Amilcar Cabral, une grande figure du socialisme (2)

Deuxième partie: Vie et mort d'un libérateur national

Amilcar Cabral est né le 12 septembre 1924 à Bafatà, dans l’est de la Guinée-Bissau. Le pays dans lequel il voit le jour, la Guinée portugaise, est décimé par plusieurs siècles de traite négrière. Vaste de 40.000 km², il ne comptait que 500.000 habitants en 1960. Toutes les forces vives du pays sont mobilisées dans la production d’une monoculture d’arachide : les populations sont réquisitionnées de force et amenées à négliger leur production agricole traditionnelle, ce qui se traduit par des famines répétées. L’espérance de vie moyenne est de 30 ans au moment de l’indépendance. Contrairement aux colonies anglaises et françaises, les Portugais n’investissent quasiment pas dans les infrastructures, ce qui aggrave encore la situation locale.

Dans ce contexte général, Amilcar Cabral naît dans un milieu relativement privilégié. Il est issu d’une famille originaire du Cap-Vert. Son père est instituteur, membre de la catégorie sociale des assimilados, terme qui désigne ces métis culturels et/ou biologiques qui sont les principaux auxiliaires des colons durant cette période (fonctionnaires subalternes, petits commerçants, etc.). Il accède de ce fait à l’éducation occidentale dans une école de missionnaires située à Bissau. En 1931, sa famille retourne vivre au Cap-Vert et le jeune Amilcar poursuit ses études primaires puis secondaires à Praia. La situation économique et sociale du Cap-Vert, également sous domination coloniale portugaise, n’est pas meilleure que celle de la Guinée-Bissau. Du fait du détournement de la production agricole traditionnelle par les colons et du manque d’eau lié à la pluviométrie, de nombreuses famines meurtrières ébranlent ces îles rocailleuses.
Cette situation marquera profondément le jeune Cabral qui décidera d’orienter ses études vers l’agronomie afin de remédier aux problèmes agricoles qui empoisonnent l’existence de ses compatriotes. En 1945, à l’âge de 21 ans, il obtient une bourse pour poursuivre ses études supérieures à Lisbonne au Portugal. Le jeune homme arrive dans la métropole coloniale à un moment particulier de son histoire, celui de l’hégémonie du pouvoir du dictateur Salazar, qui suscite en réaction une résistance critique anti-fasciste, notamment dans les milieux universitaires.

L’étudiant Cabral à Lisbonne : rencontres, lectures, formation

En plus d’être la capitale du Portugal, Lisbonne est à cette époque la capitale de l’empire colonial portugais, où se retrouvent des étudiants en provenance des différentes colonies africaines. C’est donc dans ce climat intellectuel et ce contexte historique qu’Amilcar Cabral est amené à rencontrer des condisciples étudiants qui, comme lui, écriront les pages d’histoire de leurs pays respectifs : Agostinho Neto (leader de l’indépendance de l’Angola) et Eduardo Mondlane (fondateur du Frelimo, mouvement de libération nationale du Mozambique) sont quelques-uns de ses camarades de l’époque. Ensemble, ils s’initient au principal courant de pensée critique de l’impérialisme et du colonialisme à leur époque, le marxisme-léninisme, qui influencera profondément leur pensée et leur engagement politique.

Cabral et ses amis africains ressentent également la nécessité d’une « réafricanisation des esprits », s’intéressent aux travaux pionniers des écrivains de la négritude, fondent le « Centro de Estudos Africanos » qui leur sert de think-tank dans cette perspective de retour aux sources culturelles africaines. Ce processus de "réafricanisation intellectuelle" est d’autant plus nécessaire pour eux qu’ils sont pour la plupart des assimilados, et donc qu’il leur faut éviter le piège de l’acculturation et de la distanciation avec les populations africaines qui n’ont pas été alphabétisées et mises au contact de la pensée de la Modernité.

Amilcar Cabral achève ses études en 1950 et devient ingénieur agronome. Il entame tout d’abord une période d’apprentissage pendant deux ans au centre d’agronomie de Santarem (Portugal). Mais bien vite, sa destinée recroise celle de son pays natal : en 1952, il retourne en Guinée portugaise pour travailler aux services de l’agriculture et des forêts et plus particulièrement au centre expérimental agricole de Bissau, qu’il dirige dès l’âge de 29 ans. Amilcar Cabral entreprend dans ce cadre un projet extrêmement ambitieux : recenser le patrimoine agricole de la Guinée pour s’imprégner des réalités de la population paysanne de son pays, comprendre ses difficultés et ses besoins, dans la perspective de s’appuyer ensuite sur elle lors de la lutte pour l’indépendance (selon une stratégie révolutionnaire d’inspiration maoïste).

La création du Parti africain pour l’indépendance – Union des peuples de Guinée et des îles du Cap-Vert (PAIGC) et la lutte pour l’indépendance.

Les activités politiques « séditieuses » de Cabral n’échappent pas aux autorités portugaises qui le contraignent à s’exiler en Angola, où il rejoint ses anciens camarades étudiants et participe à la fondation de Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA, parti politique toujours au pouvoir aujourd’hui). Durant son année d’exil, Amilcar Cabral travaille dans une entreprise sucrière. Fort de l’exemple du MPLA, Cabral fonde à Bissau le 19 septembre 1956 avec 5 compagnons le Parti africain pour l’indépendance (PAI), qui deviendra bientôt le PAIGC en intégrant la thématique de l’union nécessaire des peuples de Guinée et des îles du Cap-Vert.
En lien avec les autres organisations d’indépendance des colonies portugaises (futur Frelimo, MPLA), Amilcar Cabral crée tout d’abord des cellules clandestines de formation de militants et de communication sur les enjeux de l’indépendance, principalement dans les villes. Il participe également à la structuration du mouvement syndical et jouera un rôle important dans l’organisation d’une grève ouvrière le 3 août 1959, violemment réprimée par les colons portugais. Suite à cet échec, et face à l’impuissance d’un mouvement de contestation politique traditionnel (manifestations, grèves, etc.) qui s’explique par le caractère particulier du régime dictatorial portugais qui n’a aucune intention de suivre l’exemple de la France et du Royaume-Uni, Amilcar Cabral décide d’engager une lutte armée pour accéder à l’indépendance. La guérilla débute en 1963.

Cette lutte armée est menée principalement à partir des campagnes que Cabral connaît désormais très bien. Positionnant ses bases-arrières en Guinée Conakry et en Casamance, le PAIGC se lance progressivement dans la consolidation de son emprise des campagnes et de l’adhésion des populations rurales en Guinée-Bissau. Face à lui, le pouvoir colonial portugais peut compter sur une force militaire présente sur place de plus de 30 000 hommes bien équipés. Le combat est donc inégal, mais malgré ce handicap la stratégie d’insurrection rurale et d’enclavement des villes par les campagnes se révèle payante, comme ce fut le cas en Chine.
Bientôt, c’est tout le Sud du pays qui est sous le contrôle du PAIGC. Amilcar Cabral fait alors preuve de toute son originalité. Il met en place dans les zones libérées des structures politico-administratives et un cadre économique qui préfigure le système qu’il compte développer ensuite. Cela dans un contexte de guerre ouverte, donc très instable et difficile. Rappelons également que dans la même situation, un personnage comme Jonas Savimbi en Angola mettra les populations « libérées » sous coupe réglée, les asservissant à ses objectifs militaires, politiques et économiques. Au contraire, Cabral crée les infrastructures étatiques de base (écoles, dispensaires), met en place des « magasins du peuple » pour que la population ait accès aux produits de premières nécessités à coûts raisonnables afin de mettre un terme à la situation de pénurie qui prévalait. Le leader socialiste met également en place des « brigades mobiles » qui diffusent au sein de la population les principes et les valeurs défendues par le PAIGC : transformations politiques, économiques, sociales et culturelles à venir dans la nouvelle société postcoloniale.

A la fin des années 1960, le PAIGC contrôle les 2/3 du territoire bissau-guinéen. En 1972, le mouvement déclare unilatéralement l’indépendance de la Guinée-Bissau. Du fait de ses succès militaires, de l’adhésion des populations et également de son activisme diplomatique, la communauté internationale reconnait en novembre de cette même année, par la voix des Nations unies, le PAIGC comme « véritable et légitime représentant des peuples de la Guinée et du Cap-Vert » et exige du Portugal de mettre un terme à la guerre coloniale. Amilcar Cabral touche au but. Les militaires portugais sont aux abois. Ils tentent de réagir en mettant en place des politiques sociales, en promouvant les élites autochtones qui leur viennent en aide, en incorporant de nombreux Africains dans leur armée coloniale, et en augmentant sans cesse les équipements militaires.

La mort d’un guérillero, la naissance d’un martyr de l’indépendance

Le 20 janvier 1973, Amilcar Cabral est assassiné à Conakry par des membres de son propre parti, qui expliqueront leur geste par leur volonté de mettre un terme à l’hégémonie des assimilados (pour la plupart originaire des îles du Cap-Vert) sur le mouvement indépendantiste. Les théories abondent quant à d’éventuels commanditaires de cet assassinat, des plus probables (les colonialistes Portugais) aux plus improbables (le « frère » Ahmed Sékou Touré, président de la Guinée-Conakry). Quoi qu’il en soit, cet assassinat met à jour l’une des principales contradictions sociales du mouvement de libération national, dont Cabral lui-même était bien conscient, à savoir la coexistence entre la petite-bourgeoisie fer de lance de la révolution et le reste de la population. C’est cette même contradiction entre assimilados et Africains qui explique en partie les antagonismes ayant conduit à la longue guerre civile en Angola.
L’œuvre d’Amilcar Cabral lui a cependant survécu. Le 24 septembre 1973, l’ONU reconnait officiellement l’indépendance de l’Etat de la Guinée-Bissau – Iles du Cap Vert. Devant l’impasse de leur situation militaire, les hauts-gradés du corps expéditionnaire portugais à Bissau, avec à leur tête le général Spinola, provoquent un coup d’Etat militaire pour renverser le pouvoir fasciste portugais de Marcelo Caetano, ce qui conduit à la reconnaissance par le Portugal de l’indépendance de ses colonies le 10 septembre 1974.

 

Emmanuel Leroueil

 

N.B : Dans la troisième et dernière partie de ce portrait, nous reviendrons plus précisément sur la pensée politique de Cabral et son inscription dans l'histoire globale du socialisme.  
 
 

Haro sur le franc CFA

Le professeur d'économie Nicolas Agbohou, de nationalité ivoirienne, est l'auteur d'un essai de référence qui appelle à la fin de l'alignement du franc CFA sur l'euro et de la gestion de ses réserves par le Trésor français : Le franc CFA et l'euro contre l'Afrique. Terangaweb a souhaité interroger le professeur Agbohou sur certains points évoqués dans son livre et sur les stratégies à mettre en oeuvre pour une gestion souveraine du franc CFA.

Terangaweb : Pourquoi malgré le consensus des chefs d’Etat africains sur les problèmes de l’alignement du CFA au Franc français puis à l’euro, il n’y a toujours pas eu de tentative concertée de remise en cause du lien entre l’euro et la zone FCFA ?

Pr Agbohou : J’ai travaillé avec Abdoulaye Wade lorsqu’il était encore dans l’opposition et il me disait que lorsqu’il arriverait au pouvoir, son premier travail consisterait à démanteler le FCFA. Cela fait maintenant 11 ans qu’Abdoulaye Wade est au pouvoir. Tout cela pour dire que la remise en cause du lien entre l’euro et la zone FCFA est un long combat. De plus, personne ne prend le pouvoir en Afrique francophone sans la permission de l’Elysée. Il existe bien entendu des exceptions comme Laurent Gbagbo, qui confirment la règle. La France exerce sa domination sur l’Afrique francophone à travers deux éléments : l’armée et la monnaie. Celui qui prend le pouvoir s’engage auprès de la France à respecter ces deux éléments. Sinon il devient un ennemi objectif de l’Hexagone.
Il faut souligner que les institutions et les quatre objectifs du FCFA profitent complètement à la France. Prenons par exemple le principe de la convertibilité. Lorsqu’un pays comme le Sénégal a 50 milliards de dollars sous forme de prêts ou de dons, toutes ces devises sont stockées au trésor public français au vu et au su de tous.

Rappelons aussi les deux façons dont se fait la création monétaire. La première façon c’est lorsque vous venez me voir, si je suis votre banquier, en me disant que vous avez besoin de 200 millions. Je crédite alors votre compte et désormais je me tourne vers la banque centrale qui va me prêter cet argent à un taux d’intérêt directeur, que je vais vous majorer d'une marge qui constituera mon gain. Il en résulte que la quantité de monnaie en cirulation dans l'économie est  influencée par la Banque Centrale qui augmente ou diminue son taux d'intrêt directeur pour réguler la masse monétaire injectée dans l'économie.La banque centrale est toujours un établissement public qui appartient à un Etat ou à un groupe d’Etats. D’où la possibilité pour l’Etat de donner des instructions à la Banque Centrale pour faire baisser le taux directeur. De ce fait le banquier commercial baisse aussi son taux d’intérêt qu’il facture au client. Donc la quantité de monnaie entre les mains des agents financiers s’accroît.

La deuxième méthode de création monétaire, c'est la conversion des devises en monnaie locale: la banque crée de la monnaie locale en contrepartie des devises qu'elle reçoit de ses clients. Or tous ces instruments ne sont pas aujourd’hui entre les mains des Etats d’Afrique francophone. Les trois banques centrales sont inféodées au pouvoir de la France.

Terangaweb : Mais plus précisément, si les chefs d’Etat prenaient la décision de sortir du FCFA, en seraient-ils vraiment capables ?

Pr. Agbohou : Il y a une modernisation de la colonisation et celui qui entre dans ce système ne peut pas faire grand chose. A moins que les chefs d’Etat ne se mettent d’accord pour dire ensemble « nous ne voulons plus du FCFA ». Actuellement les Présidents ne font pas cette révolution. A celui qui prendrait une telle décision arriverait ce qui est arrivé à Laurent Gbagbo. Prenons encore le cas de Modibo Keita qui en 1962 a décidé de sortir du FCFA à une époque où le contrôle de la France était encore fort. La France a alors profité des erreurs économiques de Keita. Ce dernier a en effet commis plusieurs erreurs dont le sentimentalisme économique. Dans un contexte de guerre froide, il s’est mis du côté communiste en nationalisant tout le commerce, ce qui a cassé le dynamisme de la tradition commerciale malienne. Ensuite il a fait disparaitre le secteur privé et il n’y avait plus que l’état pour embaucher, d’où un triplement du nombre de fonctionnaires. La monnaie nationale a alors été utilisée pour rémunérer les fonctionnaires qui eux mêmes ne produisaient rien. L’inflation a alors considérablement augmenté et il a passé son temps à lutter contre cette inflation de la monnaie malienne. Lorsque le 19 juillet 1967, Keita a voulu revenir au FCFA, la France a imposé deux conditions : une dévaluation de la monnaie malienne de 50% et un Président de la banque centrale inféodé à la France. C’est ainsi que le Mali a intégré la zone de 1967 à 1984 en pensant qu’en dévaluant sa monnaie, le pays pourrait vendre plus facilement son coton, ce qui est faux. Cette expérience malienne a marqué l’esprit africain et plus aucun chef d’état ne veut prendre ce risque. Rappelez vous la phrase de De Gaulle « vous voulez prendre l’indépendance, prenez en aussi tous les risques ».

Terangaweb : Concrètement si on devait recouvrer notre totale liberté de gestion du FCFA, comment devrait-on s’y prendre et quels seraient les défis à relever?

Pr Agbohou : Souvent les Africains s’imaginent des choses compliquées qui n’existent pas. Si on prend la décision de quitter la zone, il y aura deux grandes phases. D’abord il faut suivre le processus législatif avec un gouvernement qui, ayant pris cette décision, dépose son projet de loi à l’Assemblée nationale qui, à son tour, se chargera de son adoption. Une fois la loi votée, il faudra importer les machines qui produisent la monnaie et nous produirons ainsi notre propre monnaie. Cela est simplement mécanique.

Terangaweb : Oui mais au-delà des questions logistiques, quel sera l’accompagnement politique et économique pour éviter que la création de notre monnaie ne soit un échec ?

Pr Agbohou : La décision politique de battre sa propre monnaie est la conséquence logique de l’indépendance économique. Autrement on est dans un système de troc. Après, il faudra gérer la monnaie avec rationalité. Et cela se fait aussi avec l’expérience. Il ne faut pas jeter l’anathème sur tout un continent sous prétexte qu’on n’y dispose pas de compétences managériales. Ce sont les Noirs qui ont été les premiers à créer la monnaie. Au Ghana, il y a une gestion très rigoureuse du Cedi et cela est assuré par des Africains.

Terangaweb : Comment expliquez-vous que la zone CFA reste attractive pour plusieurs pays, comme la Guinée-Bissau qui l’a intégré en 1999, alors qu’on parle d’une possibilité pour la Guinée Conakry d’adopter également le FCFA ?

Pr Agbohou : La première raison est que les gens sont dans l’ignorance : les gens ne savent pas le mal que fait le FCFA aux populations africaines. Pouemi Tchundjang, l’auteur de Monnaie et servitude, a été retrouvé mort. Avant lui en janvier 1963, le président togolais Olympio a été aussi tué parce qu’il s’opposait au FCFA. On ne doit pas accepter que les jeunes Africains vivent dans cet esclavage monétaire mais il ne faut pas attendre ce changement de l’Occident. C’est à nous même de nous engager dans la lutte pour le pouvoir. Nous avons le devoir d’informer rationnellement nos jeunes générations.
De plus, tous les dirigeants qui prennent le pouvoir, y compris Alpha Condé récemment, s’accrochent à la puissance de la France. Ceux qui sont informés, à savoir les élites politiques, ont passé des pactes avec la France. L’impérialisme est encore violent. Dans mon livre, j’ai aussi demandé la décolonisation mentale des élites car les élites africaines sont toujours colonisées. Tous nos livres scolaires viennent de l’Europe ; l’élite doit être décolonisée mentalement et éclairer les décideurs.

Terangaweb : N’avez-vous pas peur qu’on vous reproche de ramener tous les problèmes de l’Afrique à la question du FCFA ?

Pr Agbohou : On ne peut pas obliger les gens à aller travailler. Tout le monde veut rentrer au pays mais à quoi ça sert ? Il suffit de payer les Africains pour qu’ils travaillent, sinon ils ne le feront pas. Aujourd’hui on demande aux chefs d’Etat de payer les gens. Ils ne peuvent pas car l’inflation n’est pas seulement d’origine monétaire ; il y a un manque d’argent en circulation. La monnaie est la base de la mise en œuvre du génie créatif d’un peuple. Pour enfermer ce génie, il suffit juste de lui confisquer sa monnaie.

Terangaweb : Et qu’est ce qui garantit qu’avec notre monnaie nous nous développerons ?

Pr Agbohou : J’ai proposé deux solutions qui peuvent s’appliquer aux pays d’Afrique francophone pris isolément. La première est la monnaie. La deuxième réside dans la transformation sur place de toutes les matières premières en produits finis qui génèrent de la valeur ajoutée. Le problème aujourd’hui est que nous vendons des matières premières à vil prix.

Prenons l’exemple de la tasse de café vendue à Paris au prix de 2 euros. On y met à peu près 10 grammes de café. Des 1000 grammes qui composent un kilo de café moulu, on peut donc préparer 100 tasses de café vendues à 2 euros l’unité, soit un prix total de 200 euros. Or le prix au kilo payé au producteur de café ivoirien par l’Etat s’élève dans le meilleur des cas à 300 FCFA. En intégrant une marge de 200 FCFA, l’Etat revend ce même kilo de café au niveau du port d’Abidjan au client européen à 500 FCFA, c’est-à-dire 0,76 euros, et donc même pas 1 euro.

Ainsi donc le Nord et le Sud échangent pour générer 200 euros dont le Sud ne tire qu’un seul euro. Pourquoi ? Parce que l’Européen qui va en Afrique prend son bateau, paie l’assurance à des compagnies européennes, puis le produit rentre dans les usines dans lesquelles travaillent les Européens, puis les sociétés d’emballage, puis les supermarchés, puis ceux qui travaillent dans les bars. Tout va à l’Europe. Les Africains souffrent de l’extraversion économique. Il faudrait un développement endogène avec des transformations locales. Il est nécessaire d’importer les outils de fabrication chez nous et de faire tout le travail à l’échelle locale pour pouvoir vendre à 100 euros le kilogramme du café par exemple. La Côte d’Ivoire pourrait vivre 3 ans sans rien si elle demandait seulement 6 euros pour le kilo de café vendu et 40 ans si elle en demandait 100 euros.

On ne peut pas revendiquer la vraie liberté si on n’a pas d’assise économique. On ne pas avoir cette dernière si on persiste dans la mendicité financière. En plus, on ne peut rien faire en étant dans la zone CFA. Si on a demandé l’indépendance, c’est pour acquérir par la suite la souveraineté économique ; or le summum de l’économie c’est la monnaie. Pour avoir 1 euro il faut 655 FCFA ; la Corée du Sud donne 1 500 Wongs pour un euro, l’Indonésie 12 000 Rupiahs, l’Iran 14 500 rials, le Vietnam 27 000 dongs. Et cela ne veut pas dire que ces pays sont moins développés que les pays africains. Leur dénominateur commun est que ce sont des pays qui gèrent leur propre monnaie. Ils sont tout simplement libres, ce qui n’est pas le cas des pays d’Afrique francophone.
En Afrique noire francophone on est convaincu que le développement s’importe, ce qui est faux. Tant que l’on n’aura pas pris conscience que nous vivons dans un monde conflictuel et que la première nécessité est de satisfaire nos besoins primaires, on ne s’en sortira pas.

 

Interview réalisée par Awa Sacko, Emmanuel Leroueil et Nicolas Simel
 

Amilcar Cabral, une grande figure du socialisme (1)

1ère partie : les enjeux historiographiques

Les Africains se sont longtemps vus dénier l’originalité et la richesse de leur participation à la grande histoire des civilisations de l’Humanité. Suite aux travaux de Cheikh Anta Diop, Joseph Ki-Zerbo et bien d’autres, c’est désormais un truisme que d’affirmer l’apport des civilisations africaines. Les historiens contemporains vont donc devoir passer à un nouveau défi : prouver l’originalité de l’apport de l’Afrique à la Modernité. C’est-à-dire prouver que la Modernité n’est pas un synonyme de l’Occident. Que dans le cadre des grandes catégories de pensée et d’action posées par la Modernité, l’Afrique et les Africains ont su apporter une touche réellement originale car contextualisée aux réalités et aux enjeux locaux. Une œuvre africaine qui vient enrichir l’histoire globale de la Modernité.

Cette orientation historiographique mérite particulièrement d’être menée en ce qui concerne l’histoire du socialisme. Mis à part les travaux – précurseurs d’un demi-siècle de l’avènement des global studies – de l’historien référence du socialisme, George Douglas Howard Cole, dans sa monumentale A History of socialist Thought (7 volumes) qui brosse un tableau véritablement mondial de l’émergence et du développement du mouvement socialiste, la plupart des historiens adoptent une démarche centrée quasi exclusivement sur l’Europe occidentale et la Russie. Bien que de perspective globale, l’ouvrage de G.D.H Cole ne parle pas en tant que tel du socialisme africain, puisqu’il s’arrête à la période 1945. Par la suite, les historiens du socialisme en Afrique s’efforceront de le réduire à l’étiquette « socialisme africain », culturellement différent, quasiment dans ses prémices, du socialisme moderne, né en Europe occidentale. Le président Léopold Sédar Senghor reprendra à son compte cette antienne, considérant que le socialisme en Afrique se bâtit sur les fondamentaux de la « culture africaine », dans la droite ligne de son célèbre « l’émotion est nègre, comme la raison est hellène ». D’autres, comme Sékou Touré, excuseront leurs écarts de conduite au nom de ce « socialisme africain » assez indistinct, aux contours flous, mais qui bien souvent se réduit à une sorte d’autoritarisme, de paternalisme institutionnalisé, etc. Bien plus nombreux sont encore ceux qui ont justifié leurs échecs par le fait que la greffe n’aurait pas pris entre le socialisme – occidental – et la culture africaine.

Dans un précédent article, nous avons répertorié un certain nombre d’expériences en Afrique se réclamant du socialisme et souligné leurs nombreuses faiblesses. L’échec relatif et/ou le dévoiement de la plupart de ces expériences a sans aucun doute renforcé la condescendance vis-à-vis du socialisme en Afrique, qui n’en serait qu’un ersatz.
Ce jugement est d’autant plus renforcé qu’une définition usuelle du socialisme, centrée sur le mouvement ouvrier qui a historiquement porté ce courant politique en Europe occidentale, exclut de facto le continent africain, sous-industrialisé, sans classe ouvrière et longtemps sans « conscience de classe ». La force de l’ouvrage de G.D.H. Cole est justement de démontrer que cette définition n’est pas valable car trop restrictive, historiquement et géographiquement datée. En Russie, le socialisme et le communisme sont nés dans une société agraire et féodale. Dans la plupart des pays du Tiers-monde, le socialisme a dû faire face à un défi que n’a pas rencontré le mouvement en Europe occidentale : comment sortir un pays, un peuple, une Nation du sous-développement, avec un modèle de développement socialement inclusif ? Le focus n’est plus tant centré sur une classe sociale exploitée à l’intérieur d’un espace national, mais d’une Nation dominée ou à la périphérie du système capitaliste globalisé, qui doit assurer son développement sans justement reproduire les schémas classiques de domination et d’exploitation du développement économique capitaliste entre les différentes catégories et les différents individus de sa population. Vaste programme !

De nombreuses expériences ont été menées dans cette perspective, avec plus ou moins de succès. Ces expériences se sont appuyées sur les catégories de pensée formulées dans l’histoire du socialisme (lutte des classes, émancipation individuelle et collective, exploitation, conscience de classe, accaparement de la plus-value, Etat-providence, cohésion sociale) et les exemples historiques offerts par l’histoire de ce mouvement. Ces catégories ont offert une grille de lecture de la réalité et des potentialités ouvertes dans leur propre pays à de nombreux hommes et femmes dans le monde. A partir de leurs propres expériences, ces personnes sont venues enrichir l’histoire globale du socialisme et la compréhension de ce courant qui constitue un pilier de la Modernité.

Le but de ce portrait d’Amilcar Cabral est de démontrer l’apport d’un penseur et leader politique africain de premier plan à l’histoire globale du socialisme et donc de la Modernité. Le leader de l’indépendance de la Guinée Bissau, petit pays d’Afrique de l’Ouest aujourd’hui assimilé à un « Etat failli », présente le mérite rare d’avoir articulé à la fois une pensée originale, contextualisée aux réalités de son pays, à une action entreprenante en accord avec les idéaux qui la soutenaient. Intellectuel et homme d’action de premier plan, Amilcar Cabral présente également l’avantage pour le portraitiste en herbe d’être largement méconnu au regard de son œuvre. La faute sans doute au fait que sa lutte ait été menée dans un petit pays, lusophone de surcroît, qui n’appartient pas aux sphères médiatiques et culturelles dominantes en Afrique. C’est sans doute ce qui explique que Thomas Sankara ou Patrice Lumumba soient beaucoup plus connus que lui. Comme ces derniers, Amilcar Cabral présente aussi la figure d’un martyr : il a été assassiné le 20 janvier 1973 à Conakry, six mois avant que son pays n’accède enfin à l’indépendance pour laquelle il s’était tant battu. Nul ne saura si Amilcar Cabral aurait été un président aussi doué qu’il fut chef de la lutte pour l’indépendance et penseur critique de la domination colonialiste. Malgré cette trajectoire violemment brisée, nous tenterons d’expliquer en quoi Cabral mérite amplement sa place dans le panthéon universel du socialisme.
 

Emmanuel Leroueil

P.S: en attendant la suite de ce portrait, vous pouvez découvrir une interview vidéo en français d'Amilcar Cabral: http://www.ina.fr/video/I00017312/interview-d-amilcar-cabral-leader-du-parti-africain-de-l-independance-de-guinee-et-du-cap-vert.fr.html

Les villes africaines manquent d’eau

En dépit des efforts de modernisation de l’infrastructure de distribution de l’eau, passant notamment par la vague de privatisation des sociétés qui en avaient la charge, expérience qui a montré ses limites, l’accès à l’eau courante et potable demeure un problème de très grande ampleur dans la plupart des villes africaines. Le dossier de Pambazuka News dresse un état des lieux alarmant.

Mombasa : peuplée de 3,3 millions d’habitants, c’est la deuxième ville du Kenya. Seuls 52% des habitants de cette ville ont accès à l’eau potable, 16% étant connectés directement au réseau d’eau courante chez eux, et 36% y ayant accès par l’intermédiaire de bornes fontaines. Le reste de la population, et notamment celle des bidonvilles, n’a accès à l’eau potable que par le biais des vendeurs d’eau ambulants, qui vendent le litre d’eau à des prix prohibitifs (jusqu’à 10 fois celui de la borne-fontaine !). Distant des ressources en eau de plusieurs centaines de kilomètres, le réseau d’alimentation et de distribution de la ville se caractérise par sa vétusté, qui entraîne des pertes considérables (fuites d’eau). Une étude a chiffré le coût de la réhabilitation de ce réseau, dans l’optique d’une desserte de l’ensemble des habitants en eau courante, à 1 milliard $US. Un coût en investissement que le pouvoir d’achat des habitants de Mombassa est incapable d’amortir. Etant donné les externalités négatives des problèmes liés à l’eau sur le développement économique et social général de la ville, il serait sans doute judicieux de trouver d’autres sources de financement (taxation des entreprises, des revenus élevés, etc.).

Nairobi : la situation de la capitale du Kenya n’est pas plus reluisante que celle de sa consœur. Elle est particulièrement dramatique dans l’un des plus grands bidonvilles d’Afrique, Kibera, relié à aucune sorte de système de distribution d’eau. Face à ce marché captif, le prix du litre d’eau potable en bouteille s’est envolé et est plus cher que celui de l’essence. Construit dans la plus complète anarchie, ne bénéficiant de quasiment aucune infrastructure, Kibera est également confronté au problème de l’assainissement. Le bidonville s’est rendu célèbre pour ses « toilettes volantes » : « les habitants se débarrassent de leurs excréments dans des sacs plastiques qu’ils lancent en l’air, n’importe où » (Michel Makpenon). Dans le reste de la ville, le réseau de distribution d’eau existant, vétuste, gaspille l’eau et fait l’objet de branchements sauvages par des consommateurs pirates.

Cotonou : la première ville du Bénin présente a priori une situation plus enviable : 98,9% des habitants y ont accès à l’eau potable. Mais seuls 43,6% ont l’eau courante à la maison, fournie par la Société Nationale des Eaux du Bénin (SONEB). Le reste de la population achète l’eau par seaux d’eau chez des voisins qui ont l’eau courante. Cela implique donc de nombreuses contraintes pour les femmes, les principales concernées par cette tâche. Le besoin d’extension du réseau d’eau courante se fait pressant, d’autant plus que la ville connaît un boom démographique important. De lourds investissements en perspectives…

Dakar : selon le sociologue Moussa Diop, la capitale sénégalaise fournit un exemple intéressant de volontarisme politique en faveur de l’accès à l’eau. Deux plans d’investissements, le Projet Sectoriel Eau (PSE, 1996-2003, 216 milliards de FCFA) et le Plan Sectoriel à Long Terme (PELT, 2003-2007, 300 milliards FCFA), financés par des bailleurs de fonds internationaux avec pour chef de file la Banque mondiale (44%) et l’Agence française de développement (28%), ont permis d’augmenter la production d’eau potable de 83% entre 1996 et 2006 à Dakar, et d’y augmenter le nombre de clients de la Société des eaux (SDE, l’Etat en étant l’actionnaire majoritaire) de 60%. Dorénavant, 76% des Dakarois ont un branchement privé.
Au-delà de cet effort d’extension du réseau de distribution, la SDE se singularise par son action sociale : les tarifs diffèrent selon les revenus des consommateurs. « Le Sénégal, comme la plupart des pays en développement, a choisi d’adopter une tarification progressive de l’eau potable qui dépend du volume d’eau consommé. Pour les abonnés domestiques, le système de tarification comporte trois tranches – tranche sociale, tranche pleine (ou normale) et tranche dissuasive – pour les lesquelles le tarif varie dans un rapport de un à quatre : 191,32 de francs CFA/m3 dans la première et 788,67 de francs CFA/m3 dans la troisième. », (Moussa Diop). Concrètement, la tranche sociale est subventionnée par l’Etat à hauteur de 60%.
Malgré tous ces efforts, les banlieues dakaroises (Pikine Guinaw rails,Thiaroye, Grand Yoff, etc.) souffrent toujours d’importants problèmes d’accès à l’eau, de coupures d’eau récurrentes. Les constructions anarchiques, en dehors de toute planification urbaine, rajoutent au problème du raccordement au réseau d’eau courante. Et les projections démographiques indiquent que dès 2015, le réseau actuel ne sera plus en mesure de répondre à la demande en eau des Dakarois. En considérant le statut privilégié au Sénégal de la capitale dans son accès à l’eau courante, on mesure l’étendue des défis qui se posent aux planificateurs publics.

 

Emmanuel Leroueil

Le problème de la privatisation de l’eau

Le site d’analyse Pambazuka News, orienté altermondialiste, a publié récemment un très intéressant dossier sur les enjeux de l’accès à l’eau en Afrique, en collaboration avec Transnational Institute et Ritimo. Ce dossier s’inscrit dans un contexte particulier, marqué par deux évènements. Tout d’abord, le vote le 29 juillet 2010 par l’Assemblée générale des Nations Unies d’une résolution qui reconnait « le droit à une eau potable salubre et propre comme un droit fondamental… » et enjoint à cet effet aux « Etats et aux organisations internationales de fournir les ressources financières, de renforcer les capacités et de procéder à des transferts de technologies, en particulier en faveur des pays en développement ». Il s’agit d’une résolution non-contraignante qui aura sans doute peu d’impact réel à court terme mais dont on peut toujours saluer la portée symbolique. Second évènement, la Journée mondiale de l’eau tenue le 22 mars 2011 à Cape Town, en Afrique du Sud, où des chefs d’Etats africains et des bailleurs de fonds internationaux se sont entendus sur la nécessité de faire de cette question une priorité sur l’agenda politique et économique. En effet, le nombre de personnes vivant dans les villes d’Afrique et n’ayant pas accès à l’eau potable à leur domicile ni dans leur environnement immédiat a augmenté de 43% (de 137 à 195 millions) entre 2000 et 2008.

La « crise de l’eau » est vécue par l’ensemble du continent mais se pose de manière particulièrement aigüe dans les milieux urbains. Aux problèmes génériques de l’inégale répartition des sources d’eau et des problèmes climatiques, se pose en plus le problème des infrastructures de pompage, de transport, de potabilisation, de stockage, de distribution pour des communautés humaines beaucoup plus importantes que dans les milieux ruraux, et en plein boom démographique. La plupart de ces installations se sont vites révélées mal entretenues et obsolètes pour répondre à l’augmentation des besoins en eau dans les villes africaines.

Dans son article, Jacques Cambon retrace l’historicité du processus de privatisation des structures de distribution de l’eau en Afrique. Il en situe l’apparition au début des années 1990, les sociétés françaises Veolia (anciennement Vivendi), Suez et la SAUR (ancienne filiale du groupe Bouygues) rachetant les principaux organismes publics de distribution de l’eau en Afrique francophone mais également en Afrique du Sud, au Mozambique, au Kenya… Cette vague de privatisations, conseillée par les bailleurs internationaux, répondait à la logique suivante : le secteur privé sera mieux à même de répondre aux deux grands défis de la distribution de l’eau courante et potable, à savoir l’investissement dans le pompage et le réseau de distribution, et l’expertise technique pour gérer ce réseau à la place des problèmes de mal-gouvernance et d’incompétence du secteur public.

A l’usage, il s’est toutefois révélé que cette logique ne prenait pas tous les éléments en compte. Tout d’abord, pour rembourser les investissements très importants nécessaires à l’amélioration et à l’extension de la distribution d’eau, les entreprises ont dû augmenter les prix du litre d’eau (+40% à Nairobi). Les consommateurs n’ont pas pu suivre cette hausse des tarifs, leur pouvoir d’achat ne pouvant pas supporter tout seul la charge de ces investissements. De plus, comme le font remarquer dans leur article collectif Mthandeki Nhlapo, Peter Waldorff et Susan George1, « les entreprises privées sont incapables de s’attaquer aux enjeux non-financiers du secteur, tels que les économies d’eau, la protection des écosystèmes ou l’équité – pour les femmes et les filles, entre populations rurales et urbaines, entre travailleurs et chômeurs. Et l’argument selon lequel la concurrence est source de plus grande efficacité ne vaut pas pour un monopole naturel comme le service de l’eau et de l’assainissement en milieu urbain. »
A cette vague de privatisations dans les années 1990 a succédé dans la décennie 2000 les révoltes des consommateurs des milieux urbains africains face à la hausse des prix de l’eau. « Veolia a dû se retirer du Mali, du Gabon, du Tchad, du Niger, de Nairobi,… SAUR a quitté la Guinée », constate Jacques Cambon.

(Cet article sera suivi par un autre, "Les villes africaines en manque d'eau", toujours basé sur le dossier de Pambazuka News)

Emmanuel Leroueil

 

1: Mthandeki Nhlapo est secrétaire général du Syndicat sud-africain des travailleurs municipaux (South African Municipal Workers Union), qui représente près de 140 000 membres qui assurent la fourniture des services publics à l’échelle des collectivités locales.

* Peter Waldorff est secrétaire général de la fédération syndicale Internationale des services publics, qui représente 20 millions de membres dans 150 pays.

* Susan George est l’auteure de 14 livres traduits dans de nombreuses langues et l’un des ‘fellows’ les plus renommés du Transnational Institute pour ses analyses des enjeux globaux.

Linah Mohohlo, une économiste africaine

Le développement, au cours des dernières décennies, des banques centrales et banques d'investissements nationales et régionales en Afrique a permis l'émergence d'une nouvelle élite de technocrates spécialistes de l'économie. Linah Mohohlo, Gouverneur de la Banque centrale du Botswana, en est sans doute l'un des meilleurs exemples.

Issue des milieux ruraux du Bostwana, Mohohlo entame ses études supérieures en Comptabilité, Economie, Finance et Investissements à l'Université du Botswana. Elle s'envole ensuite à l'étranger pour poursuivre ses études en économie, à la Georges Washington University (Etats-Unis, Washington DC) puis à la University of Exeter (Royaume-Uni). En 1976, une fois ce cursus académique terminé, elle rentre dans son pays natal au moment même où est créée la Banque centrale où elle trouve à travailler. La future Gouverneur commence au bas de l'échellon et entame une carrière laborieuse de fonctionnaire, qui l'amènera à travailler dans la plupart des Départements de l'institution bancaire. Elle est à ce titre un témoin et un acteur privilégié de l'affirmation des politiques monétaires indépendantes en Afrique, ce qui est particulièrement le cas pour les pays hors zone CFA. Linah Mohohlo sera par exemple chargée au milieu des années 1980 de créer le Département des marchés financiers au sein de la Banque centrale, qui gère les réserves de change par des opérations d'open-market. Elle est l'une des pionnières de cette activité en Afrique.

Linah Mohohlo se fait transférer au début des années 1990 au siège du FMI à Washington, où elle représente au sein du Département Afrique les pays anglophones du continent. Elle sera plus tard la représentante du FMI au Botswana, et travaillera également au sein du Département des systèmes monétaires et financiers. Une expérience enrichissante, selon ses propres dires, qui lui a ouvert les yeux sur la diversité des modalités de gestion de l'économie dans le monde. Elle revient au sein de la Banque centrale du Botswana en 1997, en tant que Vice-Gouverneur. Deux ans plus tard, elle prend la tête de l'institution, fonction qu'elle occupe jusqu'à ce jour. Son action en tant que Gouverneur de la Banque centrale du Botswana lui a valut de nombreuses distinctions, parmi lesquelles le titre de meilleur Banquier central d'Afrique sub-saharienne par Euromoney's Emerging Markets (deux fois: 2003 et 2008). 

Forte de cette légitimité et de cette reconnaissance, Linah Mohohlo a commencé à être sollicitée à l'international. C'est ainsi qu'elle a été invitée par l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair à rejoindre la Commission pour l'Afrique qui a publié un rapport en 2005, "Notre intérêt commun", qui a grandement participé à la réduction de la dette des pays les plus pauvres, dont principalement des pays africains, à Gleaneagles en 2005. Elle a été nommée membre en 2008 du Comité Investissement de l'ONU par son secrétaire général, Ban Ki-Moon. Une carrière à l'international qui n'est sans doute pas terminée.

Ce parcours brillant s'est réalisé dans un contexte difficile. Les femmes font toujours l'objet de nombreuses discriminations au Botswana. La réussite de Linah Mohohlo offre toutefois un motif d'espoir et un encouragement pour toutes celles qui souhaiteraient faire aussi bien ou encore mieux. Dans la biographie qui lui est consacrée par le magaine Finances et développement, elle confie: "Je pense que quelqu’un qui veut réussir — homme ou femme — ne doit pas se concentrer sur les obstacles à surmonter, car il y en aura toujours, et j’ai été, quant à moi, tout simplement trop occupée pour passer du temps à le faire."

Emmanuel Leroueil

 

Pour aller plus loin:

La notice biographique de Linah Mohohlo sur le site de la Banque centrale du Botswana: http://www.bankofbotswana.bw/index.php/content/2009102212149-governor

Un article du magazine du FMI Finances et développement biographique et analyse de l'action en tant que Gouverneur de la Banque centrale: http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2004/12/pdf/people.pdf

Mais où sont passées les oppositions ?

Les sociétés du continent africain sont traversées par une vague de contestation vis-à-vis des autorités qui les dirigent d’une ampleur historique. En Afrique du Nord, des pouvoirs autoritaires, corrompus et sclérosés ont été remis en cause et renversés (Tunisie, Egypte partiellement) par des soulèvements populaires. La Lybie continue à être le théâtre d’une telle contestation et, dans des contextes différents, l’Algérie et le Maroc n’échappent par à la règle. L’onde de choc de ce mouvement populaire de rébellion s’est étendue à l’Afrique subsaharienne, qui connait en cette année 2011 une série d’élections qui auraient dû canaliser cette contestation. Les processus électoraux de la Guinée Conakry ou de la Côte d’Ivoire ont cristallisé des revendications politiques vieilles de plusieurs décennies qui ont enfin trouvé à s’exprimer, mais de manière violente, surtout en Côte d’Ivoire. Au Nigeria, le processus électoral n’a pas permis de réconcilier les élites et la jeunesse urbaine pauvre, le scrutin opposant un cacique du parti au pouvoir incarnant tous les travers de la démocratie nigériane à un ancien putschiste. Conséquence : les élections nigérianes ont de nouveau été entachées de violences et de tueries. D’autres scrutins, moins médiatisés, ont avalisé sans trop de remous la perpétuation du pouvoir en place (Centrafrique, Tchad, Djibouti).

Mais au-delà des résultats de ces différentes élections, le constat s’impose d’un « réveil » de la contestation. Après des décennies de passivité, les peuples d’Afrique semblent vouloir briser les chaînes de leur soumission aux pouvoirs tutélaires qui les dirigent depuis trop longtemps, sans apporter de réponses à leurs problèmes quotidiens et à leurs aspirations les plus légitimes. Cette contestation recouvre aussi une brisure générationnelle entre la majorité de la population, jeune, urbaine ou péri-urbaine, éduquée, pauvre, sans perspective d’avenir, face aux mêmes dirigeants qui, pour certains, étaient déjà au pouvoir au moment de la naissance de plus de la moitié de la population du pays. La figure de l’autorité du chef en pâtit forcément, et c’est parfois tout le lien social intergénérationnel qui semble se déliter, remettant en cause des principes culturels africains multiséculaires.
Les jeunes en ont marre et le font savoir. Ils manifestent, se rebellent, bloquent les routes et caillassent les voitures, s’en prennent aux symboles de l’Etat illégitime. Les mêmes causes structurelles de ce mécontentement se retrouvent dans la quasi-totalité des pays subsahariens. Pourtant, mis à part quelques cas (Burkina Faso, Ouganda, Cameroun et Sénégal de manière sporadique, Madagascar il y a peu), la cocotte bout mais ne siffle pas. Que manque-t-il à l’Afrique pour se débarrasser au plus vite de ses pouvoirs les plus caricaturaux qui l’handicapent dans son développement ? Une étincelle comme à Sidi Bouzid ? Ou des forces d’opposition crédibles qui puisse canaliser la révolte en quelque chose de constructif ?

C’est en effet sans doute la principale caractéristique des révoltes de 2011 : leur absence de leader, leur développement en dehors des structures traditionnelles du politique. Ce ne sont pas les mouvements de l’opposition qui ont amené les jeunes dans la rue, ce sont les jeunes qui ont poussé les opposants aux régimes à venir attraper le train de la révolte en marche. Cela a été le cas en Afrique du Nord. C’est encore plus le cas en Afrique subsaharienne, notamment dans un pays comme le Burkina Faso. Les opposants y sont presque aussi décrédibilisés et éloignés des manifestants que les membres du pouvoir en place. Et ce scénario se répète dans nombre d’autres pays comme le Cameroun, le Gabon, le Bénin, avec des opposants historiques au pouvoir en place qui partagent pour l’essentiel le même logiciel clientéliste d’organisation militante, les mêmes principes de l’exercice du pouvoir, bref, les mêmes travers. Seule la clientèle change.
Ce ne sont pas ces opposants qui réussiront à mobiliser les masses de jeunes et de moins jeunes qui renverseront les pouvoirs qui refusent de quitter la scène. La nature ayant horreur du vide, notre époque commence pourtant déjà à produire cette nouvelle génération d’opposants. Non pas des parrains qui distribuent des prébendes à leur clientèle en vilipendant le parrain au pouvoir, mais des leaders d’opinion qui n’ont pas peur du rapport de force, de prendre des coups, de mobiliser la rue et de gagner le soutien de l'opinion publique sur des revendications concrètes. C’est dans ce sillon que s’engage Kizza Besigye, principal opposant à Museveni en Ouganda qui, après avoir perdu des élections jugées truquées, a maintenu la pression en organisant des marches de protestation, réprimées par le pouvoir. La violence de l’Etat et le courage de l’opposant commencent à sortir les Ougandais de leur torpeur politique, et le mouvement de protestation gagne en ampleur, malgré les risques.
La génération Fesci, du nom de ce syndicat étudiant dont sont issus Guillaume Soro et Charles Blé Goudé en Côte d’Ivoire, est un autre exemple, sur le modèle violent et condamnable, de ce que peut devenir la nouvelle génération d’opposants face à un système sclérosé de barons qui n’intègrent pas les nouveaux venus. Ces derniers, pour se faire une place au soleil, sont amenés à privilégier des stratégies rapides et violentes de contestation du pouvoir aux effets délétères pour l’ensemble de la société. Les sans-grades décident alors de se saisir par la force des biens détournés et des positions de prestige qu’occupent indéfiniment les caciques du pouvoir. C’est un scénario qu’il n’est pas impossible de retrouver bientôt dans beaucoup de pays africains. Un scénario noir puisqu’il privilégie le côté destructeur sur le côté constructeur de la contestation. La fracture générationnelle ne se trouve pas résorbée, une élite de jeunes loups venant juste remplacer une élite de vieux lions, le reste de la population ne voyant pas sa situation changée, ou si peu.

Au-delà des stratégies d’action militante, l’absence des oppositions signe également la défaite de la pensée politique en Afrique. Les grandes idéologies sont pareillement décriées et décrédibilisées. Elles ont peu ou pas d’écho chez les jeunes générations. Aucun autre courant de pensée politique endogène à l'Afrique ne semble rattacher entre eux dans une commune grille de lecture les opposants et leurs militants dans une marche à suivre claire. Il est à ce titre révélateur qu'au Sénégal, par exemple, l'un des mouvements les plus dynamiques auprès des jeunes générations, qui leur offre une grille de lecture du monde et un code d'action, soit un mouvement religieux, branche du mouridisme. Les conversions massives de "born again" dans l'Afrique chrétienne participent de ce même mouvement de dépolitisation des jeunes générations. Le renouveau de la contestation politique devra donc aussi passer par un renouveau de la pensée politique. Tel est le prix à payer pour réenchanter l'Afrique.

Emmanuel Leroueil

La RDC dans l’oeil du cyclone

La République démocratique du Congo va bientôt être au centre de toutes les préoccupations géopolitiques en Afrique. Les Congolais seront bientôt appelés à élire leur président de la République. Si le calendrier électoral n'est toujours pas définitivement fixé, la Constitution considère la date du 5 décembre 2011 comme l'échéance pour organiser une nouvelle élection présidentielle.

Selon une note du think tank International Crisis group (http://www.crisisgroup.org/fr/regions/afrique/afrique-centrale/rd-congo/175-congo-le-dilemme-electoral.aspx), dans les conditions actuelles, la future campagne électorale ne pourra être que bâclée: " Confrontées au dilemme de respecter les échéances constitutionnelles et d'organiser des élections bâclées, ou d’ignorer ces échéances et plonger dans une période d’inconstitutionnalité du pouvoir, les autorités congolaises ont choisi la première option." Mais cette option comporte également un certain nombre de risques: perte de légitimité du gouvernement qui sera sans doute accusé de fraudes massives ; embrasement des antagonismes politiques si les conditions minimales d'équité entre les candidats ne sont pas respectées, qui pourrait déboucher sur une résurgence des conflits internes. Du fait des retards dans l'organisation des préparatifs électoraux (la loi électorale, la liste des électeurs et le budget ne sont pas prêts), l'ICG  recommande un report de l'élection, une plus grande implication financière et technique de la communauté internationale, et un general agreement entre les différentes forces politiques sur le bon déroulement de la campagne électorale.

La République démocratique du Congo est un sujet de préoccupation grandissant de la presse anglo-saxonne, le magazine d'analyse internationale foreign policy  consacrant à la RDC un long article sur le sujet:  //www.foreignpolicy.com/articles/2011/05/12/rediscovering_congo?page=0,0. Jason Stearns y explique que le regain d'intérêt de l'opinion américaine pour Congo se cristallise autour de deux thèmes phares: la protection des femmes violées et le commerce des métaux précieux qui alimente au noir les bélligérants du conflit congolais. Malgré une certaine accalmie du conflit, notamment dans sa dimension internationale, puisque le Rwanda, l'Ouganda, le Zimbabwe et l'Angola ont largement retiré leurs troupes du territoire congolais, la violence perdure dans l'Est du Congo. Cette violence s'acharne particulièrement sur les femmes, 400 000 d'entre elles étant chaque année victimes de viol. Des rapports d'étude et des mobilisations citoyennes d'ONG tentent de sortir cette problématique inacceptable de l'indifférence dans laquelle elle est confinée.  

Concernant les métaux précieux, à savoir l'étain, le tungstène et le tantale, qui sont des composants notamment pour les téléphones portables,  l'organisation "Enough Project" tente de conscientiser les consommateurs sur le thème "Vous ne voulez pas que votre téléphone cellulaire alimente la guerre au Congo ? Dites le à Obama !". C'est ce genre de campagne de presse qui avait notamment amené à  réglementer le commerce des diamants, pour endiguer le commerce des diamants de sang. Les problèmes de la République démocratique du Congo gagnent en visibilité internationale. C'est bien. Mais ce sera en définitive aux Congolais eux-même de trouver les solutions qui leur assureront un avenir meilleur.

Emmanuel Leroueil

Le miracle mauricien

Qu’on se le dise : il existe un miracle mauricien. C’est en tout cas l’avis, de poids, de l’un des plus brillants économistes de notre époque, Joseph Stiglitz, livré sur son blog, « Sagesse économique non-conventionnelle ». Le prix Nobel d’économie chante les louanges de cet archipel africain de l’océan indien, peuplé d’1,3 million d’habitants. Le miracle est autant économique, politique que social. Le pays se caractérise par la stabilité de ses institutions démocratiques et se distingue comme le meilleur élève de la classe du continent africain en matière de bonne gouvernance, selon le classement de la fondation Mo Ibrahim. Au niveau économique, le pays a connu une croissance supérieure à 5% pendant trente ans, et ce bien qu’il soit dénué de ressources minières ou pétrolières. Il est classé 1er en Afrique en terme d’attractivité par le rapport 2010 Doing Business de la Banque mondiale. Mais surtout, et c’est ce que souligne Joseph Stiglitz, le pays se singularise par un système social qui n’a rien à envier aux pays du Nord de l’Europe : éducation (y compris universitaire) gratuite pour tous ; transports scolaires et soins médicaux offerts aux citoyens. 87% des habitants sont propriétaires de leur maison.

Non sans malice, Joseph Stiglitz rappelle le diagnostic d’un autre Nobel d’économie, James Meade, qui prédisait en 1961 (l’île Maurice a pris son indépendance en 1968) que les perspectives de développement économique de l’archipel étaient très faibles. Or, le revenu par habitant est passé de 400$ au moment de l’indépendance à 6700$ aujourd’hui. Le modèle économique de l’île Maurice est sans aucun doute l’un des plus solides d’Afrique car le plus diversifié. Alors que l’île était spécialisée dans une monoculture de la canne-à-sucre, l’économie repose actuellement sur le tourisme, la finance, l’industrie du textile, et peut-être bientôt sur le secteur des nouvelles technologies.
La démarche de Stiglitz, à son habitude, est particulièrement innovante : l’auteur questionne les modèles européens et américains à l’aune de cet exemple de réussite africaine. Si Maurice allie système social avancé et bonnes performances économiques, pourquoi les pays européens et les Etats-Unis, beaucoup plus riches, n’y arriveraient pas également ? Nous nous permettons de transposer cette critique latente à l’échelle du continent africain qui nous intéresse : il faut arrêter de croire que le développement économique nécessite de sacrifier le bien-être social des habitants, de faire une surenchère de dumping social pour sortir son épingle du jeu.

Joseph Stiglitz cherche les raisons qui peuvent expliquer ce succès singulier et inattendu. Il en présente un certain nombre, parmi lesquels nous retiendrons le fait que l’Ile Maurice a choisi de ne pas investir dans l’armement militaire, tirant les conséquences d’un système international où les risques d’invasions étrangères ont fortement diminué ; dénuée de ressources minières, Maurice a choisi de concentrer ses investissements dans ses ressources humaines en investissant prioritairement dans l’éducation ; enfin, Stiglitz pointe du doigt le consensus très social-démocrate entre syndicats de travailleurs, gouvernement et patronat comme terreau propice au modèle mauricien.
Maurice n’est cependant pas un jardin d’Eden et des problèmes existent. L’économie mauricienne souffre actuellement d’une perte de compétitivité liée à son taux de change. Les consommateurs mauriciens souffrent quant à eux de l’inflation des produits alimentaires de première nécessité ainsi que de l’énergie. L’impact est d’autant plus fort pour une Ile qui importe beaucoup de ces produits par bateaux avec des coûts de transport élevés. Enfin, héritage de son passé colonial, la répartition des terres est très inégalitaire.

On peut toutefois reprocher à Stiglitz de ne pas rentrer dans le détail des difficultés économiques rencontrées par la République de Maurice durant la récente crise financière et économique mondiale en 2009. Maurice n’étant pas intégré à un marché local suffisamment large, l’archipel est extrêmement dépendant de l’extérieur. Le ralentissement du commerce international, la chute des cours du sucre (exportation mauricienne) concomitante à la hausse des cours du pétrole et des denrées alimentaires importées, ont eu un effet ciseau extrêmement violent. Nous conseillons la lecture de deux articles qui détaillent ces difficultés :
http://www.syfia.info/index.php5?view=articles&action=voir&idArticle=5140
http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAJA2549p044-045.xml0/gouvernance-classement-crise-economique-mauricemaurice-mauvais-point-pour-le-premier-de-la-classe.html
En mettant les évènements récents sous le boisseau, Stiglitz oublie de préciser que le « modèle mauricien » qu’il porte aux nues est en danger de disparition. Le gouvernement mauricien actuel tente de répondre à la crise en libéralisant l’économie locale, c'est-à-dire en remettant en cause les acquis des travailleurs mauriciens au nom de la flexibilité du travail et des impératifs d’attractivité promus par des rapports comme le Doing business. L’ironie veut donc que ce soit au moment où il jette peut-être ses derniers feux que le modèle « social-démocrate » mauricien est louangé comme jamais. Il appartient aujourd’hui à la gauche mauricienne de réinventer et de raffermir ce modèle, pour que les générations futures continuent d’en bénéficier, et que les socialistes africains puissent s’en inspirer.
Joseph Stiglitz, redresseur des torts de l’impérialisme américain devant l’éternel, finit son article en enjoignant les Etats-Unis qui occupent pour des raisons militaires une île de l’archipel Mauricien, Diego Marcia, à en remettre la souveraineté aux Mauriciens et permettre aux autochtones Chagossiens de retrouver leur lieu de vie ancestral.
 

Emmanuel Leroueil

L’article original de Stiglitz : http://www.project-syndicate.org/commentary/stiglitz136/French

Un nouvel âge démocratique au Nigeria ?

Le professeur Attahiru Jega

Le Nigeria s’engage dans un processus électoral en trois temps, et c’est toute l’Afrique de l’Ouest qui retient son souffle. Après la guerre civile post-scrutin présidentiel en Côte d’Ivoire et la contestation des résultats par l’opposant Adrien Houngbédji au Bénin, un mauvais déroulement des élections au Nigeria aurait des conséquences funestes et imprévisibles pour l’ensemble de la sous-région. Les élections législatives du 9 avril, présidentielle du 16 et locales du 26 avril revêtent à ce titre une importance particulière. Le dénouement positif ou négatif de ce raout politique repose en grande partie sur les épaules d’un homme, le professeur Attahiru Jega, président de la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI) du Nigeria.

Nommé en juin 2010 par le président en exercice et candidat à sa réélection Goodluck Jonathan, le professeur Jega est une figure respectée de la société civile et de l’opposition, qui occupait au moment de sa nomination le poste de vice-recteur de l’université Bayero, à Kano. Né en 1953, docteur en sciences politiques de la Northwestern University (Illinois, Etats-Unis), il a entamé sa carrière universitaire à l’université Bayero à partir de 1984. Mais c’est surtout par ses activités syndicales et politiques qu’il s’est rendu célèbre, notamment avec l’Academic Staff Union of Nigerian Universities. A la tête de ce syndicat d’universitaires, il est devenu un opposant déterminé au pouvoir de la junte dirigée par le général Babangida à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Il s’est taillé durant cette période une réputation d’homme attaché aux principes de justice, inflexible sur la morale publique, « pour qui la politique ethnique et les urnes truquées, tactique favorite des politiciens nigérians, sont anathèmes », selon la description de l'universitaire nigérian Ike Okonta (1).

Or, ce scrutin suscite d’autant plus d’inquiétudes que le retour à la démocratie du Nigeria, en 1999, est entaché de détournements systématiques de ses principes fondamentaux : clientélisme généralisé, violences électorales, exacerbations des différences religieuses, ethniques et régionalistes, bourrages d’urnes, etc. Les élections ont longtemps paru être avant tout d’ordre cosmétique, pour améliorer l’image du Peoples Democratic Party, solidement accroché au pouvoir et nullement décidé à l’abandonner.
La nomination d’Attahiru Jega à la tête de la CENI ainsi que les prérogatives financières et juridiques qui lui ont été dévolues, laissent cependant espérer que ces scrutins électoraux pourraient être différents. Pourtant, les premiers nuages ont déjà commencé à s’amonceler. La violence est au rendez-vous de ces campagnes électorales, notamment à Abuja, Bornou ou Jos. A une semaine du scrutin initial, le gouvernement a été contraint de fermer les frontières du pays et à y limiter les déplacements, pour éviter tout risque de déstabilisation. Des dysfonctionnements dans l’organisation et de sérieux soupçons de fraudes ont conduit le professeur Jega a repoussé d’une semaine le calendrier électoral par rapport à ce qui était initialement prévu.

Malgré cela, l’espoir est grand que ce scrutin permette de tourner une nouvelle page de l’histoire démocratique du Nigeria. Le président Goodluck Jonathan, qui semble le favoris des sondages, notamment parce que l’opposition peine à se réunir face à lui, affiche la volonté de s’émanciper des pratiques douteuses de son parti, le Peoples Democratic Party, largement décrédibilisé par son exercice du pouvoir.

Selon un rapport de l’International Crisis Group (2), au-delà des résultats électoraux, l’un des véritables enjeux de ces élections résidera dans la capacité du professeur Jega à imposer l’Etat de droit, surtout vis-à-vis des prochaines personnalités politiques élues ou réélues de manière condamnable. « Personne n’a été inculpé de crime électoral depuis l’indépendance du pays », rappelle l’ONG, qui formule un certain nombre de propositions : que la Commission poursuive tout auteur de crime électoral, y compris parmi les hauts responsables de la sécurité et les politiciens ; que la Commission suspende les résultats annoncés là où il y a de forts soupçons d’irrégularités, qu’elle mène des enquêtes puis reprenne tout le vote si nécessaire ; que des comités consultatifs sécuritaires associant des groupes de la société civile soient en état d’alerte pour juguler de potentielles vagues de violence.

Un cadre judiciaire plus contraignant et plus répressif devrait conduire les acteurs de la sphère politique nigériane à engager la révolution des mentalités qu’ils auraient dû mener il y a déjà plusieurs décennies. Le scénario du pire de la Côte d’Ivoire devrait participer à leur faire prendre conscience de la nécessité de donner à la sous-région et à l’ensemble de l’Afrique un exemple de maturité démocratique. Tel est le prix à payer si le Nigeria veut pleinement jouer le rôle politique de leader que lui confère naturellement son poids économique et démographique.

Emmanuel Leroueil

 

(1):  http://www.pambazuka.org/fr/category/features/72058

(2) : http://www.crisisgroup.org/en/regions/africa/west-africa/nigeria/B79-nigerias-elections-reversing-the-degeneration.aspx

La Centrafrique face à la malédiction du diamant

Réélu en fin janvier 2011 à la présidence de la République Centrafricaine, François Bozizé fait face à de nombreux défis. La population centrafricaine est parmi les plus pauvres d’Afrique, tandis que l’Etat centrafricain est l’un des plus faibles du continent. La tâche se révélant immense, le président Bozizé comme l’observateur extérieur peuvent se demander : par où commencer ? Par la bonne gestion des ressources en diamants du pays, sans doute. 
La Centrafrique peut-elle éviter la malédiction du diamant et faire de cette ressource le levier central de son développement économique et social ?
 
La malédiction du diamant
Il y a malédiction du diamant à double titre. La première relève d’un phénomène universel : les pays bien dotés en ressources naturelles connaissent parfois un taux de croissance inférieur aux autres. Bénéficiant d’une rente de situation grâce à certaines ressources, ces pays connaissent une compétitivité inférieure dans les autres secteurs économiques et se caractérisent par un sous-investissement éducatif et/ou une mauvaise gestion des richesses produites par le sous-sol. On parle de « syndrome hollandais » pour décrire les effets économiques et sociaux négatifs d’une rente économique basée sur des ressources naturelles. Cela est très souvent le cas par exemple des pays pétroliers d’Afrique ou du Moyen-Orient, notamment lorsque les cours du pétrole sont modérés.  
Il y a enfin une malédiction du diamant propre à l’Afrique, celle des « diamants du sang ». L’expression renvoie à l’utilisation du diamant comme principale ressource dans le cadre d’économies de guerre et de rapines dans des conflits particulièrement meurtriers en Angola, au Libéria, en Sierra Leone et en République Démocratique du Congo, notamment durant les années 1990-2000.  Le diamant est au centre de spirales mafieuses qui voient des mouvements politiques rebelles et militarisés survivre indéfiniment en se passant du soutien des populations (cas de l’Unita en Angola) ; ou suscite l’appât du gain de bandes armés qui violentent les populations civiles pour exploiter les diamants de leur environnement naturel (cas des troupes de Charles Taylor en Sierra Leone). Enfin, comme dans le cas de la République Démocratique du Congo, les ressources en diamant, notamment dans les zones frontalières, constituent un sérieux mobile d’invasion de forces armées étrangères mieux organisées pour détourner à leur profit cette ressource (présence ougandaise et rwandaise).
 
L’exploitation du diamant en Centrafrique
 
L’exploitation du diamant y a débuté en 1927. Il s’agit essentiellement de gisements alluvionnaires situés dans le bassin de deux grands systèmes fluviaux du pays : autour des rivières Mambere et Lobaye au Sud-Ouest ; autour de la rivière Kotto dans l’Est. D’après les statistiques du Bureau d’évaluation et de contrôle de diamant et d’or (BECDOR), la Centrafrique a exporté 311 784 carats en 2009. A titre de comparaison, le premier exportateur de diamants africain (et deuxième exportateur mondial derrière la Russie), le Botswana, exporte en moyenne 32 millions de carats chaque année. La Centrafrique est donc un petit producteur de diamants[1], même si l’on considère que le pays exporte plus que ne le signale les chiffres officiels, du fait de la contrebande. Mais à l’échelle du pays, l’économie du diamant est très importante. Selon un rapport de l’International Crisis Group sur le sujet (De dangereuses petites pierres – les diamants en République Centrafricaine, décembre 2010), « l’extraction artisanale fournit un emploi à quelques 80 000 à 100 000 mineurs à travers le pays, des mineurs dont les revenus nourrissent au moins 600 000 personnes. Son impact économique et social n’est donc pas négligeable dans un pays qui compte 4,8 millions d’habitants. »
 
Les racines du mal
Comme le laisse à penser le rapport susmentionné de l’ICG, tout indique que la Centrafrique connaisse déjà la malédiction du diamant. Le pays a une longue histoire d’appropriation par l’élite au pouvoir de la rente du diamant. Jean Bedel Bokassa s’est rendu tristement célèbre en la matière. Son exploitation déraisonnée du secteur diamantifère a longtemps plombé la production de la RCA, avec un épuisement des gisements les plus facilement exploitables et l’absence d’exploration de nouveaux sites. Ange-Félix Patassé, ancien Premier ministre de Bokassa et élu président de la RCA en 1993, est également propriétaire d’une compagnie minière, la Colombe Mines, possédant plusieurs sites diamantifères.  Selon le rapport de la visite d’examen du Processus de Kimberley en République centrafricaine de juin 2003, son mandat a fourni l’occasion au président Patassé de considérablement étendre les activités de son entreprise. Par ailleurs, sa gestion se serait caractérisée par la distribution à sa discrétion d’exemptions au code minier à des propriétaires (70% des propriétaires étant exemptés du code minier !), rendant ledit code minier caduque et plongeant le secteur dans l’anarchie.
Par ailleurs, des groupes rebelles militarisés contrôlent désormais une partie importante des sites de production de diamant. L’Union des forces démocratiques pour le rassemblement (UFDR), bien qu’ayant signé un accord de paix avec le gouvernement, poursuivrait l’extraction et la contrebande de diamants dans le Nord-Est du pays. De même pour la Convention des patriotes pour la justice et la paix (CPJP), qui contrôle l’Est du pays. Derrière ces organisations aux noms humanistes se cachent des activités de « parrainage » mafieux des extracteurs artisanaux de diamants dans les régions qu’ils contrôlent. On retrouve donc en RCA les symptômes de la malédiction du diamant.
 
La réforme du secteur minier par Bozizé
Arrivé au pouvoir le 15 mars 2003, François Bozizé a très vite décidé de s’attaquer à la question du diamant. Le 14 avril de cette année, il annule tous les permis de prospection et d’extraction, y compris – et surtout – ceux de l’entreprise de son prédécesseur Patassé. L’assemblée nationale vote le 1er février 2004 un nouveau code minier avec la volonté de l’aligner sur les normes internationales en vigueur. Ce nouveau code se caractérise par ce que l’ICG considère dans son rapport comme un « régime fiscal et cadre légal rigide et inflexible qui sous-tend une organisation centralisé et opaque ». Quoi qu’il en soit, le résultat est que la plupart des compagnies minières internationales seraient parties suite à cette réforme, les exigences des autorités centrafricaines leur paraissant démesurées par rapport à l’intérêt de rester sur place. Il ne resterait plus qu’une seule compagnie diamantaire internationale présente en Centrafrique à l’heure actuelle. Le constat de l’International Crisis Group est le suivant : « Le niveau élevé de taxation incite par ailleurs la contrebande, que les autorités minières sont trop faibles pour arrêter. L’effet conjugué d’un Etat parasitaire, de la criminalité et de l’extrême pauvreté incite des factions rivales à entrer en rébellion tout en créant des conditions propices leur permettant de tirer profit du commerce de diamants dans les régions minières(…)Au ministère des Mines, la priorité donnée aux gains à court terme fait obstacle à l’élaboration et à la mise en oeuvre d’une stratégie de développement du secteur minier. La Direction générale des mines n’a ainsi pas de document de stratégie. Elle attend que la Banque mondiale lui fournisse des consultants pour l’aider à en rédiger un. »
 
Emmanuel Leroueil

 


[1] : Ordre décroissant des principaux producteurs de diamants en Afrique et production en millions de carats : Botswana (31,89), RDC (29), Afrique du Sud (15,2), Angola (7,5), Namibie (1,9), Ghana (1), Sierra Leone (0,7), Guinée (0,55), République Centrafricaine (0,35), Côte d’Ivoire (0,30), Liberia (0,30), Zimbabwe (0,25), Tanzanie (0,21). Source : Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), 2006
 

Déconstruire les discours de l’afro-pessimisme et de l’afro-optimisme (2)

La principale critique que l’on puisse adresser à l’afro-pessimisme est son fatalisme. L’Afrique serait incapable de valoriser ses ressources humaines à venir. Les taux de croissance élevés des pays émergents s’expliquent avant tout par la réallocation du facteur travail – la main d’œuvre – de l’économie du secteur primaire ou de l’économie informelle d’autosubsistance vers le secteur secondaire et tertiaire, à forte valeur ajoutée. Selon les afro-pessimistes, l’Afrique serait incapable d’une telle réallocation de sa main-d’œuvre.  Alors que l’histoire récente nous offre des exemples d’une telle réussite ailleurs dans le monde, quel est l’argument qui expliquerait que l’Afrique ne puisse y arriver ? Un biais culturel ? Des institutions irrémédiablement faibles et des politiques intrinsèquement corrompus ?

L'afro-pessimisme, un discours du courant des catastrophistes et angoissés du nouveau millénaire

Il est important à cet égard d’analyser les ressorts psychologiques et idéologiques qui animent l’afro-pessimisme et l’afro-optimisme. L’afro-pessimisme s’inscrit bien sûr dans la tendance longue d’une certaine forme de paternalisme occidental, l’équation démographie galopante et non résilience du tissu économique ne servant qu’à envelopper poliment un regard culturaliste dépréciateur sur les Africains qui ne seraient « pas encore entrés dans l’Histoire »[1]  pour certains, qui seraient tout simplement une race inférieure pour d’autre. Mais l’afro-pessimisme, tel qu’il s’énonce notamment en Europe à partir des années 1990, présente aussi une grande nouveauté par rapport à cette tradition, et n’en est parfois pas même issu. Ce discours s’inscrit aussi aujourd'hui dans le courant des catastrophistes et angoissés du nouveau millénaire. La dérive sécuritaire et les politiques anti-immigrés des démocraties du monde développé en sont quelques-uns des symptômes. Le monde court à sa perte : développement des virus transfrontaliers, réchauffement climatique et catastrophes naturelles, choc des cultures et des civilisations, prolifération du terrorisme, menaces contre l’identité et les valeurs de l’Occident. Dans cette vision, l’Afrique serait le chaudron de toutes ces catastrophes : une masse d’affamés du Sud qui cherchent à tout prix un avenir meilleur au Nord qu’ils mettent en danger ; des gens culturellement différents qui attisent les peurs et la violence, bref, une menace directe ou indirecte au modèle Occidental. L’afro-pessimisme découle en partie du sentiment d’assiégé et de déclin qui se propage chez certains groupes d’opinion en Europe et en Amérique du Nord.  Il appelle à un interventionnisme occidental : il faut aider les Africains qui courent à leur perte, incapables qu’ils sont de se prendre en main tout seul, et qui risquent en plus de nous entraîner avec eux dans leur abysse de problèmes. Cet interventionnisme afro-pessimiste peut se parer des mêmes atours de bons sentiments et de réelle bonne volonté qui caractérisait en son temps la mission civilisatrice des puissances coloniales. Il débouche parfois même sur des initiatives louables, sous la forme d’appels à l’aide au développement ou à l’aide humanitaire d’urgence. 

Les Africains désillusionnés rejoignent les rangs des afro-pessimistes

Il serait toutefois extrêmement réducteur d’affirmer que l’afro-pessimisme soit l’apanage des non-Africains, des Occidentaux. En effet, nombre d’Africains sont des afro-pessimistes. Cinquante années de désillusions ont nourri ce sentiment chez beaucoup d’enfants du continent noir. Le bouc-émissaire habituel est trouvé en la personne des élites africaines : corrompues, non patriotiques, asservies à l’Occident, elles seraient les principales fossoyeurs de l’Afrique postcoloniale. Le problème est que ce constat ne s’applique pas seulement au personnel politique au pouvoir, mais affecte également l’opposition, les milieux d’affaires, les intellectuels, et par extension toute personne qui sort du lot et qui pour cette raison est suspecte. Tous corrompus, tous pourris ! Et ceux qui ne le sont pas, c’est juste parce qu’ils n’en auraient pas eu l’occasion… Les afro-pessimistes du continent ne croient pas en eux et aux Africains. Beaucoup se sont également réappropriés des clichés culturels comme celui sur l’indolence supposée des Africains par rapport aux Chinois. Mais la principale source de l’afro-pessimisme reste l’incompréhension de la situation actuelle, des facteurs explicatifs du « sous-développement » africain et des moyens à mettre en œuvre pour restaurer une fierté et une puissance sur la scène internationale que chacun caresse secrètement. Les mécanismes de la Modernité du système socio-économique dans lequel nous vivons échappent à la plupart des habitants du continent qui, faute d’explications et de discours prospectifs clairs, peuvent éventuellement s’enfermer dans le pessimisme et la prostration. 

L'afro-optimisme, discours des marchés

Le discours de l’afro-optimisme, notamment dans sa variante actuelle sur l’ « émergence » de l’Afrique, est quant à lui un discours des marchés financiers et des classes entrepreneuriales, un discours d’auto-persuasion, destiné à susciter la confiance, et notamment celle des investisseurs. Le problème de ce discours est qu’il est aveugle à beaucoup trop d’éléments qui constituent la réalité africaine. Ainsi de la déconnexion croissante entre d’une part une infime partie de la société, connectée au système financier et économique mondialisé, qui bénéficie des facilités d’accès aux financements, de déplacement des biens et des personnes ; et d’autre part l’écrasante majorité de la population qui reste dans une économie d’autosubsistance précapitaliste, ou même de la catégorie basse de la classe moyenne, celle des fonctionnaires d’Etat et des petits employés, qui vivent avec de faibles salaires souvent irréguliers, et dont le quotidien est fait de débrouilles et autres combines pour assurer le mode de vie de leur statut social semi-privilégié.

Aveuglement aussi sur les lacunes d’un agrégat comme la croissance moyenne des pays africains, qui cache d’énormes disparités entre les taux de croissance des pays exportateurs de pétrole et de gaz (Angola, 20% de croissance du PIB en 2007) et des pays en crise comm le Zimbabwe (contraction de -6,9% du PIB en 2007). Aveuglement sur l’impact social extrêmement faible de ces taux de croissance élevés quand ils existent : la situation sociale en Angola, en Guinée-Equatoriale ou en Tunisie est à ce titre très parlante. De plus, la plupart des économies qualifiées d’émergentes en Afrique[2] ne sont pas des économies diversifiées et sont donc à la merci de tout retournement du marché sur lequel s’appuient leurs exportations.

L'aveuglement de l'afro-optimisme face à la dégradation sociale

Le problème de l’afro-optimisme est qu’il s’extasie devant des moyens (l’accès aux capitaux en Afrique, le renforcement relatif des institutions politiques et économiques) qui ne servent pourtant pas encore à répondre aux fins légitimes attendues par les populations africaines : assurer du travail au plus grand nombre, assurer les conditions minimales du bien-être de tous. L’Afrique est encore bien loin d’approcher ces objectifs, et n’en prend pas forcément la direction. Les inégalités se creusent de manière alarmante au sein des populations africaines, le gap générationnel s’exacerbe entre la jeunesse du continent, qui constitue la majorité de sa population, se définit par ses références syncrétiques, ses aspirations au consumérisme et au confort, et est confrontée à une réalité sociale faite de chômage de masse et de sphère publique et politique fermée, avec des autorités sociales, économiques et politiques composées essentiellement par les générations précédentes, qui remontent parfois aux tous premiers temps de l’époque postcolonial, comme c’est le cas dans l’Algérie de Bouteflika ou du Zimbabwe de Mugabe. L’Afrique est traversée par des tensions endogènes aux prolongements et aux effets aujourd’hui inconnus. L’afro-optimisme couvre d’un voile impudique ces enjeux.

Enfin, à la racine même de ce discours, ce qui gêne est son présupposé idéologique sur les effets quasiment linéaires et positifs du développement économique dans la mondialisation libérale, pour peu qu’on en accepte les règles du jeu. Certes, diront certains, malgré de forts taux de croissance, il y a toujours trop de pauvres en Afrique. Mais, tout d’abord, leur part relative par rapport au reste de la population a baissé et, ensuite, nous n’en sommes qu’aux premières heures de l’effet de rattrapage. Car la richesse produite actuellement finira par profiter au plus grand nombre ; cela prendra peut-être cent ans comme en Europe occidentale, mais cela adviendra tôt ou tard. Après l’émergence viendra la convergence.
Ce discours libéral, en plus d’être simpliste à l’extrême, dangereux socialement, est aussi contre-productif économiquement en proposant l’extraversion de l’économie africaine, réduite au statut d’eldorado du retour sur investissement pour capitaux étrangers. Si l’Afrique souhaite réellement se réapproprier les règles du jeu du capitalisme en particulier et de la Modernité en général, il faudra que son développement soit endogène, s’appuie sur la mobilisation de ses propres ressources, résorbe ses propres tensions internes. Cette mobilisation n’a rien d’évident mais n’est pas impossible.

Emmanuel Leroueil

[1] : Discours de Dakar de Nicolas Sarkozy

[2] : le cabinet de conseil BCG a publié une étude qui répertorie comme économies africaines émergentes l’Afrique du Sud, l’Algérie, le Botswana,  l’Egypte, l’île Maurice, la Lybie, le Maroc et la Tunisie.

Déconstruire les discours de l’afro-pessimisme et de l’afro-optimisme (1)

En ce début de XXI° siècle, la situation du continent africain et de sa population suscite des débats passionnés et controversés. Schématiquement, les discours se structurent autour de deux pôles : les « afro-pessimistes » et les « afro-optimistes ». Les premiers posent une équation imparable : la démographie africaine est en plein boom, la population devrait doubler d’ici à 2050 pour atteindre entre 1,8 à 2 milliards d’habitants. Les économies africaines, très faiblement industrialisées, seront incapables d’accueillir cette nouvelle masse d’arrivants sur le marché du travail et les taux de chômage, déjà très fortement élevés, vont exploser.

L’Afrique du XX° siècle a déjà connu une urbanisation sans industrialisation. A la différence de l’Europe, l’exode rural ne s’est pas accompagné de la modernisation de l’agriculture et d’emplois industriels dans les villes à même d’intégrer au tissu économique les nouveaux arrivants. De plus, l’échappatoire de l’émigration vers de « nouvelles frontières » s’est bloqué pour les Africains de la seconde moitié du XX° siècle ; les visas coûtent chers et s’obtiennent difficilement,  l’émigration clandestine se fait souvent au péril de sa vie. L’exode rural débouche donc en Afrique vers les bidonvilles autour des mégapoles et grandes villes, une population qui continue à vivre dans une économie d’autosubsistance par de petites activités de commerce ou de service dans le marché au noir, dans des conditions d’habitat souvent indignes et problématiques au niveau sanitaire, alimentaire, éducatif et tout simplement logistique (manque d’électricité). En 2010, sur les 400 millions de citadins  estimés en Afrique, 60% vivraient dans des logements insalubres.

A cette urbanisation chaotique de l’Afrique s’ajoute une agriculture qui s’est très peu modernisée. A côté d’exploitations tournées vers l’exportation qui se caractérisent par une faible productivité et une spécialisation sur des produits agricoles souvent peu rémunérés et soumis à une concurrence inégale des produits du Nord, une très importante portion de la population continue à vivre d’une agriculture d’autosubsistance. Les afro-pessimistes soulignent également les conséquences du réchauffement climatique en Afrique, qui va considérablement handicaper les plans d’autosuffisance alimentaire. Le manque d’eau se fera beaucoup plus pressant dans la région sahélienne et certains prédisent déjà d’importantes migrations de population dans cette zone où les paysans risquent de ne plus pouvoir vivre de leur terre.

La vision d’avenir des « afro-pessimistes » est donc que ces problèmes se poseront bientôt à la puissance 2. Des mégapoles ingérables où prolifèreront les problèmes de santé publique comme le choléra ou les problèmes de pollution, une masse de jeunes désœuvrés radicalisés qui sera un terreau favorable pour toutes les formes d’extrémisme, une agriculture incapable de répondre aux besoins d’alimentation de sa population, ce qui débouchera sur des famines renouvelées, une balance commerciale déficitaire pour la plupart des économies nationales, des besoins en financement sans fin. Le cercle vicieux de la dette, de l’appauvrissement et du sous-développement ne serait donc pas prêt de se terminer pour le continent africain. A ce tableau noir s’ajoute l’absence criante de leadership en Afrique, la corruption endémique, bref, un environnement institutionnel faible et parasite qui ne serait pas prêt de changer dans les années à venir.

La vision d’avenir des « afro-optimistes » est différente à bien des égards. Ces derniers s’appuient principalement sur le retour de la croissance en Afrique, autour de 3% en moyenne durant la décennie 2000-2010[1], sur la constitution d’une classe moyenne à pouvoir d’achat élevé et au consumérisme affirmé, pour diagnostiquer les signaux « d’émergence » de nombre d’économies africaines. Plusieurs pays, les « lions de l’Afrique », seraient appelés à suivre les glorieuses traces de la Chine, de l’Inde ou du Brésil. L’Afrique serait le futur relais de croissance de l’économie mondiale, un marché potentiel énorme pour les produits des grandes multinationales comme en témoigne le succès inattendu du secteur des télécoms. Alors que les pays développés vont bientôt faire face à une équation démographique très compliquée où la part des inactifs par rapport aux actifs va fortement augmenter, équation qui se posera d’ailleurs également pour des pays émergents comme la Chine, la vitalité démographique africaine serait son meilleur atout pour l’avenir. Les taux de scolarisation y ont fortement augmenté, une classe moyenne supérieure se forme aux meilleures écoles occidentales, le marché du travail africain devrait donc être le principal vivier en ressources humaines des années à venir. D’aucuns prédisent qu’après l’Asie, c’est à l’Afrique que profiteront les délocalisations d’industrie dans notre économie mondialisée, de même que la délocalisation de services. Enfin, ajoutent-ils, l’Afrique part de tellement bas qu’elle ne peut que rattraper ses concurrents dans l’économie-monde. Bien que rassemblant 12% de la population mondiale, le continent africain ne représente actuellement que 1% du PIB mondial et 2% du commerce international. Dans la conception téléologique de la mondialisation libérale, l’Afrique ne peut que rattraper son retard.

Ce discours a connu un certain engouement durant les années 2000. Trois facteurs, à mi-chemin entre le conjoncturel et le structurel, ont apporté de l’eau à ce moulin. Tout d’abord, la croissance phénoménale des investissements étrangers privés en Afrique. Ensuite, la hausse des prix des matières premières, qu’il s’agisse des ressources minières, pétrolières ou gazières du sous-sol africain ou des produits agricoles qui constituent l’essentiel des exportations de nombre de ces pays. Même si les prix de certaines de ces matières premières s’est infléchi ces dernières années, l’analyse structurelle qui part de l’hypothèse de l’augmentation constante de la demande mondiale tirée par les grands pays émergents, et notamment la Chine, induisant une hausse à moyen terme du prix de ces matières premières, reste globalement recevable. Enfin, le dernier argument des années 2000 ayant suscité la vague d’afro-optimisme est celui des progrès de la démocratie en Afrique, de la maturation du processus de « state-building » par rapport aux décennies précédentes. De nombreuses alternances politiques (Sénégal, Ghana, Libéria, Bénin) ont illustré ce mouvement. Les coups d’Etat militaire ne sont plus la voie royale pour renverser un gouvernement. La communauté internationale, et notamment l’Union africaine, a fait peser des contraintes qui ont poussé les militaires putschistes a rendre le pouvoir aux civils aux termes d’élections plus ou moins neutres. L’exemple isolé d’Amadou Toumani Touré au Mali en 1991 s’est répété en Guinée Conakry en 2010 et au Niger en 2011. Les nombreux démêlés électoraux de la fin de la décennie 2000, ceux du Kenya en 2008 ou de la Côte d’Ivoire en 2010, ne seraient que les symptômes de la maturation du champ politique africain, les pratiques de bourrage d’urnes, d’élections trafiquées, ne passant plus comme lettre à la poste.

Bien que chacun de ces deux types de discours comporte une part de vérités, aucun d’eux n’est vraiment satisfaisant. (à suivre)

 

Emmanuel Leroueil

 


[1] : Bien que faible en tant que tel pour une économie en voie de développement, cette moyenne de 3% de croissance est supérieure à la moyenne mondiale sur la décennie 2000-2010, ce qui constitue une nouveauté pour l’Afrique dont la croissance était auparavant inférieure à la croissance mondiale.

Mademba Ndiaye, chargé de communication principal du Bureau de la Banque mondiale (Sénégal, Guinée, Guinée-Bissau, Cap-Vert, Gambie)

Monsieur Ndiaye, pourriez- vous vous présenter à nos lecteurs ?

Je m’appelle Mademba Ndiaye, nom traditionnel courant au Sénégal. J’ai fait un parcours que ne font plus beaucoup d’enfants aujourd’hui. Je n’ai fréquenté que l’école publique, ce qui témoigne d’une certaine évaluation du niveau de notre système éducatif. Après un bac lettre, j’ai eu des problèmes d’orientation. Nous étions en 1976, je voulais faire de la sociologie, mais, sur instruction du Président Senghor, ce département était fermé suite aux événements de 1968 ; j’ai donc fait de la philosophie. Je ne me voyais cependant pas faire de l’enseignement, ne me sentant pas la vocation pour un métier aussi sérieux, surtout pour une discipline qui ne s’enseigne qu’en Terminales.

Ma réorientation a eu pour origine mon désir de faire un travail sur la communication dans les empires ouest-africains. J’étais assez impressionné par l’empire du Wasulu de Samory Touré. Comment une entité de cette dimension pouvait-elle se déplacer en gardant intacte ses structures ? J’avais le pressentiment que cela n’était possible qu’à travers un système de communication qui maintenait une cohésion dans l’empire, ce qui permettait des déplacements physiques sans déstructuration des institutions. Je voulais faire une thèse de communication sur cela : comment la communication a pu empêcher la déstructuration d’un empire qui bouge géographiquement. Je me suis donc orienté vers la communication. Je me suis inscrit au département d’histoire et au CESTI, école de communication de l’Université de Dakar. Mon ambition initiale était d’avoir les concepts nécessaires en communication pour travailler sur ma thèse sérieusement. Il s’est avéré que le CESTI était (et est toujours) aussi une école de journalisme, et que j’ai mordu à l’appât.

A la sortie, j’ai été employé par Abdoulaye Wade (ndlr : devenu président du Sénégal) qui voulait sortir un journal indépendant. Nous étions en 1982-1983 et ce journal s’appelait « Takussan ». Je suis ensuite allé travailler à l’agence de presse sénégalaise puis à « Walf Fadjiri » (ndlr : quotidien sénégalais de référence) où  je faisais de l’info politique. Je suis également membre fondateur de Sud-communication, même si je n’ai jamais vraiment travaillé dans le groupe. J’ai ensuite été appelé par le président Abdou Diouf pour être membre de l’Observatoire national des élections (ONEL) en 1998. A partir de là, je suis sorti du journalisme pour intégrer USAID, puis le PNUD et enfin la Banque mondiale comme spécialiste de la communication.

Je dois dire que pendant ma carrière de journaliste, j’ai dirigé le syndicat des professionnels de l’information et de la communication du Senegal (SYNPICS) et l’Union des journalistes de l’Afrique de l’Ouest (UJAO) et j’ai été délégué pour l’Afrique de la Fédération internationale des journalistes. J’ai été très  préoccupé par les questions éthiques et de déontologie, et j’ai participé à l’élaboration des lois sur la presse au Mali, Niger et au Sénégal, ce qui m’a permis de me confronter aux Etats, surtout avec des procureurs, pour défendre à la fois la liberté de la presse et la vie privée des citoyens. Depuis 2004, je suis à la Banque Mondiale comme responsable  de la communication pour le bureau de Dakar qui couvre cinq pays.

La Banque mondiale n’a pas vraiment bonne presse ; comment analysez-vous l’impact de son action, notamment en Afrique ?

Il y a, je dirais, une Banque mondiale in abstracto, et une Banque mondiale in concreto. La Banque mondiale in abstracto, c’est celle qui se trouve dans la tête de certaines personnes, celle qui se serait arrêtée aux ajustements structurels. Cette idée ne reflète plus la réalité de la Banque mondiale aujourd’hui. Durant la période des ajustements structurels, toutes les politiques publiques étaient dictées par la Banque mondiale et le FMI. Aujourd’hui, elle fait sans doute encore des choses critiquables. Mais ce qu’il faut d’abord dire, c’est que la Banque mondiale (BM) n’est pas l’institution qui va développer les pays africains, c’est une responsabilité qui incombe aux gouvernements. Ses financements représentent moins de 1% du budget de ces Etats ; donc ce n’est pas elle le chauffeur aujourd’hui.

La BM travaille beaucoup avec les sociétés civiles aujourd’hui. Par exemple, la principale entité qui organise le Forum Social Mondial à Dakar qui justifie votre présence, Enda-Tiers monde, travaille avec la Banque mondiale, pour qui elle joue son rôle d’ONG pour défendre les populations affectées par le projet d’autoroute à péage que la Banque mondiale finance en partie. Nous avons donc beaucoup développé les relations avec les ONG et la société civile, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. Il y a un forum spécifique au sein de la BM pour réunir ces ONG et dialoguer avec elles. Elles sont incontournables pour que les dirigeants rendent compte, et cela nous permet de mieux mesurer les problèmes de gouvernance dans les pays où nous intervenons. 

In concreto, on ne fait plus d’ajustements structurels depuis très longtemps. L’argent que nous mettons au Sénégal va dans la santé, l’éducation, les infrastructures, les restructurations urbaines, pour que les gens vivent dans des conditions meilleures. C’est cela que nous essayons de mettre en œuvre, nous encourageons les Etats à avoir des documents de politiques sociales, et c’est dans ce cadre que nous les aidons dans leur financement. Nous essayons d’appeler d’autres partenaires pour financer ces investissements. Par exemple, sur un projet d’autoroute au Sénégal actuellement, sur une enveloppe de 600 milliards de CFA, la BM vient avec 80 milliards, mais nous avons attiré la Banque Africaine de Développement, l’Agence Française de Développement, et donné confiance à la société Eiffage pour s’engager aussi dans le projet. Ces changements se sont ressentis à l’intérieur même de l’organisation et du personnel de la BM. Nous sommes passés d’une banque d’ingénieurs, à une banque où on retrouve aussi des journalistes, économistes, spécialistes des questions sociales, ce qui lui donne une dimension humaine beaucoup plus importante et beaucoup plus centrée sur le règlement des questions sociales.

Comment s’est passée votre transition entre le métier de journaliste et celui de communicant ?

Cela n’a pas été facile. Le journalisme a ses règles et c’est un travail très valorisant. Dans le domaine de la communication, ces valeurs journalistiques peuvent toujours exister en nous mais on a en perspective la réputation de l’institution que l’on sert. C’est un peu cela la difficulté au départ, parce que l’institution a des règles et des procédures qui vont parfois à l’encontre même du journalisme. Il est heureux que cela nous permette de mettre de l’info aux journalistes pour les appuyer dans leur travail. La mise à disposition libre des bases de données de la Banque mondiale a ainsi beaucoup aidé les journalistes. Même durant le Forum Social Mondial, quand les gens attaquent la banque, ils utilisent les données de la banque !

Quels conseils donneriez-vous à de jeunes africains ?

Bien faire leurs études. Le capital humain, c’est la principale richesse d’un pays. Un pays ne peut pas réussir sans des jeunes bien formés. C’est la responsabilité individuelle des jeunes d’acquérir les connaissances les plus récentes et les plus pointues dans leur domaine. On n’a pas le droit d’être mauvais, on n’a pas le droit de voir petit. Il faut voir grand en se disant que « mon but n’est pas tant de revenir, mais de participer au progrès du pays, du continent et du monde ». Il ne faut pas accepter de s’enferrer dans un nationalisme étroit qui ne permet pas de se rendre compte que le développement de l’humanité est de la responsabilité de chacun. C’est pour cela qu’il ne faut pas avoir peur de faire des études qui n’auraient pas d’application directe dans son pays d’origine. Il n’y a aucun complexe à faire ce genre d’études. Il faut se dire nous devons être les meilleurs dans ce que nous faisons, au même titre que les américains et asiatiques.

Il y a bien sûr le problème du retour au pays pour ceux qui ont fait leurs études à l’étranger. Cependant, on peut parfaitement être à Dakar et être déconnecté du Sénégal. La présence physique, aujourd’hui dans ce monde avec les nouvelles technologies, n’est pas la chose la plus importante. La chose la plus importante est de contribuer au rayonnement de son pays là où l’on est ; c’est dans ce monde global que l’on doit faire son chemin. Une telle démarche d’esprit va apporter du progrès au monde et au Sénégal. Il faut avoir cette volonté d’être dans le monde et de contribuer à l’avancement du monde.

Il faut dire aussi qu’il y a  un manque d’orientation qui conduit certains jeunes dans des études qui les mènent à des impasses. On ne peut pas faire 1000 étudiants en marketing. Il faut encourager des filières très précises et faire en sorte qu’ils y réussissent. Il faut que les filières scientifiques et techniques soient valorisées, tout en maintenant des études littéraires de qualité, au lieu de faire des Facultés de lettres et de sciences humaines des fourre-tout. Enfin, il y a des problèmes d’infrastructure aussi : dans une université de 70 000 étudiants conçue pour 20 000 étudiants, il est difficile de faire dans la qualité. Il faut donc faire des réformes partagées avec la communauté éducative au sens large, pour que le gosse puisse entrer dans des structures de formation de qualité lui permettant, plus tard de réussir dans un monde très compétitif.

Des jeunes comme vous qui ne sont pas là physiquement, mais qui sont là où se fait le progrès scientifique, et qui participent à ce mouvement de pensée, c’est capital. Cela revivifie la pensée africaine, et cela permet de prendre le leadership dans la pensée. C’est les gens de votre génération qui sont en train de faire faire les avancées les plus importantes. Bill Gates, il y a 20 ans, c’était un gosse. Et pourtant il avait la capacité de changer le monde. Il faut libérer la parole et l’énergie des jeunes pour pouvoir dire le monde comme ils voient le monde. Un site comme le vôtre, Terangaweb, pourrait être un creuset où se fait ce changement, ce qui est capital pour l’Afrique.

Interview réalisée par Emmanuel Leroueil