Stop Kony 2012 : Ce qui rend cette campagne impardonnable

L'ONG américaine Invisible Children a secoué la planète, la semaine dernière avec la  publication de la vidéo Kony 2012 (http://www.youtube.com/watch?v=Y4MnpzG5Sqc ) appelant à l'arrestation du leader la LRA (Armée de Résistance du Seigneur), l'ougandais Joseph Kony, dont les troupes sont accusées d'avoir enlevé et formé 66.000 enfants-soldats en Ouganda et dans les pays voisins, occasionné le déplacement de près de 2000.000 de personnes et commis d’innombrables autres atrocités au cours des vingt-cinq dernières années.

Cette vidéo d’une trentaine de minutes a été visionnée – et c'est le record absolu dans cette catégorie – plus de 75 millions de fois en moins d’une semaine. Elle constitue moins un plaidoyer, qu’une requête claire et incessamment répétée : il faut mettre un terme à la cavale meurtrière de Kony. Aux témoignages des victimes de Kony – dont celui poignant de Jacob, jeune Ougandais rescapé des hordes de la LRA et devenu (malgré lui ?) le symbole de cette souffrance – s’ajoutent des interviews de personnalités importantes (CPI, classe politique ougandaise, hauts responsables occidentaux, etc.), des extraits de conférences, meetings et manifestations organisés par Invisible Children. Mais une grande portion de cette vidéo est dédiée à l’aventure personnelle du réalisateur : son combat.

Le temps consacré au retour sur le choc personnel qu’a été, pour lui, la découverte des souffrances infligées aux victimes de la LRA et qui mena à son engagement associatif, ou aux témoignages des rescapés et des militants est relativement bref, sinon objectivement, du moins pour le spectateur, comparé aux longues minutes où l’on voit l’enfant du documentariste exposer qu’il faut, oui, définitivement, mettre un terme aux agissements de Kony. Comme si le témoignage des victimes n’était pas suffisant. Il fallait une figure innocente et attachante. On repense bizarrement à une publicité en vogue pour Google.

La bouche après le cœur et avant la tête : il s’agit de rendre Joseph Kony « célèbre », tristement ou non, mais célèbre. De la même façon que Saddam Hussein ou Ben Laden l’ont été. Mettre un visage et un nom sur les crimes commis dans une région obscure d’un continent virtuellement absent des radars de la politique américaine. La vidéo contient d’assez ennuyeux extraits de rencontres entre représentants de l’association et responsables du gouvernement américain qui benoitement expliquent que l’Ouganda et Kony ne menacent pas directement la sécurité nationale et les intérêts stratégiques de l’Amérique. Que cette annonce, somme toute banale – nul besoin d’une licence en géopolitique pour savoir que Kampala n’est pas Téhéran – choque les représentants de Invisible Children est compréhensible. Qu’elle les mène à agir est louable. Qu’elle les surprenne est inquiétant. La frontière est mince entre idéalisme et ingénuité, entre engagement et naïveté. Le raisonnement est circulaire et bancal : Joseph Kony commet des crimes abominables depuis des décennies ; Joseph Kony n’est toujours pas arrêté pour des actions qui ailleurs auraient provoqué un tonnerre de réactions musclées et décisives (l’allusion, l’amère allusion en début de vidéo : «un camp pareil ? Aux USA ? ça aurait fait le Une de Newsweek ») ; si Joseph Kony n’est pas arrêté, c’est parce que personne (parmi ceux qui comptent) n’est au courant ; il faut parler de Joseph Kony, en faire parler, le faire connaître ; Joseph Kony connu sera identifié comme ennemi public ; l’ennemi public est arrêté ; son arrestation restaure le calme à Gotham City. Parlez ! Faites parler de Joseph Kony ! Faites arrêter Joseph Kony ! C'est naïf et brouillon.

Mais, et c'est l'essentiel, si naïveté il y a, cette naïveté n’est pas exclusive à Invisible Children. La réaction de Luis Moreno Ocampo, procureur de la CPI telle qu’elle apparaît dans la vidéo est atterante : « arrêtez-le et ça… réglera tous les problèmes » Vraiment ? Cette approche d’amateur et de pieds nickelés à la résolution des conflits armés et des crises est stupide. Mais, à la réflexion, on la retrouve dans le mandat d’arrêt lancé contre Omar ElBéchir (arrêtez-le, ça règlera tous les problèmes), l’assassinat de Khadafi ou l’exécution de Saddam Hussein. On la retrouve de l’autre côté dans l’emprisonnement de Mandela ou, si l’on veut la crucifixion d’un hérétique juif sur le mont Golgotha. L’idée qu’il suffit de mettre un terme aux agissements d’une seule personne pour résoudre toutes les difficultés peut avoir son importance dans les phases de naissance ou au crépuscule de certains mouvements. La question qui reste en suspens et à laquelle les contempteurs de Kony2012 n'osent pas répondre, parce que leur réponse serait impudique est pour tant simple : faut-il oui ou non arrêter Joseph Kony?

 L'hypothèse généreuse est qu'arrêter Joseph Kony en 2012, ne mettra pas un terme aux exactions commises par la LRA. Tsahal et les Forces Armées Colombiennes ont montré qu’on pouvait affaiblir momentanément des guérillas en atteignant leurs leaders, sans pour autant les détruire. Joseph Kony aujourd’hui n’est plus le « chef mystique »  des années 80. C’est un homme qui dirige, comme il peut, un conglomérat de forces disparates, sauvagement meurtrières certes mais opérant avec une assez grande autonomie; une autre possibilité est que son arrestation rende ces bandes encore moins contrôlables et plus violentes. Elles ont déjà commencé à errer jusqu'au Sud Soudan. Pourtant ce n'est pas l'angle sous lequel cette campagne a été le plus souvent attaquée.

Il y eut d'abord les insinuations sur les finances et le fonctionnement de l'association. Puis les allusions à l'ignorance de ses responsables : diable, ils ne se sont pas rendus compte que Kony n'est plus en Ouganda mais se déplace dans les pays voisins. Et l'argument massue : voici la résurrection du fardeau de l'homme blanc. Vraiment? Faut-il arrêter Joseph Kony? Si non, que fait-il en tête de la liste de la CPI? A demi-mots, il se murmure maintenant  que, même si l’on considère que pour le symbole et parce que son arrestation pourrait sérieusement déstabiliser la LRA, il est nécessaire d'arrêter Joseph Kony, penser qu’il est possible d’y arriver par une mobilisation des consciences et des cœurs, à travers Twitter, Youtube et Facebook est abscons. Le Buzz avant les bombes, les tags avant la mitraille : rêveries d'adolescents. Vraiment?

Là où la campagne d'Invisible Children met la société américaine – et au-delà de celle-ci, la communauté dite internationale – en face de ces contradictions c'est dans cette naïveté là, cette innocence. Le buzz provoqué par Kony2012 est la version condensée du long pilonnage médiatique qui a précédé l'intervention américaine en Irak. Celui-ci a été accepté, celle-là indigne soudainement. Parce qu'elle ne laisse pas d'échappatoire : elle est efficace parce qu'elle est impitoyable. Lorsqu'on est agacé par l'indifférence générale face à la famine en Afrique de l'Est, comment se plaindre que de jeunes gens se mobilisent contre un seigneur de guerre? Si personne n'est près à s'engager POUR les victimes, autant essayer de les faire s'engager CONTRE les bourreaux.

Lorsque le président américain Barack Obama décida d'envoyer une centaine d'instructeurs militaires en Ouganda pour aider à la traque de la LRA, John McCain s'opposa à l'initiative : il ne faut pas s'embourber dans une guerre africaine. Rush Limbaugh pensa même, dans un premier temps, que le "musulman" Obama envoyait l'Amérique aux trousses d'un défenseur des chrétiens. Quand ces mêmes gens vous disent qu'il faut bombarder l'Iran et intervenir en Syrie, la question à se poser n'est pas tant de savoir si la campagne d'Invisible Children est de l'auto-promotion, vient trop tard ou pêche par innocence. La question importante est la suivante : les victimes de Kony ont-elles moins d'importance que celles d'Al-Assad ou de Saddam Hussein? C'est parce qu'elle nous oblige à nous poser cette question que la Campagne Kony2012, malgré toutes ses imperfections, est impardonnable.

 

 Joël Té-Léssia

Et j’ai revu mon pays*

Au souvenir de Don T. Uribe Mosquera

Qui m'a fait redécouvrir l'Afrique

Au souvenir de Bogota, La dense

 

«Pour le pays d'où je viens, où les plus belles maisons sont des tombeaux»
Angelo Rinaldi, Les Jardins du Consulat, Envoi

 

Il fait froid ce soir sur Bogotá. La pluie la lave durement, fille volage qu'on prépare au mariage, un voile de gaze blanche s'étend sur elle, sur La Candelaria, sur Teusaquillo, sur Usaquen. Là-bas, Ciudad Bolivar s'est tu – s'est-elle jamais exprimée ?- les Chants aborigènes, monotones et abêtissants que les gens des villes supportent par faiblesse ou par remords, se sont tus, eux aussi. La Torre Colpatria ne s'est pas encore illuminée. Tout est calme. Chiens et Indigents se sont terrés. C'est un soir de pluie sur Bogotá, pour mon huitième mois sur ce continent, mais mon esprit n'est plus là, il me plaît de le voir flâner de l'autre côté de l'Océan, et je ré-entends mille choses prétendument mortes, renaître pour m'éblouir.

Se laisser aller à l'ivresse brutale et à la joie dangereuse des mots et des sons, des images et des illusions qui se font claires et amères comme du gin. Ne rien retenir! Non, ne rien retenir! Tout mêler: la Bataille de Gao, Askia Mohamed, Abla Pokou et Gonzalo Jimenez de Quesada. Et dans la mince supplique d'un enfant à sébile, il y a Dieu qui parle? Et la logique est morte. Que me veux-tu? Que me veux-tu? Souvenir!

Et j'ai revu mon pays!

C'était par une soirée calme mais triste. À Salvador de Bahia, au Brésil. Des bellâtres huilés, machette en main, reprenait pour nous autres touristes, ce qui était censé être une représentation de rites afro-brésiliens. Et les Orishas n'étaient pas présents. Et l'ennui en bandoulière j'attendais que passe le temps. Pêcheurs puis agriculteurs, chasseurs puis prêtres, la cohorte gesticulante des danseurs s'en allait et en revenait. Derrière, le chœur répétait inlassablement les mêmes vocables, était-ce en haoussa? Et soudain, au milieu du vacarme et des bâillements, un frisson dans le dos, ma madeleine à moi est le son sec d'un tam-tam, une mélodie rauque et sauvage qui me prend en dessous du nombril et remonte lentement. Et je revois Akoudzin.

 

Longtemps, je me suis levé de bonne heure. Et mon père assis sur la terrasse l'oreille tendue, scrutait les ondes qui annonçait les nouvelles de la veille, le son du tambour parlait une langue qu'il comprenait et qu'il parlait. J'étais de l'école française, vous savez : «l'art de vaincre sans avoir raison». Et ces sons, ce rythme saccadé, cet orage sonore qui assombrissait les traits du patriarche au fur et à mesure qu'il s'étendait, le lamento silencieux qui en découlait et auquel mon éducation m'avait rendu insensible m'était resté comme une déchirure, une parmi tant d'autres. Et voilà qu'au Brésil, perdu au milieu d'un banc de touristes ébahis par la prouesse physique, par la beauté de ces longs corps d'hommes, ébène et teck, je me retrouvai, enfant de dix ans, au petit matin frissonnant — les esprits essayait-on alors de me convaincre, terminaient à ces heures, leur funeste veillée et j'avais tort de ne pas retourner m'endormir — enfant donc, totalement insensible aux nouvelles véhiculées, mais tétanisé par la sécheresse et la violence de ce son, enfant, je me suis retrouvé. Du côté de Bahia, au Brésil, il y a un morceau d'Afrique Noire, «Exilé sur le sol au milieu des huées/, Ses ailes de géant l'empêchent de marcher».

Et j'ai revu mon pays!

Il avançait courbé sur son balai, pas un mot plus haut que l'autre, un sourire édenté de temps en temps, Oui Monsieur! Comme Monsieur voudra. C'est un vieux nègre tout usé et que secoue une toux rauque, qu'il crache ou qu'il avale selon qu'il se sent observé ou seul. Un monsieur Médoun par Douta Seck, en plus squelettique et qui ne sait plus conter d'histoires de compère-lièvre. Il a comme l'air heureux de me voir dans le groupe qui pénètre l'aire de jeu.

C'est notre façon à nous d'être racistes: cette reconnaissance et cette joie qui naissent chaque fois que perdus au sein de cette nappe blanche qui tout enveloppe, nous voyons s'illuminer un sourire de gencives rouges comme le sang et surgir une main noire comme la nuit, chaude comme le souffle d'une femme qui s'abandonne.

Il me sourit et je crois revoir les miens, les ASSOKO-MAHEU à la peau sombre et au verbe haut, qui paradent tout de blanc vêtus, les matins de «fêtes de générations», avant de revenir le soir, le pas alourdi d'importance et de chaînes en or massif. Et le spectre de mes ancêtres de la Côte d'Or, tout droit sorti d'Elmina ne m'a posé aucune question, se contentant de me sourire en coin, en silence, comme en aparté, dans ce langage que nous semblons seuls à comprendre. Puis il retourne à sa tâche. Le pas lent, murmurant et onomatopant, et son balai et lui ne font qu'un, ils amassent les détritus, sans maudire. Et mon pays s'en est allé. Derrière moi, s'élève la clameur des blonds enfants de la ville qui m'appellent pour me ramener à leur vie. Et pas un sanglot. Se retourner et sourire. Il ferait mieux de courir plus vite cet imbécile s'il veut qu'on rattrape les trois buts d'écart.

 

«He andado muchos caminos,
/ he abierto muchas veredas;/ he navegado en cien mares,
/y atracado en cien riberas.
/ En todas partes he visto
/ caravanas de tristeza,
/ soberbios y melancólicos.»

EL VIAJERO. Soledades (1899-1907) Antonio Machado

 

J'ai revu mon enfance hier, dans l'après-midi qui berce les cauchemars d'une enfant.

 

Mon enfance s'était endormie sur les cuisses de sa mère. L'éternel printemps bogotanais et son soleil s'étendait sur elle, une main paresseuse de temps en temps, se levait, s'abattait, s'endormait sans vraiment troubler les mouches. Et mon enfance est lentement sortie de sa léthargie. Mon enfance réveillée, d'une main timide, tire sur les manches de sa mère qui l'ignore superbement. Mon enfance pleure, sur la place des journalistes dans le centre de Bogotá Et soudain mon enfance s'invente en marché d'Abidjan. Je revois les passants qui jettent négligemment une pièce de monnaie, sans s'arrêter. Mon enfance est enrhumée comme tous les gosses de mendiants. Mon enfance remercie. Mon Enfance murmure «Inicthé». Et j'entends des mots de Bambara, je crois que je rêve.

*Texte rédigé et publié originellement sous le titre "Corazon Africano" sur http://cuadernomanchado.wordpress.com, le 23 mars 2009.

Le Paradis, à marée basse

La polémique née, en mai 2011, de la publication d'une circulaire jointe des ministères français de l'immigration et du travail, restreignant les conditions d'accès et les possibilités offertes aux étudiants extra-communautaires de travailler en France, ne s'est toujours pas résorbée. Certains cataplasmes ont été mis en place, misérables contre-feux, censés remédier la situation – à la marge, comme il est de coutume dans l'Hexagone. Le "Collectif du 31 Mai" né en réponse à cette circulaire est plus actif que jamais : intellectuels, artistes et hommes politiques en France, aux Etats-Unis et dans d'autres pays européens se sont émus de cette situation et un système de parrainage a été mis en place.

Cette polémique a eu, néanmoins, trois effets positifs sur lesquels je souhaiterais revenir.

D'abord, elle a fait voler en éclats un non-dit et une hypocrisie insupportables : il n'y a pas "d'immigration" en France, il n'y a même pas d'"immigrés", à proprement parler, c'est à dire en tant que groupe, en tant que "classe". Il n'y a qu'un ensemble assez hétérogène de gens, aux origines, aux ambitions, aux perspectives, aux situations familiales et financières, aux capitaux humains différents et aux intérêts le plus souvent divergents. Cette divergence des intérêts explique le réveil tardif de "l'élite" des étudiants étrangers aux réalités et aux conditions draconiennes de vie en France qu'ont eu à affronter, les "autres", pendant une dizaine d'années.

Deuxième effet salutaire : les réactions à la circulaire du 31 Mai ont permis de mettre en évidence un rapprochement assez saisissant entre les positions d'une partie des milieux conservateurs européens et d'un sous-ensemble non-négligeable de la population "immigrée", en France notamment. C'est l'idée qu'après leurs études, il est dans l'ordre "normal" des choses que les étudiants étrangers "rentrent aider au développement de leurs pays". Ted Boulou, s'est fait, ici même, le héraut de cette proposition.

Enfin, on ne peut occulter le contraste saisissant entre la stupeur que cette circulaire a créé en Occident (ainsi qu'en Inde, en Chine et en Amérique) et le silence assourdissant qui l'a accueillie en Afrique – alors que ce sont les étudiants originaires de ce continent que la circulaire Guéant-Bertrand visait en premier lieu.

Je n'insisterai pas sur le premier point, assez trivial. C'est toujours à des fins politiciennes que "les Immigrés" ont été présentés, en Occident, comme une masse compacte, menaçante ou porteuse d'un "renouveau" (démographique, culturel, etc.) La reconnaissance de leurs "individualités" et de l'hétérogénéité de ce "groupe" n'avait que trop tardé.

Les deux autres effets positifs que j'ai indiqués plus haut, sont liés. L'espèce d'ambition messianisme qu'expriment, peut-être inconsciemment, certains étudiants Africains formés en Occident, n'a d'égal que l'agacement, la méfiance et le mépris teinté d'envie que beaucoup d'Africains "restés sur place" témoignent à l'égard de ces Chicago-Paris-London-Boys revenus de "derrière l'eau", des théories plein la tête, l'orgueil en bandoulière et la certitude d'avoir une "mission" pour leur pays (ou l'Afrique – tant qu'on y est) gravée dans le coeur. Il y a là l'idée d'une passivité des "Africains d'Afrique", d'une incapacité pleine ou presque, à assumer leur futur. Qu'on se comprenne bien, je ne dis pas qu'il est possible que l'Afrique se développe sans que les méthodes, le savoir et le savoir-faire enseignés et pratiqués dans les meilleures universités, administrations et entreprises du monde ne soient rapportées et adaptées aux réalités du continent. Ce qui m'a frappé dès le départ, c'est l'ambition personnelle drapée en esprit de sacrifice, en "conscience d'un devoir". Dans le feu du débat, au nom du nécessaire combat contre cette politique d'immigration imbécile, je n'avais pas souhaité creuser d'avantage cet aspect. Mais quand même, il y a des relents hugoliens dans cette position, quelque chose dans ce "devoir d'aider l'Afrique" me renvoie à ceci :

"Refaire une Afrique nouvelle ; rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation tel est le problème, l'Europe le résoudra. Allez, peuples, emparez-vous de cette terre Prenez-la. A qui ? A personne ! prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes. Dieu offre l’Afrique à l’Europe Prenez-la !"

Si l'émigration a été virtuellement absente des débats, durant les élections législatives et présidentielles qu'a connues l'Afrique en 2011, et si elle n'est que marginalement abordée en 2012, même dans les pays de forte émigration (Sénégal, Mali, etc.) c'est peut-être parce que l'Afrique n'attend pas de Messie. Et les prophètes d'outre-méditerranée devraient se le tenir pour dit.

Au surplus, un sous-entendu odieux traîne, non-traité, dans ce débat : l'obligation que les Africains auraient de se sentir concernés par le sort de l'Afrique. Kwame Nkrumah est mort et enterré. On n'est plus en 1950. Si des Africains, sur le continent ou au sein de la diaspora, se sentent concernés par le futur du continent, s'ils souhaitent s'investir dans le développement de leur communauté, de leur région, de leur pays, ou de leur sous-région etc. tant mieux, pour eux. Ou tant pis. Peu importe, c'est une décision personnelle. Naître en Afrique ou de parents originaires d'Afrique n'a jamais signifié qu'il faille lier ou (pire) subordonner ses ambitions personnelles à la destinée de ce morceau de terre. L'Afrique a-t-elle besoin de ces "enfants" là? Peut-être… Encore faut-il identifier ceux qui pourraient lui être utiles. Et cela ne signifie pas qu'ils aient le "devoir" de répondre à cet appel. Ou même qu'ils aient à se considérer comme porteurs d'une mission, d'une obligation envers "le continent".

Personnellement, je tiens pour co-responsables des tragédies liées à l'immigration clandestine, la myopie des Etats Occidentaux, l'ignominie des passeurs clandestins, les satrapes au pouvoir dans les pays en développement et le messianisme de la diaspora qui non seulement continue de faire miroiter aisance matérielle et nécessairement meilleurs conditions de vie, mais entretient en outre l'illusion d'une sorte d'onction à l'arrivée. Comme si le Paradis terrestre se trouvait quelque part, au Nord avec en son centre, l'arbre de la connaissance du bien et du mal, et qu'à marée basse, une myriade de Moïse franchirait les Océans, porteurs d'une parole nouvelle et du salut. Ce n'est pas vrai  d'un, il est fort possible que l'Afrique puisse "faire sans eux [nous]" et, deuxièment, cette pauvre Afrique a assez  souffert, comme ça, aux mains de ceux qui lui voulaient du bien.

 

Joël Té-Léssia

Pour que le Mali demeure une mauvaise idée

Le Mali a toujours été une mauvaise idée. De géographie. De Fédération. De politique de développement. De démographie. De protection des femmes . De trajectoire historique. De placement en demi-finale de la CAN. Et probablement une mauvaise idée de chronique dominicale. L’affaire, c’est que les Maliens ne font jamais rien comme il faut, même si, l'un dans l'autre, ça leur réussit plutôt bien.

Le Mali avait bien commencé. Entre l’idolâtrie francophile de Senghor ou l’obsession de stabilité et de contrôle d’Houphouët-Boigny d’un côté et l’irréductible et dangereuse radicalité de Sékou Touré, le Mali accéda à l’indépendance sous la houlette d’un panafricaniste non-doctrinaire, résolument non-aligné mais pragmatique : Modibo Keïta, une sorte de Kwame Nkrumah sans la folie des grandeurs. Et si Keïta se goura, en matière de politique économique (l’endettement colossal du Mali, c’est d’abord une mauvaise idée de Modibo Keïta), il reste définitivement l’un des « socialistes » africains les moins sanguinaires et son éviction du pouvoir fut des plus pacifiques. Mieux, il demeura jusqu’à sa mort (probablement par empoisonnement) un partisan résolu de la démocratie (sinon du multipartisme).

Puis, il y eut les deux décennies de la dictature de Moussa Traoré (1968-1991). Et là encore, à l’aune des calamités que connut l’Afrique des années 70 et 80, cette brave Afrique de l’Apartheid, de Mobutu, Amin Dada et Bokassa, de la Gukurahundi, des guerres civiles angolaise, éthiopienne, mozambicaine ou tchadienne, et même dans cette sereine Afrique de l’Ouest qui vit l’éclosion du conflit casamançais, le coût humain et financier de la dictature de Traoré reste assez mineur. Le Mali réussit même, au tournant de la décennie 90 (oui, celle-là même du génocide rwandais et des guerres civiles en Sierra Léone et au Libéria) à mettre Moussa Traoré aux arrêts, à le faire juger et condamner. Et derechef, le Mali se résolut à décevoir : non seulement, Traoré ne fut pas exécuté, il vit d’abord ses deux peines capitales commuées en détention à perpétuité, avant d’être gracié en 2002 et de bénéficier d’une villa officielle et de 1200 euros de rente publique par mois ; pour aggraver leur cas, les autorités militaires maliennes non seulement présentèrent leurs excuses à la population mais organisèrent une étonnamment rapide dévolution du pouvoir politique aux civils.

Et depuis vingt ans, cahin-caha, le Mali est une démocratie relativement paisible et passablement ennuyeuse. Pauvre, désespérément pauvre mais pas trop misérable, ni sous complète perfusion. Une mauvaise idée quand on a pour voisins la Côte d’Ivoire, l’Algérie ou la Mauritanie.

Voilà que le Mali s’apprête soudain à en prendre une « bonne » : suivre l’exemple de ses voisins et transformer un conflit politico-économique (les griefs des populations Touareg du Nord du Mali) en véritable crise militaro-ethnique.

Depuis la mi-janvier 2012, le Mali doit faire face à la quatrième rébellion Touareg de son histoire. Ce chiffre est assez significatif : de 1961 à maintenant, cet immense Nord malien n’a cessé de gronder, sans que Bamako ne sache exactement quelle solution apporter aux griefs de ses habitants. La pauvreté du pays, sa trajectoire politique depuis l’indépendance et les hérésies du découpage géographique n’expliquent qu’en partie cet échec. Une autre mauvaise idée malienne.

En 1961, une première rébellion éclate. Les chefs Touaregs de la région de l’Adrar des Ifoghas se révoltent contre l’autorité du pouvoir central et la politique de Modibo Keïta. Ce dernier, soutenu par le Maroc et l’Algérie écrase brutalement ces soulèvements, tout en en niant la réalité jusqu’en 1964. La dissidence Touareg n’en est qu’à ses débuts. Le terrible bagne-mouroir de Taoudéni bientôt fonctionnera à plein régime.

La grande sécheresse de 1972-74 fait 100.000 morts dans les régions de Gao et Tombouctou (Nord/Nord-est). L’indifférence coupable du régime de Moussa Traoré est interprétée à raison comme une mesquine revanche contre cette indocile partie du territoire. Pire : l’aide humanitaire reçue pour cette sécheresse et la suivante en 1982-85 est détournée par le gouvernement. Le Mouvement national pour la libération de l'Azawad (MNLA) est créé en 1988. Dès 1990, un second soulèvement éclate, qui voit l’attaque de la ville de Ménaka et des postes militaires avancés. Les accords de Tamanrasset signés en janvier 1991 sont censés régler définitivement la question : la région de Kidal est créée, Taoudéni est fermée, 240 prisonniers politiques sont libérés. Un calme précaire s’établit.

En 2006, les troubles reprennent : l'Alliance démocratique du 23 mai pour le changement dénonce le non-respect des accords de 1991. Le développement économique n’est pas venu, l’administration publique est inefficiente et jugée éloignée des populations. Les Touaregs s’aperçoivent peu à peu que cette administration est essentiellement originaire du Sud. La Côte d’Ivoire a ouvert la voie. Le GSPC et Kadhafi y ont certainement ajouté leur grain de sel. Les Accords d’Alger sont signés en juillet 2006 : un fonds d'investissement, de développement et de réinsertion socio-économique des régions du Nord-Mali sera mis en place et doté de 700 milliards de francs CFA, une nouvelle région administrative (Ménaka) doit être crée. La mécompréhension s’accentue : la majorité du pays est pauvre, elle aussi et ne comprend pas la facilité avec laquelle le gouvernement cède aux desiderata des minorités berbères du Nord du pays. Qu’importe l’état réel (profondément désastreux, même pour le Mali) des infrastructures publiques et sanitaires dans le Nord… Désengagement de l’Etat qui ne semble pas s’améliorer puis qu’une quatrième révolte touareg éclate, cinq ans seulement après ces Accords.

Depuis la mi-janvier 2012 le MNLA mène une violente offensive contre les forces armées maliennes. Les rebelles occupent désormais la ville de Tinzaouatène. L’armée républicaine essaie de contenir leur avancée. La classe politique appelle à l’unité et soutient le Président Amadou Toumani Touré. La crise humanitaire est grande : 30.000 déplacés internes, près de 20.000 réfugiés au Niger, en Algérie, au Burkina et en Mauritanie; les villes de Gao, Kidal, Ménaka, Adaramboukare, Tessalit et Tombouctou sont quasiment désertes, en état de siège.

La rébellion est mieux armée, en partie grâce à l’afflux d’armes sorties de Libye à la suite du « printemps » libyen, en partie grâce au soutien non-assumé d’AQMI. Et pour la première fois, malgré les dénégations du MNLA, le caractère ethnico-culturel de ses revendications est au cœur du problème : des affrontements ont opposé à Bamako, d’un côté, les parents des militaires maliens et les forces de l’ordre ; de l’autre, populations malinkés et Touaregs. Le gouvernement est désormais accusé de trahison et d’abandon par une part non-négligeable de la population. Sa réaction immédiate aux attaques du MNLA est jugée faible et brouillonne. De plus, les populations des principales villes du Sud vivent assez mal ce qu’elles considèrent comme une agression injustifiée de la part du Nord. Les appels au calme fusent de partout. Les incitations à éviter les amalgames entre les rebelles et le reste de la population Touareg, arabe, mauritanienne ou « nordiste » du pays, se multiplient. Pas sûr qu’elles soient suivies. Et ceci d’autant moins que le conflit semble s’accentuer. Ce que n’arrangeront pas les désertions au sein de l’armée malienne

Le libéral en moi, voit ici une autre conséquence de l’interventionnisme étatique (in fine, tout le monde l’accuse de tous les maux puisque tout le monde l’imagine omnipotent), l’Ivoirien ressent, en revanche, une terrible impression de déjà-vu. Il vaudrait mieux que le Mali reprenne sa tradition de mauvaises idées – modérées et progressives.
 

 

Joël Té-Léssia

Je vous reconnais…

 

Les mots auront été, quelle que soit sa fin, l'affaire de ma vie. Jamais je ne les ai considérés comme de simples instruments de joutes oratoires. Dans ma famille d'instituteurs désargentés, ils représentaient une revanche claire : la victoire de l'Esprit sur le Temps. Mieux : leur découverte, l'évolution du sens que je leur donne, leur maîtrise et leur utilisation correcte sont les marqueurs immédiats de ma vie, du milieu dans lequel je me trouve, de mes projets et de mes craintes. L'un d'entre eux me revient constamment en tête, ces derniers mois. Je l'ai évité de mille façons, ai louvoyé autant que possible, opposant arrogance et mépris à son acceptation, à son admission, à sa… « reconnaissance ». Il s'agit de ce mot.

Après sept ans au Prytanée, le sens immédiat du mot « reconnaissance » m'était militaire :  « exploration à l'avance d'un lieu ». Devant rédiger un mini-essai (De Césaire à Sarmiento), l'an dernier, à l'occasion des dix ans du cycle Amérique latine de Sciences Po, je ne pus échapper à cette reminiscence martiale: « je dois, de ce fait, à Olivier Dabène et à la direction du 1er cycle ALEP de m’avoir ouvert à cet étrange sentiment qui est estime, gratitude et humilité. Notre langue ne le sait traduire que par une allusion – presque une boutade – rigidement militaire : la reconnaissance ».

Il devint « juridique » lorsque j'envisageai assez sottement de faire « du droit » et me ruinait la vue dans la lecture de poussiéreux manuels de droit international public : « reconnaissance d'un État » Puis, il y eut cette autre « reconnaissance » la plus commune, la moins commode, celle qu'on ressent devant « la gentillesse d'inconnus ».

Pourtant, la définition de ce terme, la plus solidement ancrée en moi reste la première, étymologique, du mot : « poser comme déjà connu » ; parce que deux portraits magnifiques de cette acception me restent gravés dans la tête, avec une précision légèrement douloureuse.

Le premier est dressé par Dante dans la Divine Comédie (L'enfer, Chant XV), le second par un autre auteur italien, Primo Levi dans Si c'est un homme.

Explorant cette partie de l'enfer réservée aux Sodomites, le jeune poète est interpellé par son ancien maître, condamné à une longue marche infinie, en enfer, au cours de laquelle la moindre hâte est châtiée par un siècle d'immobile consomption. Malgré le visage buriné par tant de tribulations, la fatigue, la distance, Dante reconnaît (au sens propre) l'ancien chancelier de Florence, Brunetto Latini :

« Et moi, voyant le bras qui s'allongeait vers moi,
j'examinai de près ce visage trop cuit,
et ses traits calcinés ne purent m'empêcher

de le trouver enfin parmi mes souvenirs,
et, baissant doucement ma main vers sa figure,
je dis : « Sire Brunet, vous étiez donc ici ? »

Cette image du souvenir est aussi une image de l'amitié et du pardon. Que l'essayiste et l'homme d'Etat qu'était Latini se soit fourvoyé, dans sa vie personnelle, au point de se retrouver, dans cette partie infamante du lieu de destitution, s'efface devant la vigueur, la profondeur de l'amitié et de l'identification, la reconnaissance, proprement dite. Reconnaître est aussi se reconnaître. C'est Proust avant l'heure. Dans ce « passé retrouvé », il y a l'image de ce qui a été, de ce qui fut vu de même que la trace de celui qui vit, de ce qu'il ressentit.

Il y a aussi la « reconnaissance » comme admission : "Nous vous reconnaissons comme notre compagnon, pour la libération de la France, dans l'honneur et par la victoire". Elle peut être non-voulue, accidentelle, c'est celle de Levi à Auschwitz, « reconnu », c'est à dire « démasqué » par un compatriote. C'est aussi le long et terrible lamento qui suit : la foule des condamnés, inconnus de lui, mais qui le reconnaît comme un des siens et hurle à s'en damner des appels à l'aide dans un italien spaghetti que le futur auteur de « maintenant ou jamais » « reconnaît » malgré tout comme appel à l'action. Impossible appel à agir, maintenant, là, tout de suite. Il est intéressant de noter que cet événement, est l'amorce, l'annonce de la fin. Si c'est un homme prend, paradoxalement, dès cet instant des allures de conte initiatique. Comme si l'horreur des camps de la mort avait aussi pour but (inavoué, si l'on veut) de faire accepter l'impossibilité de tout sauver. Comme s'il fallait « reconnaître » cette réalité. La reconnaissance comme admission du possible et de l'impossible. La reconnaissance comme humilité.

C'est cette « reconnaissance » comme découverte, admission, acceptation de soi à soi-même, qui est, de fait, la plus douloureuse. Dans l'instant où Dante « reconnaît » Latini et l'accepte comme oracle, prend en compte ses mises en garde, il se « reconnaît », se revoit « élève » à l'écoute du maître. Il s'accepte dans ce rapport probablement immuable et qu'il avait oublié, négligé. Primo Levi aussi finit par accepter et reconnaître son impuissance et est renvoyé à sa réalité : prisonnier, revenant, déjà mort.

Admettre, reconnaître ses ambiguïtés, ses doutes et ses lâchetés. Se reconnaître comme pécheur, comme mortel. Accepter les formes particulières de sa vie, de ses amitiés, et de ses amours, même dans leurs expressions les plus idiosyncratiques. C'est aussi une façon d'apprendre à vivre, une sorte de politesse, d'hygiène morale. Un exercice de liberté.

 

Illustration : Triple autoportrait par Norman Rockwell (1960)

CAN 2012 : pour qui roule la Fédération Sénégalaise?

Je me suis bien réjouis hier, de la défaite du Sénégal, contre la Zambie, lors de la 1ère journée de la Coupe d’Afrique des Nations 2012, organisée conjointement, cette année par le Gabon et la Guinée équatoriale (j’ai écrit cette phrase exprès, pour me moquer du nouveau genre pseudo-journalistique, dont on abuse sur TW, moi le premier : montrer qu’on a bossé, qu’on a tout lu, qu’on a toutes les infos, le faire savoir).

Je la sens bien moi, cette CAN, d’abord et avant tout parce que ni le Cameroun, ni le Nigéria, ni l’Egypte n’y participent. Si avec ça, les Éléphants ne l’a remportent pas, je serais partisan d’une exécution sommaire, télévisée, dès l’atterrissage. Mais je la sens bien aussi parce que le Sénégal ne la remportera pas. (J’ai reçu l’autorisation, la fois passée de reparler du Sénégal, j’en profite avant qu’on ne change d’avis)

Ce que j’ai détesté les « Gaïndés » durant mes études secondaires! Surtout en 2002 : La Côite d’Ivoire finit dernière de son groupe (derrière… le Togo – Ah, ils nous auront tout fait! – et après une défaite contre la RDC, « découragement n‘est pas ivoirien » , mais quand même!) et le Sénégal arrive en finale. Et puis c’est la Coupe du Monde 2002. Toute ma vie, je me souviendrai du match d’ouverture, de l’hystérie collective qui prit le camp entier, du dernier troufion au colonel, et par delà Bango, le pays tout entier, après la victoire contre la France.

Plus que cette joie hautement communicative contre laquelle, de toute mes forces je luttai, c’est une espèce de haine qui surnage quand j’y repense. La Coupe du Monde se déroulait en Asie : monstrueux décalage horaire. Le jour du match, une bande d’imbéciles avait débarqué dans nos chambres, au milieu de la nuit, s’époumonant, criant à tue-tête : « Debout les gniaks, debout! Aïtcha! Debout waay! Le Sénégal joue aujourd’hui! Debout! » Si nous n’étions pas déjà braqués contre cette équipe qui allait de victoire en victoire et dont les succès nous rappelaient douloureusement l’état lamentable de nos équipes nationales respectives (CI, Mali, Niger, Gabon, Centrafrique – oui, il y a une équipe nationale de foot en RCA – Burkina, Guinée), même si nous avions aimé l’équipe du Sénégal, ce réveil brutal et sardoniquement destructeur aurait suffi à nous la faire haïr.

J’avoue, à ma grande honte, avoir été plus heureux, le jour de l’élimination du Sénégal en 2002, par la Turquie, que lorsque la Côte d’Ivoire se qualifia pour la Coupe du Monde 2006. Donc, la seule équipe que je détestais plus que celle du Sénégal était le Cameroun. Je suis Ivoirien, par atavisme, je suis naturellement amené à détester l’équipe du Cameroun. Or voilà que les lions indomptables sont bloqués à Yaoundé. Il ne me reste que le Sénégal, comme souffre-douleur et objet de ressenti. Il se trouve pourtant qu’avec l’âge, ces moments de cordiale détestation prennent une teinte sépia, douce-amère, presque joyeuse. Les moqueries, les injures et les fanfaronnades des camarades de Saint-Louis faisaient partie d’une comédie intime, personnelle, d’un jeu de rôles parfaitement rôdé où chacun jouait sa partition avec entrain et bonheur : eux l’arrogance, nous le martyr, nous la haine, eux le mépris. Nous nous aimions, comme le Vieux Salamano et  son chien : on se détestait sans pouvoir nous résoudre à la rupture.

Mais je reste incroyablement content de la défaite du Sénégal : parce que personne ne souhaite plus une victoire des Lions de Teranga à cette CAN qu’Abdoulaye Wade. C’est le coup de pouce qu’il attend, il ne viendra pas. Et j’en ai le pressentiment, en choisissant un entraîneur aussi mauvais, la Fédération Sénégalaise a fait un choix politique : elle s’est ralliée à l’opposition!
 

 

Joël Té-Léssia

Centenaire de l’ANC : l’Afrique du Sud éduquée dans la violence

L’Afrique du Sud a célébré en grandes pompes, le 08 Janvier dernier, le centenaire de l’African National Congress (ANC). Si le budget consacré à l’évènement(10 millions d’euros) a surpris plus d’un, les principales critiques adressées au mouvement de Nelson Mandela, parti solidement majoritaire (65% aux élections législatives de 2009), concernent les accusations de corruptionet d’enrichissement personnel et la lenteur, sinon l’échec, de sa politique de lutte contre la pauvreté (40% de chômeurs).

Identifiant les principaux challenges que son pays devait affronter, Jacob Zuma, Président de l’Afrique du Sud indiquait « le chômage, la pauvreté et les inégalités »… : la violence endémique et les errements des politiques sanitaires mises en œuvre dans ce pays, par une ANC au pouvoir maintenant depuis dix-sept ans, ont été passées sous silence – comme s‘il s‘agissait d‘un « fait accompli » dont la responsabilité directe ne pouvait être imputée à un mouvement politique particulier.

Or la situation sécuritaire en Afrique du Sud est grave. Pire : elle s’est aggravée depuis l’arrivée au pouvoir de l’ANC#! Et plus qu’ailleurs, ce sont les plus vulnérables qui en paient les frais : les pauvres, les femmes et les enfants. En ce qui concerne ces derniers, les chiffres sont accablants.

Une enquête nationale sur la violence scolaire en Afrique du Sud (National Schools Violence Study) menée en 2008 par le Centre for Justice and Crime Prevention (CJCP) portant sur les élèves du primaire et du secondaire indique que près de 2.000.000 d’entre eux (15,3%) ont subi des actes de violence à l’école ou dans le voisinage immédiate de l’école. Cette violence est tantôt physique, tantôt verbale, qu’il s’agisse d’agressions, d’intimidations, de rackets, de harcèlements, de vols ou de viols.

Ce climat de violence n’est pas le seul fait d’élèves agressant d’autres élèves. La réalité est plus dure encore.

Ainsi, sur les 20.000 établissements primaires et secondaires étudiés par le CJCP en 2008, dans trois sur cinq des agressions verbales de professeurs par des élèves avaient été signalées au cours de l’année précédente, des agressions physiques sur les éducateurs avaient été reportées dans un quart d’entre elles. Le Centre recensait même, dans 2,8% d’écoles, des agressions sexuelles commises par les élèves sur les professeurs.

La réciproque est vraie. Dans un quart de ces écoles les élèves avaient été victimes d’agressions physiques de la part de leurs professeurs, dans 2/5 d’entre elles, les directeurs avaient reçu au moins une plainte pour agression verbale. Plus inquiétant encore, une étude menée par la revue Lancet en 2002 établissait qu’un tiers des viols subis par les filles de moins de 15 ans en Afrique du Sud étaient perpétrés par les éducateurs. Une commission des droits de l’homme établissait quelques années plus tard qu’un enfant avait plus de risque d’être violés à l’école que nulle part ailleurs.

Pourtant, les instruments juridiques existent et sont légion, censés assurer la protection des élèves : d’abord la « Constitution » sud-africaine en son chapitre 2 liste les droits fondamentaux des élèves et des éducateurs, parmi lesquels le droit d’être protégé de toute forme de violence et de tout traitement dégradant ou inhumain; le South African Schools Act de 1996 interdit les châtiments corporels, un amendement introduit en 2007 autorise même les fouilles corporels et les tests aléatoires de consommation de stupéfiants dans les écoles; le Children’s Act de 2005 étendait le droit des enfants à leur intégrité physique à la protection contre toute forme de châtiment physique (qu’il soit sanctionné ou non par des normes coutumières ou traditionnelles); enfin le Domestic Violence Act de 1998 introduit l’obligation légale de dénoncer tout acte de violence, de négligence, d’abus ou de mauvais traitement commis contre un enfant aux autorités. En vain.
 

Des solutions? une approche globale et soutenue dans le temps

Dans deux études publiées en 2008 puis en 2011, des chercheurs sud-africains identifient les causes de l’échec des pouvoirs publics à lutter contre ce phénomène qui perpétue le cycle de violence dans la société, freine toute politique d’éducation et in fine, entretient le cercle de pauvreté. Patrick Burton du CJCP, dans Dealing with School Violence in South Africa met en cause le manque de continuité dans les politiques mises en place par l’Etat, malgré la permanence au pouvoir de la même majorité politique depuis près de deux décennies. Les professeurs Leroux et Mokhele dans « the persistence of School Violence in South Africa’s schools : in search of solutions » questionnent l’approche parcellaire qui a été jusqu’ici privilégiée. Les acteurs publiques ont préféré s’attaquer à différents symptômes de la violence scolaire, pris un à un : la consommation d’alcool ou de stupéfiants, la probité professionnel des éducateurs, la présence de gangs au sein des écoles etc. Ils recommandent une approche plus holiste et intégrée, qui s’intéresseraient autant à l’environnement scolaire que familial, qui permettrait d’identifier les signes premiers de violence scolaire et empêcherait la perpétuation des cycles de violence, qui impliquerait également professeurs et élèves.

Un programme a été mis en place depuis 2008 dans la région du Cap, par le CJCP et le ministère de l‘éducation : l’initiative « Hlayiseka » qui signifie en Tsonga « sois prudent ». Il s’agit d’ateliers de travail étalés sur quatre jours, regroupant élèves, directeurs et éducateurs, au cours desquels tous les acteurs de la vie scolaire identifient les problèmes spécifiques de l’école et réfléchissent ensemble aux solutions à mettre en place. Pour la première fois, il ne s’agit plus simplement d’instaurer des détecteurs de métaux aux porte des écoles ou de recruter des agents de sécurité. Des services d’écoute et d’alerte sont mis en place qui garantissent l’anonymat des élèves et qui sont intégrés aux autres organismes juridiques ou policiers de protection de l’enfance. C’est un premier pas dans la bonne direction.
 

 

Joël Té-Léssia

Les habits neufs de Youssou Ndour

« Moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes »
Le mariage de Figaro, Beaumarchais
 
La candidature de Youssou N'dour vedette internationalement reconnue de la chanson sénégalaise et homme d'affaires puissant et réputé, à l'élection présidentielle de février prochain dans son pays natal aurait pu prêter à sourire. C'est un phénomène assez connu. De nombreux capitaines d'industrie, sur le tard, ont souvent eu envie d'influer sur l'opinion publique. On se souvient de l'aventurisme hautement virevoltant de Jimmy Goldsmith, milliardaire franco-britannique qui racheta l'Express en France, créa le très éphémère « Now » en Angleterre et fonda le tout aussi éphémère Referendum Party au Royaume-Uni. Youssou N'dour réussit dans la chanson, il se lança ensuite dans la production audiovisuelle, puis dans l'humanitaire (paludisme et Sida), dans les médias par la suite (Future Médias) et enfin dans la politique. Parcours normal, a priori.
 
Tout Sénégalais après dix-huit ans rêve d'un visa, d'un titre universitaire et de la présidence de la République. Youssou N'dour a reçu tous les visas qu'il souhaitait et même plus, il veut maintenant être président de la République. Soit! Mais : il n'a pas fait d'études supérieures! Or il se trouve que les Sénégalais, moins que les Ghanéens mais certainement autant que les Portugais ou les Italiens souffrent d'une sorte d'obsession du papier! Le diplôme! Le diplôme! Ils continuent d'appeler Abdoulaye Wade, « maître »! La dernière fois qu'il a plaidé, Wade, Giscard était encore ministre! On imagine mal les Français élire « Maître » François Mitterrand ou chérir la mémoire de « Maître » Pierre Mendès-France! Au Sénégal ça passe…
 
Je m'étais promis de ne plus écrire sur le Sénégal : 1) ça n'a aucun impact réel dans ce pays et 2) hors antenne, je me fais chaque fois, très sévèrement, tancer par des « amis » plus ou moins proches. Je suis paresseux et très lâche. Alors, je me disais : pas de Sénégal.
 
Mais, mazette! La volée de bois vert que le bonhomme se prend depuis une semaine! « Comment a-t-il osé? » Le « guignol »! Le « plaisantin ». Le « fou »! 
 
Oui, la déclaration de candidature de N'dour est d'une franchise enfantine et son projet d'une naïveté grotesque quoique touchante : self-made man, il arrive avec l'expérience de celui qui sait s'entourer des bonnes personnes; il veut dégraisser le lion (réduire le train de vie de l'Etat); il compte amener le Sénégal à l'auto-suffisance alimentaire dès 2017 et – cerise – il veut rétablir la rigueur dans la gestion des affaires publiques… Rien sur la politique industrielle, rien sur la réforme électorale, rien sur la santé, rien sur l'emploi des jeunes, rien sur l'infrastructure, rien sur la politique fiscale ou monétaire. À part ça… c'est un assez bon programme…
 
Certes, pour qu'il présente sa candidature aux Sénégalais, son équipe de communication lui a fourni une paire de lunettes à monture épaisse (à la Thuram) qu'il ne quitte plus; ils lui ont fait perdre cinq kilos et ils lui ont infligé probablement des heures et des heures de cours de diction. C'est donc un Youssou neuf qu'on trimbale de plateaux-télés en émissions radiodiffusées. Ça fait machiné, artificiel. Il se trouve pourtant que les programmes des autres candidats déclarés à la présidentielle sénégalaise ne brillent guère plus par leur intelligibilité ou leur ambition. Mieux, l'adresse et l'intelligence avec lesquelles Youssou N'dour constitua son groupe de presse et développa sa carrière internationale témoignent d'une connaissance exceptionnelle de l'environnement politique et économique de son pays et d'une sagacité rare. L'enfant de la Médina s'est construit posément, patiemment et avec brio une stature de personnalité publique disponible, indifférente à l'argent public et possédant une sérieuse « conscience sociale ». à ce jour, aucun de ses adversaires potentiels, Abdoulaye Wade encore moins que les autres ne dispose d'un tel capital social. Ceci d'autant plus qu'une importante part de la jeunesse sénégalaise reste résolument insensible au fétichisme du diplôme, justement parce qu'elle n'en a pas. La cassure générationnelle est ici plus forte que jamais. Youssou N'dour peut très bien figurer au second tour de l'élection présidentielle sénégalaise. Et Face à Wade, l'emporter tout à fait.
 
Depuis trois générations au moins, le Sénégal est dirigé par des « intellectuels » avec la réussite qu'on connaît (à tel point que les seuls miracles « sénégalais » sont aujourd'hui sa relative « stabilité » et l'exode massif de ses citoyens…) Voici un homme doté d'un vrai sens des affaires, aussi à l'aise au contact des grands de ce monde que de l'homme de la rue, s'exprimant simplement et proposant une « alternative » crédible, limpide et intelligible à la grandiloquence impotente et corrompue d'Abdoulaye-2000-projets-farfelus-en-tête-Wade. Ajoutez à cela que la formidable bataille d'égos au sein de l'opposition sénégalaise l'a rendue incapable, jusqu'ici, et c'est un comble, de proposer ne serait-ce qu'un simili front commun face à Wade. En quoi ces gens-là sont nécessairement plus aptes à diriger le Sénégal que Youssou N'dour m'échappe totalement.
 
Je ne veux pas faire de peine à mes amis Sénégalais, mais si Arnold Schwarzenegger a pu être gouverneur de la Californie (400.000 km2, 37 millions d'habitants et un PIB de 2000 milliards de dollars), Youssou N'dour peut bel et bien diriger le Sénégal.

La candidature de Youssou N'dour peut être attaquée de mille façons, j'en ai indiqué quelques unes plus haut. N'empêche que les réponses qu'elle a suscité chez l'intelligentsia et une partie de la population de ce pays ne dit rien de bon. Ce qui est choquant et aberrant, c'est que l'indignation que sa candidature a soulevé dans certains quartiers de la population sénégalaise respire les séquelles coloniales : il n'est pas allé à l'école des "Blancs", comment peut-il oser vouloir diriger ce pays? L'intelligence avec laquelle il a bâti une carrière et fondé des entreprises florissantes s'efface soudain devant celle sanctionné par le crayon. À ce jeu-là, Malraux s'efface devant Frédéric Lefebvre…
 
C'est ce qui est rassurant néanmoins, avec le Sénégal : dans beaucoup de pays africains, à moins de quarante morts, on considère que l'élection s'est déroulée sans « incidents majeurs », à Dakar on s'écharpe sur la candidature d'un businessman-chanteur. N'est-ce pas merveilleux?
 
Je crois qu'on va bien se marrer en 2012.
 
Joël Té-Léssia

Souvenirs de Césaria

C’était du vin chaud un soir de décembre. Des notes abordées comme les élisions d’une faena, avec souplesse et vivacité. Un bout de pied calleux et obstiné. Un petit pays mélancolique et bravache. Des galets immuables, polis et insolents. Une mer inachevée. Une espèce de ciel d’orage. C’était la voix de Cesária Évora. Elle ne s’élèvera plus.
 
Jalouse, l’Afrique noire n’a laissé s’échapper que deux lignées de chanteuses : les grandes voix, fortes, superbes et virevoltantes à la Angélique Kidjo, Dobet Gnahoré, Busi Mhlongo ou Nayanka Bell et les élans contenus de mezzo-sopranes dilettantes et distinguées, la race des Aïcha Koné, Khadia Nin et Cesária Évora qui disent l’amour qui s’est tu, les plaisir interrompus, l’aube qu’on a attendue en vain.
 
On ne sait à peu près rien de la vie de cette femme. Orpheline de père. Six frères et sœurs. Placée en orphelinat. Gosse de Mindelo, la Claire, deuxième ville du Cap-Vert, archipel d’îles au vent, éparpillées au large de Dakar,  délaissées, asséchées. Mère de deux enfants. Jamais mariée. Elle avait débutée comme chanteuse pour marins qu’on payait au verre de Cognac. Elle fumait. Beaucoup. Mais ne buvait plus depuis 18 ans maintenant – l’âge de la majorité. Elle popularisa la Morna – que des imbéciles ont pris pour du blues, alors qu’il n’est qu’un fado à peine plus tiède (morno en portugais) aux légers accents de rumba lasse. On sait seulement qu’elle chantait la nostalgie, la perte et l’amour déçu avec des douceurs de vieille maîtresse. Pieds nus : comme on pénètre une chambre nuptiale.
 
Il faut suivre la cadence satanique de « Ponta de Fi », « Angola » ou « Sangue de Beirona ». Il faut la voir guider Ismaël Lô dans « Africa Nossa ». Il faut se laisser envoûter par la maîtrise, la grâce qu’elle atteint dans le superbe « Yamore » avec Salif Kéïta ! Il faut l’écouter chanter « Negue » de Maria Bethânia et l’entendre murmurer “Diga que já não me quer/ Negue que me pertenceu/ Que eu mostro a boca molhada/Ainda marcada pelo beijo seu” (Dis que tu ne m’aimes plus/ Nie encore m’avoir appartenu/ Et je montrerai mes lèvres mouillées/ Encore marquées par ton baiser.)
 
Le désespoir amoureux est rarement aussi épuré, sensible, d’une si splendide économie de moyens que dans les chansons de Cesária Évora. Elle avait quelque chose de Piaf et de Billie Holiday. Avec en surplus la modestie qui manquait à la seconde et la sérénité que Piaf ne trouva qu’à la toute fin.
 
Cesária Évora est morte, hier soir. Son cœur s’est arrêté. Le mien aussi.
 
Disques recommandés :
Voz d'Amor – 2003
São Vicente di Longe – 2001
En vente sur Deezer.com

Homophobie : « l’Afrique » comme excuse

Avec tous les défis que l’Afrique subsaharienne doit affronter, il est étonnant de noter l’importance que ses leaders politiques ou religieux, de même que ses opinions publiques accordent à l’homosexualité. L’Afrique est aujourd’hui le continent le plus répressif et le plus rétrograde à l’égard des LGBT. Cela n’a pas suffi.
 
Après l’Ouganda, voici que le Nigéria se lance bille-en-tête dans la répression des homosexuels, sous prétexte d’interdire le mariage gay.
 
Je pensais avoir épuisé ce sujet dans le chapitre traitant de l’homosexualité dans le dossier de Terangaweb sur l’Afrique et ses minorités. Le format un peu classique, journalistique de ce dossier appelait certaines précautions de langages dont je peux me dispenser dans cette chronique.
 
Mis simplement : il y a mille raisons de s’en prendre aux homosexuels. N’y mêlons pas l’ « Afrique ». Elle n’y est pour rien. Je ne connais aucune valeur, aucune morale, aucune sagesse proprement « africaine » supérieure aux libertés fondamentales garanties par les conventions internationales des droits de l’homme.
 
Plus clairement encore : soit toutes les pratiques et traditions des sociétés traditionnelles africaines sont à défendre et perpétuer, soit il n’en existe aucune qui par son caractère « africain » se retrouve dispensée de l’analyse critique et de l’inféodation aux principes élémentaires des droits humains. On ne peut pas rejeter l’excision et fermer les yeux devant les viols correctifs de lesbiennes, condamner les massacres d’albinos et applaudir la peine de mort par lapidation des homosexuels.
 
Allons plus loin dans l’absurde. Admettons que l’homosexualité soit une invention et une importation occidentales – cette idée farfelue est réduite à néant dans le dossier de Terangaweb, mais admettons. La démocratie parlementaire aussi a été inventée par et importée de l’Occident. Il en va de même pour le french-kiss, les antirétroviraux, l’électricité, le catholicisme ou la frite.. Si son origine occidentale supposée condamne l'homosexualité, alors, oui les sénateurs nigérians devraient se rebeller aussi contre la pizza!
 
L’explication pro-africaniste tout comme la défendre antioccidentale échouent à élever l’homophobie virulente en Afrique au dessus de son véritable rang : une obsession moyenâgeuse.
 
On pourrait me retorquer : "avec tous les maux dont souffre l’Afrique, s’il n’y a que ça qui vous indigne…" Nul besoin d’être libéral pourtant, pour se rendre compte que le sort réservé aux minorités est un indicateur sûr de l’état moral d’une société. Après les homosexuels, à qui d'autres s'en prendront-ils? Les femmes célibataires? Les handicapés? Les antimilitaristes? Les athées? Bientôt, moi?.
 
Pour le reste, c'est-à-dire la parade officielle sous laquelle cette homophobie est savamment dissimulée, i.e. la hantise du mariage gay, je ne crois pas avoir quoi que ce soit à rajouter aux lignes suivantes écrites il y a deux ans :
 
Au fond, qu’est-ce qui les choque dans le mariage homosexuel ? De voir deux hommes se tenir la main, s’embrasser (parce que l’homosexualité féminine est considérée comme un épiphénomène, un fantasme masculin, deux femmes qui s’embrassent suivent leur pente sensuelle et féminine, au pire c’est un divertissement, au mieux des préliminaires, on a tous, déjà, rêvé d’un « plan à trois ») ? De voir les fondements de la famille s’ébouler ? Alors pourquoi interdire le mariage forcé et autoriser le divorce ?
 
Si le plus important est que la famille (père-mère-enfants) soit maintenue intacte pourquoi autoriser des comportements qui la détruise ? Si le reflexe est celui de conservation, l’espèce humaine devant se perpétuer, pourquoi ne pas interdire aux femmes et hommes stériles de se marier ? Pourquoi ne pas engager des éducateurs familiaux qui vérifieront que toute femme s’acquitte de son devoir de fécondité ?
 
Je suis opposé au mariage en tant que tel, parce que ce n’est qu’un contrat, comme celui qu’on signe au début d’une location, à l’achat d’une voiture, quand on rejoint l’armée. Rien de plus, qu’un simple papier paraphé. C’est déjà une calamité qu’autant de gens succombent à ce dispendieux luxe, pourquoi devrait-on autoriser d’autres groupes humains à s’y adonner ? Mais dès lors qu’on est pour le mariage, je ne vois pas très bien sur quelles bases on refuserait  les serments des « folles ».
 
Je crois que ce qui les ulcère dans le mariage homosexuel, c’est de voir deux hommes trahir leur statut d’homme pour se rabaisser à celui de « femme ». Ils se font une idée tellement vague et bête de l’homosexualité qu’ils la considèrent comme une déchéance. La réduisant à une simple pénétration sodomite. Ils se font une idée tellement mesquine de la liberté humaine, qu’ils pensent que l’humanité est libre d’agir comme eux agissent et point autrement. Liberté d’imiter. Liberté de se taire. Liberté de mentir. Liberté de feindre. Liberté de la fermer.
 
Oh, je suis moi aussi totalement opposé aux revendications communautaires, à la gay pride, en vérité festival de débauche et flagrant attentat à la pudeur. Mais personne ne me convaincra qu’il est bon et juste de laisser des adolescents se suicider parce qu’ils se pensent différents et qu’ils n’ont jamais été attirés par les « seins des filles » alors qu’ils succombent si vite au charme d’une poitrine virile et ferme. Personne ne pourra plus me persuader qu’il est juste et bon de pendre des homosexuels parce qu’ils s’adonnent à des activités contraires à la volonté d’un dieu nouveau qui n’existait pas ou se taisait du temps d’Hadrien et de Walt Whitman.
 
La « communauté » homosexuelle aura beaucoup fait pour être ghettoïsé et accentuer sa mise à l’index. Mais jamais ces excès ne compenseront le silence d’un Mauriac, l’opprobre qui s’abattit sur Jacob Bean, les absences des autorités publiques durant les années Sida.
 
Ces ombres chinoises qui nous observent et que nos regards baissés, nos poings serrés alors qu’elles espéraient des mains tendues, ont laissé à l’abandon, nous jugent de l’au-delà, nous dévisagent et nous jaugent : hommes de peu de cœur.
 
Ceux-là ne sentent pas que c’est un peu de leur liberté qu’ils perdent lorsqu’ils ignorent les atteintes aux libertés des autres. Les cons. Il faudrait être juif pour être épouvanté par la Shoah?
 
Et puis, j’ai déjà voyagé par-delà le mur de la haine, je l’ai vue, l’ai embrassée. J’en suis revenu désillusionné et individualiste à un degré difficilement imaginable. Ce que je veux, ce n’est pas « pour la soif universelle, pour la faim universelle », c’est par pur égoïsme que je le souhaite.
 
De toute façon, d’avance, je me garde le droit de visiter toutes les rives du fleuve.
 
Joël Té-Léssia
 
Sources photo: Gay Pride New York 2008 / 20080629.10D.49816 / SML par See-Ming Lee  http://www.flickr.com/photos/seeminglee/2622323523/

Laurent Gbagbo à La Haye

Que Laurent Gbagbo ne porte pas la responsabilité exclusive des violences postélectorales de 2010/2011 en Côte d’Ivoire ne signifie nullement qu’il n’en porte aucune. Et c’est bien le minimum qu’il ait à s’en expliquer devant la justice. Et il faut cesser rapidement ces enfantillages. Non, le transfèrement de Laurent Gbagbo à la Haye n’est pas la victoire de la Françafrique. Et non, Laurent Gbagbo n’est ni Nelson Mandela, ni Kwame Nkrumah, ni Patrice Lumumba.

Les actes de guérilla urbaine menée par son armée, les obus lancés à l’aveugle sur des quartiers entiers, les tirs à balles réelles contre les civils, le pillage de la BCEAO, la nationalisation forcée des banques, les enlèvements, les exécutions sommaires et les viols commis par les milices qu’il fit ou laissa armer, le recrutement de mercenaires, la liberté de manœuvre inconsidérément laissée à ses compagnies d’élite, tout cela est de son fait. Responsabilité indirecte peut-être, mais responsabilité pleine et entière. Le Commandant Suprême des armées qu’il était, avait ou aurait dû avoir le contrôle sur ses forces. Qu’il les laissa faire ou leur intima l’ordre de réduire la « rébellion » par tous les moyens est de sa seule responsabilité. Qu’il ait été Président de la République au moment de ces faits ne lui confère aucune sorte d’immunité. C’est justement pour ce type de situation que la Cour Pénale Internationale a été créée. On est pour ou contre le droit. On ne peut pas l’être à moitié.

Que Laurent Gbagbo ait à répondre de ses actions devant la justice n’a rien de scandaleux. Ni de très surprenant. Considère-t-on sérieusement qu’il aurait fallu le laisser en liberté ? Organiser ce procès à Abidjan ? Soyons sérieux : le choix fait par Alassane Ouattara était le seul logique, le seul pratique, la seule solution. Imagine-t-on le Maréchal Pétain sénateur à vie sous la Ve République ? Certes, la justice des hommes n’est pas la justice cosmique. À la fin du film tous les coupables ne finissent pas, en même temps, au pilori. Mais, Laurent Gbagbo a perdu le bras de fer qu’il mena contre le bon sens, la communauté internationale et l’intérêt de son pays. En prenant la décision de braver le conseil de sécurité de l’ONU et d’employer tous les moyens nécessaires à la reconnaissance de sa « victoire », Laurent Gbagbo s’est affranchi de mille contraintes légales et humaines. Le pari qu’il prenait ne menait qu’à cette alternative : gagner la guerre ou se suicider. Il l’a perdue et s’est rendu. Tout le reste n’est que littérature. En Côte d’Ivoire, comme jadis au Vietnam ou aux États-Unis, c’est toujours le Nord qui gagne la guerre.

Il ne faut pas l’oublier : si Laurent Gbagbo avait eu le dessus, à la suite des affrontements post-novembre 2010, les actions qu’il mena ou laissa mener durant ces événements l’auraient de toute façon « qualifié » pour la Haye. Il n’aurait peut-être pas eu à rendre compte de ses actions aussi rapidement, mais les crimes dont on l’accuse aujourd’hui n’en seraient pas moins réels. Qu’il le fasse, bon gré, mal gré, quelles que soient les circonstances, est une bonne nouvelle. Des crimes contre l’humanité, des crimes de guerres et d’autres horreurs ont été commis systématiquement et à grande échelle, en Côte d’Ivoire depuis septembre 2002 et peut-être même depuis décembre 1999. On sait que tout cela a commencé, réellement, par le coup d’état manqué fomenté, entre autres, par le sergent Ibrahim Coulibaly et Soro Guillaume. La rébellion a certainement déclenché le désastre et y participa avec un enthousiasme et une férocité jamais connus sous ces cieux. La réponse de Laurent Gbagbo a été incohérente, pusillanime, balbutiante et en fin de compte sordide, jusque dans ces derniers moments. On se souvient peut-être de l’humiliation du 11 Avril 2011 et du couple présidentiel martyrisé par une bande de troufions. Ce qu’on retient moins c’est la décision absolument ahurissante prise par Laurent Gbagbo de réunir sa famille élargie et ses proches collaborateurs dans cette espèce de camp retranché, pilonné par l’ONU et les forces françaises – brutale évocation du suicide collectif des membres du temple du peuple.

Le départ de Laurent Gbagbo pour la Haye a été l’occasion d’explosion de joie sur bien des forums et sites internet traitant de la situation en Côte d’Ivoire. Ce serait une nouvelle réjouissante, si ses motifs n’étaient pas aussi imbéciles : il y a un groupe d’Ivoiriens pour qui la crise en Côte d’Ivoire a démarré en novembre 2010. Pour scandaleuse qu’elle puisse paraître à certains, je maintiens cette comparaison, ce groupe me semble moralement équivalent aux Allemands qui considèrent encore aujourd’hui qu’Hitler avait peut-être vu juste ou aux Américains en faveur de l’exécution sommaire des candidats à l’immigration clandestine. À ceci près qu’ils sont plus audibles sinon proportionnellement plus nombreux en terre d’Éburnie. Cela ne les rend aucunement moins méprisables ni abjectes. Jusqu’à preuve du contraire, crimes de guerre et crimes contre l’humanité sont imprescriptibles Que Soro Guillaume soit en liberté, pour le moment, ne signifie pas que Laurent Gbagbo ne mérite pas son sort. La vie politique n’est pas un fleuve tranquille. Bien des alternances peuvent se produire… En définitive, il faut souhaiter longue vie à Soro Guillaume et à ses sbires des ex-forces nouvelles.

Joël Té-Léssia

Biens mal acquis : la solitude de SHERPA

Interview de Rachel Leenhardt Chargée de communication de l’association SHERPA
 
L’image est saisissante, un camion porte-voitures s’éloigne du 42 avenue Foch, résidence parisienne du « clan » Obiang Nguema, dans le très huppé XVIème arrondissement, chargé de seize voitures de luxe, Bentley, Ferrari, Porsche, Maserati et Aston Martin. C’est la collection privée de Teodoro Obiang Nguema Mangue, ministre équato-guinéen de l’Agriculture et fils du président que les juges d’instruction français Roger Le Loire et René Grouman viennent de faire saisir. Au départ de la procédure judiciaire, on retrouve SHERPA, jeune association créée en 2001 par l’avocat français William Bourdon en vue de « protéger et défendre les populations victimes de crimes économiques ». Mais derrière ce premier succès, du reste encore fragile et très préliminaire, combien réticence a-t’il fallu affronter ? Combien d’obstacles a-t-il fallu surmonter ? Nous avons rencontré l’association Sherpa dans sa solitude et sa détermination.
Qu’est-ce qui vous a amené vers Sherpa ?
Un concours de circonstances. J’ai fait des études pour travailler dans l’humanitaire, après une première expérience assez décevante en Casamance (Sénégal), J’ai eu plus envie de travailler sur les blocages, les obstacles au développement plutôt que sur des projets de terrain. Quelques temps après, je tombais sur une offre d’embauche de Sherpa…
Quelle est la composition actuelle de Sherpa?
L’association compte trois permanents : moi et deux juristes, l’une d’elles travaillant sur le volet flux financiers illicites (biens mal acquis, évasion fiscale, etc.), l’autre sur la responsabilité sociale des entreprises : actions de lobbying en France et au niveau européen et plaintes concernant les agissements des multinationales européennes dans les pays en développement – Total en Birmanie, Areva au Niger sur les mines d’uranium.
En dehors de ces trois salariées, il y a un certain nombre de bénévoles : avocats, juristes. Le président William Bourdon, avocat lui-même, est très actif sur le volet actions en justice. Des membres de son cabinet et d’autres avocats qui ont des activités parallèles collaborent aussi à l’élaboration des dossiers. Environ une quinzaine de personnes au total, en comptant les stagiaires.
 
Combien de dossiers ?
Ça dépend : entre 5 et 10 dossiers judiciaires en cours – biens mal acquis ; Mopani, affaire d’évasion fiscale en Zambie, Areva au Niger et au Gabon, un dossier sur la SOCAPALM (accaparement des terres pour l’exploitation de l’huile de palme au Cameroun)… Les délais de traitement sont très longs.
Nous avons aussi entre 5 et 10 dossiers à l’étude. Il s’agit de voir s’ils correspondent bien à notre objet et s’ils sont défendables d’un point de vue juridique (preuves, possibilité de rassembler des éléments, etc.).
 
Sherpa a-t-elle une zone géographique de prédilection ?
L’essentiel de nos dossiers concernent l’Afrique. Mais ce n’est pas un choix délibéré, c’est vraiment une question d’opportunité et de dossiers dont on nous saisit. Nous avons aussi des liens avec l’Amérique Latine et l’Asie : un dossier est en cours sur les conditions de travail pour la fabrication des jouets Disney en Chine.
Ce qui est important de saisir c’est que SHERPA travaille exclusivement en lien avec les PED. On ne traite pas par exemple de la grande corruption en France ou en Europe, même si c’est un phénomène réel. Notre stratégie est d’agir là où les crimes économiques portent le plus préjudice aux populations. Prenez par exemple le cas de la Guinée équatoriale : ce pays est très riche en ressources naturelles, notamment en pétrole. Son PIB par habitant est supérieur à celui du Japon ou de la France[i] pourtant une proportion importante de la population n’a pas accès à l’eau potable ni aux infrastructures de base. C’est quelque chose qu’on ne voit pas en France. D’où le choix de travailler avec les PED.

Travaillez-vous avec d’autres associations en Occident ou sur le terrain ?
Oui, sur chaque dossier, on a des partenaires. Sur les biens mal acquis notamment, nous sommes en partenariat avec Transparence France. Sachant que la 1ère plainte en 2007 avait été déposée avec la Fédération des Congolais de la diaspora et Survie. Sur le dossier minier en Zambie, la plainte a été déposée par cinq associations, dont deux canadiennes, une suisse et une zambienne. En général, on travaille avec des relais locaux, sinon des associations, au moins des appuis sur le terrain. C’est en partie de là que l’information vient.
En quoi votre action se différencie de celle de Transparency International France ?
Cette association travaille aussi sur les pays occidentaux. Leur rôle est plutôt de faire une veille sur la corruption, de produire des indices, de surveiller son évolution. Notre rôle à nous est de monter des dossiers qu’on peut déposer en justice.
Par exemple sur les biens mal acquis, TF nous a apporté du soutien et sa notoriété. À l’époque SHERPA n’était pas très connue, c’est ce dossier qui nous a fait connaître. Mais l’élaboration technique du dossier, c’est SHERPA qui l’a faite. Chaque fois que nous sommes sur une thématique similaire à celui d’une autre association, il nous semble plus cohérent de travailler en partenariat plutôt qu’en concurrence.
 
Comment arrivez-vous à récolter vos informations ?
En général, nous sommes contactés par quelqu’un qui accumule des informations du fait de sa situation géographique ou sa profession, un agent immobilier, ou une personne gérant un hôtel particulier, qui à un moment donné a besoin de transmettre ce qu’il sait. On fait aussi nos propres enquêtes – sur le volet biens mal acquis nous avons fait beaucoup de recherches sur les cadastres, auprès des banques et de différentes bases de données pour arriver à découvrir les biens appartenant à un dirigeant. C’est d’autant plus compliqué qu’il ne les possède pas toujours en son nom propre, mais plutôt par le biais d’une société écran, souvent placée dans une paradis fiscal. Ce sont les deux axes par lesquels nous obtenons des informations. Maintenant que l’association est un peu plus connue, sur les dossiers qu’on a ouverts, des gens nous font parvenir des informations complémentaires.
 
Les autorités françaises vous aident-elles ?
Non, au contraire, il y a plutôt des résistances. Pour arriver à faire passer la plainte sur les biens mal acquis, il a fallu trois ans. Une première plainte a été déposée avec la Fédération des Congolais de la Diaspora et Survie. L’enquête de police a confirmé nos allégations et apporté de nouveaux éléments sur des transactions suspectes et d’autres biens. Le dossier était solide mais la plainte a été rejetée. Une nouvelle plainte a été déposée en commun avec Transparency International France, celle-là aussi a été rejetée. Une troisième plainte avec constitution de partie civile a été déposée avec Transparence encore. Il y a eu un premier verdict qui a jugé la plainte recevable. Le ministère public a fait appel de cette décision. Il a fallu aller jusqu’en cassation pour obtenir l’ouverture d’une enquête judiciaire.
 
Seulement l’enquête ?
Oui. C'est-à-dire qu’il n’y a encore pas eu de procès sur les biens mal acquis. On n’en est qu’au stade de l’instruction. Il s’agit essentiellement de blocages politiques. On sait qu’il y a des liens entre dirigeants africains et français. Il s’est passé énormément de choses cette année, avec notamment les révélations de Robert Bourgi sur les mallettes… Il est clair que dans le monde politique français, tout le monde n’a pas envie que la lumière soit faite sur cette affaire.
De plus le risque existe qu’à mesure que la France se montre plus proactive dans la lutte contre ces flux financiers, ceux-ci transitent par d’autres pays. Ce sont quand même des sommes colossales qui sont injectées dans l’économie française, l’intérêt économique est évident, d’où les blocages constatés.
 
En parlant de Bourgi, justement, est-ce que ses révélations ont été intégrées au dossier sur les biens mal acquis ?
SHERPA a demandé à ce qu’il soit entendu par les juges d’instruction. Dans ses révélations sur les mallettes, il a cité les chefs d’états africains concernés par la plainte : le clan Omar Bongo, le clan Obiang – de loin le plus scandaleux de tous – et Denis Sassou Nguesso le président du Congo Brazzaville.
Bourgi a été entendu par les juges, début octobre. Il a déclaré avoir appris l’histoire des biens mal acquis… en lisant la presse.  Son audition n’a donc pas apporté de nouveaux éléments au dossier ! On a l’impression qu’il fait le tri dans ses révélations… [Ndlr : le mercredi 16 novembre 2011, la justice française a classé sans suite l’enquête ouverte suite à ces « révélations » – pour « faute de preuve »]

Hormis ces blocages politiques, est-ce qu’il y a d’autres sortes de pressions ?
Il y en a eu au départ. Un peu moins maintenant. Je pense qu’on a suffisamment de visibilité et des pressions ne feraient que rajouter foi à ce que nous dénonçons. Au départ oui, William Bourdon a été approché au moment du dépôt de la plainte, par des gens qui lui ont proposé d’importantes sommes d’argent pour retirer sa plainte. Il y a eu aussi des intimidations, des menaces.
 
Seulement sur les collaborateurs de Sherpa ?
Hélas non. Nos interlocuteurs sur le terrain sont encore plus exposés. Je pense notamment à Grégory Mintsa, citoyen gabonais qui s’était constitué partie civile avec nous dans la plainte et qui a été incarcéré fin 2010. Il a été remis en liberté mais reste en examen. Il y a aussi une troisième personne au Congo Brazzaville qui a souhaité s’associer à la plainte. Quelque temps après, sa maison a été incendiée. Lui, sa femme et ses deux filles sont morts dans l’incendie.
Tout ça fait que c’est compliqué pour nous d’associer des collaborateurs locaux aux procédures. Tout au moins de façon formelle, parce que ça les met en danger. Ici, on n’est pas aussi exposé qu’eux peuvent l’être dans leurs pays où l’impunité est beaucoup plus forte. C’est pourquoi des associations françaises ou occidentales doivent prendre en charge ce genre de dossiers, parce que les personnes sur place prennent des risques trop élevés si elles le font directement.
 
Quelle est la situation dans les autres pays européens ?
Sur les biens mal acquis, l’Institut de Bâle pour la gouvernance en Suisse et des cabinets d’avocats privés travaillent sur ces questions. En ce qui concerne l’évasion fiscale, il y a des associations très actives. Sur le cas zambien, on est en partenariat avec une association qui s’appelle la « Déclaration de Berne », qui est entre autres spécialiste de la fiscalité et du secteur extractif, et qui vient de lancer une campagne de mobilisation citoyenne sur la régulation des multinationales en Suisse. La législation européenne ne s’applique pas à la Suisse dont le régime fiscal est très attractif, ce qui fait que beaucoup d’entreprises européennes s’installent dans ce pays pour échapper aux contrôles. Heureusement qu’il y a une société civile assez mobilisée sur ces thèmes.
Il y a aussi une association espagnole, l’APDHE, qui a porté plainte contre Obiang pour l’identification et la restitution de ses biens. Une enquête est ouverte depuis 4 ans aux Etats-Unis ; elle vient de connaître une accélération, avec le lancement par le Department of Justice d’une procédure de confiscation contre le fils Obiang.
 
Comment le financement de SHERPA est-il assuré ?
Difficilement. C’est l’un de nos principaux problèmes. C’est une toute petite association, trois personnes… jusqu’à maintenant, ce sont surtout des fondations privées anglo-saxonnes qui nous ont soutenus. On n’a pas de financement public, à la fois parce que nous traitons de sujets sensibles et pour des questions structurelles. Même les fondations françaises sont assez réticentes à nous financer. Les bailleurs anglais et américains sont un peu plus ouverts sur ces questions.
On a très peu de donateurs privés. C’est d’ailleurs un des points sur lesquels nous travaillons actuellement. Pour ça, il nous faut plus de notoriété vis-à-vis du public. Il faut qu’on arrive à faire passer ce message : on a besoin de plus de financement privé pour assurer notre indépendance. C’est plus facile de proposer un projet de développement que de monter un dossier judiciaire. C‘est plus long, les résultats sont incertains. Et on ne peut pas se permettre de perdre notre indépendance. De l’extérieur, on ne se rend pas forcément compte de la difficulté de faire vivre une association comme la nôtre. Il y a un vrai travail de communication à faire.
 
Avez-vous des relais auprès des universités ?
Oui, mais surtout sur le volet responsabilité des entreprises. Il y a beaucoup de masters en droit et en management qui s’intéressent à ces questions. Et la juriste de SHERPA qui s’occupe de ce thème intervient souvent pour des cours, des conférences et colloques dans les universités. Ce qui montre bien qu’on a développé un savoir et un savoir-faire dans ce domaine-là qui intéresse les futurs entrepreneurs, les académiques etc. Sur le volet flux financiers, c’est un peu plus compliqué. Ça n’empêche pas qu’on intervient, mais plutôt auprès de l’Ecole de la Magistrature sur la question de la corruption. Nous sommes aussi en lien avec des étudiants de SciencesPo. Paris et Lille sur ces questions. Mais les cours portant sur ce thème sont encore rares. Il y a tout une recherche à faire en matière de régulation économique par le droit (conception théorique, évolution des outils juridiques…) qui se fait en lien avec les universités.
 
Ce qui prend du temps…
Oui. C’est un combat de longue haleine, faire évoluer les outils juridiques. Les seuls qui existent aujourd’hui fonctionnent sur une base volontaire. Il y a un texte de l’OCDE, « principes directeurs à l’intention des multinationales », qui recommande de respecter les règles juridiques du pays, la fiscalité, la protection des enfants, etc. Mais les entreprises qui ne respectent pas ce texte ne sont pas sanctionnées. Encore un échec de l’autorégulation

Des conventions internationales encadrent-elles les flux financiers illégaux ?
Oui, la convention Merida, signée en 2003.
 
A-t-elle déjà été utilisée ?
Il y a eu, en tout et pour tout, environ 5 milliards de dollars restitués aux pays du Sud. On estime, dans le même temps, qu’entre vingt et quarante milliards de dollars sont détournés chaque année… De plus, les procédures juridiques sont complexes et ce sont seulement les États « pillés » qui peuvent les enclencher… Ainsi, il revient à la Guinée équatoriale par exemple de demander à la France la restitution des sommes détournées par son propre président ! Même en cas d’alternance, on n’est pas sûr que la procédure soit enclenchée. C’est une grosse faiblesse de la Convention. C’est un pas en avant, mais encore très en deçà du nécessaire.
Le plus urgent est que les pays qui accueillent accueil les fonds soient proactifs, entament des enquêtes sur la provenance des fonds, fassent appliquer les règlements existants qui exigent que les intermédiaires (banques, avocats, agents immobiliers) s’assurent de la provenance des fonds avant de les accepter, par exemple. La prévention est très faible dans ce domaine.
Une illustration : Édith Bongo s’est offert une Daimler Chrysler avec un chèque tiré sur le compte du Trésor Public gabonais ouvert auprès de la Banque de France ! (illustration : http://www.bakchich.info/IMG/jpg_cheque002.jpg ) Le concessionnaire automobile, de même que la Banque de France auraient dû réagir à cette transaction.
Des lois existent sur la régulation fiscale mais elles ne sont pas appliquées. Tracfin, la cellule anti-blanchiment du ministère des finances en France a lancé, en dix ans, onze alertes sur des transferts d’argent suspects, certaines concernant les pays mentionnés dans notre plainte. Le ministère n’a pas pris de mesures ! Ce n’est pas acceptable. C’est là que la société civile a un rôle à jouer. Les instruments juridiques existent, il faut qu’ils soient appliqués.
 
Pour conclure, quel est l’état actuel des procédures ouvertes en France ?
L’enquête est en cours, mais pendant ce temps, les acquisitions continuent… Il n’y a pas eu d’accroissement de vigilance de la part de l’État, ni des banques, ni des intermédiaires, malgré l’enquête qui vise ces personnes !
Le but des dépôts de plainte est d’obtenir à minima le gel de ces avoirs, le temps du déroulement de l’enquête, en espérant obtenir leur confiscation, il faut empêcher que ces personnes puissent les retirer et les délocaliser dans des paradis fiscaux. C’est justement pour ça que dès le début de l’année des plaintes ont été déposées contre les dirigeants Arabes, Ben Ali, Khadafi, Moubarak et plus récemment Al-Assad. La communauté internationale a très vite réagi. Il faut croire que c’est plus facile lorsqu’il s’agit de dirigeants déchus… Ça pose une fois de plus la question de la prévention : si on est capable de bloquer ces avoirs, une fois les dirigeants déchus, comment se fait-il qu’ils se soient retrouvés dans nos pays, dans un premier temps, et comment peut-on expliquer que cette situation ait duré aussi longtemps ? C’est pourquoi il faut encourager les États et la société civile à entreprendre des actions de leur propre chef, sans attendre une révolution.
 
Joël Té-Léssia
 
http://www.parti-ecologique-ivoirien.org/img/logo-Sherpa-association-avocats.gif

 


[i] Données de la Banque Mondiale 2010, en parité de pouvoir d’achat : 34.475$ contre 33.994$ pour le Japon et 33.820$ pour la France.

Leur « problème juif » et le nôtre

Oremus et pro perfidis Judaeis.
« Prions aussi pour les Juifs perfides»
 
Ancienne prière du vendredi Saint – bannie du catéchisme de l’Eglise Catholique

J’éprouve, dans le désordre, à l’égard du judaïsme et des Israélites une curiosité enfantine, une profonde perplexité, de l'indulgence, une certaine solidarité. Ça transparaît dans la plupart de mes chroniques. L’origine m’en est assez obscure. Je me souviens qu’au Sénégal, certains de mes camarades musulmans éprouvaient un semblable effarement, peut-être une sorte de consternation respectueuse devant – pour reprendre la formule d’un ami – « l'indécent mystère du catholicisme ».
 
Tous les rites de toutes les croyances du monde paraissent à l’impie comme sortis des délires d’un opiomane. Le Mormonisme pour un Taoïste, le Vaudou pour un Luthérien, l’Hindouisme pour un Musulman sont des rituels barbares et imbéciles, au mieux des terres inconnues.
 
Pourtant l’agnostique en moi a conservé un intérêt assez fort pour ce judaïsme protéiforme et ses langues, son étrangeté (croyance religieuse ? appartenance ethnique ? tradition familiale ?) ses codes, ses jours fériés, ses gastronomies, ses tribulations, « L'an prochain à Jérusalem ! », sa diversité, sa longévité, son folklore religieux, « Sh'ma Yisroel » (« Écoute, Ô Israël »), ses 613 mitzvot (commandements), les Tefillins, la cuisine. Jusqu’aux critères mêmes d’appartenance – du judaïsme libéral anglais aux hermétiques communautés juives syriennes d’Amérique latine forcloses aux convertis et aux mariages « mixtes ». Jusqu’à entamer l’étude de l’hébreu. Jusqu’à caresser l’hypothèse d’une conversion : il se trouve que je déteste vraiment les clergés. Alors…
 
Un ami (le même du « mystère indécent ») attribue cette «curiosité » à mon enfance catholique. Le Peuple du Livre avait reçu l’Ancienne Alliance et le Fils de l’Homme en était issu. Va donc pour la curiosité. Mais aussi, la nostalgie d’une croyance ancienne, condamnée, oubliée, dissimulée que tout agnostique espère secrètement découvrir avant de mourir. Peut-être. Mais cet intérêt à d’autres raisons, plus « politiques ».
 
Quiconque s’est intéressé un peu aux représentations que l’Occident s’est fait (se fait ?) de l’Afrique subsaharienne et des noirs ne peut manquer de relever l’étrange effet-miroir qu’elles présentent de la place du Juif dans le folklore puis l’imaginaire européen aujourd’hui. De Judas Iscariote à Shylock, des Rothschild à Alain Minc. Naïf/fourbe, sauvage/raffiné, pauvre /riche, élu /damné, fils de Cham/Fils de Sem, viril/frêle – Henri Guaino, le très subtil auteur du discours de Dakar sur « l’homme Africain insuffisamment entré dans l’histoire » se fendit d’un « L'intelligence juive, c'est impressionnant » à Yad Vashem. Que dire de plus ?
 
J’ai déjà dit, ici et là, à quel point les solidarités forcées m’agaçaient. Mais, certains soirs…
 
Je remontais la rue Saint-Guillaume, à Paris, vendredi dernier lorsque j’aperçus un vieillard à verres fumés et pas rapides distribuant des prospectus. Le texte est infamant : à l’époque du génocide, la situation des Juifs était différente de celle d’aujourd’hui, il faut la réévaluer. Suivaient quelques indications sibyllines sur la démarche à suivre pour obtenir d’autres informations et participer à l’effort de réévaluation. J’avais freiné le pas. Le revenant s’approcha et me tendit un exemplaire. J’ai ressenti un irrésistible haut-le-cœur. J’ai traversé le boulevard Saint-Germain avant de vomir.
 
Beaucoup de gens s’interrogent sur ce qu’est « l’antisémitisme ». L’obsession impénitente, la suspicion permanente, être prêt à toutes les bassesses – y compris rallier un « noir » à La Cause – un incompréhensible et éternel ressentiment (et j’insiste sur ‘incompréhensible’) vis-à-vis des juifs, c’est ça l’antisémitisme.
 
Je ne crois pas qu’on ait beaucoup haï les « Noirs ». Ils ont été le plus souvent méprisés, dédaignés, animalisés, honnis, peut-être ont-ils fait peur, mais haï, profondément haï ? Je n’en suis pas sûr. Mais quiconque espère y trouver une sorte de réconfort, une protection, se trompe. Cela n’empêcha ni l’esclavage, ni les crimes racistes, ni la ségrégation, ni la colonisation, ni le travail forcé, ni les discriminations..
 
Certes, la place qu’occupent les « noirs » dans Mein Kampf est dérisoire – on en serait presque vexé – mais ils figuraient bien au bas de la « pyramide des races » établie par Hitler. Sans la défaite de 44 le Nazisme aurait fini par trouver une solution aussi à la « question noire ». Me reste en tête l’avertissement que reçut Franz Fanon de son professeur de philosophie : "Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l'oreille, on parle de vous."
 
Soixante six ans, jour pour jour, après le début du procès de Nuremberg, que des énergumènes comme celui de vendredi dernier vivent libres et prospères me fait froid dans le dos. Leur « problème »  juif est le nôtre.
Joël Té-Léssia

Indignations sélectives

L’islam est une secte évidemment. Comme le moonisme, le mouvement raëlien et la scientologie. Une secte qui a plutôt bien réussi comme le christianisme, mais une secte malgré tout. On peut d’ailleurs trouver béat et à terme dangereux l’entêtement que certains mettent à décrire la religion musulmane comme « profondément tolérante ». Toutes les religions sont profondément intolérantes. C’est être sur la défensive et reprendre l’intolérable refrain des encenseurs de « l’humanisme chrétien » que de chercher à démontrer que « l’Islam aussi est religion de tolérance ». Comme toutes les mythologies (Jésus, la famille, l’amour, etc.) l’islam est intrinsèquement radical. Il n’y a pas d’islam modéré. Il n’y a que des musulmans modérés et extraordinairement aphones.
 
Quand on critique l’islam, ce ne sont pas les musulmans que l’on « attaque ». C’est ce qu’il y a derrière (ou en haut, peu importe) qui fait peur, c’est l’étrange apathie des « modérés » qui inquiète, c’est la facilité avec laquelle ces « modérés » peuvent devenir des radicaux qui dérange, c’est l’absence de preuve formelle que cette « majorité de musulmans modérés » n’est pas un cheval de Troie du fanatisme religieux. Il a fallu des siècles de lutte pour remettre le Ciel à sa place, je peux comprendre que beaucoup aient peur qu’il nous retombe sur la gueule, comme des murs de cristaux sur le sol de Manhattan, comme des coups de machette sur des chrétiens nigérians. Les croyants sont – par définition – dangereux et contagieux.
 
Cela étant, comme en toute chose, il convient de regarder la réalité en face, même s’ils sont en dessous de ce qu’on pourrait espérer, les gages donnés par l'immense majorité des musulmans vivant en Occident, en France notamment, sont suffisamment solides pour qu’on arrête de tester leur résistance, de questionner leurs attachements républicains. Bref, pour qu’on leur fiche la paix.(Il faut voir l’insupportable danse du ventre – c’est fait exprès – qu’on exige d’eux depuis que des imbéciles ont lancé un cocktail Molotov contre l’immeuble de Charlie Hebdo)
 
De fait, les indignations sélectives de la société française actuellement sont insupportables en plus d’être injustes.
 
Ce sont des Français « normaux » qui en majorité battent leurs femmes et les défigurent, mais ce sont les musulmans qu’on accuse de ne pas respecter la dignité des femmes. Ce sont les mêmes Français bien comme il faut qui traînent les pieds quand il s’agit d’instaurer une vraie égalité salariale entre hommes et femmes, qui se découvrent soudain une énergie nouvelle pour défendre l’égalité homme-femme dans les couples musulmans seulement.
 
Ce sont les héritiers des ratonnades, de cette France qui trouvait que les ritals étaient des cafards, moins que des chiens, qui aujourd’hui glosent sur l’identité européenne menacée par les immigrés de confession musulmane. Ce sont des républicains – comme vous et moi – qui trouvaient normal de demander à un homosexuel si on devait l’appeler « monsieur ou mademoiselle », qui aujourd’hui dénoncent l’homophobie supposée des seuls musulmans ; ces parents absents et inefficaces qui aujourd’hui questionnent la façon dont les musulmans éduquent leurs enfants.
 
Ce sont ces mêmes gens bien qui acceptent que dans les restaurants kasher les femmes ne puissent pas servir le vin, que dis-je ? qui y dînent et en trouvent l’existence tout à fait normale, qui protestent contre les hamburgers Hallal. Ce sont de bons Français, attachés au terroir, qui défendent José Bové, pourfendent la malbouffe et l’emprise américaine sur leur sol, qui s’indignent de ne pas pouvoir commander un royal-bacon, dans un fast-food de Roubaix (vous voyez le pays autour de Bruxelles ? Roubaix, c’est la ville française qui vient juste avant).
 
Ils n’ont bien évidemment « aucun problème avec les musulmans », ça va de soi… mais tout ce qui pourrait jouer contre le repli communautaire ou conduire à traiter les musulmans comme tous les autres citoyens les rend fous. On a le droit de caricaturer Mahomet, mais pas de se déguiser en déporté pour un sketch.
 
Et presque tout le monde trouve ça normal. Cela confirme mes peurs initiales, si les musulmans modérés avaient été plus actifs, plus clairs dans leur dénonciation des extrémistes, s’ils avaient été beaucoup plus nombreux à refuser la sordide équation qui pose musulman=pro-palestinien+antisioniste et accepté de penser leur relation au divin hors de la Oumma, peut-être aujourd’hui pourraient-ils dire l’incongruité et la saleté du procédé qui leur est appliqué. Et c’est un ancien catholique, apprenti-juif, bouffeur de lard et fornicateur qui doit en parler. Tout ça m’écœure un peu.
 
Joël Té-Léssia

Promesses rompues

Et moi je sens en moi
Dans le tréfonds de moi
Malgré moi, malgré moi
Pour la première fois
Malgré moi, malgré moi
Entre la chair et l'os
S'installer la colère
Félix Leclerc, L'alouette en colère
 
 
Si j’avais eu vingt ans durant l’automne 2002, quand le coup d’état militaire fomenté par Soro Guillaume et le Sergent-chef « IB » contre Laurent Gbagbo s’orientait vers une guerre civile (les rôles joués ou non par Alassane Ouattara, le Général Robert Guéï ou l’ancien Président Henri Konan Bédié ne seront jamais totalement élucidés : ignorance complète ? soutien tacite ? financement ? soutien actif ? fourniture d’armes ou d’expertise militaire ? Agents de liaison ?), je ne crois pas que j’aurais pris les armes ou rejoint une milice d’auto-défense.
 
 
En juillet 2003 pourtant, si je n’avais pas eu quatorze mais seulement dix-huit ans, je n’aurais pas hésité une seule seconde.
 
 
Je n’ai pas l’habitude d’être « modéré » – ni en amour, ni en amitié, ni en politique, ni en société : les lignes de démarcation sont claires, les jugements sans nuances, les adhésions totales, les ruptures définitives ; les indécis m’horripilent. Mes relations les plus proches le savent qui sont néanmoins surprises, voire choquées par la violence extrême et la morbidité de mes opinions et – dans mes jours sombres – de mes «projets » lorsqu’il s’agit du pays où je suis né.
 
 
C’est qu’ils ne savent pas ce que les images de cette barbarie gratuite ont signifié pour moi. Ils n’ont pas vu les miens désorientés, brutalisés, livrés à la merci de hordes barbares et sans pitié. Ils ne les ont pas vu abandonner leurs terres, ni entendu leurs sanglots mal étouffés lorsqu’ils racontaient les longues semaines passées à travers forêts et clairières, pieds-nus, sales, se nourrissant de racines et de feuilles pour rejoindre Abidjan et échapper à la sauvagerie qui ,dans l’indifférence générale, s’abattait sur le Grand-Ouest du pays.
 
 
Ils n’auront pas vu mon petit-neveu au bord de la syncope lorsque je débarquai de Dakar en uniforme du Prytanée Militaire, craignant que le «corps habillé » ne vienne encore une fois le contraindre à la fuite, s’enquérant nerveusement du jour où je quitterais la maison. Ils n’ont pas suivi les débats parlementaires sur la loi d’amnistie, ni écouté les témoignages des rescapés : cet adolescent au regard blanc contant placidement, comme ailleurs, comment il dut creuser la fosse où la dépouille de son père devrait bientôt être jetée ; la cicatrice atroce de telle autre qui avait feint d’être morte et dont on trancha (mal) la gorge pour vérification ; ce quadragénaire inconsolable racontant l’agonie d’une dame qu’on éventra pour s’assurer du sexe de l’enfant qu’elle portait. Ils n’ont pas vu les images de ces exécutions sommaires : des gendarmes s’étaient rendus aux rebelles ; on les avait parqués derrière des barreaux, dans des sortes de cages et les « nouvelles recrues », chaque matin en exécutaient quelques uns, au hasard, à travers les grilles, pour se faire la main et s’habituer à l’odeur du sang.
 
 
Ils n’ont pas senti comme j’ai senti dans ma chair, que ce qui se passait là était la fin de l’innocence, la mort de mon pays. Il ne savent pas ce que cela a signifié pour moi comme rupture dans la relation que j'entretenais avec ce morceau de terre. Ils n'étaient pas là, lorsqu'on volait mon enfance, lorsqu'on m'arrachait mon adolescence. Ce qui s’est déroulé en Côte d’Ivoire entre Septembre 2002 et fin 2005, jamais je ne pourrai l’oublier, jamais je ne pourrai le pardonner. Jamais. De fait, à mes yeux, il y a aujourd’hui deux catégories d’Ivoiriens, d’un côté ceux qui considèrent ces crimes singuliers, injustifiables et indépassables,  et de l’autre des gens que j’ai encore beaucoup de mal à considérer comme mes « compatriotes ». À côté des conséquences de Septembre 2002, la gabegie, l’incompétence, la corruption, la répression et même le messianisme exterminateur du couple Gbagbo et de son clan me paraissent tragiques certes mais définitivement insignifiants. Septembre 2002 est irrécupérable.
 
 
Il y a cinq ans, le 24 octobre 2006, je quittais Abidjan pour Poitiers. Je ne m’offrais qu'une seule alternative : ou bien refermer cette plaie, oublier ce pays, partir et faire partir le plus grand nombre des miens ou bien revenir en conquérant, auréolé d’une gloire universitaire ou littéraire que j’aurais mis au service de la justice et des morts de 2002-2006.
 
 
Aujourd’hui, je fais le compte : la rébellion a gagné, son chef est aujourd’hui Premier Ministre, Laurent Gbagbo s’est révélé incapable de protéger le pays, de gagner la guerre ou même de la perdre dignement, pire son entêtement et son manque de discernement ont mené ce pays au bord de l’extinction, l’armée républicaine est tombée elle aussi en barbarie et finit inféodée à l’ancienne rébellion, le PDCI est devenu faiseur de roi (le PDCI !! Les corrompus du PDCI ! Le PDCI créateur de « l’Ivoirité », ce PDCI-là !), la Cour Pénale Internationale n’enquêtera que sur les troubles post novembre 2010. Tout ça pour ça.
 
 
Aujourd’hui, je ne sais plus au juste contre qui je prendrais le maquis, les lauriers attendus ne sont pas venus, les portes du 27 rue Saint-Guillaume m'auront vu passer sans éclat, ivre de douleur et de désillusions, la plaie de 2002 est là, en mon sein, plus béante que jamais, et moi… Moi? Moi, j’écris des chroniques de fin de semaine sur un site inconnu – ni poète (même mineur), ni penseur (fut-ce entre guillemets) : je me rêvais Malraux, Orwell… je finis en pastiche de Christine Angot. Que les morts de 2002 me pardonnent.
 
Joël Té-Léssia

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