fin du XIX° siècle, des régions comme la Chine, l’Inde, l’Indonésie, les pays du Proche et Moyen Orient, vivent toutes plus ou moins une situation de domination similaire à celle que subissent les pays africains. Mais bien que le cadre général soit le même, il existe bien entendu des spécificités propres aux expériences historiques de colonisation de l’Afrique par le Royaume-Uni, la France, le Portugal, la Belgique et dans une moindre mesure l’Allemagne, l’Italie et les Pays-Bas. Au sein même du continent africain, la colonisation a pris des colorations très différentes suivant les spécificités régionales et les hasards du destin, qu’ils soient heureux ou malencontreux.

La France était ainsi réputée privilégier un contrôle direct des territoires sous son imperium, à savoir un énorme bloc de cinq millions de km² d’un seul tenant en Afrique de l’Ouest (l’Afrique occidentale française, AOF) et un territoire de 2,5 millions de km² en Afrique équatoriale (Afrique équatoriale française, AEF) regroupant les actuels Gabon, Congo-Brazzaville, Tchad et Centrafrique. Au total, ces deux territoires coloniaux représentaient 14 fois la taille de la France. A l’échelle de ces régions d’Afrique, il s’agit de regroupements territoriaux d’une ampleur rarement égalé dans l’histoire. Les autres zones de domination française en Afrique comptaient le protectorat du Cameroun, du Maroc, de la Tunisie, la départementalisation de l’Algérie, ainsi que les colonies françaises de l’Océan indien (Madagascar, les Comores) et le petit territoire de Djibouti sur la Mer Rouge. Mis à part les protectorats, dont le principe est de laisser les autorités traditionnelles en place gérer les affaires courantes du territoire, la France a privilégié la gouvernance directe et la vassalisation ou l’élimination des autorités autochtones traditionnelles. Le rôle de l’administration coloniale est d’étendre et de renforcer le contrôle militaire des colonies, de protéger les ressortissants de la métropole, d’épauler parfois le travail de « civilisation » des missionnaires, mais surtout de faciliter l’exploitation économique menée par les grandes compagnies commerciales. Pour ce faire, de grands travaux d’infrastructures sont menés et construits à la main par la mobilisation forcée des autochtones, au prix de la vie de nombre d’entre eux. Ces tronçons de rail (le Dakar-Niger passant par Bamako et Koulikoro ; le Conakry-Kankan ; le Congo-Océan reliant Brazzaville à Pointe-Noire), ces routes et les ports qui leur servent de débouché (principalement le port de Dakar et de Pointe-Noire) sont créés dans la seule optique de faciliter les circuits de l’économie de traite, c'est-à-dire la sortie des matières premières et de la production agricole africaine.

En 1930, les quelques 20 millions d’Africains de l’AOF et de l’AEF ont le statut de « sujets français », et non celui de citoyens, réservé seulement à deux mille cinq cent Africains originaires de quatre communes sénégalaises (Saint-Louis, Dakar, Rufisque, Gorée). Ces « sujets français » sont corvéables à merci et soumis à l’impôt de capitation (impôt par tête), qui devait être versé en argent, ce qui obligeait les populations à effectuer des échanges monétarisés. En cas de non paiement de cet impôt, ce qui était fréquent, le contribuable récalcitrant pouvait être soumis à des travaux forcés particulièrement pénibles voire à des peines punitives corporelles. L’administration coloniale française était épaulée dans toutes ses tâches par des auxiliaires africains, ce qui permettait au faible nombre de colons présents sur le territoire d’asseoir concrètement leur pouvoir.


Emmanuel Leroueil

« Le meilleur juge par rapport au bilan de Wade, c’est le peuple »

Sara Ndao est responsable de la communication du Parti Démocratique Sénégalais en France et secrétaire chargé des relations extérieures de la Fédération nationale des cadres libéraux. Il répond aux questions de Terangaweb sur la situation pré-électorale au Sénégal, la candidature contestée d'Abdoulaye Wade, le bilan du président sénégalais et l'action militante du PDS.

Bonjour Sara, quelle analyse portes-tu sur la situation de tension actuelle de la scène politique sénégalaise ?

C’est une situation qui, en tant que Sénégalais et africain, m’attriste énormément d’autant plus qu’elle n’a pas de raison véritable d’exister. Dans un pays comme le Sénégal avec de fortes traditions démocratiques, ces violences sont injustifiées et injustifiables. On ne peut pas se dire démocrate et refuser une décision de justice. Si l’opposition sénégalaise se considère démocrate, elle devrait respecter la décision du Conseil Constitutionnel au lieu d’appeler à des manifestations et à la violence. Elle est dans une sorte d’inconscience qui la pousse à vouloir reproduire le schéma des révolutions arabes. Une bonne partie de l’opposition sénégalaise s’est complètement fourvoyée dans l’appréciation du bien et du mal en politique. Le Sénégal n’est ni la Tunisie ni la Libye, encore moins l’Egypte ou la Syrie.

Si elle estime que Wade est impopulaire, elle n’a qu’à aller aux élections. Le président Wade s’est engagé à ce que tout le processus électoral, de bout en bout, soit effectué sous la supervision d’observateurs internationaux de telle sorte qu’il ne peut y avoir de dysfonctionnement quant à la transparence. Les experts mandatés par l’UE, après un audit effectué en compagnie des techniciens de l’opposition et du pouvoir dans les locaux de la Commission électorale nationale autonome (CENA), ont récemment jugé que le fichier électoral sénégalais est crédible. Et il ne faut pas oublier que lors des élections locales de 2009, c’est l’opposition qui a gagné.

Qu’est ce qui te pousse à soutenir le président Wade pour un nouveau mandat ?

Mon engagement pour Abdoulaye Wade ne date pas d’aujourd’hui. Son bilan est incontestablement positif. Et cela, l’opposition même le reconnait. Il a beaucoup fait pour le Sénégal et pour l’Afrique de manière générale. Le Sénégal a profondément consolidé sa place dans le concert des nations et s’est mis véritablement sur le chemin du progrès et du développement grâce à la vision et au leadership du président de la république. Notre candidat fait mieux, il est entrain de révolutionner la structure mentale des sénégalais, sans laquelle rien n’est possible. Au niveau des infrastructures, de l’éducation (40% du budget consacré à l’éducation) le président Wade a beaucoup fait : on avait avant 2 universités au Sénégal, on en a 5 aujourd’hui, sans compter les institutions privées. Il a aussi beaucoup agit en matière de santé, d’agriculture notamment avec le plan GOANA. La question de son âge est une fioriture et même une imposture intellectuelle et politique ; car le président Wade, quoiqu’en disent les uns et les autres, dispose de toutes ses facultés mentales et physiques. Le meilleur juge par rapport au bilan de Wade, c’est le peuple. En bons démocrates, laissons-lui la décision.

Que réponds-tu à ceux qui n’acceptent pas la décision du Conseil constitutionnel permettant au président Wade de se représenter pour un nouveau mandat ?

Je leur réponds ceci : on ne peut pas chanter les louanges de la justice lorsqu’elle nous est favorable et la vilipender quand elle ne nous est pas favorable. Le Conseil Constitutionnel est l’instance qui devait trancher la question de la validité de la candidature de notre frère secrétaire général national. Tous ceux qui contestent la candidature du président Wade devraient lire (et c’est très important) le texte de la décision du CC qui est clair et sans appel quant à ses fondements juridiques. La loi de 2001, qui limite le nombre de mandats à deux, a été votée après le premier mandat de Maitre Abdoulaye Wade. Devrais-je rappeler ici que le principe de non rétroactivité de la loi est un principe universel du droit ? A ce titre, son premier mandat ne tombe pas sous le coup de l’article 105 de la constitution. Pas besoin d’être un spécialiste du droit pour comprendre cela. D’ailleurs, les représentations diplomatiques des pays que nous avons rencontrées ici à Paris, y compris celles des USA, nous ont confirmé qu’il n’y a aucun problème juridique sur cette question. Mais – et c’est là l’une des malédictions africaines – on est en face d’une opposition qui a soif de pouvoir, avec une génération d’opposants qui savent qu’après cette élection, leur chance de briguer la magistrature suprême s’évanouit. Ils sont dans le jusqu’au-boutisme. Toute leur stratégie est basée sur une exploitation éhontée de la situation géopolitique mondiale marquée par des révolutions dans les pays arabes. Mais s’ils écoutent la volonté du peuple, ils devraient revenir à de meilleurs sentiments. Encore une fois, inutile de vouloir reproduire bêtement le schéma des révolutions arabes. Ce dernier devient caduc et moralement inacceptable dans un pays comme le Sénégal qui dispose déjà d’une grande culture démocratique respectueuse de toutes les libertés civiles et politiques. Au lieu d’aller manifester, ils n’ont qu’à chercher à convaincre les Sénégalais de voter pour eux. Mais face à Abdoulaye Wade, ils savent qu’ils n’ont aucune chance.

Wade ne s’est-il pas décrédibilisé en revenant sur sa parole de ne pas se présenter pour un troisième mandat, notamment avec son célèbre « Ma wakhone, wakhet » ?

Je pense – et cela n’engage que moi – que Wade en 2007 avait vraiment l’intention de laisser le pouvoir à la fin de ce mandat. Mais il s’est rendu compte que les grands axes de ses projets, notamment dans les secteurs de l’agriculture, de la santé, de l’emploi des jeunes et de l’énergie – où Macky Sall a une grande part de responsabilité – sont mal ficelés ou trop en retard. Il s’est alors penché sur la question constitutionnelle d’un nouveau mandat. Des jurisconsultes lui ont dit qu’il n’y a pas de problème à ce sujet. Il s’est dit alors pourquoi pas, ne serait-ce-que pour mener ses projets à terme. Comme le dit bien le Conseil Constitutionnel, « l’opinion exprimée par le président Abdoulaye Wade, quelle que soit, par ailleurs sa solennité, ne peut valoir règle de droit dès lors qu’elle ne se traduit pas par un acte législatif ou réglementaire ». Ce n’est pas un acte de « dédiement » mais un acte de courage et de bon sens : par amour pour le Sénégal, malgré son grand âge, il s’est fixé un nouveau challenge au détriment de sa personne et de son image. Le premier principe moral en matière de politique, c’est l’intérêt du peuple. Il transcende tous les autres, quels qu’ils soient.

Ne penses-tu pas qu’on assiste actuellement à une cassure générationnelle entre Wade et les jeunes, cassure qu’incarnent les manifestations du M23 et le mouvement « Y en marre » ?

Ce sont des mouvements qui sont nés après le 23 juin, à la suite de la manifestation contre le projet de loi pour un ticket président-vice président et une élection présidentielle à un seul tour. Je signale qu’il y avait des jeunes libéraux dans cette manifestation. Je pense que c’était une erreur monumentale de vouloir faire élire le président au premier tour, avec 20% des voix. Cela a favorisé la colère et la révolte de jeunes patriotes, y compris des Wadistes. Mais lorsque la proposition a été retirée, ces jeunes sont retournés au bercail. A partir de là, il y a un certain nombre d’opportunistes, comme Alioune Tine qui se dit de la société civile, alors que c’est un politicien comme un autre, qui ont profité de cette situation pour se donner une légitimité. Bien qu’ils n’arrivent plus à rassembler autant, ils se disent majoritaires. Ils ont exploité une misère de certains rappeurs qui ont une connivence avec certaines familles politiques, par exemple le PS, pour se faire un nom. C’est un mouvement qui est loin d’être apolitique, loin d’être majoritaire, loin d’être représentatif de la jeunesse sénégalaise. Si le M23 est un mouvement de la société civile, il devrait être à équidistance de tous les partis. Ils ne l’ont pas fait, ce qui pose un problème d’objectivité.

Il n’y a pas de schisme entre Wade et la jeunesse. Les nouvelles générations ont vu ce que Wade a fait pour eux en matière d’éducation et même d’emploi, même s’il reste des choses à faire. A 90% dans les manifestations pro-Wade, vous allez trouvez des jeunes. Je demande aux journalistes de faire leur travail et de vérifier objectivement les informations. Ils verront que Wade n’est pas impopulaire au niveau de la jeunesse. Mais ses soutiens ne crient pas, ne cassent pas, donc ils sont moins visibles. La meilleure façon de prouver tout cela, ce sont les élections du 26 février prochain, qui seront transparentes. Il ne faut pas avoir peur d’aller aux élections. Il y a des dispositifs administratifs et sécuritaires qui ont été pris et qui donnent la garantie que les élections se passeront dans de meilleures conditions, et qu’on ne peut pas tricher au Sénégal en la matière (cf victoire opposition aux élections locales en 2009). Wade est un démocrate. Il ne le fera pas, même s’il en avait la possibilité. Laissons le peuple sénégalais choisir librement. Il faut arrêter avec les intimidations et les menaces, qu’elles viennent de l’intérieur ou de l’extérieur du pays. On est déterminé à consolider notre démocratie et à faire respecter notre souveraineté nationale.

A ce sujet, peux-tu nous expliquer comment se passe la campagne électorale pour les militants du PDS en France ?

Actuellement, il y a 53 000 inscrits sur les listes électorales sénégalaises dans toute la France. Il y a à peu près 13 000 nouveaux inscrits dont 11 083 pour la seule région d’Ile de France. La seule inconnue dans ces élections, ce sont ces nouveaux inscrits. Parce que les anciens sont en général plutôt pro-Wade, et lui restent fidèles. Sur proposition de Amadou Ciré Sall, député des Sénégalais de l’extérieur et Secrétaire général de la Fédération du PDS en France, nous avons constitué une trentaine de groupes de 5 personnes, pour sillonner tous les foyers de forte concentration de populations sénégalaises et aller à la rencontre des familles, des associations et chefs religieux. Nous avons parlé avec ces électeurs, et nous avons notés aussi que parmi ces nouveaux inscrits, il y a beaucoup de Sénégalais nés en France avec la double nationalité. Quand on leur explique, de manière claire, que Maitre Wade, contrairement à ce que veut fait croire l’opposition avec la complicité amorale d’une certaine presse française, n’est pas en train de briguer un troisième mandat, ils sont disposés à aller voter pour lui, car ils trouvent que son bilan est plus que positif. Lorsqu’elle vient en France, au lieu de s’installer dans des hôtels luxueux pour livrer des déclarations incendiaires, l’opposition aurait mieux à faire le travail de terrain que nous menons. En politique, la vérité se trouve sur le terrain, et pas ailleurs.

Propos recueillis par Emmanuel Leroueil

Les réformes du secteur minier en Afrique

Dans un récent document, « Les ressources minérales et le développement de l’Afrique », la Commission économique pour l’Afrique de l’ONU (CEA) souligne les enjeux de ce secteur pour le continent africain. Si les prix des ressources minières ont rarement été aussi élevés sur les marchés, les Etats africains et leurs populations en profitent en général relativement peu, du fait d’une taxation inadéquate, de partenariats public-privés mal négociés, d’une mauvaise régulation du secteur et d’un interventionnisme public mal calibré. L’intérêt du rapport de la CEA est d’évaluer un certain nombre de réformes mises en œuvre dans différents pays africains pour en déduire de bonnes et de mauvaises pratiques.

Encadrer l’économie informelle

Le secteur minier est particulièrement concerné par le travail au noir. Cela concerne par exemple l’extraction minière sans autorisations par de petites mains travaillant souvent dans des conditions éprouvantes (travail des enfants, exposition à des produits dangereux). Dans les zones minières de la République Démocratique du Congo ou de la Centrafrique, cette activité d’extraction informelle est la principale source d’occupation des habitants, parfois au détriment de l’agriculture de subsistance. Le deuxième volet de l’économie minière informelle concerne la vente des ressources minières hors des circuits officiels, et donc sans taxation, ce qui peut constituer une importante perte de revenus pour les Etats concernés par ce phénomène.

Des pays africains ont impulsé des politiques visant à remédier à cet état de fait. La Tanzanie a ainsi procédé à la libéralisation du commerce des produits minéraux, un ancien monopole public. L’Etat tanzanien a octroyé des licences aux opérateurs du marché, leur facilitant leur activité de commerce à condition qu’ils déclarent les quantités échangées qui sont ensuite taxées. « Au Mozambique, le fonds de développement du secteur minier, créé par le Gouvernement, joue un double rôle en aidant (financièrement et techniquement) et en promouvant l’exploitation minière artisanale et à petite échelle, tout en servant d’acheteur d’or, en particulier sur les sites reculés où les exploitants ont peu accès aux marchés concurrentiels. Dans ces endroits éloignés, ce fonds est souvent le seul acheteur légal. » Au Zimbabwe, l’Etat a réussi à court-circuiter la plupart des intermédiaires marchands en proposant aux extracteurs des prix fixes proches de ceux du marché, ce qui a pour effet de réduire leur incertitude. L’interventionnisme public dans le secteur minier en Afrique est en mutation : l’Etat n’essaye plus d’être le seul opérateur du secteur, mais plutôt un intermédiaire incontournable qui peut s’appuyer sur l’initiative privée des petits artisans et des petits commerçants.

Ce type de réforme pose parfois de nouvelles difficultés. Ainsi, au Ghana, la Ghana Mineral Commission a lancé il y a quelques années un programme visant à doter les acteurs informels du secteur minier d’outils industriels et de conseils pour améliorer leur productivité et les pousser à régulariser leur situation auprès de l’Etat. Dans les faits, le recours à un matériel lourd par un grand nombre d’opérateurs insuffisamment encadrés a conduit à une utilisation anarchique avec des conséquences dommageables pour l’environnement. « Étant donné que les exploitants ne suivent pas de bonnes pratiques, la mécanisation de leurs activités a augmenté le nombre d’accidents, comme l’effondrement des puits et des remblais, par exemple. »

Favoriser financièrement et techniquement la prospection minière

L’un des principaux facteurs discriminants pour les opérateurs africains autochtones dans le secteur minier est le déficit de moyens financiers et techniques, notamment en ce qui concerne la prospection minière. Si le secteur continue à être dominé par de grandes multinationales, si les « étrangers » continuent d’être les principaux exploitants des ressources minières de l’Afrique, c’est parce que l’exploitation minière nécessite de mobiliser beaucoup de capitaux et qu’elle requiert une expertise technique pointue (géologie, ingénierie mécanique…) dans la perspective d’une production industrielle. La barrière à l’entrée est trop importante pour les entrepreneurs locaux qui sont réduits au rôle de sous-traitants mineurs, qui captent peu de valeur-ajoutée dans le processus de vente des produits minéraux. Des gouvernements africains ont tenté d’apporter des réponses à ce problème. Au Mozambique, en Afrique du Sud ou au Ghana, des prêts publics sont octroyés à de petits exploitants pour favoriser la prospection minière. Ces prêts restent cependant dérisoires au regard des besoins et du potentiel de prospection en Afrique. De plus, les conditions d’accès à ces financements sont souvent trop contraignantes pour les petits exploitants du secteur informel, et bénéficient plutôt à des acteurs déjà bien structurés.

« Un important enseignement est que pour avoir accès au financement, les petits opérateurs miniers ont besoin de l’appui d’un partenaire technique compétent. Prêteurs et actionnaires recherchent une expérience prouvée dans le domaine de la gestion et des flux de trésorerie reposant sur de bonnes réserves de minerai entre autres – autant d’attributs faisant cruellement défaut chez les petits opérateurs miniers. »

L’une des politiques les plus efficaces de renforcement des capacités d’exploitants miniers locaux consiste à favoriser leurs partenariats avec des multinationales établies, qui fournissent expertise technique et garanties financières, et peuvent en contrepartie participer au capital de jeunes entreprises prometteuses qui sont privilégiées au sein de leur espace national. « En Afrique du Sud, l’encadrement et la sous-traitance préférentielle font tous deux parties de la Charte minière, ce qui indique une voie dans laquelle les lois nationales sont mises au point pour exécuter des programmes de sous-traitance et d’encadrement par les grandes compagnies minières. » Cette stratégie de parrainage de futurs champions nationaux par des entreprises internationales matures, qui se traduit par un transfert de technologie, une facilité d’accès au crédit et une meilleure appréhension des marchés internationaux, s’est déjà révélée concluante dans plusieurs secteurs industriels, notamment dans les pays d’Asie du Sud-Est.

La réforme du secteur minier est une priorité dans l’agenda politique de plusieurs pays africains, comme la Guinée Conakry ou la Centrafrique, pays pour lesquels elle constitue un levier stratégique d’amélioration de la situation économique et sociale. Ces pays gagneront à tirer des enseignements empiriques des réformes mises en œuvre dans d’autres pays africains.

Emmanuel LEROUEIL

Toutes les citations sont issues du rapport cité au début de l'article

Pour aller plus loin, du même auteur : http://terangaweb.com/2011/04/04/la-centrafrique-face-a-la-malediction-du-diamant/

Ngozi Okonjo-Iweala, la réformatrice du Nigeria

Dans un précédent article consacré à Linah Moholo, Gouverneur de la Banque centrale du Botswana, nous remarquions que le développement des banques centrales et d’investissement en Afrique avait permis l’émergence d’une nouvelle élite de femmes technocrates accédant à de fortes responsabilités. Ce constat vaut aussi pour les grandes institutions financières internationales qui se sont ouvertes ces dernières décennies à des profils en provenance des différents continents. De leurs rangs ont émergé des économistes africaines aussi brillantes et engagées dans l’avenir du continent que la zambienne Dambisa Moyo, la présidente libérienne et prix Nobel Ellen Johnson-Sirleaf, ou l’actuelle ministre de l’économie et des finances de la République fédérale du Nigeria, Ngozi Okonjo-Iweala. En charge du développement économique du pays le plus peuplé d’Afrique, 158 millions d’habitant, qui concentre les espoirs continentaux (une croissance économique robuste, un dynamisme social et culturel) de même que ses pires craintes (violences confessionnelles, processus démocratique contesté, violence sociale, pauvreté endémique et chômage de masse…), Ngozi Okonjo-Iweala fait partie des personnes qui sont concrètement en charge du présent et de l’avenir de l'Afrique.

Son parcours

Ngozi Okonjo-Iweala est née en 1954 au sein d’une famille aisée du Sud du Nigéria. Ses deux parents sont professeurs d’université, son père est également le chef traditionnel des Igbo à l’intérieur de l’Etat du Delta. Elle aurait pu passer une enfance privilégiée si le déclenchement de la guerre du Biafra (1967-1970) n’était pas venu bouleverser l’existence de tous les habitants du Sud du Nigéria. Son père est enrôlé dans l’armée rebelle du Biafra au rang de général de brigade, sa mère s’engage dans la logistique de soutien aux combattants du Sud. Les enfants vivent au milieu d’une violence extraordinaire qui causera la mort de millions de personnes (entre 2 à 3 millions de victimes suivant les estimations). Peu après la guerre, la jeune Ngozi s’envole pour les Etats-Unis où elle entame un parcours universitaire particulièrement brillant. Elle s’inscrit à Harvard et y choisit l’économie un peu par hasard – elle voulait à la base faire de la géographie mais il n’y avait pas de licence dédiée à la matière – et en sortira avec les honneurs puisqu’elle obtient sa maîtrise avec mention très bien en 1976. Elle poursuit des études doctorales en économie et planification urbaine et régionale au Massachussetts Institute of Technology (MIT) où elle obtient son Ph.D.

En 1982, elle intègre à l’âge de 28 ans la Banque Mondiale où elle va quasiment faire toute sa carrière professionnelle. Durant 21 années, elle occupe différents postes au sein de l’institution mondiale de financement du développement, où elle ne se cantonne pas à l’Afrique. Elle a ainsi été directrice des opérations pour l’unité sous-régionale Asie du Sud-Est et Mongolie ainsi que directrice des opérations pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord. Auréolée de cette expérience internationale, elle est nommée en 2003 ministre des finances par le président Olusegun Obasanjo. Durant ce premier mandat, elle s’illustre par la renégociation de la dette extérieure du Nigéria et parvient, après des négociations avec le Club de Paris qui rassemble les prêteurs institutionnels bilatéraux, a effacé 18 milliards de dollars de dettes. Elle s’appliquera également à faire évaluer la crédibilité d’emprunteur du Nigéria par les agences de notation Fitch et Standard & Poor’s, afin de permettre à l’Etat fédéral nigérian de lever des fonds sur les marchés financiers internationaux.

En juin 2006, elle est nommée ministre des affaires étrangères, et devient la première femme à occuper ce poste (de même pour le poste de ministre des finances). Elle ne le conservera toutefois pas longtemps, car elle démissionne et sort du gouvernement Obasanjo trois mois plus tard. Cette démission serait due à sa perte d’influence relative au sein du gouvernement et aux contrecoups médiatiques d’une polémique sur son salaire de ministre. Un média d’opposition révèle que Ngozi Okonjo-Iweala a conservé en tant que ministre son ancien salaire de haut fonctionnaire international, qui s’élevait à 240 000$, bien supérieur aux salaires des autres ministres.

Durant sa petite « traversée du désert », Mme Okonjo-Iweala fonde NOI-Gallup, un institut de sondage d’opinion nigérian, et Makeda Fund, un fonds d’investissement dans des entreprises dirigées par des Africaines. Elle revient très vite sur le devant de la scène. En octobre 2007, le président de la Banque mondiale, Robert Zoellick, la rappelle au sein de son institution d’origine, au rang de directrice générale en charge des régions Afrique, Asie du Sud, Europe et Asie centrale. A ce haut poste de direction, elle est également en charge des ressources humaines au sein de la Banque mondiale. Cette position stratégique vaudra à la technocrate nigériane, mariée et mère de quatre enfants tous passés par Harvard, d’être régulièrement classée parmi les personnalités les plus influentes du monde par le magazine Forbes. 2011 se révèle être l’année de son grand come-back au pays natal : après sa victoire électorale à la présidentielle et le succès de son parti aux législatives, le président Goodluck Jonathan nomme Ngozi Okonjo-Iweala au poste de ministre des finances et de l’économie, chapeautant l’ensemble des politiques économiques et de développement du pays, un poste que d’aucuns considèrent être celui d’un véritable Premier ministre.

Sa vision du développement

«Que faut-il faire? Notre priorité absolue dans le budget actuel est la sécurité. En second lieu viennent l’infrastructure, l’infrastructure et l’infrastructure, parce que c’est un des goulets d’étranglement qui empêchent les autres secteurs de travailler. Il nous faut de l’électricité, des routes et des ports. Nous avons récemment lancé la réforme des ports; nous avons essayé d’abaisser le coût du passage par nos ports et d’épargner aux gens les tensions que cela implique, par exemple de trois à quatre semaines d’attente pour le dédouanement des marchandises. Nous avons essayé de ramener ce délai à une semaine et même moins, en réduisant de moitié le nombre d’agences dans les ports et en combattant la corruption, l’extorsion et les autres pratiques de ce secteur, afin de diminuer le coût pour les entreprises.» C’est ainsi que la ministre de l’économie et des finances explique ses priorités actuelles.

S’il est une marque de fabrique d’Okonjo-Iweala en tant que ministre de l’économie, c’est son action en faveur de l’assainissement et de la rationalisation de l’environnement des affaires au Nigéria. Concrètement, cela signifie lutter contre la corruption, mettre un terme à l’opacité des transactions et de l’information financière en rendant public par exemple le montant des subventions versées par l’Etat fédéral aux Etats fédérés, en s’assurant que les comptes financiers des banques et des grandes entreprises ne sont pas truqués et en condamnant pénalement les contrevenants… Ou encore simplifier les procédures pour faciliter l’entreprenariat et la gestion quotidienne des entreprises. Dans un pays où ce climat des affaires est particulièrement opaque et corrompu, la ministre est loin d’avoir fini son œuvre et a rencontré beaucoup de résistances chemin faisant.

Si Ngozi Okonjo-Iweala refuse de se situer par rapport à une école de pensée en matière de théorie du développement, « il n’existe pas de réponse toute faite aux problèmes de croissance et de développement (…), il n’y a pas de potion magique – cela incite à l’humilité et rend service » affirme t’elle, la technocrate de la Banque mondiale reste assez orthodoxe dans son approche de la politique économique : « sans environnement macroéconomique efficace et stable, il n’y a pas de progrès durable. Il faut mettre en œuvre une politique budgétaire prudente et une politique rationnelle de la monnaie et du taux de change, en suivant la compétitivité à la trace, et cela veut dire qu’il faut s’adapter en permanence. »

Concernant le Nigéria, et la plupart des pays d’Afrique subsaharienne par extension, le facteur clé selon Mme Okonjo-Iweala, au-delà d’un environnement macroéconomique stable et d’un climat des affaires favorable, est l’investissement dans les infrastructures. Elle considère que la manque d’infrastructure est le principal handicap des économies africaines, puisque cela engendre des surcoûts (ce qui rend leurs produits moins compétitifs sur le marché international), cela dissuade les investissements, cela ralentit les transactions économiques internes, ce qui freine la croissance. Construire des routes, des chemins de fer, améliorer les capacités logistiques des ports et étendre les réseaux de communications est une nécessité absolue pour sortir l’Afrique de son isolement dans un espace mondial interconnecté. Nécessité d’autant plus urgente après les « décennies perdues » des années 80 et 90 qui se sont caractérisées par un sous-investissement dans les infrastructures énergétiques et de transport. L’Afrique va donc devoir mobiliser des ressources considérables pour investir, rattraper ce retard et être au niveau de ses nouveaux besoins. Comment faire alors que les budgets sont serrés ?

Ngozi Okonjo-Iweala propose une solution. Elle souhaite que les grands pays donateurs, les pays riches de l’OCDE, au lieu de prêter des fonds qu’ils ne possèdent plus, émettent et garantissent des obligations sur le marché de New York qui serviraient à financer les investissements pour le développement de l’Afrique. « Le plus important, c’est que l’émission d’une telle obligation pourrait changer du jour au lendemain l’image de l’Afrique comme endroit favorable aux affaires. Bénéficiant d’un financement garanti de 100 milliards de dollars, les entreprises privées du monde entier feraient la queue pour fournir l’infrastructure à l’Afrique ». Au moment où la plupart des pays de l’OCDE sont confrontés à des problèmes de dette souveraine, où la zone euro ne souhaite pas émettre d’eurobond pour elle-même, la solution d’Okonjo-Iweala semble peu réalisable à court terme. Il serait sans doute plus judicieux que les pays africains s’entendent ensemble et offrent les garanties nécessaires pour l’émission de ces obligations pour le financement de leur propre développement.

 

Emmanuel Leroueil

Les citations de Mme Ngozi Okonjo-Iweala sont toutes issues de l'entretien qu'elle a accordé à Finances & développement : http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2011/12/pdf/people.pdf

Les arguments économiques en faveur de l’intégration africaine (1) : les besoins

On peut qualifier à grands traits les différentes économies africaines d’économie d’autosubsistance sous-productive. Elles se caractérisent par une forte proportion de main d’œuvre présente dans le secteur primaire (agriculture, élevage) traditionnel, peu productif et générant peu ou pas de surplus qui pourrait être réinvesti. Les personnes qui travaillent dans ces activités produisent avant tout pour leur propre consommation, ce qui explique leur « stagnation », voire la dégradation de leurs conditions de vie en cas de renchérissement des prix des produits de première nécessité.

A côté de ce secteur primaire d’autosubsistance, le principal employeur de la force de travail africaine est le secteur informel. Ce dernier peut se définir comme l’ensemble des activités de service qui échappent aux normes et à la taxation de l’Etat et qui recouvrent un assez large spectre : services à la personne (femmes de ménage, coiffeurs, etc.), services alimentaires, petits commerces, récupération, recyclage, transformation et fabrication de produits artisanaux ou semi-industriels. Ces activités se caractérisent généralement par un faible coût d’entrée, par une faible productivité et par une concurrence féroce qui entraîne les prix à la baisse, limitant les profits et donc les capacités de réinvestissement. Comme l’explique l’économiste Philippe Hugon, « dans la mesure où l’argent est le facteur rare, les petits producteurs cherchent à maximiser les rendements par rapport aux dépenses monétaires. Ils subissent les aléas d’approvisionnement et de débouchés sur des marchés parcellisés et fluctuants. Ils cherchent dès lors à reporter sur l’environnement une partie du risque, à internaliser certaines transactions au niveau des unités domestiques et à amortir les chocs (utilisation de main d’œuvre familiale, logique de diversification…) ».

Les freins au développement endogène

L’agriculture vivrière, le petit commerce et les services à la personne font partie des piliers du développement endogène, c'est-à-dire l’écosystème qui voit la production interne absorbée par la demande interne. Or, en Afrique, ces secteurs échappent en grande partie à la logique d’accumulation capitaliste.
Comme Karl Marx a pu le décrire dans son maître-livre en trois tomes, Le Capital, le circuit d’accumulation comporte deux actes : la réalisation d’une plus-value sur la production (ce que Marx appelle le surtravail) ; la transformation de cette plus-value en profit monétaire après un acte de vente. Prenons une illustration simple. Un boulanger emploie 5 ouvriers dont la masse salariale représente la valeur de 10 000 pains vendus/mois, à quoi s’ajoutent les différents frais de fonctionnement ainsi que des coûts fixes, d’une valeur de 4000 pains vendus. Les 5 ouvriers produisent 20 000 pains par mois. Le boulanger réalise donc une plus-value sur la production équivalente à 6000 pains. Mais encore faut-il qu’il puisse convertir cette plus-value productive en profit monétaire, et donc trouver des clients pour ses 20 000 pains.

Enfin, pour que la définition du capitalisme soit complète, encore faut-il rajouter que l’accumulation monétaire doit être systématiquement réinvestie pour élargir le champ des profits futurs. « Ce qui, fondamentalement, caractérise le capitalisme, c’est la recherche du profit en vue d’élargir le champ des activités profitables ; pourtant l’accumulation n’est pas tout ; elle est enveloppée dans un puissant mouvement de marchandisation, stimulée par la concurrence et épaulée par l’innovation, la recherche de positions monopolistes et les projets toujours renouvelés des entrepreneurs. La logique capitaliste est une logique complexe porteuse d’incessantes dynamiques transformatrices. » Michel Beaud, dans Capitalisme, logiques sociales et dynamiques transformatrices.

Dans le cadre d’une économie d’autosubsistance sous-productive, notre boulanger ferait face à deux handicaps : du fait du manque de matériel, de capitaux ou de technique, sa plus-value productive serait faible ou inexistante et il aurait du mal à la monétiser, faute de clients solvables ou du fait d’une offre surabondante par rapport à la demande. Il est possible à cette aune d’identifier les principaux handicaps au développement endogène de l’Afrique : l’étroitesse des marchés solvables, la faible productivité des facteurs de production (terre, hommes, capitaux), la faiblesse de l’épargne locale mais surtout son non-réinvestissement dans le tissu économique. Voilà portraiturée le côté pile des économies africaines, en tant que système économique endogène. Mais ces économies sont également inscrites dans un faisceau des relations commerciales et financières avec le reste du monde, qui représentent le côté face qu’il nous reste à brosser.

L'Afrique dans l'économie-monde : des termes de l'échange défavorables

L’Afrique n’est pas, et n’a jamais été, un îlot isolé par rapport au reste du monde. Au contraire, elle est fortement imbriquée dans un réseau de relations humaines, commerciales et financières que l’on peut qualifier d’économie-monde. Concrètement, cela se traduit, outre les migrations intercontinentales de population, les échanges d’idées et de techniques, par des échanges de produits et des flux monétaires. Le problème du continent africain est que seule une faible proportion de son économie et de sa population tire profit de ces échanges, qui s’expriment particulièrement dans le secteur de l’agriculture vivrière, l’agro-business destiné à l’exportation (cultures hors saisons, produits exotiques), l’extraction minière et pétrolière, et une minuscule proportion de services à haute-valeur ajoutée (finance, ingénierie, commerce import-export, haute administration internationale, etc.). Mis à part ce dernier secteur, les autres secteurs, issus du secteur primaire, captent une faible proportion de la valeur ajoutée finale des processus dans lesquels ils sont impliqués. Si les acteurs locaux investis dans ces secteurs peuvent en tirer des bénéfices personnels, les économies africaines connaissent des termes de l’échange (rapport entre les prix moyens des exportations et des importations, pour déterminer le pouvoir d’achat d’un pays ou d’une zone) défavorables. 

La situation actuelle a ceci de paradoxale que ce sont des secteurs qui concernent une infime proportion de la population (pétrole, mines, services financiers, agro-industrie) qui tirent la croissance de la plupart des pays africains, et que les revenus de ces secteurs n’arrivent pas à être réinvestis sur place (exemple du Cameroun), pour les raisons déjà mentionnées concernant les handicaps au développement endogène. C'est pour cela que l'on peut qualifier ces pays d'économies rentières sous-productives, quand la majorité de la population locale continue à vivre dans un système d'autoconsommation. Le serpent se mord la queue. Quand bien même des entreprises africaines voudraient entrer dans la concurrence internationale sur les produits industriels à plus forte valeur ajoutée, elles devraient faire face à des handicaps importants : outre les déficits technologiques et l’accès au crédit plus coûteux et difficile, les coûts de production (énergie et transport notamment) sont beaucoup plus importants pour des services de moins bonne qualité. Du fait d’infrastructures déficientes et de contrôles douaniers répétés, un producteur béninois peux livrer sa marchandise plus rapidement à Singapour qu’au Tchad !

Enfin, à l’ensemble de ces handicaps, il faudrait rajouter des éléments comme la faiblesse de l’environnement réglementaire et de contrôle, qui incite à la corruption ; l’instabilité politique ; la faiblesse du leadership et la vision stratégique déficiente chez de trop nombreux acteurs-clé de la décision politique et économique continentale.
Telle est l’équation compliquée dans laquelle se retrouvent les pays africains, dont il semble difficile de s’extraire dans l’état actuel des forces institutionnelles. Tels sont les besoins auxquels des ensembles sous-régionaux intégrés politiquement et économiquement, solidaires et cohésifs, pourraient apporter des solutions pratiques déterminantes pour l’avenir du continent.

 

Emmanuel Leroueil

 

Viva Riva !

« Viva Riva ! » est le film que j’attendais depuis longtemps. J’en avais marre des films africains – je parle ici de l’Afrique subsaharienne francophone – qui racontent des histoires de villages, des comédies parfois marrantes mais sans plus, des drames sur la période coloniale ou pré-coloniale, parfois poignants, mais pas le genre de films qu’on veut voir un vendredi soir pour passer un bon moment. « Viva Riva » est tout ce que ces films ne sont pas. Un film qui vous fait passer un super moment en vous scotchant sur votre fauteuil. Un thriller moderne qui dépeint les réalités d’aujourd’hui, qui dépeint la misère quotidienne tout en vous donnant du rêve. Une peinture moderne de Kinshasa et de la jeunesse urbaine qui y vit, de manière énergique et trépidante, mais sans repères, perdue dans une course nihiliste vers l’argent facile et les satisfactions matérielles et sexuelle immédiates.

L’histoire est celle de Riva, jeune congolais qui revient à Kinshasa d’un exil de dix ans en Angola. Il ramène dans ses bagages une cargaison d’essence qu’il a volée à son ancien boss, un mafieux angolais, qui est à sa poursuite. Le contexte général est celui d’une économie de pénurie – les voitures ne roulent plus parce que les stations n’ont plus d’essence, les coupures de courant s’enchaînent parce qu’il n’y a plus de fuel – où le contrôle de l’essence devient un élément stratégique de pouvoir et d’argent. Autant dire que Riva joue désormais dans la cour des grands, lui l’ancien petit gangster flambeur. L’histoire se complique lorsqu’il tombe amoureux de Nora, danseuse rencontrée un soir, accessoirement la maîtresse d’un parrain de la mafia locale, dont il n’aura de cesse de conquérir le cœur et le corps.

 

Le film est cru – la jolie fille qui pisse dans un buisson – les scènes adultes nombreuses et osées, la violence récurrente, sans que cela nuise au déroulement de l’histoire, bien au contraire. Une multitude de personnages secondaires viennent apporter de la densité à ce film, résolument moderne dans la manière d’être filmé et scénarisé. Il y a l’enfant des rues, sans qui le tableau de Kinshasa serait incomplet, serviteur intéressé, serviable mais plus fidèle et loyal à Riva que bien d’autres de ses supposés amis. Il y a la « commandante », une officier des douanes lesbienne plus ou moins corruptible, mais qui n’est pas méchante en tant que telle, juste une débrouillarde prise en otage par les difficultés de la vie. Il y a le père curé qui traficote un peu de tout, tout en jouant de la carte de la moralité quand cela l’arrange. Et au centre de l’histoire, Riva, flambeur, sympa, bon vivant, inconscient, imprudent, sans autre but dans la vie que gagner de l’argent, sans intérêt pour l’histoire, la culture, juste le présent et le plaisir.

En écho à Gangoueus qui se demandait si la musique contemporaine – et par extension la culture – congolaise était masochiste, « Viva Riva ! » semble plutôt indiquer qu’elle est nihiliste : elle ne croit en rien d’autre que le plaisir personnel immédiat, que l’argent incarne, avec ses différents attributs: belles filles, beaux vêtements, belles caisses. Ce film reflète bien cette course effrénée de la vie sans destination connue. Pas de morale – si ce n’est celle que distille le personnage de Nora, elle-même poule de luxe, qui dit à Riva que « l’argent est un poison qui finit par te brûler » – juste une peinture de la comédie humaine qui se joue en Afrique, où faute de repères idéologiques, éthiques ou religieux solides, nos contemporains vivent au jour le jour en quête de légitimes satisfactions immédiates. L’histoire met d’ailleurs bien en lumière les failles de ceux qui se réclament d’une morale (les parents de Riva, le prêtre, Nora, la femme de J.M) qui guiderait leur vie, alors qu’ils sont réduits à l’impuissance ou aux compromissions.

« Viva Riva » est un film important. J’espère qu’il ouvre les vannes d’une nouvelle génération de films d’Afrique francophone. Des films qui vous donnent juste envie de payer votre place de cinéma et de passer un bon moment.

 

Emmanuel Leroueil

Seun Kuti, l’Afrique révoltée en chansons

Mettre des mots simples sur les aspirations profondes de ses contemporains. Créer les rythmes qui électrisent les corps, affolent les sens. Transcender la frustration et le sentiment d’injustice qui habitent les Africains pour les conduire vers une philosophie de la révolte. C’est ainsi que l’on peut résumer l’esprit qui anime l’afrobeat. Et c’est à cette aune qu’il faut juger le rôle joué en ces temps agités par le principal héritier de ce courant musical, Seun Kuti.

Oluseun Anikulapo Kuti est un héritier de génie. Il est le plus jeune fils de Fela Kuti (1938 – 1997), fondateur de l’afrobeat, un syncrétisme musical aux confluences du jazz, du funk et des rythmes traditionnels yorubas, qui s’exprime dans un mélange d'anglais bâtard et de dialecte nigérian des faubourgs de Lagos. Seun Kuti naît en 1982 quand son père est au sommet de son art et au pinacle de sa figure d’artiste protestataire contre les dérives politico-économiques d’un Nigeria et d’une Afrique en déshérence. Né dans la musique, Seun se révèle particulièrement prédisposé : à l’âge de 8 ans, il joue du saxophone et du piano ; à 9 ans, il est choriste dans l’orchestre de son père et assure bientôt les chansons d’ouverture de ses spectacles. Lorsque ce dernier disparaît tragiquement en 1997, c’est tout naturellement que les vétérans du mythique orchestre de son père, l'Egypt 80', se rangent derrière l’adolescent de 15 ans. Pendant près de dix ans, le jeune homme sera le légataire du répertoire de son père auquel il donnera une nouvelle jeunesse et une nouvelle exposition mondiale.

Seun Kuti sort son premier album personnel en 2008, Many things. L’album, furieux et puissant, puise incontestablement à la source du père, dans la force d’entraînement de la rythmique afrobeat, dans la philosophie des paroles percutantes, dans la présence scénique du jeune saxophoniste, chanteur et danseur. Mais Seun innove également, en intégrant de nouvelles influences reggae et hip hop à sa musique, en insistant plus sur les paroles, ce qui lui permet de mieux affirmer son message politique, on ne peut plus clair et engagé dans ses différents titres.

African Problems

Dans cette chanson, Seun Kuti incite d'une voix rugissante les Africains à dépasser le découragement qui les saisit devant l'immensité des problèmes du continent. Le chœur de chanter : « Les problèmes africains » et Seun de répondre « y en a trop pour en parler, trop pour y penser, trop pour les chanter » mais pourtant « je dois en parler, je dois les chanter, je dois les hurler » avant de saluer ses "frères là où ils meurent pour le futur de l'Afrique, là où ils se battent pour le futur". C'est investi d'un projet messianique qu'il entonne en refrain : "je dois essayer d'apprendre aux gens une nouvelle mentalité, leur faire apprécier la supériorité africaine" qui contraste avec la "médiocrité de nos leaders qui nous laissent dans une souffrance et une pauvreté sans fin". Le crédo politique de l'afrobeat est posé, qui puise aux sources du panafricanisme, qui exhorte à la revalorisation culturelle africaine, idéologie contestataire et progressiste qui incite à la révolte du peuple face aux détournements démocratiques et économiques. Fela n'aurait pas dit mieux. 

Ne m'amène pas cette merde

"Don't give that shit to me" évoque de manière crue une triste réalité du continent, qui a vu l'Afrique devenir la poubelle du monde développé. La chanson fait écho au drame du Probo Koala qui a mis en lumière l'exportation en Afrique de déchets toxiques. "On voit plein de merde en Afrique, on est dedans quotidiennement" constate Seun Kuti, qui évoque "la politique merdique et l'économie merdique". La merde est ici une métaphore englobante des différents maux africains que le chanteur énumère : la désunion, la malhonnêteté, la disgrâce, la discrimination, la destruction, la dévaluation… Mais la merde ne vient pas que de l'extérieur, et c'est aussi à "ses frères et soeurs" que Seun s'adresse en leur demandant "ne m'amenez pas cette merde, ne l'amenez pas à l'Afrique".

En 2011, alors que la jeunesse africaine se révolte un peu partout et bouscule certains pouvoirs corrompus, Seun Kuti sort un second album personnel en parfaite résonance avec le climat continental. From Africa with fury : Rise est à ranger dans la catégorie des hymnes de toute une génération. On pourra dans le futur se souvenir de la décennie 2010 en Afrique et des idées qui habitaient les hommes et femmes de cette époque, en réécoutant les morceaux de Seun Kuti. Chaque chanson est un slogan politique, chaque parole une invitation à la révolte citoyenne, à la reprise en main de la destinée africaine par les jeunes générations sacrifiées.

Mr Big Thief

Ce morceau est un formidable hommage à la musique de Fela. Il commence par un long instrumental jazz dont seul l'Egypt 80' a le secret, une rythmique percussion – cuivres à la signature si particulière. Le thème de la chanson ensuite, le "grand voleur", est une figure récurrente de l'afrobeat, une personnification de la corruption, désigné parfois nommément (Obasanjo par Femi Kuti), parfois génériquement comme c'est le cas dans cette chanson. "Si tu ne connais pas M. le grand voleur, je vais t'en parler : tout le monde respecte M. le grand voleur ; la police le protège, cette police qui est censée l'arrêter ; tu le vois montrer son pouvoir". Monsieur le grand voleur est un notable, un homme lié au parti au pouvoir, un homme d'affaire influent et respecté. Un homme envié par le tout venant. Un exemple pour la société. C'est ce renversement des valeurs que dénonce Seun Kuti, sur un ton d'autant plus mordant qu'il s'exprime par l'humour.

Rise

C'est sur un ton plus apaisé que d'habitude que Seun entonne que "nous devons nous soulever" . La révolte est devenue une évidence, l'artiste n'est plus dans l'appel enflammé, mais dans la tranquille affirmation du nouveau crédo d'une jeunesse africaine pour qui la coupe est pleine. "Je pleure pour mon pays quand je vois entre les mains de qui il se trouve" ; "Il n'y a pas de business à faire sur le dos de notre pays", avant que soit entonné le refrain "Nous devrons nous révolter un jour". Cette révolte doit être multiforme, et Seun pointe nommément du doigt les pouvoirs contre lesquels il faudra se soulever : les compagnies pétrolières qui pour du pétrole détruisent les terres (la situation du Biafra sert évidemment ici de toile de fond), "ceux qui utilisent nos frères comme esclaves tailleurs de pierre", les dirigeants africains corrompus, les multinationales prédatrices et corruptrices comme Monsanto et Halliburton. Au-delà des mots, ce morceau constitue une évolution musicale dans la discographie de Seun et dans le courant afrobeat, laissant plus de place à la guitare et à la musique synthétique. Le jeune artiste s'inspire de son temps, de sa nouvelle musique et de son nouveau contexte politique et social. Mais comme il le reconnait lui-même, les choses n'ont pas tant changé que cela entre le Nigeria des années 1970 où vivait le jeune Fela et le Nigeria de 2011 de Seun. Les problèmes sont les mêmes. Le devoir du chanteur afrobeat n'a pas changé.

Une philosophie que Seun décrit lui-même au cours d'une interview : "Aujourd'hui en Afrique, la plupart des gens luttent en silence. La répression systématique des populations les a rendu aveugle à leur réalité. Tout le monde pense d'abord à sa survie. Personne ne veut s'élever contre quelque chose, tout le monde veut juste rester dans le rang. Donc j'essaye de faire réfléchir les gens à certaines choses qu'ils sont en train d'oublier. Je veux inspirer en eux le désir du changement. La musique a un grand impact sur les sentiments des gens. Mais la pop music aujourd'hui, c'est le règne du moi, moi, moi. Personne ne chante de nous. Et il n'y aura aucun changement si l'on ne s'occupe pas de nos frères et de nos soeurs."

 

Emmanuel Leroueil

Le Grand Zimbabwe

Les actuels Zimbabwe et Mozambique sont des foyers de peuplement humain très anciens et actifs, les habitants ayant adopté l’agriculture dès 8000 ans avant J.-C. Au VI° siècle de notre ère, les populations Gokomere s’illustrent par une intense activité d’extraction et de travail de l’or, par leur qualité artisanale dont viennent témoigner des vestiges d’objets en céramique, des bijoux et des sculptures. L’élevage de bovins et l’agriculture y étaient très développés. Il s’agissait d’une population guerrière, qui s’est illustrée dans la construction de forts en pierre, mais également d’une société commerciale connectée à une forme ancienne de mondialisation, puisqu’y ont été retrouvées des poteries chinoises et des objets en provenance d’Inde.

Un long processus de centralisation du pouvoir et de rigidification des strates sociales, basée sur la division du travail (artisans, mineurs, paysans-éleveurs, noblesse guerrière, commerçants) a conduit à une forme de féodalisme avancé, incarné dans un Etat puissant, à l’origine de l’avènement du Grand Zimbabwe, nom qui désigne aussi bien le royaume que l’édifice monumental qui abritait la Cour royale des Shonas. Ce site, achevé au XIII° siècle et qui existe toujours de nos jours, est une ville de pierres étendue sur 7 km² qui abritait jusqu’à 5000 personnes intra-muros. Le Grand Zimbabwe étendait son contrôle sur l’actuel Zimbabwe, l’Est du Botswana et le Sud-Est du Mozambique et y battait sa propre monnaie. Si cette civilisation n’a pas développé son propre alphabet, elle était coutumière de l’arabe, devenu langue d’échange pour les commerçants des côtes est-africaines.

L’océan indien a été le vecteur de nombreuses relations d’échanges de populations, de connaissances et de technologies entre l’Afrique, le monde arabo-musulman, le sous-continent indien et même la Chine. La présence de commerçants arabes et indiens sur les côtes mais également à l’intérieur des terres australes est ancienne. La plupart des villes importantes de ces régions étaient multiculturelles. Le swahili est le fruit de ce métissage entre des langues bantous et l’arabe, et s’est rapidement imposé comme la langue véhiculaire

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[1]par excellence de l’Est africain. Premier partenaire commercial de cette région, la côte ouest de l'Inde exportait principalement des textiles en direction de l’Afrique, et en recevait des objets artisanaux en fer et en or, de l’ivoire, et des carapaces de tortues. L’océan indien était également le théâtre d’un commerce d’esclaves en provenance d’Afrique, principalement des populations pastorales ou de chasseurs-cueilleurs capturées par les populations africaines mieux organisées politiquement et militairement.

C’est également par l’océan indien que les Portugais sont arrivés sur les côtes du Zimbabwe à la fin du XV° siècle, rentrant en contact avec le royaume Shona des Torwa et le royaume du roi Monomotapa, successeurs du Grand Zimbabwe qui s’était délité au cours du XV° siècle.

 

Emmanuel Leroueil

 


[1] : Il s’agit en fait plutôt d’un groupe de langues qui partagent une structure commune forte, leur permettant de communiquer entre elles. Le Kiswahili en est désormais une version standardisée, langue nationale de la Tanzanie, du Kenya et de l’Ouganda.

Comment mettre fin à la « françafrique » ?

Dans un récent essai, Quelle politique africaine pour la France en 2012 ?, Thomas Mélonio, responsable de l’Afrique au sein du Parti Socialiste français, tente de définir les contours d’une politique de rupture vis-à-vis de la « françafrique ». Ce terme décrié aussi bien en Afrique qu’en France désigne des liens néocolonialistes d’un autre âge, un copinage politico-affairiste entre les élites responsables de la coopération entre la France et l’Afrique. Comme l’explique T. Mélonio, la françafrique « s’appuyait sur la défense d’une certaine idée de la France, volonté de puissance très spécifique à notre pays qui suppose de pouvoir mobiliser des pays amis en grand nombre, à l’ONU ou ailleurs, pour faire entendre puissamment la voix nationale ». Sytématisée par Jacques Foccart, elle est la continuation du lien privilégié entretenu avec les élites d’Afrique francophone insérées dans les réseaux d’influence métropolitains. Renforcée par la logique des deux camps propre à la guerre froide, la françafrique perdure de nos jours alors même que le contexte international et les réalités du continent africain ont énormément évolué. L’Afrique a diversifié ses partenariats économiques et politiques internationaux, elle connait des enjeux de développement différents des décennies précédentes, sa sociologie a profondément changé ainsi que ses revendications politiques. Fort de ce constat, et dans la perspective d’une potentielle alternance qui verrait le Parti socialiste au pouvoir à partir de 2012, Thomas Mélonio définit des axes de réforme à l’actuelle politique de la France envers l’Afrique.

Tout d’abord, il propose un changement de discours par rapport à celui que Nicolas Sarkozy a donné à Dakar en 2007. Il s’agirait de mettre en exergue la diversité des réalités africaines, de sortir d’une vision en bloc des problèmes et des solutions à apporter à l’Afrique. Et de reconnaître le dynamisme actuel du continent africain. Thomas Mélonio propose également un changement de discours et un important travail de mémoire sur la colonisation, sur le traitement non républicain d’Africains ayant participé à l’histoire de France notamment lors des guerres mondiales, et également sur le génocide rwandais et le rôle que y aurait joué la France.

Le second axe de proposition, qui concerne le soutien à la démocratie et à la défense des droits de l’homme, est plus convenu. L’auteur propose de nouer des liens privilégiés avec les dirigeants vertueux au regard de la démocratie et de l’Etat de droit, sans toutefois priver les populations mal dirigées de l’aide internationale. Il s’agirait alors de faire transiter le soutien par des ONG et des acteurs dignes de confiance. T. Mélonio propose d’augmenter la part de l’aide française transitant par les ONG d’1% actuellement à 5%, ainsi que celle allant aux fondations politiques, toutes sensibilités confondues.

Au-delà du soutien logistique en période électorale qu’il souhaite renforcer, le « monsieur Afrique » du PS interroge la nature de l’interventionnisme voire de l’ingérence française dans les processus démocratiques en Afrique. C’est en effet l’un des aspects les plus décriés et polémiques de la françafrique aujourd’hui, notamment après ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire. Pour éviter les images aux relents néocolonialistes, il propose de « mettre fin aux accords de défense dans les anciennes colonies et n’y conserver que les troupes et sites logistiques strictement nécessaires à la protection et à l’évacuation éventuelle des ressortissants français ». Cette protection des ressortissants pourrait d’ailleurs être mutualisée au niveau européen. Cela reviendrait à transformer les cinq bases françaises stratégiques en Afrique en bases militaires européennes. Selon l’auteur, cela ne serait pas une perte d’influence pour la France mais au contraire un marge de manœuvre supplémentaire pour ses militaires et son gouvernement.

La question du franc CFA est un autre symbole de la françafrique écorné. Si le choix de l’émancipation du CFA de l’euro incombe selon l’auteur avant tout aux dirigeants africains concernés, il reconnait cependant que la justification économique de l’arrimage de l’euro au CFA ne tient plus vraiment et qu’elle pénalise au contraire la zone CFA.

La dernière partie de l’essai critique la politique d’aide au développement de la France vis-à-vis de l’Afrique. Une critique sur le manque de lisibilité de cette aide, plus proche de 0,3% du PIB que du 0,5% affiché par le gouvernement (qui y rajoute les garanties sur les prêts ainsi que certains financements sur le contrôle migratoire), sur son manque d’efficacité et sur les trop nombreux objectifs qu’on lui assigne injustement, notamment sur le contrôle migratoire. Thomas Mélonio appelle à augmenter réellement l’aide au développement au niveau de 0,7% du PIB auquel la France s’est engagée, de renforcer l’aide bilatérale de la France, d’améliorer la transparence des accords de partenariat et de mieux s’appuyer sur les acteurs du changement en Afrique, et non plus sur les forces conservatrices.

Ces différentes propositions, et notamment celles sur la fin des accords de défense secrets, l’européranisation des bases militaires françaises, l’accord de principe sur le désalignement du Franc CFA sur l’euro et la fin de la gestion de ses réserves de change par le Trésor français, constituent des amendements importants à la politique traditionnelle de la France en Afrique francophone. Toutefois, on pourrait regretter que l’auteur ne pose pas les bases de ce qui pourrait constituer une nouvelle politique d’aide au développement de l’Afrique. L’auteur se contente d’appeler à une augmentation de l’aide française au développement sans s’aventurer sur la question de sa réorientation. Au-delà du discours droitdelhommiste sur l’implication plus grande des ONG dans la politique d’aide au développement, d’autres pistes gagneraient à être développées. Les mutations en cours sur le continent africain créent des conditions sans précédents d’un développement endogène, comme l’ont souligné Jean-Michel Severino et Olivier Ray dans Le temps de l’Afrique. Le défi principal de développement est d’accueillir sur les différents marchés de l’emploi africains les cohortes de jeunes à venir. Comme le soulignait de manière radicale et polémique Dambisa Moyo dans Dead Aid, les formes traditionnelles d’aide au développement tendent à créer un « syndrome hollandais » proche de celui d’une rente en matières premières, avec à la clé une faible compétitivité des facteurs de production internes.

Dans ce contexte, la France gagnerait à capitaliser sur la qualité du réseau entrepreneurial et sur la connaissance du tissu économique africain développé par l’Agence française de Développement (AFD, où travaille d’ailleurs M. Mélonio) pour fonder un nouveau type de coopération entre d’une part les PME et entreprises françaises ayant un fort capital technologique, des facilitées de financement, et d’autre part les jeunes entreprises africaines qui animent un marché en forte croissance de plus 100 millions de personnes solvables. Ces entreprises africaines à fort potentiel de croissance sont encore à la recherche de partenariats stratégiques pour des transferts de technologies et une plus grande facilité d’accès aux capitaux. Contrairement à la coopération chine-afrique, ce nouveau partenariat entre les entreprises françaises et africaines privilégierait l’emploi de la main d’œuvre locale et l’amélioration de sa productivité. Il s’agirait alors d’un vrai partenariat gagnant-gagnant, les entreprises françaises développant leur participation financière et stratégique dans des entreprises en forte croissance, au moment même où la croissance européenne est atone. Cette nouvelle politique de partenariat répondrait à une forte demande de realpolitik des pays africains vis-à-vis de leurs partenaires.

 

Emmanuel Leroueil

Histoire de l’Afrique (3) : le royaume d’Aksoum

L’Ethiopie, sans doute la région la plus anciennement habitée de manière continue par l’homme[1], est également un territoire qui présente une très longue histoire étatique. Nous retiendrons ici en ce qui la concerne la datation de Richard Pankhurst[2] : Préhistoire (période avant -3000 av J.-C.) ; Antiquité (3000 av. J.-C. à 1270) ; Moyen-Age (1270 – début du XVI°)[3]. Les populations éthiopiennes « préhistoriques » s’inscrivent assez rapidement dans les grandes dynamiques d’innovation de l’époque (sédentarisation, agriculture, élevage, commerce de long court, spiritualité et monuments funéraires). Au début de l’Antiquité, les populations éthiopiennes s’organisent autour de trois grandes communautés : Berbarata dans la région nordique, Tekrau (ancêtre communauté Tigré) au centre et Arem au sud (ancêtre communauté Amhara). Ces communautés sont en relations commerciales avec les populations égyptiennes dès le début de l’Ancien Empire, et sans doute avant même sa formation. Les murs du portique funéraire de la reine Hatchepsout (Ancien Empire Egyptien, règne de -1479 à -1457) donnent une représentation des biens importés du Pays de Pount (nom donné par les Egyptiens à l’Ethiopie) : encens, myrrhe, cannelle, or, ivoire, ébène, plumes d’autruches, peaux de panthère et bois précieux.

Un premier processus réussi de centralisation du pouvoir donne naissance au royaume de D’mt (prononcer Damaat) vers 800 av J.-C. Les informations sur ce royaume sont très parcellaires et proviennent essentiellement de sources du royaume sabéen du Yémen, qui entretenait des relations étroites avec D’mt. Il semble que ce royaume ait développé de nouveaux procédés d’irrigation, faisait usage de la charrue et exploitait le fer pour des outils et des armes. L’unité du royaume aurait été brisée trois cents ans après sa formation, donnant naissance à des plus petites entités politiques, desquelles émergera à partir du 1er siècle après J.-C. le royaume d’Aksoum qui réunifiera la région, avant d’en étendre considérablement les frontières.

A son apogée au 1er siècle après J.-C ., le territoire du Royaume d’Aksoum s’étend sur 1 250 000 km², incluant ce qui serait aujourd’hui le nord de l’Ethiopie, Djibouti, le Somaliland, l’Erythrée, une grande partie du Soudan, le sud de l’Egypte, les côtes sur la Mer Rouge du Yémen et du sud de l’Arabie Saoudite. La capitale, Aksoum, est située sur les hauts plateaux du nord-est de l’Ethiopie. Ce royaume a construit sa puissance sur sa maîtrise avancée de sa production agricole (système sophistiqué d’irrigation et de terrassement de pierres à flanc de coteau pour la rétention d’eau, adapté aux particularités géographiques du pays), sur la production/extraction et le commerce de produits primaires précieux (ivoire, or, émeraudes, soie, épices) qui s’appuyait sur le contrôle des grandes routes maritimes de la Mer Rouge et de l’Océan indien à partir du port principal d’Adulis.

La civilisation Aksoum a développé et formalisé une langue de communication, le Guèze (Ge’ez), doté d’un alphabet dès le III° siècle pour sûr, et qui s’est imposée comme la langue des commerçants et des savants pour cette vaste région du monde. Le Royaume d’Aksoum battait également sa propre monnaie, devenue monnaie d’échange bien au-delà de ses frontières, des pièces aksoumites ayant été retrouvées jusque dans le sud-ouest de l’Inde. Son rayonnement et sa puissance étaient particulièrement importants dans les premiers siècles de notre ère, le prophète mésopotamien Mani (216-277) la citant parmi les quatre grandes puissances du monde à son époque, aux côtés de l’Empire romain, de la Perse et de la Chine. Il s’agissait également d’un Etat somptuaire, qui a laissé à la postérité de nombreux monuments comme les obélisques géants, des constructions monumentales taillées dans la pierre, en plus des vestiges de ses importants travaux publics de terrassement. Preuve du dynamisme économique de ce royaume et de la centralisation du pouvoir par une administration entreprenante dont le Negus était la clé de voute.

Le royaume d’Aksoum va muer au rythme des grandes dynamiques globales de l’époque, comme le développement du monothéisme. Le commerçant syrien Frumence aurait introduit le christianisme au sein du royaume et convertit le Negus Ezana dans les années 340. Le christianisme devient religion officielle, faisant du royaume d’Aksoum historiquement le deuxième Etat chrétien au monde après l’empire romain. Le règne d’Ezana, qui se poursuivra jusqu’en 390, coïncide avec les dernières heures de gloire du royaume d’Aksoum.

Le déclin commence véritablement au VII° siècle avec l’expansion de l’Islam qui prive le royaume de son contrôle du Yémen et remet en cause son hégémonie sur les routes commerciales maritimes. Des problèmes environnementaux auraient également contribués à ce déclin, la surexploitation agricole conduisant à un appauvrissement des sols qui, dans une période de diminution des précipitations, aurait provoqué d’importantes famines. Le pouvoir central éthiopien migre et quitte les hautes-terres du nord-est où est située Aksoum pour les terres du centre de l’Ethiopie, où se concentre désormais la production agricole du royaume. Ce déclin, riche en péripéties historiques, voit le rétrécissement progressif de la zone de contrôle et d’influence du royaume d’Aksoum. A la fin du X° siècle, s’impose le fondateur de la dynastie Zagwé qui s’inscrit dans une continuité historique différente de celle de la dynastie salomonienne dont se réclamaient tous les Négus d’Aksoum. Ce changement dynastique marque la fin du royaume d’Aksoum, mais non pas la fin de la présence étatique sur les terres éthiopiennes. Un dirigeant se réclamant de la dynastie salomonienne reprend le pouvoir en 1270, début du Moyen-Age éthiopien.

Cette période de l’histoire éthiopienne se caractérise par le raffermissement du système féodal. Sans doute plus de 95% de la population est composée de petits paysans, dépendants de régimes fonciers qui varient suivant les régions et les époques. Il y avait une grande diversité de systèmes coutumiers, juridiques et politiques sur l’étendue de l’empire éthiopien au Moyen-Age. Mais tous les paysans sont lourdement imposés par une classe rentière composée de l’empereur, de la noblesse, du clergé et d’une lourde administration. Au bas de l’échelle sociale, les paysans sans terres ainsi que les métayers qui devaient, si l’on s’en réfère à la situation de la fin du XIX° siècle, jusqu’à 75% des récoltes aux propriétaires, en plus d’autres impôts et des corvées obligatoires. Bien que sans doute plus complexe car plus étendu et devant faire face à une diversité culturelle et géographique supérieure sur son territoire, le système féodal éthiopien n’est pas sans rappeler celui d’Europe centrale et de l’Est, qui n’a pas permis le développement d’une classe bourgeoise à même d’en réformer les structures comme en Europe occidentale. Contrairement au Royaume d’Aksoum, l’Ethiopie du Moyen-Age n’est plus une grande puissance commerciale, et la division sociale sépare d’un côté les producteurs appauvris ou asservis (l’esclavage y était développé), et les rentiers de tous acabits. Il a manqué à l’Etat éthiopien cette classe de marchands et d’entrepreneurs qui allait permettre à l’Europe de connaitre le grand « bond en avant » de la modernité.

Emmanuel Leroueil

 


[1] : On y retrouve en effet les vestiges les plus anciens au monde de toutes les étapes de l’évolution humaine, qu’il s’agisse de types d’hominidés anciens (5,8 millions d’années) ou des plus anciennes traces connues de l’homo sapiens, l’homo sapiens idaltu (154 000 ans)

[2] : The Ethiopians : A history, Richard Pankhurst, 2001

[3] : La datation de Pankhurst se prolonge avec le XVI° siècle ; la période gonderienne (1632-1769) ; le Zemene Mesafent (1769-1855) ; l’époque moderne (1855-1991) ; l’époque contemporaine (de 1991 à nos jours).

Histoire de l’Afrique (2) : l’Antiquité dans la vallée du Nil

La première forme d’Etat en Afrique est celle de l’empire de l’Egypte antique qui, sur trois millénaires (-3500 jusqu’à -31 lorsqu’elle devient une province romaine) et plus de vingt dynasties entre l’Ancien Empire et le Nouvel Empire, a laissé à l’humanité des œuvres qui continuent encore de façonner son imaginaire : les grandes pyramides, les vestiges des tombes pharaoniques les hiéroglyphes, la munificence pharaonique. Toute « civilisation monumentale » s’appuie sur la captation d’un surplus économique important qui peut être réinvesti dans des activités de prestige et dans des infrastructures collectives coûteuses. En l’occurrence, pour l’Egypte antique, il s’agit d’abord d’un surplus agricole tiré des récoltes excédentaires permises par des systèmes d’irrigation très performants. L’empire égyptien produit également un excédent économique lié à son artisanat proto-industriel particulièrement développé. Les roseaux du Nil, matière première abondante, servent par exemple à fabriquer du papyrus (papier), des pirogues, des voiles, des nattes, des récipients ménagers, qui sont vendus sur les marchés locaux et régionaux. Le commerce contribue aussi de manière importante à la richesse égyptienne.

L’excédent économique produit par ces différentes activités est en partie capté par le pouvoir central. Ce dernier s’appuie sur une administration particulièrement sophistiquée. Spécialisée et hiérarchisée, l’administration de l’Egypte antique compte beaucoup de lettrés, les scribes, qui tiennent les comptes et communiquent par écrit pour relier entre elles les différentes composantes de l’empire. Ils édictent des règles pour la gestion des champs, des troupeaux, sur l’entrée et de la sortie des bateaux. Les fonctions régaliennes de la justice, de la sécurité militaire, des affaires internationales, font partie déjà partie des attributions de cette administration. A son sommet, le vizir, sorte de Premier ministre, qui reporte directement au pharaon, qui est à la fois une puissance temporelle et intemporelle, un chef d’Etat et une représentation divine sur terre. Le pharaon s’appuie, dans le cadre de cette dernière fonction, sur un puissant clergé religieux.
La civilisation égyptienne tient sa grandeur et son rayonnement au rôle qu’y a joué le savoir. L’adoption rapide de l’écriture dynamise la diffusion et la reproduction des idées. L’Egypte joue un rôle central dans la production mondiale des connaissances de l’époque, dans le champ de la géométrie, des mathématiques, dans le développement de la médecine ou des techniques d’architecture.

La Nubie: les royaumes de Koush, Napata et Méroé

Plus bas dans la vallée du Nil, en Nubie (Nord-Soudan actuel), s’est développée une autre société agraire complexe organisée en Etat, d’une extrême longévité. La toponymie de cette civilisation change suivant les époques et les dynasties régnantes : on parle de période pré-Kerma (8000 – 2500 av J.-C.), du Royaume de Kerma, du nom de la ville capitale (2500 – 1500 av. J.-C.) puis, après une période de domination égyptienne, du Royaume de Napata (VII° au IV° siècle avant notre ère), et enfin du Royaume de Méroé (300 av. – 350 apr. J.-C.). Durant l’Ancien Empire, les Egyptiens désignaient cette région comme le Royaume de Koush. Cette civilisation est moins connue que la précédente, sans doute parce que ses pyramides sont moins monumentales mais surtout parce que, à notre connaissance, les écritures funéraires de cette région n’ont toujours pas été déchiffrées.

Si la Nubie est moins monumentale que l’Egypte, c’est aussi parce que les conditions de développement y sont plus difficiles : le climat se caractérise par des sécheresses fréquentes, le relief est accidenté et rocailleux, moins propice à l’agriculture que les terres limoneuses égyptiennes. S’y développe toutefois une civilisation nubienne qui se singularise de l’Egypte par ses croyances religieuses, ses constructions et rites funéraires, son écriture, mais aussi par son modèle économique. La Nubie a été le théâtre d’une domestication précoce du bœuf durant la période pré-Kerma qui l’a conduit à une spécialisation dans l’élevage. Mais, surtout, Kerma puis Méroé étaient des villes et royaumes carrefour commercial, qui servaient de liens entre le monde méditerranéen, les tribus nomades des déserts environnants et l’Afrique sub-saharienne. Elles sont donc devenues des plaques-tournantes pour l’échange de produits rares. Cette civilisation a également fait preuve de grands talents militaires (notamment dans l’art des fortifications), rendus nécessaires par un environnement instable et belliqueux. Les Nubiens ont fourni l’essentiel des troupes d’élite de l’empire égyptien. Les rapports entre l’Egypte et la Nubie se sont généralement caractérisés par une suzeraineté exercée par la première sur la seconde. Le royaume de Koush a longtemps été l’arrière-cour de l’Egypte, sa base de repli. Les rapports se sont parfois inversés, notamment pendant les périodes de troubles politiques internes ou d’attaques externes subies par l’Egypte. La XXVe dynastie égyptienne a été fondée par un roi Koush, Piankhy.

L’Etat successeur du royaume de Koush en Nubie, le royaume de Napata, a accru son indépendance vis-à-vis de l’Egypte. C’est en 500 av. J.C. que la capitale du royaume est transférée de Napata à Méroé, plus au Sud. Ce transfert marque le début d’une nouvelle ère de prospérité, liée à l’exploitation du fer et au déclin relatif de l’Egypte voisine, successivement attaquée par les Assyriens, les Perses, les Grecs puis les Romains. Méroé est historiquement le premier centre d’activités métallurgiques d’Afrique. L’utilisation proto-industrielle du fer est l’une des plus grandes avancées technologiques en Afrique durant toute la période des sociétés agraires complexes. Si le fer était présent en Egypte plusieurs millénaires avant J.-C., c’était comme objet de luxe et non comme objet d’usage courant. Ce n’est que vers le VII° siècle avant l’ère chrétienne que les Nubiens exploitent leurs mines de fer pour produire des équipements militaires et agricoles.

Après la chute du royaume de Méroé et sa subdivision en trois royaumes qui marque le début d’une période agitée et de déclin, cette région du Haut-Soudan sera bientôt placée dans la zone d’influence du royaume d’Aksoum (Ethiopie).

Emmanuel Leroueil

Histoire de l’Afrique (1) : l’âge primitif

Historiens et idéologues ont longtemps fait de l’Afrique une « exception » dans l’histoire de l’Humanité. Souvent sur un registre dépréciateur, rengaine trop bien connue sur l’inexistence de civilisations africaines, sur le caractère primitif de l’homo africanus. En réaction, les mouvements modernes de revalorisation culturelle ont eu tendance à essentialiser et porter au pinacle une culture et des modes civilisationnels typiquement africains, et donc exceptionnels. Du fait de l’histoire récente qui a été celle du continent (traite négrière, colonialisme, néo-colonialisme), la question de la revalorisation culturelle des Africains ou, sur une thématique assez proche, des Noirs, est particulièrement sensible. Ce sentiment naturel de revalorisation, s’appuyant sur des faits historiques avérés, n’en présente pas moins le défaut de s’arc-bouter sur des références et des valeurs particularisées, magnifiées, essentialisées, de perdre de vue la perspective générale dans laquelle l’Afrique n’a jamais cessé d’être imbriquée, la dynamique qui a impulsé les évènements passés et façonne notre présent. Se voiler les yeux sur la normalité de l’histoire africaine au sein de l’histoire globale, c’est se priver de la compréhension de sa situation actuelle et des potentialités à venir.

L’Humanité primitive

Les premières traces prouvées de vie humaine, qui remontent selon les estimations entre 7 et 5 millions d’années, ont été trouvées en Afrique, dans la région qui va du Tchad actuel à la Corne de l’Afrique. Les premières étapes de l’évolution humaine s’y sont déroulées, qui ont vu la différenciation des hominidés (Australopithecus africanus) avec des familles de singe biologiquement proche, les premiers nommés se distinguant progressivement des autres par la bipédie, l’usage d’outils de pierre rudimentaires (homo habilis, 3 millions d’années), l’accroissement relatif du volume du cerveau et le développement d’une posture debout continue (homo erectus, 1,7 million d’années). Ces hominidés ont vécu pendant des millions d’années en petits groupes humains de quelques dizaines de personnes, nomades vivant de chasse et de cueillette. De grandes migrations ont eu lieu à partir du foyer africain initial durant ces millions d’années, qui ont vu progressivement les différents continents se peupler d’hominidés, l’homo sapiens apparaissant sur plusieurs continents quasiment à la même époque (200 000 ans).

Il y a environ 50 000 ans, un « grand bond en avant » vient accélérer ce mouvement évolutionniste, jusque-là extrêmement lent, car essentiellement biologique. Les travaux des archéologues mettent à jour sur des sites est-africains des outils de pierre standardisés ainsi que des bijoux, signes d’une systématisation plus poussée des modes d’organisation de ces petites communautés humaines et d’une complexité avancée des relations sociales. 10 000 ans plus tard, la présence d’outils standardisés et de bijoux est également avérée au Proche Orient et en Europe du Sud, soit par un mouvement endogène de découvertes congruentes entre ces différents groupes éloignés géographiquement, soit par transmission de connaissance du fait des migrations.

Les débuts de la domestication de la nature par l'homme

Le second « grand bond en avant », lié à l’usage de l’agriculture et de l’élevage, est encore plus déterminant pour la suite de l’évolution de l’Humanité. Il a lieu vers 11 000 av J.-C., époque correspondant à la fin du dernier âge glaciaire. L’agriculture et l’élevage marquent le début de la domestication de la nature par l’homme. Le biologiste américain Jared Diamond remarque : « L’essentiel de la biomasse (matière biologique vivante) de la terre est constituée de bois et de feuilles, en majeure partie indigestes. En sélectionnant et en cultivant les rares espèces de plantes et d’animaux comestibles, en sorte qu’ils forment non plus 0,1%, mais 90% de la biomasse sur un arpent de terre, nous obtenons beaucoup plus de calories et pouvons donc nourrir bien plus de pasteurs et de paysans – de dix à cent fois plus – que des chasseurs-cueilleurs. La force numérique brute a été le premier des multiples avantages militaires acquis par les tribus productrices de vivres sur les tribus de chasseurs-cueilleurs. » (Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés, 1997).

Avec l’agriculture et l’élevage, les hommes se sédentarisent, les communautés humaines s’agrandissent, se complexifient avec le début d’une division sociale du travail, et les premières organisations pré-étatiques (tribus, chefferies) se développent. L’agriculture offre un bon exemple d’un processus catalytique, qui alimente d’autres dynamiques qui se renforcent mutuellement dans un cycle de rétroactions positives et produisent ainsi une réalité nouvelle. Grâce à une meilleure alimentation, la population augmente, la division du travail au sein de communautés élargies renforce les capacités techniques (irrigation, outils agricoles et d’élevage, commerce de troc), qui améliorent la productivité de l’agriculture, laquelle impacte de nouveau la démographie, et ainsi de suite. Les estimations démographiques du passé font ainsi état d’une population mondiale de 10 millions d’habitants en 10000 av J.-C., qui s’élève ensuite à 200 millions d’habitants au début de l’ère chrétienne, puis à 1 milliard au début de la révolution industrielle, en 1800. Les principales limites au processus catalytique agricole ont sans doute été liées à l’aléa climatique (les sécheresses causant régulièrement des famines meurtrières), biologique (bactéries, maladies) et à la frontière technologique des techniques agricoles primitives et antiques, qui a rapidement limité la productivité agricole. A petite échelle géographique, la loi de Malthus, selon laquelle l’expansion de la population et donc des besoins alimentaires conduit à l’exploitation de terres agricoles de moins en moins bonne qualité, aux rendements décroissants, a également limité le processus de catalyse agricole. Si la croissance démographique est supérieure à la croissance des capacités de production agricole, vient un moment où une partie de la population meurt de faim ou est obligée de migrer au loin.

L’agriculture serait initialement apparue dans l’Asie du Sud-Ouest, dans ce qui sera appelé plus tard le Croissant fertile ou le Proche-Orient. Il semblerait qu’en Afrique, notamment dans la région du Sahara, l’une des régions d’Afrique les plus habitées au Néolithique, verdoyante et irriguée par des lacs importants, les hommes aient d’abord domestiqué des animaux avant de domestiquer des plantes. Au Néolithique, ces « chasseurs négroïdes du Sahara néolithique », selon l’expression de Cheikh Anta Diop, sont parvenus à domestiquer certains animaux, et développent un mode de vie pastoral. La désertification progressive du Sahara les aurait poussés à migrer vers le bassin du Nil, où ont été découvertes les premières traces de sédentarisation de communautés humaines élargies et la preuve d’une production agricole en Afrique. En 6000 av J.-C., on retrouve en Egypte et dans la région de l’actuelle Ethiopie des cultures agricoles du Croissant fertile (blé, orge), mais aussi des traces de légumes locaux comme le chuffa, preuves de l’imbrication de l’Afrique aux grandes dynamiques globales de l’évolution humaine. A la même période, des communautés du Sud-Est de l’Europe et de l’Asie du Sud-Est adoptent également la production agricole.

Le centre névralgique de l’humanité, le moteur de l’évolution globale, se trouve alors au niveau du Croissant fertile avec pour prolongement la vallée du Nil. C’est dans cette région qu’apparaissent les premières chefferies, organisations rationalisées de sociétés humaines complexes de plusieurs milliers d’habitants. Le processus de catalyse précédemment décrit se prolonge en rétroactions positives entre d’une part des méthodes d’organisations ainsi rationalisées (irrigation, développement des techniques agricoles, diversification et amélioration de la qualité des plants, division du travail au sein de la communauté, capacités guerrières renforcées), la productivité alimentaire et la démographie. Ces sociétés humaines se complexifient et se développent, passant du stade de tribus à celui de chefferies, pour ensuite atteindre celui d’Etats. La Mésopotamie aurait donné à l’histoire la première forme constituée d’un Etat autour de 3700 av J.-C. Peu de temps après, les « populations négroïdes » du bassin du Nil fondent l’Egypte antique, la première dynastie de l’Ancien Empire étant historiquement située à 3500 av J.-C. Il faudra encore attendre 1500 ans pour que des Etats apparaissent dans les Andes, en Chine et en Asie du Sud-Est, et quasiment 2000 ans pour qu’ils s’implantent en Afrique de l’Ouest.

 

Emmanuel Leroueil