La jeunesse : histoire d’un nouvel acteur politique

Les médias ont parfois tendance à analyser tout phénomène comme neuf, immédiat, dépourvu d’histoire. Ainsi actuellement des « jeunes », considérés comme un nouvel acteur politique sur la scène africaine, que ce soit dans les révoltes du Maghreb ou les contestations qui ont actuellement lieu en Afrique subsaharienne. La « génération facebook », contestataire, révolutionnaire, est portée au pinacle, comme si sortie de nulle part, comme si personne ne l’attendait. C’est oublier un peu vite une tendance sociologique profonde qui s’exprime sur la scène politique subsaharienne depuis les années 1990 et dont les fruits arrivent enfin à maturité au début de cette deuxième décennie du XXI° siècle. Au Sénégal, le mouvement de protestation des jeunes « Y en a marre » est ainsi l’héritier d’une suite de mobilisations de la jeunesse au cours de la décennie 1990, qui va du mouvement « Set Setal » à la génération « Bul Faale ».

Historiquement, la première génération d’hommes politiques africains de la période moderne était composée d’hommes jeunes. « En 1946, sur 32 élus africains dans les assemblées françaises, 6 avaient entre 25 et 30 ans, 19 entre 30 et 40 ans, 7 entre 40 et 46 ans. Les cadres du mouvement nationaliste, les détenteurs des positions de pouvoir, en bref les  ̏ nizers˝, ont souvent été perçus comme des cadets. » (Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique : la politique du ventre). Les cadres cooptés par le pouvoir colonial devaient avoir suivi l’éducation et les codes culturels français ou anglais, ce qui a donné aux jeunes de l’époque un capital social qui leur a permis de se démarquer des élites traditionnelles, fondées entre autre sur le droit d’aînesse. Les membres de cette génération arrivent au pouvoir au moment des indépendances alors qu’ils sont dans leur cinquantaine pour la plupart (Senghor, Houphouet-Boigny, Nkrumah, Bourguiba). Ils s’empressent dès lors de reproduire les schémas traditionnels du droit d’aînesse, noyautent les organisations de jeunesse reléguées au statut de bac à sable où jouent les petits enfants avant de venir dans la cour des grands, le parti unique.

Le politologue camerounais Achille Mbembé (Les jeunes et l’ordre politique en Afrique noire) explique que ces ̏ Pères de la Nation˝ vont mettre en place une « lecture parentale de la subordination ». Les jeunes doivent respect et obéissance aux pères, et toute contestation politique serait en quelque sorte considérée comme irrespectueuse, comme si un enfant insultait ses parents. Cette instrumentalisation politique des relations sociales et culturelles traditionnelles, le respect aveugle et inconditionnel des jeunes aux Anciens, ne commencera réellement à être remise en question qu’au cours de la décennie 1990.

Plusieurs évolutions sociologiques y ont conduit : le boom démographique postindépendance qui conduit à des situations où les moins de 30 ans composent souvent 2/3 de la population totale ; l’exode rural, synonyme de culture urbaine pour les jeunes, mais également de difficultés sociales et économiques, qui mettent sous tensions les autorités familiale, culturelle et sociale traditionnelles. L’approfondissement de la mondialisation et donc de la diffusion de la Modernité, à travers les médias (télés, radios, journaux, puis internet) et ses vecteurs puissants comme la musique, élargit encore le fossé entre la jeunesse et le reste de la société. Au-delà des aspects sociétaux de ce gap générationnel (codes vestimentaires des jeunes assimilés à une décadence par les adultes, culture rap hip-hop, culte de l’argent-roi et du sport business), l’hypocrisie du système traditionnel est également mise à nue : des démocraties de façade, une corruption généralisée des « Pères » et autres Autorités, mais surtout une impasse politique et économique, les leaders politiques censés être dignes de respect se révélant incapables de répondre aux aspirations basiques des jeunes et donc de la majorité de la population.

En 1990 au Sénégal, le mouvement Set Setal voit la réappropriation de l’espace public par les jeunes qui, au niveau des quartiers, ramassent les ordures, mènent des travaux d’assainissement et décorent et tagguent les murs et les espaces publics. Le message de mobilisation est fait sur le thème que le jeune ne doit plus être un sujet passif de l’action publique, mais un acteur entreprenant, maître de son environnement et de sa destinée. La jeunesse sénégalaise connait une seconde phase de conscientisation, plus diffuse, à partir de la seconde moitié de la décennie 1990, avec la génération Bul Faale, du nom d’un tube du groupe de rap Positive Black Soul. Le terme Bul Faale, qu’on pourrait approximativement traduire par « On s’en fout » ou « Don’t mind », symbolise la situation d’une génération qui assume son décalage avec le reste de la société, son contre-modèle. Le champion des arènes de lutte Tyson, autoproclamé leader de cette génération Bul Faale, en illustre bien certains des traits saillants : lutteur qui se débarrasse ostensiblement des gris-gris traditionnels et autres simagrées favorisant la chance, boxant et jouant de sa masse musculaire, il accompagnera la conversion de la lutte traditionnelle au sport-spectacle-business.

Voilà pour le versant grand public de cette génération. Au niveau des idées, la jeunesse des années 1990-2000, que ce soit au Sénégal ou dans le reste de l’Afrique subsaharienne francophone, s’en réfère à un panthéon syncrétique de figures d’autorité alternatives (parce que brisées par les tenants actuels du pouvoir) : Thomas Sankara, Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah, Cheikh Anta Diop, Malcom X… Les jeunes Sénégalais y rajoutent des personnages comme Cheikh Ahmadou Bamba ou Lat Dior. Tous ces personnages se définissent plus ou moins par une sorte d’idéalisme dans l’engagement, de non compromission, qui les a peut-être conduit à l’échec mais qui les auréole de la stature d’héros pour cette génération qui en a marre des compromissions, des faux-semblants, des demi-mesures et des corrompus.

C’est à la suite de deux décennies de maturation culturelle, sociale et politique des générations 1990-2000 qu’émergent les mouvements de contestation actuels, au Sénégal, au Burkina, en Guinée, au Cameroun et ailleurs. Dans certains pays comme la Côte d’Ivoire, cette génération a pu profiter du trouble des évènements (les Jeunes Patriotes ont émergé comme un véritable acteur dans le contexte instable qui a suivi le coup d’Etat du général Gueï) pour arriver rapidement aux affaires, à l’instar de Guillaume Soro, Premier ministre à 35 ans.  

Il faut voir dans l’affirmation des jeunes sur la scène politique africaine les conséquences de l’intégration progressive du continent à la modernité sociale et politique. Nul doute que l’époque actuelle représente une opportunité historique pour les jeunes comme ont pu l’être les décennies 1940-1950 qui ont vu l’émergence des futurs « Pères des indépendances ». Il faut cependant se méfier d’une vision apolitique se satisfaisant d’une simple alternance générationnelle, d’un « jeunisme » béat. Etre jeune ne signifie pas être honnête, compétent, responsable, talentueux. L’exemple ivoirien est à ce titre révélateur du fait que le terme « jeunesse » ne veut pas dire grand-chose. Derrière ce mot, se cachent des réalités bien différentes. Entre le jeune de Yeumbeul au chômage dans la banlieue dakaroise et le jeune Sénégalais diplômé des grandes écoles françaises, promis à une belle carrière internationale, les perspectives et les besoins immédiats sont différents. L’enjeu à venir résidera sans doute dans la capacité des différentes composantes de cette jeunesse à s’allier autour d’idées et d’actions constructives communes, au-delà de la simple contestation.

Emmanuel Leroueil

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Amilcar Cabral, une grande figure du socialisme (2)

Deuxième partie: Vie et mort d'un libérateur national

Amilcar Cabral est né le 12 septembre 1924 à Bafatà, dans l’est de la Guinée-Bissau. Le pays dans lequel il voit le jour, la Guinée portugaise, est décimé par plusieurs siècles de traite négrière. Vaste de 40.000 km², il ne comptait que 500.000 habitants en 1960. Toutes les forces vives du pays sont mobilisées dans la production d’une monoculture d’arachide : les populations sont réquisitionnées de force et amenées à négliger leur production agricole traditionnelle, ce qui se traduit par des famines répétées. L’espérance de vie moyenne est de 30 ans au moment de l’indépendance. Contrairement aux colonies anglaises et françaises, les Portugais n’investissent quasiment pas dans les infrastructures, ce qui aggrave encore la situation locale.

Dans ce contexte général, Amilcar Cabral naît dans un milieu relativement privilégié. Il est issu d’une famille originaire du Cap-Vert. Son père est instituteur, membre de la catégorie sociale des assimilados, terme qui désigne ces métis culturels et/ou biologiques qui sont les principaux auxiliaires des colons durant cette période (fonctionnaires subalternes, petits commerçants, etc.). Il accède de ce fait à l’éducation occidentale dans une école de missionnaires située à Bissau. En 1931, sa famille retourne vivre au Cap-Vert et le jeune Amilcar poursuit ses études primaires puis secondaires à Praia. La situation économique et sociale du Cap-Vert, également sous domination coloniale portugaise, n’est pas meilleure que celle de la Guinée-Bissau. Du fait du détournement de la production agricole traditionnelle par les colons et du manque d’eau lié à la pluviométrie, de nombreuses famines meurtrières ébranlent ces îles rocailleuses.
Cette situation marquera profondément le jeune Cabral qui décidera d’orienter ses études vers l’agronomie afin de remédier aux problèmes agricoles qui empoisonnent l’existence de ses compatriotes. En 1945, à l’âge de 21 ans, il obtient une bourse pour poursuivre ses études supérieures à Lisbonne au Portugal. Le jeune homme arrive dans la métropole coloniale à un moment particulier de son histoire, celui de l’hégémonie du pouvoir du dictateur Salazar, qui suscite en réaction une résistance critique anti-fasciste, notamment dans les milieux universitaires.

L’étudiant Cabral à Lisbonne : rencontres, lectures, formation

En plus d’être la capitale du Portugal, Lisbonne est à cette époque la capitale de l’empire colonial portugais, où se retrouvent des étudiants en provenance des différentes colonies africaines. C’est donc dans ce climat intellectuel et ce contexte historique qu’Amilcar Cabral est amené à rencontrer des condisciples étudiants qui, comme lui, écriront les pages d’histoire de leurs pays respectifs : Agostinho Neto (leader de l’indépendance de l’Angola) et Eduardo Mondlane (fondateur du Frelimo, mouvement de libération nationale du Mozambique) sont quelques-uns de ses camarades de l’époque. Ensemble, ils s’initient au principal courant de pensée critique de l’impérialisme et du colonialisme à leur époque, le marxisme-léninisme, qui influencera profondément leur pensée et leur engagement politique.

Cabral et ses amis africains ressentent également la nécessité d’une « réafricanisation des esprits », s’intéressent aux travaux pionniers des écrivains de la négritude, fondent le « Centro de Estudos Africanos » qui leur sert de think-tank dans cette perspective de retour aux sources culturelles africaines. Ce processus de "réafricanisation intellectuelle" est d’autant plus nécessaire pour eux qu’ils sont pour la plupart des assimilados, et donc qu’il leur faut éviter le piège de l’acculturation et de la distanciation avec les populations africaines qui n’ont pas été alphabétisées et mises au contact de la pensée de la Modernité.

Amilcar Cabral achève ses études en 1950 et devient ingénieur agronome. Il entame tout d’abord une période d’apprentissage pendant deux ans au centre d’agronomie de Santarem (Portugal). Mais bien vite, sa destinée recroise celle de son pays natal : en 1952, il retourne en Guinée portugaise pour travailler aux services de l’agriculture et des forêts et plus particulièrement au centre expérimental agricole de Bissau, qu’il dirige dès l’âge de 29 ans. Amilcar Cabral entreprend dans ce cadre un projet extrêmement ambitieux : recenser le patrimoine agricole de la Guinée pour s’imprégner des réalités de la population paysanne de son pays, comprendre ses difficultés et ses besoins, dans la perspective de s’appuyer ensuite sur elle lors de la lutte pour l’indépendance (selon une stratégie révolutionnaire d’inspiration maoïste).

La création du Parti africain pour l’indépendance – Union des peuples de Guinée et des îles du Cap-Vert (PAIGC) et la lutte pour l’indépendance.

Les activités politiques « séditieuses » de Cabral n’échappent pas aux autorités portugaises qui le contraignent à s’exiler en Angola, où il rejoint ses anciens camarades étudiants et participe à la fondation de Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA, parti politique toujours au pouvoir aujourd’hui). Durant son année d’exil, Amilcar Cabral travaille dans une entreprise sucrière. Fort de l’exemple du MPLA, Cabral fonde à Bissau le 19 septembre 1956 avec 5 compagnons le Parti africain pour l’indépendance (PAI), qui deviendra bientôt le PAIGC en intégrant la thématique de l’union nécessaire des peuples de Guinée et des îles du Cap-Vert.
En lien avec les autres organisations d’indépendance des colonies portugaises (futur Frelimo, MPLA), Amilcar Cabral crée tout d’abord des cellules clandestines de formation de militants et de communication sur les enjeux de l’indépendance, principalement dans les villes. Il participe également à la structuration du mouvement syndical et jouera un rôle important dans l’organisation d’une grève ouvrière le 3 août 1959, violemment réprimée par les colons portugais. Suite à cet échec, et face à l’impuissance d’un mouvement de contestation politique traditionnel (manifestations, grèves, etc.) qui s’explique par le caractère particulier du régime dictatorial portugais qui n’a aucune intention de suivre l’exemple de la France et du Royaume-Uni, Amilcar Cabral décide d’engager une lutte armée pour accéder à l’indépendance. La guérilla débute en 1963.

Cette lutte armée est menée principalement à partir des campagnes que Cabral connaît désormais très bien. Positionnant ses bases-arrières en Guinée Conakry et en Casamance, le PAIGC se lance progressivement dans la consolidation de son emprise des campagnes et de l’adhésion des populations rurales en Guinée-Bissau. Face à lui, le pouvoir colonial portugais peut compter sur une force militaire présente sur place de plus de 30 000 hommes bien équipés. Le combat est donc inégal, mais malgré ce handicap la stratégie d’insurrection rurale et d’enclavement des villes par les campagnes se révèle payante, comme ce fut le cas en Chine.
Bientôt, c’est tout le Sud du pays qui est sous le contrôle du PAIGC. Amilcar Cabral fait alors preuve de toute son originalité. Il met en place dans les zones libérées des structures politico-administratives et un cadre économique qui préfigure le système qu’il compte développer ensuite. Cela dans un contexte de guerre ouverte, donc très instable et difficile. Rappelons également que dans la même situation, un personnage comme Jonas Savimbi en Angola mettra les populations « libérées » sous coupe réglée, les asservissant à ses objectifs militaires, politiques et économiques. Au contraire, Cabral crée les infrastructures étatiques de base (écoles, dispensaires), met en place des « magasins du peuple » pour que la population ait accès aux produits de premières nécessités à coûts raisonnables afin de mettre un terme à la situation de pénurie qui prévalait. Le leader socialiste met également en place des « brigades mobiles » qui diffusent au sein de la population les principes et les valeurs défendues par le PAIGC : transformations politiques, économiques, sociales et culturelles à venir dans la nouvelle société postcoloniale.

A la fin des années 1960, le PAIGC contrôle les 2/3 du territoire bissau-guinéen. En 1972, le mouvement déclare unilatéralement l’indépendance de la Guinée-Bissau. Du fait de ses succès militaires, de l’adhésion des populations et également de son activisme diplomatique, la communauté internationale reconnait en novembre de cette même année, par la voix des Nations unies, le PAIGC comme « véritable et légitime représentant des peuples de la Guinée et du Cap-Vert » et exige du Portugal de mettre un terme à la guerre coloniale. Amilcar Cabral touche au but. Les militaires portugais sont aux abois. Ils tentent de réagir en mettant en place des politiques sociales, en promouvant les élites autochtones qui leur viennent en aide, en incorporant de nombreux Africains dans leur armée coloniale, et en augmentant sans cesse les équipements militaires.

La mort d’un guérillero, la naissance d’un martyr de l’indépendance

Le 20 janvier 1973, Amilcar Cabral est assassiné à Conakry par des membres de son propre parti, qui expliqueront leur geste par leur volonté de mettre un terme à l’hégémonie des assimilados (pour la plupart originaire des îles du Cap-Vert) sur le mouvement indépendantiste. Les théories abondent quant à d’éventuels commanditaires de cet assassinat, des plus probables (les colonialistes Portugais) aux plus improbables (le « frère » Ahmed Sékou Touré, président de la Guinée-Conakry). Quoi qu’il en soit, cet assassinat met à jour l’une des principales contradictions sociales du mouvement de libération national, dont Cabral lui-même était bien conscient, à savoir la coexistence entre la petite-bourgeoisie fer de lance de la révolution et le reste de la population. C’est cette même contradiction entre assimilados et Africains qui explique en partie les antagonismes ayant conduit à la longue guerre civile en Angola.
L’œuvre d’Amilcar Cabral lui a cependant survécu. Le 24 septembre 1973, l’ONU reconnait officiellement l’indépendance de l’Etat de la Guinée-Bissau – Iles du Cap Vert. Devant l’impasse de leur situation militaire, les hauts-gradés du corps expéditionnaire portugais à Bissau, avec à leur tête le général Spinola, provoquent un coup d’Etat militaire pour renverser le pouvoir fasciste portugais de Marcelo Caetano, ce qui conduit à la reconnaissance par le Portugal de l’indépendance de ses colonies le 10 septembre 1974.

 

Emmanuel Leroueil

 

N.B : Dans la troisième et dernière partie de ce portrait, nous reviendrons plus précisément sur la pensée politique de Cabral et son inscription dans l'histoire globale du socialisme.  
 
 

Amilcar Cabral, une grande figure du socialisme (1)

1ère partie : les enjeux historiographiques

Les Africains se sont longtemps vus dénier l’originalité et la richesse de leur participation à la grande histoire des civilisations de l’Humanité. Suite aux travaux de Cheikh Anta Diop, Joseph Ki-Zerbo et bien d’autres, c’est désormais un truisme que d’affirmer l’apport des civilisations africaines. Les historiens contemporains vont donc devoir passer à un nouveau défi : prouver l’originalité de l’apport de l’Afrique à la Modernité. C’est-à-dire prouver que la Modernité n’est pas un synonyme de l’Occident. Que dans le cadre des grandes catégories de pensée et d’action posées par la Modernité, l’Afrique et les Africains ont su apporter une touche réellement originale car contextualisée aux réalités et aux enjeux locaux. Une œuvre africaine qui vient enrichir l’histoire globale de la Modernité.

Cette orientation historiographique mérite particulièrement d’être menée en ce qui concerne l’histoire du socialisme. Mis à part les travaux – précurseurs d’un demi-siècle de l’avènement des global studies – de l’historien référence du socialisme, George Douglas Howard Cole, dans sa monumentale A History of socialist Thought (7 volumes) qui brosse un tableau véritablement mondial de l’émergence et du développement du mouvement socialiste, la plupart des historiens adoptent une démarche centrée quasi exclusivement sur l’Europe occidentale et la Russie. Bien que de perspective globale, l’ouvrage de G.D.H Cole ne parle pas en tant que tel du socialisme africain, puisqu’il s’arrête à la période 1945. Par la suite, les historiens du socialisme en Afrique s’efforceront de le réduire à l’étiquette « socialisme africain », culturellement différent, quasiment dans ses prémices, du socialisme moderne, né en Europe occidentale. Le président Léopold Sédar Senghor reprendra à son compte cette antienne, considérant que le socialisme en Afrique se bâtit sur les fondamentaux de la « culture africaine », dans la droite ligne de son célèbre « l’émotion est nègre, comme la raison est hellène ». D’autres, comme Sékou Touré, excuseront leurs écarts de conduite au nom de ce « socialisme africain » assez indistinct, aux contours flous, mais qui bien souvent se réduit à une sorte d’autoritarisme, de paternalisme institutionnalisé, etc. Bien plus nombreux sont encore ceux qui ont justifié leurs échecs par le fait que la greffe n’aurait pas pris entre le socialisme – occidental – et la culture africaine.

Dans un précédent article, nous avons répertorié un certain nombre d’expériences en Afrique se réclamant du socialisme et souligné leurs nombreuses faiblesses. L’échec relatif et/ou le dévoiement de la plupart de ces expériences a sans aucun doute renforcé la condescendance vis-à-vis du socialisme en Afrique, qui n’en serait qu’un ersatz.
Ce jugement est d’autant plus renforcé qu’une définition usuelle du socialisme, centrée sur le mouvement ouvrier qui a historiquement porté ce courant politique en Europe occidentale, exclut de facto le continent africain, sous-industrialisé, sans classe ouvrière et longtemps sans « conscience de classe ». La force de l’ouvrage de G.D.H. Cole est justement de démontrer que cette définition n’est pas valable car trop restrictive, historiquement et géographiquement datée. En Russie, le socialisme et le communisme sont nés dans une société agraire et féodale. Dans la plupart des pays du Tiers-monde, le socialisme a dû faire face à un défi que n’a pas rencontré le mouvement en Europe occidentale : comment sortir un pays, un peuple, une Nation du sous-développement, avec un modèle de développement socialement inclusif ? Le focus n’est plus tant centré sur une classe sociale exploitée à l’intérieur d’un espace national, mais d’une Nation dominée ou à la périphérie du système capitaliste globalisé, qui doit assurer son développement sans justement reproduire les schémas classiques de domination et d’exploitation du développement économique capitaliste entre les différentes catégories et les différents individus de sa population. Vaste programme !

De nombreuses expériences ont été menées dans cette perspective, avec plus ou moins de succès. Ces expériences se sont appuyées sur les catégories de pensée formulées dans l’histoire du socialisme (lutte des classes, émancipation individuelle et collective, exploitation, conscience de classe, accaparement de la plus-value, Etat-providence, cohésion sociale) et les exemples historiques offerts par l’histoire de ce mouvement. Ces catégories ont offert une grille de lecture de la réalité et des potentialités ouvertes dans leur propre pays à de nombreux hommes et femmes dans le monde. A partir de leurs propres expériences, ces personnes sont venues enrichir l’histoire globale du socialisme et la compréhension de ce courant qui constitue un pilier de la Modernité.

Le but de ce portrait d’Amilcar Cabral est de démontrer l’apport d’un penseur et leader politique africain de premier plan à l’histoire globale du socialisme et donc de la Modernité. Le leader de l’indépendance de la Guinée Bissau, petit pays d’Afrique de l’Ouest aujourd’hui assimilé à un « Etat failli », présente le mérite rare d’avoir articulé à la fois une pensée originale, contextualisée aux réalités de son pays, à une action entreprenante en accord avec les idéaux qui la soutenaient. Intellectuel et homme d’action de premier plan, Amilcar Cabral présente également l’avantage pour le portraitiste en herbe d’être largement méconnu au regard de son œuvre. La faute sans doute au fait que sa lutte ait été menée dans un petit pays, lusophone de surcroît, qui n’appartient pas aux sphères médiatiques et culturelles dominantes en Afrique. C’est sans doute ce qui explique que Thomas Sankara ou Patrice Lumumba soient beaucoup plus connus que lui. Comme ces derniers, Amilcar Cabral présente aussi la figure d’un martyr : il a été assassiné le 20 janvier 1973 à Conakry, six mois avant que son pays n’accède enfin à l’indépendance pour laquelle il s’était tant battu. Nul ne saura si Amilcar Cabral aurait été un président aussi doué qu’il fut chef de la lutte pour l’indépendance et penseur critique de la domination colonialiste. Malgré cette trajectoire violemment brisée, nous tenterons d’expliquer en quoi Cabral mérite amplement sa place dans le panthéon universel du socialisme.
 

Emmanuel Leroueil

P.S: en attendant la suite de ce portrait, vous pouvez découvrir une interview vidéo en français d'Amilcar Cabral: http://www.ina.fr/video/I00017312/interview-d-amilcar-cabral-leader-du-parti-africain-de-l-independance-de-guinee-et-du-cap-vert.fr.html

Les villes africaines manquent d’eau

En dépit des efforts de modernisation de l’infrastructure de distribution de l’eau, passant notamment par la vague de privatisation des sociétés qui en avaient la charge, expérience qui a montré ses limites, l’accès à l’eau courante et potable demeure un problème de très grande ampleur dans la plupart des villes africaines. Le dossier de Pambazuka News dresse un état des lieux alarmant.

Mombasa : peuplée de 3,3 millions d’habitants, c’est la deuxième ville du Kenya. Seuls 52% des habitants de cette ville ont accès à l’eau potable, 16% étant connectés directement au réseau d’eau courante chez eux, et 36% y ayant accès par l’intermédiaire de bornes fontaines. Le reste de la population, et notamment celle des bidonvilles, n’a accès à l’eau potable que par le biais des vendeurs d’eau ambulants, qui vendent le litre d’eau à des prix prohibitifs (jusqu’à 10 fois celui de la borne-fontaine !). Distant des ressources en eau de plusieurs centaines de kilomètres, le réseau d’alimentation et de distribution de la ville se caractérise par sa vétusté, qui entraîne des pertes considérables (fuites d’eau). Une étude a chiffré le coût de la réhabilitation de ce réseau, dans l’optique d’une desserte de l’ensemble des habitants en eau courante, à 1 milliard $US. Un coût en investissement que le pouvoir d’achat des habitants de Mombassa est incapable d’amortir. Etant donné les externalités négatives des problèmes liés à l’eau sur le développement économique et social général de la ville, il serait sans doute judicieux de trouver d’autres sources de financement (taxation des entreprises, des revenus élevés, etc.).

Nairobi : la situation de la capitale du Kenya n’est pas plus reluisante que celle de sa consœur. Elle est particulièrement dramatique dans l’un des plus grands bidonvilles d’Afrique, Kibera, relié à aucune sorte de système de distribution d’eau. Face à ce marché captif, le prix du litre d’eau potable en bouteille s’est envolé et est plus cher que celui de l’essence. Construit dans la plus complète anarchie, ne bénéficiant de quasiment aucune infrastructure, Kibera est également confronté au problème de l’assainissement. Le bidonville s’est rendu célèbre pour ses « toilettes volantes » : « les habitants se débarrassent de leurs excréments dans des sacs plastiques qu’ils lancent en l’air, n’importe où » (Michel Makpenon). Dans le reste de la ville, le réseau de distribution d’eau existant, vétuste, gaspille l’eau et fait l’objet de branchements sauvages par des consommateurs pirates.

Cotonou : la première ville du Bénin présente a priori une situation plus enviable : 98,9% des habitants y ont accès à l’eau potable. Mais seuls 43,6% ont l’eau courante à la maison, fournie par la Société Nationale des Eaux du Bénin (SONEB). Le reste de la population achète l’eau par seaux d’eau chez des voisins qui ont l’eau courante. Cela implique donc de nombreuses contraintes pour les femmes, les principales concernées par cette tâche. Le besoin d’extension du réseau d’eau courante se fait pressant, d’autant plus que la ville connaît un boom démographique important. De lourds investissements en perspectives…

Dakar : selon le sociologue Moussa Diop, la capitale sénégalaise fournit un exemple intéressant de volontarisme politique en faveur de l’accès à l’eau. Deux plans d’investissements, le Projet Sectoriel Eau (PSE, 1996-2003, 216 milliards de FCFA) et le Plan Sectoriel à Long Terme (PELT, 2003-2007, 300 milliards FCFA), financés par des bailleurs de fonds internationaux avec pour chef de file la Banque mondiale (44%) et l’Agence française de développement (28%), ont permis d’augmenter la production d’eau potable de 83% entre 1996 et 2006 à Dakar, et d’y augmenter le nombre de clients de la Société des eaux (SDE, l’Etat en étant l’actionnaire majoritaire) de 60%. Dorénavant, 76% des Dakarois ont un branchement privé.
Au-delà de cet effort d’extension du réseau de distribution, la SDE se singularise par son action sociale : les tarifs diffèrent selon les revenus des consommateurs. « Le Sénégal, comme la plupart des pays en développement, a choisi d’adopter une tarification progressive de l’eau potable qui dépend du volume d’eau consommé. Pour les abonnés domestiques, le système de tarification comporte trois tranches – tranche sociale, tranche pleine (ou normale) et tranche dissuasive – pour les lesquelles le tarif varie dans un rapport de un à quatre : 191,32 de francs CFA/m3 dans la première et 788,67 de francs CFA/m3 dans la troisième. », (Moussa Diop). Concrètement, la tranche sociale est subventionnée par l’Etat à hauteur de 60%.
Malgré tous ces efforts, les banlieues dakaroises (Pikine Guinaw rails,Thiaroye, Grand Yoff, etc.) souffrent toujours d’importants problèmes d’accès à l’eau, de coupures d’eau récurrentes. Les constructions anarchiques, en dehors de toute planification urbaine, rajoutent au problème du raccordement au réseau d’eau courante. Et les projections démographiques indiquent que dès 2015, le réseau actuel ne sera plus en mesure de répondre à la demande en eau des Dakarois. En considérant le statut privilégié au Sénégal de la capitale dans son accès à l’eau courante, on mesure l’étendue des défis qui se posent aux planificateurs publics.

 

Emmanuel Leroueil

Le problème de la privatisation de l’eau

Le site d’analyse Pambazuka News, orienté altermondialiste, a publié récemment un très intéressant dossier sur les enjeux de l’accès à l’eau en Afrique, en collaboration avec Transnational Institute et Ritimo. Ce dossier s’inscrit dans un contexte particulier, marqué par deux évènements. Tout d’abord, le vote le 29 juillet 2010 par l’Assemblée générale des Nations Unies d’une résolution qui reconnait « le droit à une eau potable salubre et propre comme un droit fondamental… » et enjoint à cet effet aux « Etats et aux organisations internationales de fournir les ressources financières, de renforcer les capacités et de procéder à des transferts de technologies, en particulier en faveur des pays en développement ». Il s’agit d’une résolution non-contraignante qui aura sans doute peu d’impact réel à court terme mais dont on peut toujours saluer la portée symbolique. Second évènement, la Journée mondiale de l’eau tenue le 22 mars 2011 à Cape Town, en Afrique du Sud, où des chefs d’Etats africains et des bailleurs de fonds internationaux se sont entendus sur la nécessité de faire de cette question une priorité sur l’agenda politique et économique. En effet, le nombre de personnes vivant dans les villes d’Afrique et n’ayant pas accès à l’eau potable à leur domicile ni dans leur environnement immédiat a augmenté de 43% (de 137 à 195 millions) entre 2000 et 2008.

La « crise de l’eau » est vécue par l’ensemble du continent mais se pose de manière particulièrement aigüe dans les milieux urbains. Aux problèmes génériques de l’inégale répartition des sources d’eau et des problèmes climatiques, se pose en plus le problème des infrastructures de pompage, de transport, de potabilisation, de stockage, de distribution pour des communautés humaines beaucoup plus importantes que dans les milieux ruraux, et en plein boom démographique. La plupart de ces installations se sont vites révélées mal entretenues et obsolètes pour répondre à l’augmentation des besoins en eau dans les villes africaines.

Dans son article, Jacques Cambon retrace l’historicité du processus de privatisation des structures de distribution de l’eau en Afrique. Il en situe l’apparition au début des années 1990, les sociétés françaises Veolia (anciennement Vivendi), Suez et la SAUR (ancienne filiale du groupe Bouygues) rachetant les principaux organismes publics de distribution de l’eau en Afrique francophone mais également en Afrique du Sud, au Mozambique, au Kenya… Cette vague de privatisations, conseillée par les bailleurs internationaux, répondait à la logique suivante : le secteur privé sera mieux à même de répondre aux deux grands défis de la distribution de l’eau courante et potable, à savoir l’investissement dans le pompage et le réseau de distribution, et l’expertise technique pour gérer ce réseau à la place des problèmes de mal-gouvernance et d’incompétence du secteur public.

A l’usage, il s’est toutefois révélé que cette logique ne prenait pas tous les éléments en compte. Tout d’abord, pour rembourser les investissements très importants nécessaires à l’amélioration et à l’extension de la distribution d’eau, les entreprises ont dû augmenter les prix du litre d’eau (+40% à Nairobi). Les consommateurs n’ont pas pu suivre cette hausse des tarifs, leur pouvoir d’achat ne pouvant pas supporter tout seul la charge de ces investissements. De plus, comme le font remarquer dans leur article collectif Mthandeki Nhlapo, Peter Waldorff et Susan George1, « les entreprises privées sont incapables de s’attaquer aux enjeux non-financiers du secteur, tels que les économies d’eau, la protection des écosystèmes ou l’équité – pour les femmes et les filles, entre populations rurales et urbaines, entre travailleurs et chômeurs. Et l’argument selon lequel la concurrence est source de plus grande efficacité ne vaut pas pour un monopole naturel comme le service de l’eau et de l’assainissement en milieu urbain. »
A cette vague de privatisations dans les années 1990 a succédé dans la décennie 2000 les révoltes des consommateurs des milieux urbains africains face à la hausse des prix de l’eau. « Veolia a dû se retirer du Mali, du Gabon, du Tchad, du Niger, de Nairobi,… SAUR a quitté la Guinée », constate Jacques Cambon.

(Cet article sera suivi par un autre, "Les villes africaines en manque d'eau", toujours basé sur le dossier de Pambazuka News)

Emmanuel Leroueil

 

1: Mthandeki Nhlapo est secrétaire général du Syndicat sud-africain des travailleurs municipaux (South African Municipal Workers Union), qui représente près de 140 000 membres qui assurent la fourniture des services publics à l’échelle des collectivités locales.

* Peter Waldorff est secrétaire général de la fédération syndicale Internationale des services publics, qui représente 20 millions de membres dans 150 pays.

* Susan George est l’auteure de 14 livres traduits dans de nombreuses langues et l’un des ‘fellows’ les plus renommés du Transnational Institute pour ses analyses des enjeux globaux.

L’Afrique et ses quatre anomalies

Terangaweb : Quelles sont, selon vous, les perspectives générales de développement de l’Afrique.

Lionel Zinsou : Il a fallu 50 ans à la Corée du Sud pour passer d’un stade de développement proche de celui des pays africains au niveau de développement des pays de l’OCDE. Il faudra sans doute au moins  encore 50 ans pour que l’Afrique noire atteigne ce niveau de développement.

Les décennies 70 et 80 ont été des années de recul pour l’Afrique. La guerre froide a son importance dans ce phénomène. Par exemple, le Bénin s’est considéré comme République populaire marxiste juste par alignement à l’URSS. Cela nous a fait régresser en termes de développement entre 1974 et le début des années 1990.  Et il y a eu pire comme parcours que le Bénin. Les régimes illégitimes soutenus par les uns et les autres étaient exogènes à l’Afrique. 

Pendant longtemps, on pensait que l’on ne pouvait aller que vers plus de sous-développement. C’est ce que professait par exemple l’école de Dakar de Samir Amin, avec sa théorie des « industries industrialisantes ». Mais les accomplissements algériens se sont effondrés. La pensée de la théorie de l’anti-impérialisme est en ruine.

On est donc tenté de regarder les pays qui sont sortis du sous-développement. Il y a des leçons que l’on peut tirer de ces réussites. La première, c’est que le développement n’est pas possible sans l’enseignement pour tous. Et il n’est pas hors de portée d’investir dans l’éducation. On a des économies très hétérogènes, mais nous partageons des anomalies caractéristiques, qui ont été résolues très tôt par les pays asiatiques.

Terangaweb : Quelles sont ces anomalies communes à l’ensemble des économies africaines ?

Lionel Zinsou : La première de ces anomalies, c’est que nous ne faisons pas de commerce avec nous-mêmes. Il n’y a que 12% des exportations africaines qui va vers d’autres pays africains, ce qui est une anomalie mondiale : le chiffre est de 50% pour l’Asie, 75% pour l’Europe. Il n’y a donc aucune forme d’intégration continentale réelle. C’est en train de changer dans la zone Afrique de l’Est, ainsi que dans la zone d’influence de l’Afrique du Sud. Sans régler ce problème, on ne pourra pas aller de l’avant. Nous franchirons sans doute ce handicap, il n’y a pas d’autres moyens pour se développer.

Si vous remarquez, les secteurs qui sont en pleine expansion en Afrique sont ceux qui ne souffrent pas beaucoup des barrières douanières. Ainsi des Télécom, une technologie intégrée qui se développe facilement. Les solidarités entre les diasporas, les migrations internes, sont autant de questions qui évolueront aussi avec cette intégration, et c’est une anomalie qui disparaîtra. Le simple fait de l’intégration de l’Afrique, même si le monde stagnait, serait en soit un facteur de croissance.

La deuxième anomalie, c’est la propriété de l’Afrique.

Terangaweb : Qu’entendez-vous par le problème de la propriété de l’Afrique ?

Lionel Zinsou : Qui possède l’Afrique ? Des gens qui ne s’y intéressent pas. Il y a une série de gens qui ne savent pas que l’Afrique leur appartient. Si on identifie le stock de capital productif africain, on s’aperçoit que la propriété est britannique, française, américaine, espagnole, libanaise. Les anciennes puissances coloniales et leurs auxiliaires, ce sont eux les principaux propriétaires. Il y a quelques groupes africains qui appartiennent à des Africains, en Egypte, au Maroc, en Afrique du Sud, mais sur la masse, ils sont en dixième position. L’Afrique appartient à l’Europe surtout, qui ne le sait pas et qui s’en fout, puisque c’est une partie de son capitalisme le plus archaïque. La France ne connait pas Castel, qui est propriétaire de beaucoup d’entreprises de boissons et d’eau en Afrique. De même en ce qui concerne la CFAO. Les vrais grands intérêts de l’Europe en Afrique ne se définissent pas comme tels : Total tire sa première source de brut en Afrique, son premier pays d’extraction est le Nigéria, et l’Afrique génère 40% de ses profits. Mais personne ne s’en vante. Air France ne se raconte pas comme ayant pour principal centre de profit l’Afrique, de même pour Vivendi ou France Télécom. Ces entreprises ne se décrivent pas comme des entreprises africaines. L’Europe possédait l’Afrique. Mais aujourd’hui, les flux de capital sont chinois, indiens, brésiliens : il y a une dépossession par ces pays, mais aussi une dépossession par les Africains. Le taux d’épargne est de 20% et s’oriente vers le logement, donc l’urbanisation va exploser.

Terangaweb : Quelle sera l’impact de cette urbanisation de l’Afrique en termes de développement ?

Lionel Zinsou : Le vrai pays qui va compter, c’est l’agglomération qui va de Lagos (Nigeria) à Accra (Ghana), qui est un pays transversal. Aujourd’hui, le grand Casablanca, c’est une économie plus importante que le Bénin. Les pays qui comptent dans notre région Ouest, c’est la conurbation Ibadan-Lagos, qui prend tout le sud du Bénin, du Togo et du Ghana. C’est là qu’on retrouve les universités, les aéroports, les ports, les bureaux internationaux. C’est là qu’il va y avoir un gazoduc qui ira d’un bout à l’autre de la conurbation et qui, à partir de l’hydroélectricité du Ghana, pourra fournir en énergie l’ensemble de la zone. C’est ce pays urbanisé transversal aux quatre Etats de la sous-région qui sera le moteur de la croissance en Afrique.

Terangaweb : Après la faiblesse du commerce intra-africain et la non propriété de l’Afrique par les Africains, quelle est la troisième anomalie ?

Lionel Zinsou : L’anomalie du commerce et l’anomalie que le continent n’appartienne pas à ceux qui y habitent, d’où le fait que l’épargne ne se transforme pas en investissements productifs, sont aggravées par le fait que les banques restent faibles et qu’il y a peu ou pas de marché financiers. On est le continent qui a le moins d’instruments financiers modernes. L’épargne n’est pas tournée vers l’investissement productif. L’ensemble des actifs financiers mondial  représente 4 fois 60 000 milliards de dollars, qui est le PIB mondial. En Afrique, ces actifs financiers ne représentent que 125% de son PIB, alors que la moyenne mondiale est de 400% du PIB. Et encore, il faut prendre en compte que la bourse de Johannesburg représente à elle seule 2/3 des actifs financiers africains. Donc il y a encore beaucoup à faire dans le reste de l’Afrique, qui est dans le néolithique financier. Si on retire l’Afrique du Sud, l’Algérie, le Maroc, le Nigeria, le Kenya, on se rend compte qu’on n’a pratiquement aucun instrument financier moderne dans le reste du continent.

Nous avons le moins d’instruments financiers, mais nous sommes le continent qui va le plus vite en bancarisation et qui intègre le plus vite de nouveaux instruments financiers. Pour tirer le parti du fait qu’on a une des épargnes les plus élevées au monde, il faut qu’on développe nos instruments financiers.

Terangaweb : Pensez-vous que les dirigeants actuels sont conscients de ce défi de la financiarisation ?

Lionel Zinsou : Un dirigeant conscient d’un pays d’Afrique francophone constaterait qu’il y a un besoin absolument urgent de modernisation financière.  On risque de voir le Ghana, le Nigeria et le Kenya devenir des grandes puissances, et les pays francophones d’Afrique laissés sur place. L’environnement d’affaire africain est l’un des plus médiocres au monde, sauf pour Maurice ou l’Afrique du Sud.  Partout dans le monde, les banques centrales forcent et incitent à financer les Petites et Moyennes Entreprises, sauf en Afrique de l’Ouest, où cela ne se fait pas. Ces gens là ne font pas leur métier. Qu’ils aillent voir ce qui se fait en Ile Maurice et à Pretoria. Il faut réveiller les banques centrales d’Afrique de l’Ouest, parmi les plus conservatrices au monde.

Terangaweb : Et quelle est la quatrième anomalie qui caractérise les économies africaines ?

Lionel Zinsou : C’est notre secteur primaire, dans lequel on a très peu investi. L’agriculture n’a jamais servi à la mise en valeur du continent ; elle servait à vendre des produits manufacturés à des coûts élevés, en situation de rente. L’agriculture servait à produire du revenu pour les produits manufacturés. D’où le fait qu’il n’y ait pas eu de capital dépensé dans l’agriculture. Les Etats modernes africains indépendants n’ont pas pallié ce défaut, alors que la Thaïlande, le Vietnam, ont commencé par ce chantier comme base de leur développement. Aucun Etat africain indépendant ne s’y est attelé, notamment pour des questions de fiscalité. Nous avons une fiscalité de porte, nous n’avons pas de TVA ni d’impôt sur le revenu, ni d’impôt sur les sociétés. Nous avons donc peu de contribuables,  avec des prélèvements obligatoires parmi les plus faibles du monde. Pour compenser, on pénalise nos exportations par des droits de sortie, ce qui tue la ressource sous-jacente.

C’est l’exemple de la palmeraie à huile au Bénin, qui en était le deuxième pays exportateur au monde. Mais trop de prélèvements fiscaux ont tué ce secteur. Le Sénégal était le deuxième pays producteur d’arachides au monde en 1960, mais les gouvernements successifs ont tué l’arachide par les taxes sur l’exportation, par la fiscalité de porte. La Côte d’Ivoire est le seul régime agrarien de la région qui a su préserver ses exportations agricoles. Ne rien investir dans son agriculture et la tuer par la fiscalité : c’est la meilleure voie pour continuer dans le sous-développement. On peut s’assurer deux siècles de sous-développement comme cela, en créant des émeutes de la faim et des problèmes politiques majeurs. L’exode rural n’est plus un effet de l’augmentation de la productivité agricole, mais de la misère.

Terangaweb : Alors, que faire ?

Lionel Zinsou : Il faut investir dans l’agriculture, et faire la même chose sur l’énergie. Quand on n’investit pas dans la production et le transport d’énergie, et bien on n’a pas d’énergie. C’est notre situation actuelle : on n’a pas d’électricité pour répondre à la demande pendant 15 ans. L’énergie est le deuxième secteur le plus intensif en capital après l’agriculture.

Certaines choses se sont débloquées. Les privatisations ont amélioré la gestion des entreprises, et favorisé la création de valeur. Le passage des PTT publiques à des entreprises de télécom efficaces a ajouté un point de croissance dans plein de pays. Au Bénin, notre organisme de PTT est en faillite, j’avais donné comme conseil au président béninois de ne pas essayé de redresser lui-même l’entreprise. Entre temps, se sont installés des concurrents privés.  Cette gestion privée dynamique a permis de sauver le continent et de créer de la croissance. Dans certains secteurs, télécom et financier, on a fait ce qu’il y avait à faire. Au Kenya, on va avoir un système de paiement par téléphone mobile parmi les plus évolués au monde. 

Il faudrait baisser les prix des aliments de moitié, ce qui est possible en augmentant la productivité agricole. Le litre de lait est à 500 francs CFA au Bénin alors qu’il serait possible avec une hausse de productivité de le vendre à 250 francs. Le programme de développement est très connu, il n’y a pas grand-chose à inventer, il faut voir ce qui a marché chez les uns et les autres, et le faire chez nous.

Terangaweb : Pensez-vous que les diverses économies africaines s’orientent toutes dans la même dynamique de développement ?

Lionel Zinsou : Il y a un vrai risque de dualité entre les pays qui vont choisir ce chemin de développement et les pays francophones qui s’en remettent au secteur informel, à leur diaspora. Il risque d’y avoir un gap au sein de l’Afrique. Il y a une vraie impuissance publique notamment au Sénégal ou au Bénin. L’Afrique francophone a un vrai problème à ce niveau, un vrai risque de décrochage par rapport à l’Afrique anglophone et arabophone. S’il n’y a pas de mode d’emploi du développement, il y a des sujets génériques. On aurait gagné 2 à 3 points de croissance en réglant ces problèmes, ce qui va aider à résoudre des problèmes d’emploi.

Mais certains problèmes anémiques de la croissance perdureront. Le fait d’avoir de la croissance ne suffit pas, notamment concernant le problème de l’emploi des jeunes, ferment révolutionnaire assez fort, qui peu nourrir pas mal de troubles potentiellement. Ce ne sont pas des problématiques simples, car les investissements que j’ai mentionnés sont des secteurs intensifs en capital qui ne créent pas beaucoup d’emploi : investir dans l’agriculture libère de la main d’œuvre. Si on développe l’équipement, on va libérer du travail : ce n’est vraiment pas simple. Il faudra aussi parallèlement investir dans des industries et services de main d’œuvre, il faut que les gens acceptent de payer les services à leur prix.

Terangaweb : Comment ces investissements dans les services de main d’œuvre pourraient-il se traduire concrètement ?

Lionel Zinsou : J’ai personnellement participé à la création au Bénin d’une société de service de nettoyage, manutention, etc. On est dans le secteur formel, on paye impôt et charges sociales, qui accroissent le coût du travail. On est cher, donc on fait du travail spécialisé, pour des sièges sociaux de banque, d’entretien de cliniques, des hôtels, de façon à ce qu’on arrive à faire accepter le concept, avec des gens stables, bien payés, formés, avec formation continue. En 4 – 5 ans, on a équilibré les comptes, créé 200 emplois, donc ce n’est pas désespérant. Ce qui est intéressant, c’est le scepticisme et le cynisme qui nous ont accueillis au début qui commencent à disparaître.

Dans le secteur informel, il y a une exploitation brute des gens avec des conditions d’insécurité exceptionnelles. Il y a un degré de non-respect des standards incroyable par l’économie au noir, qui pose de vrais problèmes macroéconomiques. Le rendement moyen du capital dans le secteur informel est de 15%, donc ils en profitent vraiment, c’est une véritable rente qui explique aussi la perduration de leurs comportements très dangereux. Il faut des organisations capables de faire qualifier les gens, qui peuvent les former, mais c’est beaucoup de changements de comportements. Au Rwanda, il y a une politique d’incitation pour convaincre les entreprises de passer de l’informel au formel. C’est une expérience qui gagnerait à faire école. Dans le secteur informel, il y a des gens qui font de l’exploitation barbare mais aussi des gens qui seraient prêts à rentrer dans le secteur formel pour peu que l’Etat leur garantisse un certain nombre de droits et de prestations. Au Rwanda, il en a résulté une explosion des recettes fiscales grâce à cette politique d’incitation. Tout cela fait partie des politiques à prendre en compte d’urgence. Il faut arriver à inciter.

Il faudra changer des comportements sociaux, parce que la croissance à elle seule ne pourra pas régler les problèmes de développement. Il faut faire sauter les rentes et faire jouer la concurrence pour que les choses marchent.  C’est le b-a.-b-a de l’économie.

Propose recueillis par Emmanuel Leroueil, Nicolas Simel Ndiaye et Tite Yokossi

Linah Mohohlo, une économiste africaine

Le développement, au cours des dernières décennies, des banques centrales et banques d'investissements nationales et régionales en Afrique a permis l'émergence d'une nouvelle élite de technocrates spécialistes de l'économie. Linah Mohohlo, Gouverneur de la Banque centrale du Botswana, en est sans doute l'un des meilleurs exemples.

Issue des milieux ruraux du Bostwana, Mohohlo entame ses études supérieures en Comptabilité, Economie, Finance et Investissements à l'Université du Botswana. Elle s'envole ensuite à l'étranger pour poursuivre ses études en économie, à la Georges Washington University (Etats-Unis, Washington DC) puis à la University of Exeter (Royaume-Uni). En 1976, une fois ce cursus académique terminé, elle rentre dans son pays natal au moment même où est créée la Banque centrale où elle trouve à travailler. La future Gouverneur commence au bas de l'échellon et entame une carrière laborieuse de fonctionnaire, qui l'amènera à travailler dans la plupart des Départements de l'institution bancaire. Elle est à ce titre un témoin et un acteur privilégié de l'affirmation des politiques monétaires indépendantes en Afrique, ce qui est particulièrement le cas pour les pays hors zone CFA. Linah Mohohlo sera par exemple chargée au milieu des années 1980 de créer le Département des marchés financiers au sein de la Banque centrale, qui gère les réserves de change par des opérations d'open-market. Elle est l'une des pionnières de cette activité en Afrique.

Linah Mohohlo se fait transférer au début des années 1990 au siège du FMI à Washington, où elle représente au sein du Département Afrique les pays anglophones du continent. Elle sera plus tard la représentante du FMI au Botswana, et travaillera également au sein du Département des systèmes monétaires et financiers. Une expérience enrichissante, selon ses propres dires, qui lui a ouvert les yeux sur la diversité des modalités de gestion de l'économie dans le monde. Elle revient au sein de la Banque centrale du Botswana en 1997, en tant que Vice-Gouverneur. Deux ans plus tard, elle prend la tête de l'institution, fonction qu'elle occupe jusqu'à ce jour. Son action en tant que Gouverneur de la Banque centrale du Botswana lui a valut de nombreuses distinctions, parmi lesquelles le titre de meilleur Banquier central d'Afrique sub-saharienne par Euromoney's Emerging Markets (deux fois: 2003 et 2008). 

Forte de cette légitimité et de cette reconnaissance, Linah Mohohlo a commencé à être sollicitée à l'international. C'est ainsi qu'elle a été invitée par l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair à rejoindre la Commission pour l'Afrique qui a publié un rapport en 2005, "Notre intérêt commun", qui a grandement participé à la réduction de la dette des pays les plus pauvres, dont principalement des pays africains, à Gleaneagles en 2005. Elle a été nommée membre en 2008 du Comité Investissement de l'ONU par son secrétaire général, Ban Ki-Moon. Une carrière à l'international qui n'est sans doute pas terminée.

Ce parcours brillant s'est réalisé dans un contexte difficile. Les femmes font toujours l'objet de nombreuses discriminations au Botswana. La réussite de Linah Mohohlo offre toutefois un motif d'espoir et un encouragement pour toutes celles qui souhaiteraient faire aussi bien ou encore mieux. Dans la biographie qui lui est consacrée par le magaine Finances et développement, elle confie: "Je pense que quelqu’un qui veut réussir — homme ou femme — ne doit pas se concentrer sur les obstacles à surmonter, car il y en aura toujours, et j’ai été, quant à moi, tout simplement trop occupée pour passer du temps à le faire."

Emmanuel Leroueil

 

Pour aller plus loin:

La notice biographique de Linah Mohohlo sur le site de la Banque centrale du Botswana: http://www.bankofbotswana.bw/index.php/content/2009102212149-governor

Un article du magazine du FMI Finances et développement biographique et analyse de l'action en tant que Gouverneur de la Banque centrale: http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2004/12/pdf/people.pdf

Mais où sont passées les oppositions ?

Les sociétés du continent africain sont traversées par une vague de contestation vis-à-vis des autorités qui les dirigent d’une ampleur historique. En Afrique du Nord, des pouvoirs autoritaires, corrompus et sclérosés ont été remis en cause et renversés (Tunisie, Egypte partiellement) par des soulèvements populaires. La Lybie continue à être le théâtre d’une telle contestation et, dans des contextes différents, l’Algérie et le Maroc n’échappent par à la règle. L’onde de choc de ce mouvement populaire de rébellion s’est étendue à l’Afrique subsaharienne, qui connait en cette année 2011 une série d’élections qui auraient dû canaliser cette contestation. Les processus électoraux de la Guinée Conakry ou de la Côte d’Ivoire ont cristallisé des revendications politiques vieilles de plusieurs décennies qui ont enfin trouvé à s’exprimer, mais de manière violente, surtout en Côte d’Ivoire. Au Nigeria, le processus électoral n’a pas permis de réconcilier les élites et la jeunesse urbaine pauvre, le scrutin opposant un cacique du parti au pouvoir incarnant tous les travers de la démocratie nigériane à un ancien putschiste. Conséquence : les élections nigérianes ont de nouveau été entachées de violences et de tueries. D’autres scrutins, moins médiatisés, ont avalisé sans trop de remous la perpétuation du pouvoir en place (Centrafrique, Tchad, Djibouti).

Mais au-delà des résultats de ces différentes élections, le constat s’impose d’un « réveil » de la contestation. Après des décennies de passivité, les peuples d’Afrique semblent vouloir briser les chaînes de leur soumission aux pouvoirs tutélaires qui les dirigent depuis trop longtemps, sans apporter de réponses à leurs problèmes quotidiens et à leurs aspirations les plus légitimes. Cette contestation recouvre aussi une brisure générationnelle entre la majorité de la population, jeune, urbaine ou péri-urbaine, éduquée, pauvre, sans perspective d’avenir, face aux mêmes dirigeants qui, pour certains, étaient déjà au pouvoir au moment de la naissance de plus de la moitié de la population du pays. La figure de l’autorité du chef en pâtit forcément, et c’est parfois tout le lien social intergénérationnel qui semble se déliter, remettant en cause des principes culturels africains multiséculaires.
Les jeunes en ont marre et le font savoir. Ils manifestent, se rebellent, bloquent les routes et caillassent les voitures, s’en prennent aux symboles de l’Etat illégitime. Les mêmes causes structurelles de ce mécontentement se retrouvent dans la quasi-totalité des pays subsahariens. Pourtant, mis à part quelques cas (Burkina Faso, Ouganda, Cameroun et Sénégal de manière sporadique, Madagascar il y a peu), la cocotte bout mais ne siffle pas. Que manque-t-il à l’Afrique pour se débarrasser au plus vite de ses pouvoirs les plus caricaturaux qui l’handicapent dans son développement ? Une étincelle comme à Sidi Bouzid ? Ou des forces d’opposition crédibles qui puisse canaliser la révolte en quelque chose de constructif ?

C’est en effet sans doute la principale caractéristique des révoltes de 2011 : leur absence de leader, leur développement en dehors des structures traditionnelles du politique. Ce ne sont pas les mouvements de l’opposition qui ont amené les jeunes dans la rue, ce sont les jeunes qui ont poussé les opposants aux régimes à venir attraper le train de la révolte en marche. Cela a été le cas en Afrique du Nord. C’est encore plus le cas en Afrique subsaharienne, notamment dans un pays comme le Burkina Faso. Les opposants y sont presque aussi décrédibilisés et éloignés des manifestants que les membres du pouvoir en place. Et ce scénario se répète dans nombre d’autres pays comme le Cameroun, le Gabon, le Bénin, avec des opposants historiques au pouvoir en place qui partagent pour l’essentiel le même logiciel clientéliste d’organisation militante, les mêmes principes de l’exercice du pouvoir, bref, les mêmes travers. Seule la clientèle change.
Ce ne sont pas ces opposants qui réussiront à mobiliser les masses de jeunes et de moins jeunes qui renverseront les pouvoirs qui refusent de quitter la scène. La nature ayant horreur du vide, notre époque commence pourtant déjà à produire cette nouvelle génération d’opposants. Non pas des parrains qui distribuent des prébendes à leur clientèle en vilipendant le parrain au pouvoir, mais des leaders d’opinion qui n’ont pas peur du rapport de force, de prendre des coups, de mobiliser la rue et de gagner le soutien de l'opinion publique sur des revendications concrètes. C’est dans ce sillon que s’engage Kizza Besigye, principal opposant à Museveni en Ouganda qui, après avoir perdu des élections jugées truquées, a maintenu la pression en organisant des marches de protestation, réprimées par le pouvoir. La violence de l’Etat et le courage de l’opposant commencent à sortir les Ougandais de leur torpeur politique, et le mouvement de protestation gagne en ampleur, malgré les risques.
La génération Fesci, du nom de ce syndicat étudiant dont sont issus Guillaume Soro et Charles Blé Goudé en Côte d’Ivoire, est un autre exemple, sur le modèle violent et condamnable, de ce que peut devenir la nouvelle génération d’opposants face à un système sclérosé de barons qui n’intègrent pas les nouveaux venus. Ces derniers, pour se faire une place au soleil, sont amenés à privilégier des stratégies rapides et violentes de contestation du pouvoir aux effets délétères pour l’ensemble de la société. Les sans-grades décident alors de se saisir par la force des biens détournés et des positions de prestige qu’occupent indéfiniment les caciques du pouvoir. C’est un scénario qu’il n’est pas impossible de retrouver bientôt dans beaucoup de pays africains. Un scénario noir puisqu’il privilégie le côté destructeur sur le côté constructeur de la contestation. La fracture générationnelle ne se trouve pas résorbée, une élite de jeunes loups venant juste remplacer une élite de vieux lions, le reste de la population ne voyant pas sa situation changée, ou si peu.

Au-delà des stratégies d’action militante, l’absence des oppositions signe également la défaite de la pensée politique en Afrique. Les grandes idéologies sont pareillement décriées et décrédibilisées. Elles ont peu ou pas d’écho chez les jeunes générations. Aucun autre courant de pensée politique endogène à l'Afrique ne semble rattacher entre eux dans une commune grille de lecture les opposants et leurs militants dans une marche à suivre claire. Il est à ce titre révélateur qu'au Sénégal, par exemple, l'un des mouvements les plus dynamiques auprès des jeunes générations, qui leur offre une grille de lecture du monde et un code d'action, soit un mouvement religieux, branche du mouridisme. Les conversions massives de "born again" dans l'Afrique chrétienne participent de ce même mouvement de dépolitisation des jeunes générations. Le renouveau de la contestation politique devra donc aussi passer par un renouveau de la pensée politique. Tel est le prix à payer pour réenchanter l'Afrique.

Emmanuel Leroueil

La RDC dans l’oeil du cyclone

La République démocratique du Congo va bientôt être au centre de toutes les préoccupations géopolitiques en Afrique. Les Congolais seront bientôt appelés à élire leur président de la République. Si le calendrier électoral n'est toujours pas définitivement fixé, la Constitution considère la date du 5 décembre 2011 comme l'échéance pour organiser une nouvelle élection présidentielle.

Selon une note du think tank International Crisis group (http://www.crisisgroup.org/fr/regions/afrique/afrique-centrale/rd-congo/175-congo-le-dilemme-electoral.aspx), dans les conditions actuelles, la future campagne électorale ne pourra être que bâclée: " Confrontées au dilemme de respecter les échéances constitutionnelles et d'organiser des élections bâclées, ou d’ignorer ces échéances et plonger dans une période d’inconstitutionnalité du pouvoir, les autorités congolaises ont choisi la première option." Mais cette option comporte également un certain nombre de risques: perte de légitimité du gouvernement qui sera sans doute accusé de fraudes massives ; embrasement des antagonismes politiques si les conditions minimales d'équité entre les candidats ne sont pas respectées, qui pourrait déboucher sur une résurgence des conflits internes. Du fait des retards dans l'organisation des préparatifs électoraux (la loi électorale, la liste des électeurs et le budget ne sont pas prêts), l'ICG  recommande un report de l'élection, une plus grande implication financière et technique de la communauté internationale, et un general agreement entre les différentes forces politiques sur le bon déroulement de la campagne électorale.

La République démocratique du Congo est un sujet de préoccupation grandissant de la presse anglo-saxonne, le magazine d'analyse internationale foreign policy  consacrant à la RDC un long article sur le sujet:  //www.foreignpolicy.com/articles/2011/05/12/rediscovering_congo?page=0,0. Jason Stearns y explique que le regain d'intérêt de l'opinion américaine pour Congo se cristallise autour de deux thèmes phares: la protection des femmes violées et le commerce des métaux précieux qui alimente au noir les bélligérants du conflit congolais. Malgré une certaine accalmie du conflit, notamment dans sa dimension internationale, puisque le Rwanda, l'Ouganda, le Zimbabwe et l'Angola ont largement retiré leurs troupes du territoire congolais, la violence perdure dans l'Est du Congo. Cette violence s'acharne particulièrement sur les femmes, 400 000 d'entre elles étant chaque année victimes de viol. Des rapports d'étude et des mobilisations citoyennes d'ONG tentent de sortir cette problématique inacceptable de l'indifférence dans laquelle elle est confinée.  

Concernant les métaux précieux, à savoir l'étain, le tungstène et le tantale, qui sont des composants notamment pour les téléphones portables,  l'organisation "Enough Project" tente de conscientiser les consommateurs sur le thème "Vous ne voulez pas que votre téléphone cellulaire alimente la guerre au Congo ? Dites le à Obama !". C'est ce genre de campagne de presse qui avait notamment amené à  réglementer le commerce des diamants, pour endiguer le commerce des diamants de sang. Les problèmes de la République démocratique du Congo gagnent en visibilité internationale. C'est bien. Mais ce sera en définitive aux Congolais eux-même de trouver les solutions qui leur assureront un avenir meilleur.

Emmanuel Leroueil

Le français est un frein à l’alphabétisation en Afrique francophone

Roger Dehaybe est un homme de culture et un haut diplomate de nationalité belge. Il a présidé le « Comité de réflexion pour le renforcement de la Francophonie » dont les conclusions ont fourni la base du nouveau cadre institutionnel de la Francophonie. De 1999 à 2005, Roger Dehaybe était l’administrateur générale de l'Agence intergouvernementale de la Francophonie (AIF). C’’est donc un homme du sérail longtemps au cœur de l’action de la francophonie qui nous livre son regard sur cette organisation et sur cet espace international.

Bonjour M. Dehaybe. Vous avez piloté la réforme de la francophonie. Quel rôle peut jouer cet espace de coopération dans les relations internationales ?
Il faut d’abord dire qu’est ce que c’était que la francophonie avant et qu’est ce qu’elle est devenue aujourd’hui. La francophonie telle qu’elle a été imaginée dans les années 1960 était pour beaucoup un instrument néocolonial, mais qui, en quelque sorte, a bien tourné. Plusieurs avaient une vision nostalgique et espéraient que, grâce à la langue française, les gens garderaient un même système de pensée. Mais à côté, heureusement, des personnalités ont développé une réflexion plus politique et plus élaborée. Je pense surtout à Senghor et Césaire. Dans les années 1930, des africains, des antillais, des afro-américains, développent, à Paris, une réflexion sur leur identité. C’est de cette réflexion que naitra le concept de « négritude »: nous les Nègres sommes porteurs de culture, de valeurs, et entendons apporter notre pierre à l’édifice de la culture mondiale. Ainsi, ils étaient dans une démarche de refus du modèle culturel dominant européen. Quand Senghor devient chef d’Etat, il milite pour créer une francophonie qui soit un espace à l’intérieur duquel des cultures différentes pourront communiquer grâce à une même langue en commun. Ainsi, quand je parle de ma culture à des Vietnamiens qui me parlent des leurs, grâce à « la langue de partage » on parvient à communiquer, et dans cette démarche, nous renforçons nos spécificités. Dans cet esprit, la francophonie est sans doute la seule organisation internationale qui se propose de développer et de renforcer les différences appréhendées comme une valeur ! Alors que l’UE veut supprimer tout ce qui est différent entre les Européens, la francophonie, elle, est un espace qui veut permettre à chaque culture et à chaque peuple de s’affirmer comme différent de l’autre. C’est assez paradoxal : grâce à une langue de communication internationale, on donne la possibilité à des cultures de s’affirmer et de se renforcer. 

A ce propos, il y a un concept avec lequel je ne suis pas d’accord : c’est le terme de « culture francophone ». C’est un contresens. Comme de dire par exemple que la langue française est la « langue des droits de l’homme » : au XII° siècle, les Mandingues avait déjà fait leur propre charte des droits de l’homme. Toutes ces affirmations, ce sont les séquelles de la francophonie des années 1960. Heureusement, elle n’a pas duré longtemps, c’est celle de Senghor qui a gagné.

De manière plus particulière, en quoi la francophonie peut participer au développement de l’Afrique ?
On peut utiliser la langue française comme un outil de développement. Il y a eu une mauvaise lecture de la francophonie qui a longtemps considéré que sa seule finalité c’était la langue française en soi. La langue française est un outil, non un objectif. Quand nous nous battons pour maintenir le français dans l’UE et à l’ONU, c’est pour que les pays francophones ne soient pas marginalisés diplomatiquement, donc on protège des intérêts stratégiques. La défense de la langue française c’est aussi un moyen pour que les pays du Sud francophones puissent garder toute leur place dans les organisations internationales et continuent à se faire entendre sur la scène internationale. 

En tant qu’outil de communication, d’échanges, le français est un facteur de développement pour les populations qui le partagent. Ainsi, par exemple dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Aujourd’hui, 5% des pages internet au niveau mondial sont en français, alors que les francophones représentent 2% de la population mondiale. Les francophones ont donc une visibilité plus forte que leur place réelle.

Est-ce que la francophonie ne se construit pas à l’encontre des cultures des pays qui en font partie ?
Dans toute organisation internationale, vous avez un problème de rapport de forces : la francophonie est principalement portée par la France. La première image qu’on en a, c’est celle de la puissance de la France. Ce n’est pas une critique que je porte, c’est un constat : tous les pays utilisent une organisation internationale pour faire avancer leur propre agenda. Je ne reproche pas à la France de peser sur la francophonie, mais il appartient aux non-Français de faire en sorte que ce rapport de forces reste équilibré. 

J’aimerai prolonger votre question sur un aspect qui me tient particulièrement à cœur, la question de l’éducation. A mes yeux, une des raisons de l’échec des politiques d’éducation dans les pays francophones, c’est le fait qu’on alphabétise en français. 95% des enfants en Amérique latine sont alphabétisés dans leur langue maternelle, 70% en Asie et 13% seulement en Afrique francophone. Tout le système francophone d’éducation est resté sur le modèle néocolonial qui ignore les langues locales.

Pour l’enfant européen, sa formation c’est : l’école, la famille, la télévision, internet. En Afrique : l’enfant n’a pas internet, la télévision par intermittence, il lui reste l’école, mais il n’a pas la famille, car quand il rentre de l’école, ses grands-parents ne savent pas lire des livres écrits dans une autre langue. Cessons de croire ou de dire que tous les citoyens des pays francophones connaissent le français. Le dernier et passionnant rapport sur l’état de la langue française réalisé par l’OIF est éclairant : ainsi, par exemple, ce rapport donne pour le Niger, pays fondateur de la Francophonie (Traité de Niamey) le chiffre de 12% de francophones ! On perd l’impact de l’éducation familiale dans la formation scolaire des enfants. L’enfant africain est le seul enfant du monde qui n’a pas la possibilité d’apprendre avec ses grands-parents. 

Il existe pourtant une solution alternative : la pédagogie convergente. Les premières années de l’école, on apprend à l’enfant à lire et écrire dans sa langue maternelle, et c’est seulement à partir de l’équivalent du CE1 qu’on lui apprend la langue française. Les expériences pilotes ont prouvé que l’enfant qui a appris le français de cette manière, le connait mieux que les autres : on a un taux de réussite du primaire au secondaire supérieur à celui de la pédagogie traditionnelle. En plus, la pédagogie convergente est moins chère que la pédagogie traditionnelle. Cette approche, qui est celle de l’Amérique latine, de l’Asie, n’est pas mise en œuvre en Afrique francophone si ce n’est de manière extrêmement limitée (expérimental !). 

Il y a plusieurs raisons à cela. Le français reste pour tous ces pays la langue de l’unité nationale et territoriale. Si on doit prendre en compte les langues maternelles des uns et des autres, il va falloir faire une politique de décentralisation, alors que le français est la langue de la centralisation. Deuxièmement, il n’y a pas de marché pour les manuels scolaires dans les différentes langues africaines, notamment celles qui concernent des communautés réduites. Les parents ont aussi des complexes par rapport aux langues ethniques, ils préfèrent envoyer leurs enfants dans des écoles classiques. Dans ces cas de figure, la langue française s’oppose en effet aux langues et aux cultures locales, et il y a beaucoup de complices à cet état de fait. Il faut faire attention à ce que le français ne serve pas une politique de répression des cultures et des langues des différents pays. On ne prend pas assez garde à cela.

Propos recueillis par Marwa Belghazi et Emmanuel Leroueil

Ces chefs d’Etat à qui il faut dire « Dégage! »

Blaise Compaoré, sous ses airs de médiateur et de faiseur de paix dans les crises africaines, est un assassin de grand chemin. Au palmarès de son régime, le Président burkinabé compte Thomas Sankara, Henri Zongo et Jean Baptiste Boukary Lingani, mais aussi le journaliste Norbert Zongo et tout dernièrement le jeune Justin Zongo. Cet ancien parrain politique de Charles Taylor a aussi soutenu l’Unita en Angola et la rébellion ivoirienne. Son pays est une base arrière pour tous les conflits d’Afrique de l’Ouest et ce fourbe fait office de sage en Afrique. Quel triste sort que celui de ce continent ! Arrivé au pouvoir par coup d’état en octobre 1987, ce militaire a réussi à se faire élire à 4 reprises avec des scores de 80%, à coups d’intimidations, de fraudes massives et de tripatouillages constitutionnels. Il fait aujourd’hui face à des mutineries, y compris au sein de sa propre garde personnelle, et à de vives protestations de la part des étudiants et d’autres couches de la société. Il ne faudrait pas que son régime y survive. Blaise dégage !

Paul Biya dirige de main de fer son pays depuis 1982 et l’essentiel des 19 millions de Camerounais n’ont connu que lui. Il a réussi la prouesse de faire passer le Cameroun du statut de pays à revenu intermédiaire à celui de pays très pauvre et son régime a institutionnalisé la corruption en mode de gouvernance. Mais c’est surtout au plan politique que Paul Biya donne toute la mesure de son autoritarisme. Au début des années 1990, l’homme n’a concédé un semblant d’ouverture démocratique qu’au prix d’un massacre de plusieurs centaines de personnes. A la suite de sa volonté de supprimer la limitation des mandats présidentiels telle qu’initialement prévue par l’article 6.2, le roi fainéant a encore autorisé l’armée à tirer à balles réelles sur ses propres concitoyens fin février 2008. Depuis cette constitutionnalisation unilatérale d’une présidence à vie, ce catholique formé à Louis-le-Grand, à la Sorbonne et à Sciences Po Paris est devenu Biya l’Eternel. 2011 est une année d’élection présidentielle au Cameroun et il faut que Biya aussi dégage !

Denis Sassou Nguesso occupe les devants de la scène politique congolaise depuis…1979. Il n’a donné de répit à son peuple que pendant un intermède de 5 ans, juste le temps de perdre les élections de 1992 et de revenir en 1997, par les armes et avec le soutien de l’Angola, à la suite d’une guerre civile post-électorale extrêmement violente. C’est dire à quel point cet homme est obnubilé par le pouvoir. Que 70% de sa population vivent avec moins d’un dollar par jour alors que la manne pétrolière est captée par une petite minorité, cet homme n’en a cure. Il préfère organiser des simulacres d’élections et dilapider à New York ou à Paris l’argent de son peuple. Il est l’un des principaux chefs d’Etat impliqués dans l’affaire des biens mal acquis. Après la mort de son beau fils Omar Bongo, Sassou Ngesso est devenu le symbole vivant et dégoutant de plusieurs décennies de Françafrique. Sassou Ngesso dégage !

Eduardo Dos Santos est sans doute le plus grand voleur d’Afrique, en concurrence avec son homologue Obiang Nguema. Il a érigé un détournement systématique de la manne pétrolière de l’Angola à son profit. Un rapport de l’ONU a ainsi prouvé que plus de 4,5 milliards de dollars de recettes liées aux ventes de pétrole n’étaient pas déclarées dans le budget de l’Etat. La clique du MPLA au pouvoir et de leurs affidés est une véritable mafia, un tique qui suce le sang du peuple angolais. Malgré les richesses minières et pétrolières du pays, 60% de la population vit sous le seuil de pauvreté. Malgré les immeubles haut-standing qui se construisent à Luanda, la majeure partie de la population de la capitale angolaise vit dans des bidonvilles indignes. L’Angola mérite mieux que cette classe politique qui a gardé ses réflexes prédateurs du temps de la guerre civile. Pour toutes ces raisons, Dos Santos dégage !

Teodoro Obiang Nguéma : Cet homme est une caricature ambulante. L’incarnation de l’Afrique bananière des bande-dessinées. Le fantôme contemporain des Bokassa et autres Mobutu Sesse Seko, en plus intelligent peut-être. Arrivé au pouvoir en 1979 par un coup d’Etat contre son oncle dont il était le chef d’Etat-major, Teodoro n’a eu de cesse depuis de faire de son pays sa propre ferme, des puits de pétrole équato-guinéens ses propres vaches à lait. Ses fils jouent les stars américaines à Hollywood tandis que les à peine 650 000 d’habitants de la Guinée-Equatoriale vivent privés de tout confort et manquant pour beaucoup du minimum vital. La Guinée Equatoriale est un eldorado pour quelques privilégiés et investisseurs étrangers, un enfer pour tous les autres. C’est peut-être le plus gros gâchis d’Afrique en rapport à son potentiel. Pour le bien du peuple équato-guinéen, Teodoro dégage !

Robert Mugabe est un Nelson Mandela qui a très, très mal tourné. Secrétaire Général de la Zimbabwe African National Union au début des années 60, alors que le pays est sous le joug d’une minorité blanche dirigée par Ian Smith, Robert Mugabe sera emprisonné pendant dix ans, de 1964 à 1974. Libéré en 1975, il rejoint le Mozambique d’où il participe à la lutte de libération du pays. La guerre terminée, Mugabe l’ancien prisonnier, le héros est élu Premier Ministre en 1980. Il opte pour la réconciliation nationale et forme un gouvernement d’union auquel participent toutes les fractions/partis rivaux y compris l’ancienne minorité blanche. Et puis, il y aura l’exacerbation des rivalités entre la ZANU et la Zimbabwe African Peoples Union, autre mouvement de résistance. Puis la Gukurahundi, la répression sanglante dès 1982 par les troupes de Mugabe des partisans de la ZAPU, quelques milliers de morts, beaucoup lors d’exécutions publiques. Et puis la fusion des deux mouvements en 1987. Puis la réforme agraire ratée, l’échec de la socialisation de l’économie, l’invasion du Congo, la catastrophe économique, sociale, alimentaire. Après viendront parachever le désastre, le tripatouillage des élections législatives et présidentielles en 2008. La répression des partisans de Tsvangirai. Et enfin le Robert Mugabe, autocrate sanguinaire, despote spoliateur, que l’on connaît aujourd’hui. Vraiment, Robert Mugabe doit dégager !

Mswati III. Sa majesté Mswati III. Ingwenyama. Le Lion. Chef de la tribu des Dlamini. 43 ans. 14 épouses. 24 Enfants. 200 frères et sœurs. Mswati, troisième du nom. Roi du Swaziland. Monarque absolu, dirige par décret et nomme le Premier Ministre et les Juges. 10% de la population swazi – essentiellement, la très large famille royale, ses alliés et obligés – concentre 60% de la richesse du pays. 69% des sujets du bon Roi Mswati III vivent avec moins d’un dollar par jour. 300.000 d’entre eux ne survivent que grâce à l’aide alimentaire mondiale. Les heureux habitants du royaume de Swaziland meurent en moyenne à 38 ans, à cause du fort taux de prévalence du VIH. Mswati III, né Prince Makhosetive (« Roi des Nations ») Dlamini, 67e fils du Roi Sobhuza II, a une fortune personnelle estimée à 100 millions de dollars et s’est alloué 13 millions d’euros, en 2004, sur les fonds publics, pour la construction d’une résidence pour ses épouses. Mswati III réprime aujourd’hui dans le sang les opposants et simples citoyens protestant contre la cérémonie prévue pour célébrer, toujours dans le faste le plus abject, les vingt-cinq ans de son arrivée au pouvoir. Faut-il encore préciser que Mswati III doit dégager ?

Le Makhzen. Nous ne serons pas plus royaliste que le roi. Dans leur grande majorité, les manifestants marocains ne demandent pas tant le départ du roi Mohamed VI que la fin du système monarchique archaïque qui a fait de l’arbitraire et des passe-droits la règle, des Marocains des sujets passifs et non des citoyens responsables. Le mouvement du 20 février, mouvement des citoyens qui appellent au changement, veut la fin de ce système, le makhzen. Ils veulent faire du Maroc non pas un pays qu’il fait bon visiter, mais un pays où il fait bon vivre. Ils devront faire face aux pesanteurs du système, dont le personnel politique, à commencer par le roi lui-même, compte bien rester en place. Ils devront donner tort à la célèbre formule du Guépard : « tout changer pour que rien ne change ». Il faut que le makhzen dégage !

Abdellaziz Bouteflika : Ce n’est pas insulter le rôle historique qu’a pu jouer Bouteflika dans l’histoire contemporaine de l’Algérie que de dire que son troisième mandat est le mandat de trop. Un vieillard retranché dans son palais ne peut pas diriger un pays jeune, dynamique, sous tension économico-sociale, en pleine mutation. Il faut quelqu’un auquel les jeunes générations puissent s’identifier, quelqu’un qui soit au centre de l’action et au milieu de son peuple, quelqu’un qui insuffle de l’énergie. Bouteflika est un dinosaure d’un autre temps. Il aurait dû quitter la scène au bon moment. Réformer le système avant qu’il n’y soit contraint par le peuple. Un système sclérosé, gérontocratique, élitiste, militariste, corrompu, auquel il faudra s’attaquer et réformer de fond en comble pour améliorer la redistribution des richesses au-delà des seuls investissements en infrastructures. Pour que la nouvelle Algérie puisse prendre son envol, Bouteflika dégage !

Omar el-Béchir : Le président soudanais est accusé de crimes contre l’humanité par le Tribunal Pénal International. Sous sa présidence, son pays a connu des massacres terribles au Darfour et une guerre civile meurtrière au Sud-Soudan. Qu’il les ait personnellement guidés ou non, Omar el-Béchir est responsable. Responsable de la division interne au Soudan ; de la haine attisée entre les différentes composantes de sa population. Héritier d’une autre époque, celle de l’islamisme d’Etat triomphant, Béchir s’est reconverti depuis dans le développement à coups de pétrodollars chinois. Paria de la communauté internationale, acteur central des intrigues et exactions des années sombres du Soudan, il est aujourd’hui un boulet pour son pays qui cherche à aller de l’avant et à tourner la page. Suffisant pour dire, Omar dégage !

Isayas Afewerki. Le parcours d’Isayas Afewerki est typique du « Père » de l’indépendance Africain, lorsque celle-ci a été acquise par la voie des armes. Après une guerre de trente ans contre l’Éthiopie, en 1991, l’Érythrée obtient son indépendance (de facto, l’accession officielle se fera deux ans plus tard). Afewerki à la tête de l’Eritrean People's Liberation Front, accède au pouvoir. Son armée devient le People's Front for Democracy and Justice, parti unique. La constitution rédigée en 1998 n’a jamais été implémentée. Afewerki dirige seul, emprisonne les dissidents (chaque fois plus nombreux et plus proches de lui), interdit la presse indépendante, a chassé les ONG internationales du pays et se livre depuis une dizaine d’années à un aventurisme militaire dans la région. Isayas Afewerki déclarait en mai 2008 : « les élections polarisent la société ». C’est pour cette raison qu’il a décidé de les « repousser » de trois ou quatre décennies. Isayas Afewerki… Dégage !

Yoweri Museveni dirige l’Ouganda depuis 1986. Il fit partie, dans les années 1990, avec Paul Kagamé, Meles Zenawi et Isayas Afewerki de la… « Nouvelle génération de Leaders Africains ». Tous quatre sont arrivés au pouvoir par les armes. Museveni avait pourtant bien commencé. Hormis une première période marxiste-léniniste, sa première décennie au pouvoir le voit organiser un système politique avec restriction de la représentation politique – les partis politique sont autorisés, mais les candidats se présentent en tant qu’individus, hors parti – certes, mais un gouvernement élargi et à composante multiethnique et une relative restructuration de l’économie. Puis, dans cette région troublée des Grands Lacs, il y eut la seconde Guerre du Congo – 5 millions de morts – la répression des mouvements rebelles – dont la sinistre Armée de Libération du Seigneur – la réforme constitutionnelle suspendant la limite de deux mandats, l’intimidation et l’emprisonnement des opposants. Yoweri Museveni est au pouvoir depuis vingt-cinq ans. Les fleurs de la « nouvelle génération » ont fané. Museveni doit dégager !

Abdoulaye Wade, au pouvoir depuis 2000 (seulement !), est un octogénaire sénile que sa mégalomanie a perdu. Après avoir fait rêver le Sénégal, il s’est attelé avec zèle à la dégradation de toutes les institutions publiques. Il a préféré humilier tous ceux que le pays comptait de compétents pour s’entourer d’ignares et de roublards de tous bords devenus les thuriféraires du régime. Il a ensuite confié la conduite du pays à son fils Karim pressenti pour lui succéder dans le cadre d’une dévolution monarchique du pouvoir. Au nom du père, du fils et du saint esprit ambiant, l’alternance politique est devenue une alternoce, cette course avide à qui s’enrichit le plus en un temps record. Malgré ses grandes idées pour l’Afrique, au Sénégal, sa stratégie de croissance accélérée est un échec patent. Ne pas arrêter ce vieillard et le clan qui l’entoure est un crime de non assistance à un pays en voie de sous-développement et de recul démocratique. Wade dégage !
 

Joel Té Léssia, Emmanuel Leroueil, Nicolas Simel Ndiaye

Le miracle mauricien

Qu’on se le dise : il existe un miracle mauricien. C’est en tout cas l’avis, de poids, de l’un des plus brillants économistes de notre époque, Joseph Stiglitz, livré sur son blog, « Sagesse économique non-conventionnelle ». Le prix Nobel d’économie chante les louanges de cet archipel africain de l’océan indien, peuplé d’1,3 million d’habitants. Le miracle est autant économique, politique que social. Le pays se caractérise par la stabilité de ses institutions démocratiques et se distingue comme le meilleur élève de la classe du continent africain en matière de bonne gouvernance, selon le classement de la fondation Mo Ibrahim. Au niveau économique, le pays a connu une croissance supérieure à 5% pendant trente ans, et ce bien qu’il soit dénué de ressources minières ou pétrolières. Il est classé 1er en Afrique en terme d’attractivité par le rapport 2010 Doing Business de la Banque mondiale. Mais surtout, et c’est ce que souligne Joseph Stiglitz, le pays se singularise par un système social qui n’a rien à envier aux pays du Nord de l’Europe : éducation (y compris universitaire) gratuite pour tous ; transports scolaires et soins médicaux offerts aux citoyens. 87% des habitants sont propriétaires de leur maison.

Non sans malice, Joseph Stiglitz rappelle le diagnostic d’un autre Nobel d’économie, James Meade, qui prédisait en 1961 (l’île Maurice a pris son indépendance en 1968) que les perspectives de développement économique de l’archipel étaient très faibles. Or, le revenu par habitant est passé de 400$ au moment de l’indépendance à 6700$ aujourd’hui. Le modèle économique de l’île Maurice est sans aucun doute l’un des plus solides d’Afrique car le plus diversifié. Alors que l’île était spécialisée dans une monoculture de la canne-à-sucre, l’économie repose actuellement sur le tourisme, la finance, l’industrie du textile, et peut-être bientôt sur le secteur des nouvelles technologies.
La démarche de Stiglitz, à son habitude, est particulièrement innovante : l’auteur questionne les modèles européens et américains à l’aune de cet exemple de réussite africaine. Si Maurice allie système social avancé et bonnes performances économiques, pourquoi les pays européens et les Etats-Unis, beaucoup plus riches, n’y arriveraient pas également ? Nous nous permettons de transposer cette critique latente à l’échelle du continent africain qui nous intéresse : il faut arrêter de croire que le développement économique nécessite de sacrifier le bien-être social des habitants, de faire une surenchère de dumping social pour sortir son épingle du jeu.

Joseph Stiglitz cherche les raisons qui peuvent expliquer ce succès singulier et inattendu. Il en présente un certain nombre, parmi lesquels nous retiendrons le fait que l’Ile Maurice a choisi de ne pas investir dans l’armement militaire, tirant les conséquences d’un système international où les risques d’invasions étrangères ont fortement diminué ; dénuée de ressources minières, Maurice a choisi de concentrer ses investissements dans ses ressources humaines en investissant prioritairement dans l’éducation ; enfin, Stiglitz pointe du doigt le consensus très social-démocrate entre syndicats de travailleurs, gouvernement et patronat comme terreau propice au modèle mauricien.
Maurice n’est cependant pas un jardin d’Eden et des problèmes existent. L’économie mauricienne souffre actuellement d’une perte de compétitivité liée à son taux de change. Les consommateurs mauriciens souffrent quant à eux de l’inflation des produits alimentaires de première nécessité ainsi que de l’énergie. L’impact est d’autant plus fort pour une Ile qui importe beaucoup de ces produits par bateaux avec des coûts de transport élevés. Enfin, héritage de son passé colonial, la répartition des terres est très inégalitaire.

On peut toutefois reprocher à Stiglitz de ne pas rentrer dans le détail des difficultés économiques rencontrées par la République de Maurice durant la récente crise financière et économique mondiale en 2009. Maurice n’étant pas intégré à un marché local suffisamment large, l’archipel est extrêmement dépendant de l’extérieur. Le ralentissement du commerce international, la chute des cours du sucre (exportation mauricienne) concomitante à la hausse des cours du pétrole et des denrées alimentaires importées, ont eu un effet ciseau extrêmement violent. Nous conseillons la lecture de deux articles qui détaillent ces difficultés :
http://www.syfia.info/index.php5?view=articles&action=voir&idArticle=5140
http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAJA2549p044-045.xml0/gouvernance-classement-crise-economique-mauricemaurice-mauvais-point-pour-le-premier-de-la-classe.html
En mettant les évènements récents sous le boisseau, Stiglitz oublie de préciser que le « modèle mauricien » qu’il porte aux nues est en danger de disparition. Le gouvernement mauricien actuel tente de répondre à la crise en libéralisant l’économie locale, c'est-à-dire en remettant en cause les acquis des travailleurs mauriciens au nom de la flexibilité du travail et des impératifs d’attractivité promus par des rapports comme le Doing business. L’ironie veut donc que ce soit au moment où il jette peut-être ses derniers feux que le modèle « social-démocrate » mauricien est louangé comme jamais. Il appartient aujourd’hui à la gauche mauricienne de réinventer et de raffermir ce modèle, pour que les générations futures continuent d’en bénéficier, et que les socialistes africains puissent s’en inspirer.
Joseph Stiglitz, redresseur des torts de l’impérialisme américain devant l’éternel, finit son article en enjoignant les Etats-Unis qui occupent pour des raisons militaires une île de l’archipel Mauricien, Diego Marcia, à en remettre la souveraineté aux Mauriciens et permettre aux autochtones Chagossiens de retrouver leur lieu de vie ancestral.
 

Emmanuel Leroueil

L’article original de Stiglitz : http://www.project-syndicate.org/commentary/stiglitz136/French

Un nouvel âge démocratique au Nigeria ?

Le professeur Attahiru Jega

Le Nigeria s’engage dans un processus électoral en trois temps, et c’est toute l’Afrique de l’Ouest qui retient son souffle. Après la guerre civile post-scrutin présidentiel en Côte d’Ivoire et la contestation des résultats par l’opposant Adrien Houngbédji au Bénin, un mauvais déroulement des élections au Nigeria aurait des conséquences funestes et imprévisibles pour l’ensemble de la sous-région. Les élections législatives du 9 avril, présidentielle du 16 et locales du 26 avril revêtent à ce titre une importance particulière. Le dénouement positif ou négatif de ce raout politique repose en grande partie sur les épaules d’un homme, le professeur Attahiru Jega, président de la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI) du Nigeria.

Nommé en juin 2010 par le président en exercice et candidat à sa réélection Goodluck Jonathan, le professeur Jega est une figure respectée de la société civile et de l’opposition, qui occupait au moment de sa nomination le poste de vice-recteur de l’université Bayero, à Kano. Né en 1953, docteur en sciences politiques de la Northwestern University (Illinois, Etats-Unis), il a entamé sa carrière universitaire à l’université Bayero à partir de 1984. Mais c’est surtout par ses activités syndicales et politiques qu’il s’est rendu célèbre, notamment avec l’Academic Staff Union of Nigerian Universities. A la tête de ce syndicat d’universitaires, il est devenu un opposant déterminé au pouvoir de la junte dirigée par le général Babangida à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Il s’est taillé durant cette période une réputation d’homme attaché aux principes de justice, inflexible sur la morale publique, « pour qui la politique ethnique et les urnes truquées, tactique favorite des politiciens nigérians, sont anathèmes », selon la description de l'universitaire nigérian Ike Okonta (1).

Or, ce scrutin suscite d’autant plus d’inquiétudes que le retour à la démocratie du Nigeria, en 1999, est entaché de détournements systématiques de ses principes fondamentaux : clientélisme généralisé, violences électorales, exacerbations des différences religieuses, ethniques et régionalistes, bourrages d’urnes, etc. Les élections ont longtemps paru être avant tout d’ordre cosmétique, pour améliorer l’image du Peoples Democratic Party, solidement accroché au pouvoir et nullement décidé à l’abandonner.
La nomination d’Attahiru Jega à la tête de la CENI ainsi que les prérogatives financières et juridiques qui lui ont été dévolues, laissent cependant espérer que ces scrutins électoraux pourraient être différents. Pourtant, les premiers nuages ont déjà commencé à s’amonceler. La violence est au rendez-vous de ces campagnes électorales, notamment à Abuja, Bornou ou Jos. A une semaine du scrutin initial, le gouvernement a été contraint de fermer les frontières du pays et à y limiter les déplacements, pour éviter tout risque de déstabilisation. Des dysfonctionnements dans l’organisation et de sérieux soupçons de fraudes ont conduit le professeur Jega a repoussé d’une semaine le calendrier électoral par rapport à ce qui était initialement prévu.

Malgré cela, l’espoir est grand que ce scrutin permette de tourner une nouvelle page de l’histoire démocratique du Nigeria. Le président Goodluck Jonathan, qui semble le favoris des sondages, notamment parce que l’opposition peine à se réunir face à lui, affiche la volonté de s’émanciper des pratiques douteuses de son parti, le Peoples Democratic Party, largement décrédibilisé par son exercice du pouvoir.

Selon un rapport de l’International Crisis Group (2), au-delà des résultats électoraux, l’un des véritables enjeux de ces élections résidera dans la capacité du professeur Jega à imposer l’Etat de droit, surtout vis-à-vis des prochaines personnalités politiques élues ou réélues de manière condamnable. « Personne n’a été inculpé de crime électoral depuis l’indépendance du pays », rappelle l’ONG, qui formule un certain nombre de propositions : que la Commission poursuive tout auteur de crime électoral, y compris parmi les hauts responsables de la sécurité et les politiciens ; que la Commission suspende les résultats annoncés là où il y a de forts soupçons d’irrégularités, qu’elle mène des enquêtes puis reprenne tout le vote si nécessaire ; que des comités consultatifs sécuritaires associant des groupes de la société civile soient en état d’alerte pour juguler de potentielles vagues de violence.

Un cadre judiciaire plus contraignant et plus répressif devrait conduire les acteurs de la sphère politique nigériane à engager la révolution des mentalités qu’ils auraient dû mener il y a déjà plusieurs décennies. Le scénario du pire de la Côte d’Ivoire devrait participer à leur faire prendre conscience de la nécessité de donner à la sous-région et à l’ensemble de l’Afrique un exemple de maturité démocratique. Tel est le prix à payer si le Nigeria veut pleinement jouer le rôle politique de leader que lui confère naturellement son poids économique et démographique.

Emmanuel Leroueil

 

(1):  http://www.pambazuka.org/fr/category/features/72058

(2) : http://www.crisisgroup.org/en/regions/africa/west-africa/nigeria/B79-nigerias-elections-reversing-the-degeneration.aspx

La Centrafrique face à la malédiction du diamant

Réélu en fin janvier 2011 à la présidence de la République Centrafricaine, François Bozizé fait face à de nombreux défis. La population centrafricaine est parmi les plus pauvres d’Afrique, tandis que l’Etat centrafricain est l’un des plus faibles du continent. La tâche se révélant immense, le président Bozizé comme l’observateur extérieur peuvent se demander : par où commencer ? Par la bonne gestion des ressources en diamants du pays, sans doute. 
La Centrafrique peut-elle éviter la malédiction du diamant et faire de cette ressource le levier central de son développement économique et social ?
 
La malédiction du diamant
Il y a malédiction du diamant à double titre. La première relève d’un phénomène universel : les pays bien dotés en ressources naturelles connaissent parfois un taux de croissance inférieur aux autres. Bénéficiant d’une rente de situation grâce à certaines ressources, ces pays connaissent une compétitivité inférieure dans les autres secteurs économiques et se caractérisent par un sous-investissement éducatif et/ou une mauvaise gestion des richesses produites par le sous-sol. On parle de « syndrome hollandais » pour décrire les effets économiques et sociaux négatifs d’une rente économique basée sur des ressources naturelles. Cela est très souvent le cas par exemple des pays pétroliers d’Afrique ou du Moyen-Orient, notamment lorsque les cours du pétrole sont modérés.  
Il y a enfin une malédiction du diamant propre à l’Afrique, celle des « diamants du sang ». L’expression renvoie à l’utilisation du diamant comme principale ressource dans le cadre d’économies de guerre et de rapines dans des conflits particulièrement meurtriers en Angola, au Libéria, en Sierra Leone et en République Démocratique du Congo, notamment durant les années 1990-2000.  Le diamant est au centre de spirales mafieuses qui voient des mouvements politiques rebelles et militarisés survivre indéfiniment en se passant du soutien des populations (cas de l’Unita en Angola) ; ou suscite l’appât du gain de bandes armés qui violentent les populations civiles pour exploiter les diamants de leur environnement naturel (cas des troupes de Charles Taylor en Sierra Leone). Enfin, comme dans le cas de la République Démocratique du Congo, les ressources en diamant, notamment dans les zones frontalières, constituent un sérieux mobile d’invasion de forces armées étrangères mieux organisées pour détourner à leur profit cette ressource (présence ougandaise et rwandaise).
 
L’exploitation du diamant en Centrafrique
 
L’exploitation du diamant y a débuté en 1927. Il s’agit essentiellement de gisements alluvionnaires situés dans le bassin de deux grands systèmes fluviaux du pays : autour des rivières Mambere et Lobaye au Sud-Ouest ; autour de la rivière Kotto dans l’Est. D’après les statistiques du Bureau d’évaluation et de contrôle de diamant et d’or (BECDOR), la Centrafrique a exporté 311 784 carats en 2009. A titre de comparaison, le premier exportateur de diamants africain (et deuxième exportateur mondial derrière la Russie), le Botswana, exporte en moyenne 32 millions de carats chaque année. La Centrafrique est donc un petit producteur de diamants[1], même si l’on considère que le pays exporte plus que ne le signale les chiffres officiels, du fait de la contrebande. Mais à l’échelle du pays, l’économie du diamant est très importante. Selon un rapport de l’International Crisis Group sur le sujet (De dangereuses petites pierres – les diamants en République Centrafricaine, décembre 2010), « l’extraction artisanale fournit un emploi à quelques 80 000 à 100 000 mineurs à travers le pays, des mineurs dont les revenus nourrissent au moins 600 000 personnes. Son impact économique et social n’est donc pas négligeable dans un pays qui compte 4,8 millions d’habitants. »
 
Les racines du mal
Comme le laisse à penser le rapport susmentionné de l’ICG, tout indique que la Centrafrique connaisse déjà la malédiction du diamant. Le pays a une longue histoire d’appropriation par l’élite au pouvoir de la rente du diamant. Jean Bedel Bokassa s’est rendu tristement célèbre en la matière. Son exploitation déraisonnée du secteur diamantifère a longtemps plombé la production de la RCA, avec un épuisement des gisements les plus facilement exploitables et l’absence d’exploration de nouveaux sites. Ange-Félix Patassé, ancien Premier ministre de Bokassa et élu président de la RCA en 1993, est également propriétaire d’une compagnie minière, la Colombe Mines, possédant plusieurs sites diamantifères.  Selon le rapport de la visite d’examen du Processus de Kimberley en République centrafricaine de juin 2003, son mandat a fourni l’occasion au président Patassé de considérablement étendre les activités de son entreprise. Par ailleurs, sa gestion se serait caractérisée par la distribution à sa discrétion d’exemptions au code minier à des propriétaires (70% des propriétaires étant exemptés du code minier !), rendant ledit code minier caduque et plongeant le secteur dans l’anarchie.
Par ailleurs, des groupes rebelles militarisés contrôlent désormais une partie importante des sites de production de diamant. L’Union des forces démocratiques pour le rassemblement (UFDR), bien qu’ayant signé un accord de paix avec le gouvernement, poursuivrait l’extraction et la contrebande de diamants dans le Nord-Est du pays. De même pour la Convention des patriotes pour la justice et la paix (CPJP), qui contrôle l’Est du pays. Derrière ces organisations aux noms humanistes se cachent des activités de « parrainage » mafieux des extracteurs artisanaux de diamants dans les régions qu’ils contrôlent. On retrouve donc en RCA les symptômes de la malédiction du diamant.
 
La réforme du secteur minier par Bozizé
Arrivé au pouvoir le 15 mars 2003, François Bozizé a très vite décidé de s’attaquer à la question du diamant. Le 14 avril de cette année, il annule tous les permis de prospection et d’extraction, y compris – et surtout – ceux de l’entreprise de son prédécesseur Patassé. L’assemblée nationale vote le 1er février 2004 un nouveau code minier avec la volonté de l’aligner sur les normes internationales en vigueur. Ce nouveau code se caractérise par ce que l’ICG considère dans son rapport comme un « régime fiscal et cadre légal rigide et inflexible qui sous-tend une organisation centralisé et opaque ». Quoi qu’il en soit, le résultat est que la plupart des compagnies minières internationales seraient parties suite à cette réforme, les exigences des autorités centrafricaines leur paraissant démesurées par rapport à l’intérêt de rester sur place. Il ne resterait plus qu’une seule compagnie diamantaire internationale présente en Centrafrique à l’heure actuelle. Le constat de l’International Crisis Group est le suivant : « Le niveau élevé de taxation incite par ailleurs la contrebande, que les autorités minières sont trop faibles pour arrêter. L’effet conjugué d’un Etat parasitaire, de la criminalité et de l’extrême pauvreté incite des factions rivales à entrer en rébellion tout en créant des conditions propices leur permettant de tirer profit du commerce de diamants dans les régions minières(…)Au ministère des Mines, la priorité donnée aux gains à court terme fait obstacle à l’élaboration et à la mise en oeuvre d’une stratégie de développement du secteur minier. La Direction générale des mines n’a ainsi pas de document de stratégie. Elle attend que la Banque mondiale lui fournisse des consultants pour l’aider à en rédiger un. »
 
Emmanuel Leroueil

 


[1] : Ordre décroissant des principaux producteurs de diamants en Afrique et production en millions de carats : Botswana (31,89), RDC (29), Afrique du Sud (15,2), Angola (7,5), Namibie (1,9), Ghana (1), Sierra Leone (0,7), Guinée (0,55), République Centrafricaine (0,35), Côte d’Ivoire (0,30), Liberia (0,30), Zimbabwe (0,25), Tanzanie (0,21). Source : Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), 2006