La violence, creuset de la plume d’Hakim Bah

Tachetures1 est une série de six nouvelles plus ou moins courtes. L’auteur, Hakim Bah, nous transporte dans chacune de ces nouvelles en Guinée Conakry. Il y traite de sujets assez attendus quand on plonge en littérature africaine : La violence sourde, son impact, la métamorphose qu’elle engendre sur ses victimes et la question du vivre ensemble. Il est important de souligner que lorsqu’on a dit cela, un bémol est à poser tout de suite. Tachetures est transposable dans n’importe quelle société de notre planète et je pense que c’est l’une des forces du livre. Cette violence  a, dans son expression, une forme d’absurdité. Après la lecture. Au moment où je vous écris. Car, quoi de plus absurde, lors de la répression d’une manifestation de lycéens ou d’étudiants guinéens par les hommes de main du pouvoir en place, de voir le désir naissant d’une relation amoureuse volé en éclats par le fait d’une balle qui pourrait être perdue ou visée? Pourquoi l’espoir qui se forme sous les pavés est-il anéanti si brutalement? Cette première nouvelle dont je vous ai parlé de manière détournée pour ne pas trop vous en dire, donne le ton de ce recueil. Il en définit un acteur central : la jeunesse. On me dira, la jeunesse guinéenne. Mais, j’ai le sentiment que ce livre dépasse largement le cadre de la Guinée. A l’explosion du partenaire accidentel de combat, la folie ou la déshumanisation de l’individu semble être une des voies de garage. Implacablement, le système répressif rattrape ses brebis égarées pour les remettre au pas.

Hakim Bah, écrivainCette nouvelle renvoie à des manifestations importantes en Guinée. Plus, on avance dans le texte, plus les viols se succèdent. Ils prennent des formes différentes et ne prenez pas au premier degré, ce que je dis. Mais pour faire simple, comme si cela est possible quand on fait de la recension, tout écart aussi minime soit-il est violemment, sinon cruellement sanctionné. Les dominants, les adultes usent de leur puissance pour assujettir, réprimer, briser toute forme d’originalité, de beauté dans l’individu. Une des nouvelles m’a d’ailleurs rappelé « I », une magnifique texte de la comorienne Touhfat Mouhtare publié dans le recueil Ames suspendues (éditions Coelacanthe, 2012). Le texte d’Hakim Bah fait écho à celui de sa consoeur comorienne. Ils sont écrits avec la même émotion, le même sentiment d’impuissance. Ils diffèrent sur les conséquences. Là encore la désorientation, l’incapacité à assumer un acte subi s’expriment sous le portrait brossé d'une jeune guinéenne par Hakim Bah.

Il est difficile de savoir s’il s’agit d’un dispositif littéraire voulu pour accentuer l’impact de la violence subie. Mais, ce sont principalement des femmes qui subissent les coups, les gifles, les viols. Que cette violence soit l’expression de l’institution politique, l’institution familiale ou l’institution du mariage. Elle se traduit aussi dans un impossible dialogue qui ne permet pas de saisir le propos de la victime. Tachetures, la dernière nouvelle, est de ce point de vue terrifiante. L’absurdité y atteint un tel niveau d’intensité que le lecteur pourrait se déconnecter si le processus narratif de la nouvelle n’avait pas été aussi rondement mené. La qualité de la plume tient en laisse le lecteur et la justesse du propos ne fait qu’asseoir la crédibilité d’une scène : une mère qui livre sa fille à peine pubère à la nuit guinéenne. Un dernier mot portera sur une nouvelle qui traite de l’albinisme, du rejet et encore une fois de la violence physique qui s’abat sur les albinos pour des raisons obscures.

Hakim Bah réussit en très peu de mots a faire parler cette jeunesse africaine. Quand on réalise que la moitié de la population africaine a moins de 20 ans, une attention particulière doit être apportée à cette prise de parole. Hakim Bah, 27 ans, est également dramaturge. Si sa plume doit encore gagner en puissance, il a déjà la maîtrise de la mise en scène de son propos. Comment sortir de ce cycle de violence est la question qui se pose à chaque lecteur et plus largement aux africains de ma génération et de celle de mes parents qui sont aux manettes du pouvoir et qui dévoient, oppressent cette jeunesse. Mais, là, c’est moi qui parle, et non Hakim Bah.

Le livre dont je vous ai parlé est court, mais il est particulièrement dense dans son propos. Je vous le recommande.

Laréus Gangoueus

1. Tachetures, recueil de nouvelles (éditions Ganndal, Conakry Guinée, 2015) / Photo Hakim Bah – source RFI

De la question identitaire à la question républicaine : la question républicaine

L’ombre pour la proie

Senegal_retour_de_peche_a_Soumbedioun_800x600Nous disions que vu l’état de nos pays aujourd’hui dans les Afriques, nous n’avons d’autre choix que de refonder nos sociétés. Plusieurs modèles sont possibles. Certains sont religieux comme le modèle confrérique, d’autres laïcs comme le modèle républicain. Mais l’avantage d’un modèle laïc est d’être inclusif. Pour nos cinquante trois jeunes territoires sur le continent, chacun constitué de peuples diverses devant vivre ensemble autrement, la république est alors le choix de la stabilité. Les pères des indépendances l’avaient d’ailleurs tout de suite compris. Cependant, comme l’explique l’ami Mamadou Traoré (Mali), pour qu’il y ait république, il faut des républicains :

« Avant de désigner l'Etat ou le Gouvernement, la République a eu pour sens premier la "Res Publica" et Platon dans son dialogue sur la République parle de justice. La République avant tout c'est, un ensemble de valeurs morales, pas une idée politique. Aucune réforme, aucune mesure institutionnelle ne peut faire d'un individu un républicain. Il faut un acte de conscience individuel. Il faut qu'il acquière ces valeurs morales de lui-même. On peut l'aider dans sa formation pendant sa maturation mais chacun doit trouver au fond de lui-même ces valeurs morales et poser cet acte de conscience qui fait le Citoyen pour que vive la République. Il faut tout le talent d'un Victor Hugo pour que nous puissions toucher du doigt ce que cela coûte au niveau individuel. Dans Les Misérables, Javert  après avoir rencontré Jean Val Jean qui l'a sauvé alors qu'il allait être fusillé sur une barricade, reconnaissant l'ex-forçat qu'il avait le devoir d'arrêter, après une nuit de crise de conscience, se suicide ! ».

C’est dit : il s’agit ici de valeurs. De valeurs morales. La République n’est pas un mot, une abstraction, un rêve mais un comportement. Un acte républicain est un acte conscient de mise en valeur de toute la nation, dans toute sa diversité. Et Mohomodou Houssouba (Mali) de nous offrir cette citation de Pierre-André Taguieff :

« Il s'agit de repenser la figure du Citoyen, qui ne se confond ni avec un individu quelconque, ni avec un consommateur, ni avec le membre d'un groupe ethnique. » 

S’ils ont pu construire des nations, les pères des indépendances n’ont pu construire des républiques. Khadim Ndiaye (Sénégal) fait remarquer que le chercheur Cheikh Anta Diop en exprimait la difficulté déjà à l’époque, dans son ouvrage L’Afrique noire précoloniale (p. 74) :

« Les Africains n'ont donc jamais vécu l'expérience d'une république laïque, bien que les régimes aient été presque partout démocratiques, avec des pouvoirs équilibrés. C'est pour cela que tout Africain est un aristocrate qui s'ignore, comme tout bourgeois français l'était avant la Révolution. Les réflexes profonds de l'Africain actuel se rattachent davantage à un régime monarchique qu'à un régime républicain… Ces séquelles d'aristocratisme ne se seraient extirpées que si l'Africain, au cours de son histoire, avait assumé lui-même son destin dans le cadre d'un régime républicain. Aussi la colonisation occidentale républicaine n'a pas pu modifier ces données… »

La conscience de devoir rebâtir les bases de nos sociétés fait dire à l’entrepreneur Ali Diallo (Sénégal, Guinée) qu’une fédération de toutes les ressources, qu’elles soient matérielles, intellectuelles ou artistiques, sera nécessaire. Ce que Ndongo Faye (Sénégal) estime être possible en une génération, après avoir étudié la question au cours de ses recherches. 

Boubacar Coulibaly (Mali) confirme :

« En effet, il nous faut construire ce qui n’a jamais existé, à savoir : l’Afrique ».

Et Omar Ndiaye (Sénégal) d’ajouter :

« Oui, l’Afrique, et surtout : l’homme africain ».

Alors, entre codes anciens et codes modernes, comment choisir quoi prendre et quoi laisser ? Pour la jeunesse africaine, la réponse à cette question peut être l’idée de république. Concrètement, il s’agit de débusquer, au sein de l’État, tout comportement anti-républicain et de ne garder que le reste, à savoir les comportements républicains, que ceux-ci incarnent des valeurs anciennes ou modernes. À l’aube de ce troisième millénaire, la nouvelle Afrique en construction a montré plusieurs fois qu’elle est capable de reconnaître de plus en plus les comportements anti-républicains. 

Dans le cas du Sénégal par exemple, la candidature d’Abdoulaye Wade a été jugée par plusieurs citoyens comme étant anti-démocratique, et plus précisément, anti-constitutionnelle. Les manifestants ont demandé que le principe d’égalité soit respecté. Une fraternité nouvelle doit rassembler les citoyens qui ont également droit au principe de liberté. Suite aux évènements du 23 Juin 2011, des jeunes tels que Fary Ndao (Sénégal, Cap-Vert), ont décidé de s’engager politiquement. Le choix de Fary a été le Parti Demain la République (PDR).

Pourquoi cette problématique des codes anciens et nouveaux se résout-elle avec autant de douleur ? Mamadou Traoré (Mali) pense que c’est parce que nous avons pris l’ombre pour la proie :

Mon expérience personnelle est que, parlant de code, c’est-à-dire de pensée, presque sous forme d’hiéroglyphes, l’humanité entière se rejoint en un génie commun : celui de gérer dans le même mouvement la fragilité de la condition humaine (qui invite à une humanité plus fraternelle) et le décalage entre les aspirations et le vécu. Je vous ai dit un jour que la Banque mondiale et le Fond Monétaire Internationale par exemple, étaient des temples. C’est ainsi. Le génie humain a toujours créé des temples pour matérialiser sur terre ce qu’il pense ne pouvoir se réaliser que dans l’au-delà. A défaut de voir se matérialiser les aspirations même dans le cadre du temple, l’homme a inventé la liturgie. Elle entretient l’espérance de voir se réaliser ses aspirations.Il y a la justice, pour laquelle nous avons créé des palais et en guise de liturgie, le code (civile et pénal en France) et la jurisprudence (pour le monde anglo-saxon). Rendre justice se résume à observer ce qui est prescrit. Il en est de même pour la république, ses lois et ses armes. Il s’agit simplement de faire comme tous les autres pays du monde, suivre ce qui est prescrit. C’est parce que l’homme sait que les hommes ne sont pas parfaits que l’on a créé les lois et que la république a des armes pour faire appliquer ses lois. La République (qui s’entend toujours avec ses lois et ses armes) est une invention du génie humain, selon un code qui nous est commun à tous, pour réaliser sur terre nos aspirations d’une humanité fraternelle. C’est pourquoi ces jeunes sénégalais ont eu raison de chercher à protéger la république. Ils se sont révoltés car l’on a voulu jouer avec leurs lois. Et cela, ce n’est pas la faute de la colonisation ou de l’aliénation, ce n’est pas la faute de l’homme blanc. 

Car en quoi imiter le blanc peut-il conduire à jouer avec ses propres lois ? Cette problématique de codes anciens et nouveaux se résout dans la douleur certainement parce que nous avons pris l’ombre pour la proie et que nous avons chassé en nous cette part de l’universel, créant ce vide pour que : « les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre ». 

Il est vrai que l’on dit « Palais de justice ». Et que le second texte de Cheikh Hamidou Kane s’intitule Les Gardiens du Temple.

Mettre fin à l’Errance

C’est à cette réflexion sur la nature de nos sociétés africaines actuelles que Ibrahima Hane nous invite, notamment dans son œuvre à paraître : Errance. L’auteur nous met en garde contre l’errance que vit la jeunesse africaine actuelle : « Nos États sont laïcs et doivent le rester », déclare-t-il. 

Mamadou Traoré (Mali) nous met devant l’urgence de la situation car :

« Le drame justement de l'errance, c’est l'impossibilité de s'enraciner pour pouvoir être citoyen libre du monde. Il nous faut refonder nos états et nous y enraciner pour pouvoir être libre de parcourir le monde et tirer parti des possibilités offertes par les technologies d'aujourd'hui. Nous n'y échapperons pas. »

Notant cette prise de conscience, Philippe Souaille (Suisse, France, Togo) se base sur l’histoire de son propre peuple et du monde pour confirmer la justesse de la trajectoire :

« Oui, il faut changer les mentalités, c'est une révolution nécessaire. Elle sera longue et ardue et certainement pas un fleuve tranquille. Pour aller au-devant des campagnes comme a pu le faire Mao, pour entraîner et convaincre les masses comme ont su le faire des militants religieux ou autres, de causes diverses, bonnes ou mauvaises, au fil du temps, les militants sont, comme on dit, "allés au charbon". Il leur a fallu convaincre en étant présents dans les quartiers, en soutenant les gens… Ce que font les islamistes, les évangélistes, ce qu'avaient fait avant eux les militants communistes… Sauf que là, il s'agit d'inciter les gens à agir par eux-mêmes, à inventer leurs projets, leurs business, et c'est juste le contraire d'une assistance et d'un soutien, hormis peut-être le premier pied à l'étrier. Comment y parvenir ? Je ne sais pas. Mais prendre conscience de la nécessité d'y parvenir, c'est déjà un Grand Bond en avant. »

Ce passage de la question identitaire à la question républicaine ne semble pas propre à la jeunesse africaine. Je le compris le jour où, trouvant le modèle québécois avantageux à plusieurs niveaux, Caroline Simard (Québec, Canada) très critique envers sa province me dit :

« Ndack, tu dis toujours que pour émerger enfin, les Africains doivent faire l’effort de se regarder eux-mêmes. Le Québec a un grand potentiel pour contribuer au monde, bien plus qu’il ne le fait aujourd’hui. Mais pour cela, les Québécois devront eux aussi se regarder eux-mêmes. » 

Se regarder soi-même. Autrement dit, faire face à « L’Ennemi Supérieur », n’est-ce pas Souleymane Gassama (Sénégal) ?

Le début du grand rendez-vous avec l’Universel

Les idées continuent de faire leur chemin tout autour de la planète. « Tant mieux ! », conclut l’amie Sergine Hountondji (Bénin, Côte d’Ivoire, Burkina Faso) : « Car nous irons tous ensemble quelque part ou tous ensemble nulle part ». Ce qui est une évidence pour de plus en plus de jeunes africains, surtout lorsqu’on s’appelle Ibuka Ndjoli, que l’on est congolais et sud-africain de par son père, ivoirien et sénégalais de par sa mère, que l’on a vécu en Afrique du Sud, en Côte d'Ivoire, au Sénégal, en plus des pays où l’on a étudié et travaillé comme la Belgique, Taiwan et la Chine. Une Grande Royale des temps modernes l’ayant rencontré un jour l’observa avec un grand bonheur dans les yeux et lui dit : « Ibuka, tu es un carrefour de cultures ».

Installé chez lui, sur ce continent berceau de l’Humanité, Cheikh Hamidou Kane observe l’évolution de notre monde et demeure résolument optimiste.

« Les jeunes d’aujourd’hui sont plus ouverts que nous l’avions été », nous confie-t-il, « ils se connaissent mieux les uns les autres ».

En étudiant le chemin parcouru, depuis Samba Diallo jusqu’à Ibuka Ndjoli, je me dis qu’il a peut-être raison d’être optimiste. Certes, nous sommes déjà morts mille fois et d’autres sacrifices nous attendent, de la part de tous. Mais peut-être, est-ce le prix à payé pour que naisse, enfin, l’homme neuf de Frantz Fanon.

Ndack Kane

Kara Walker, artiste contemporaine

kara_walkerLa plasticienne Kara Walker est une artiste afro-américaine qui, depuis les années 90 s’est faite une réputation dans le monde des arts Etats-Uniens et même mondiaux. Sa position est pour le moins complexe, car étant noire, elle ferait plutôt partie des artistes de la marge, mais il faut cependant avouer qu’elle n’est pas à proprement parler une artiste de la périphérie. Elle a dans le champ artistique contemporain une place disons le ambiguë. Ses œuvres sont plus plébiscitées par un public blanc et décriées par ses pairs noirs, ou afro-américains. Cet entre-deux(1) ou ce jeu d’équilibre en fait une artiste particulièrement intéressante qui nous fait nous questionner sur les raisons d’un tel positionnement. Face aux critiques l’artiste n’en démord pas et paraît même se plaire dans cet espace jumelé. Bien que critiquée par certains noirs américains, Kara Walker n’en est pas moins reconnue comme une artiste à part entière. L’équilibre apparaît nettement dans le fait que de Noire, elle produit un art qui s’appuie sur une réappropriation blanche. L’artiste réutilise, réadapte.  Rien n’est inventé par Kara Walker, mais la subversion qu’elle emploie la singularise quelque peu. 

Kara Walker est diplômée de l'Université d'art d'Atlanta (BFA, 1991) et de l’École de design de Rhode Island (MFA, 1994). C’est très jeune qu’elle a connu le succès, avec sa première fresque ‘Gone : An Historical Romance of Civil War As It Occured between the Dusky Thighs of One Young Negress and Her Heart (1994)/  ' Gone:  Une Romance Historique de la Guerre Civile Comme elle a eu lieu entre les Sombres Cuisses d'une Jeune Négresse et Son Cœur.

Sur fond de provocation, Kara Walker réécrit une histoire sur l’esclavage à sa façon. Elle est réputée pour pratiquer le découpage de silhouettes noires sur mur blanc. Elle pratique aussi le découpage d’images d’imprimerie, (comme du scrapbooking). Elle s’inspire, dans le cas des silhouettes, d’une pratique très pratiquée aux XVIIIè siècle et au XIX è siècle, dans les salons, pour faire des portraits. La silhouette était faite en jouant de la lumière portée sur un personnage, auquel on ne gardait que l’ombre portée. Cette manière de faire est également connue pour avoir été celle d’un Matisse. Cette réadaptation d’un art occidental par une noire, invite à se questionner sur les phénomènes raciaux. Le blanc dominant de ses toiles, et le noir représentant les silhouettes reflètent les métaphores obsédantes de l’artiste : dire un esclavage par les blancs, dont les noirs ont été les victimes ( ?).

Son travail a été exposé au SFMoMA de San Francisco, au Guggenheim, au musée Whitney d’art Américain ainsi qu’au MoMA de New York. En 1998, Kara Walker est lauréate du prix de la Fondation John D. et Catherine T. MacArthur. En 2002, elle représente les États-Unis à la Biennale de São Paulo. Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris lui consacre en 2007 une grande exposition personnelle. (2)

Autant dire que la renommée de la jeune femme n’est plus à faire. 

Au-delà de ces questions raciales, ce qui intéresse chez Kara Walker c’est la présence d’une esthétique noire. L’art de Kara Walker est un art que l’on peut considérer comme étant un ‘art noir’. Cet art intègre un univers qui se rapporte à des sentiments, des réactions ‘noires’. Que l’on évoque l’humour chez l’artiste, qui use de mini discours en guise de titres (longilignes)  de ses fresques. L’artiste interpelle, joue avec l’imagination des visiteurs afin de détendre l’atmosphère, de simplifier par le discours écrit, celui pictural qui est plus lourd. Simplification ou vulgarisation, c’est à chacun de choisir. Car les mini discours de l’artiste (que l’on se réfère à celui de ‘Gone’) sont provocants. La notion de réhabilitation historique aussi, ou de détournement interpelle. L’artiste aime à être une sorte de griot du pinceau, qui donne sa version des faits historiques, tout de même.  

L’art noir est visible par cette jonction des objets et des formes (patchwork), par cette multiplicité des personnages négroïdes, par les clairs de lunes, comme invoquant le lieu initiatique, par les longues séries de violences, des répétitions de vies, des contes de fantômes ou de damnés. Il ne s’agit pas de citer une esthétique scientifique d’un art noir, se rapportant à une école, tant que d’évoquer ici une ‘âme noire’ dans la manière de montrer. L’art noir est visible par la forme de franchise dans le ‘montrer’. Chez Kara Walker, comme chez certains clips de rap afro-américains, on est face à des images indicibles quasi inmontrables ou choquantes, qu’il nous faut cependant regarder, voir. Rien n’est tabou. Ce sont des scènes de viols, des défécations, etc., autant de scènes de vie interraciales qui finalement n’informent pas mais montrent, ordonnent. C’est une sorte de sauvagerie longtemps affiliée justement aux noirs. Kara Walker semble réutilisée ici le mythe du Noir sans limite (aux mœurs débridées). Comme une forme de réadaptation de thèses aujourd’hui considérées comme dépassées. Cet art noir donc chez l’artiste est plutôt, disons le franchement un art noir décidé comme tel, du point de vue du blanc. Cet art de Kara Walker qui connait un franc succès connait aussi des critiques.

Elle a eu à essuyer de virulentes critiques d’afro-américains qui trouvaient que son œuvre jouait de stéréotypes. La plus connue de ces anti-Walker est Bety Saar, une artiste afro-américaine, qui écrivit dans PBS series:

I’ll Make Me a World, en 1999 : « I think the work of Kara Walker was sort of revolting and negative and a form of betrayal to the slaves, particularly women and children; that it was basically for the amusement and the investment of the white art establishment.”/Je pense que le travail de Kara Walker [est] révoltant et négatif et une trahison envers les esclaves, et particulièrement vis-à-vis des femmes et des enfants ; ceci est en fait pour l’amusement et la satisfaction  de l’establishment blanc.

D’autres critiques lui ont rendu la pareille, comme Howardena Pindell, et Jerry Saltz. (3)

Howardena Pindell a fait la critique suivante : 

“What is troubling and complicates the matter is that Walker’s words in published interviews mock African-Africans and Africans…She has said things such as ‘All Black people in America want to be slave a little bit’…Walker consciously or unconsciously seems to be catering in the bestial fantasies about blacks created by white supremacy and racism.”/ (4) 

Ce qui est troublant et compliqué dans l’affaire c’est que les mots émis par Kara Walker dans les journaux se moquent des Afro-américains… Elle a dit des choses comme “Tous les Noirs en Amérique veulent être un peu esclaves par moment…” Walker consciemment ou non semblent être prises dans les fantaisies bestiales  sur les noirs, créées par la suprématie (mentalité)  et le racisme blancs.

Ici, on voit la critique souvent faite par des artistes afro-américains à Kara Walker. On lui reproche très souvent de se soumettre à l’idéologie occidentale, de se réapproprier les images véhiculées trop longtemps sur les Noirs, comme l’hypersexualité, le corps-objet, la violence, etc.

Cette critique a été réitérée alors qu’elle a réalisé la femme-sphinx (5), intitulée ‘Kara Walker : A Subtlety or the Marvelous Sugar Baby, an Homage to the unpaid an overworked Artisans who have refined our Sweet Tastes from the cane fields to the Kitchens of New World on the Occasion of the demolition of the Domino Sugar Refining Plant’./Kara Walker: Une Subtilité ou la Merveilleuse Femme Sucre (familier), un  Hommage aux artisans/travailleurs surmenés  qui ont raffiné notre Goût  des plantations de canne à sucre aux cuisines du Nouveau Monde à l’Occasion de la démolition de la Raffinerie de Sucre, Domino.

On remarque encore ici le mini discours qui accompagne la fresque. On peut y lire l’aphorisme. Tout détermine le but, mais aussi la familiarité discursive Sugar Baby dans cet art pur. La femme-Sphinx est une femme posée comme un sphinx, faisant 20 mètres de long et 10 mètres de haut, enduite de sucre, près de quarante tonnes de sucre utilisée pour la femme-Sphinx (la Domino Factory avait mis à la disposition de Kara Walker 80 tonnes de sucre), et le reste utilisée pour les petits hommes grandeur nature disposées autour de la statue immense. La sculpture fait partie de la tradition de l’« ephemeral art », ces œuvres « éphémères » appelées à être démolies, qui  englobent les subtilités (pâtisserie), les œuvres comme l’Urinoir de Duchamp, ou certains plateaux de réalisation… (6)

La Domino Sugar Factory a été fondée en 1856 par la famille Havemeyer et est devenue à la fin de la guerre de Sécession la plus grosse usine de raffinement au monde. (7)

Le sphinx est un autoportrait de l’artiste, et cette dernière l’a représentée avec des traits négroïdes exacerbées, avec un fichu sur la tête, comme les mamas afro-américaines. La femme-Sphinx offre tous les attributs de la sexualité et de la fécondité : seins et fesses énormes, vulve apparente. Kara Walker n’a pas échappé à la critique de certaines personnes qui se sont demandées A qui plairait le plus cette œuvre ?

On perçoit ici la récurrente critique que Kara Walker serait instrumentalisée, elle offrirait un art pro-blancs. Certains visiteurs du Domino n’ont pas hésité à réagir vivement via les réseaux sociaux et les blogs (8). Mais avec cette œuvre, elle produit certes sa première sculpture, mais réalise aussi un tour de force, en créant un véritable intérêt. Ce sont des blogs et des blogs qui  font circuler les images de la femme-Sphinx. Les réactions encensent l’artiste, et reconnaissent un travail abouti.  On reconnaît que l’usage du sucre comme matière pour sculpter est ingénieuse. Elle n’est d’ailleurs pas la première à en avoir l’idée, le Sutlety Art se pratiquant  au XVIè siècle, notamment  en Italie (dont les plus grands confiseurs sont à Venise) (9). Il s’agit là encore d’une ré-interprétation ou réadaptation d’un art occidental ancien. On admire l’artiste qui utilise un art afin de dénoncer. La femme-Sphinx dénonce apparemment (mais le fait-elle vraiment ?).

La sculpture est imposante et nous regarde. Elle montre des formes à la Vénus Hottentote, et au lieu de répondre à toute question sur la fermeture ou non de l’usine (10), elle semble plutôt réagir à d’autres questions. Kara Walker ne semble jamais prendre parti dans le débat de manière consciente. Ses œuvres sont rebelles tout comme elle. Elles nous subjuguent mais ne nous répondent pas. A la question de savoir ce qui nous plaît dans les œuvres de Kara Walker, nous craignons de dire : nos propres vices, et fantasmes.

Car son art est violent, sexuel, et exècre l’interdit. Kara Walker revendique par son art un droit au blasphème, à tout ce que la société juge interdit. C’est sans doute cette liberté qui fait qu’elle est tant appréciée par l’establishment.

On ne peut pas dire que l’œuvre de Kara Walker est née ex nihilo. Elle fait suite à une réaction certes artistique, et esthétique, mais aussi à un trauma qui dénote semble-t-il  des questionnements des Noirs en général. Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs, avait été le premier clinicien noir  à jeter le pavé dans la marre en disant que le Noir est malade. Malade d’un discours qui lui est imposé par le Blanc, et qu’il ne peut lui-même rejeter. Nous parlons ici en termes de Blanc et de Noir de manière descriptive et non dans le but de juger, d’inférioriser.

Le Noir qui est en Afrique ou ayant été déporté semble avoir gardé des stéréotypes enfouis parfois même inconsciemment. L’art de Kara Walker questionne la dualité d’un être binaire. Le Noir est ce qu’il est mais il est aussi face au blanc, ce que ce dernier dit qu’il est (Marcus Garvey parle d’une expérience similaire dans Les Ames du peuple noir). Alors que certains accèdent à cette indépendance identitaire, d’autres encore y succombent. L’art de Kara Walker est soit un jeu de l’artiste avec le public, soit un réel questionnement des conséquences de la blessure de l’esclavage et même coloniale. Il dénote des affres de l’aliénation identitaire.

Pénélope Zang Mba

 

Notes

1 Etant noire, elle intéresse particulièrement les spectateurs et les collectionneurs blancs.

2 Tiré de Printemps de septembre 

Kara Walker was born in Stockton, California. She received an MFA from the Rhode Island School of Design in 1994. In 1997, she received the MacArthur Foundation Achievement Award. Her work has been exhibited at the Museum of Modern Art, the San Francisco Museum of Modern Art, the Solomon Guggenheim Museum, and the Whitney. She is currently on the faculty of the MFA program at Columbia University.

http://www.pbs.org/wgbh/cultureshock/provocations/kara/2.html

4 A l’occasion de la Biennale de Johannesburg, en Octobre 2007.

5 Ce n’est pas à proprement le nom désigné, mais l’allusion faite, au vue de la position de la statue. On peut également percevoir la pratique de réappropriation du fait ancien occidental et blanc, qui est pour ainsi dire détourné. Le Sphinx de Gizeh est ici le la Femme-Sphinx, à la manière d’une entité féminine noire, immense, sexuée et presque vulgaire ; mais impressionnante.

http://www.nytimes.com/2014/07/12/arts/design/marvelous-sugar-baby-as-a-contribution-to-ephemeral-art.html?_r=0 

7 Voir sur le site www.Artistikrezo.com

http://rhrealitycheck.org/article/2014/07/21/kara-walkers-sugar-baby-showed-us/ Some spectators of the installation have been criticized for taking sexually suggestive photos with the body parts of the exposed sugar sphinx. The backlash from people who felt these photos were insensitive was swift and prompted questions about the ways in which Black art is valued, and howpublic displays of resistance can help improve how Black art is treated and viewed by spectators. 

http://ericbirlouez.fr/conferences_a1.html

 

 

 

 

 

Timbuktu, d’Abderrahmane Sissako

Parmi les favoris pour la Palme d'Or au Festival de Cannes, nominé aux Oscars dans la catégorie Meilleur film en langue étrangère, raflant 7 trophées aux Césars 2015, avec Timbuktu, Abderrahmane Sissako a marqué l'année 2015 de son empreinte géniale. Loin des sirènes un peu lourdes, connaissant déjà le travail de ce réalisateur rigoureux dont l'Afrique des idées avait déjà croqué l'excellent Bamako dont le spectateur exigeant n'oubliera pas les larmes d'Aïssa Maïga ou les plaidoiries alter-mondialistes de Maître William Bourdon contre les institutions financières internationales, à savoir le FMI et la Banque Mondiale. L'élégant mauritanien au port altier ne prend pas sa caméra pour ne rien dire.

Parlons de Timbuktu

Quel magnifique film! Naturellement, je vais devoir développer ce propos afin de le justifier. D'abord sur le fond. Je l'ai dit plus haut, Abderrahmane Sissako fait partie de ces rares personnalités capables de produire un discours sur des sujets extrêmement divers et sensibles sans tomber dans les lieux communs. Dans Timbuktu, il nous fait toucher du doigt l'occupation par des djihadistes d'une ville aux abords du Sahara qui pourrait être Tombouktou. Le film a été tourné à Oualata, en Mauritanie, pour des raisons de sécurité que l'on peut aisément comprendre. Il débute avec un homme masqué circulant dans la ville avec un haut parleur déblatérant les nouvelles consignes du pouvoir islamiste en place. Pas de musique, pas de tenues vestimentaires non conformes à leurs préceptes, pas de football, etc. Le ton est donné. Plusieurs personnages vont faire l'objet d'une focale par le réalisateurs : les leaders djihadistes, une famille touareg vivant dans une tente hors de la ville, un pécheur, des jeunes de la bourgade, l'imam de la cité saharienne, une folle haïtienne… Si l'occupation et la radicalité de son expression s'abattent sur le quotidien d'une population qui a du mal à en comprendre les ressorts, Abderrahmane Sissako y évoque également des conflits séculiers comme le rapport difficile entre les nomades et les sédentaires, la question de l'exil, la destruction de toute forme de repères culturels, le dialogue profond entre musulmans remarquablement mis en scène entre l'imam et les frondeurs djihadistes.

Le regard de Sissako
La force de ce film est avant tout dans la manière avec laquelle Sissako fait son observation. Taiseux, observateur comme j'ai pu le percevoir lors de ma discussion avec lui au théâtre de Nanterre-Amandiers, Abderrahmane Sissako déploie un regard qui ne juge pas. Il ne cède pas à la facilité du manichéisme. Ils montrent des hommes dans leurs contradictions sans forcer le trait pour appuyer un message. Il conte les petits espoirs dans un univers exotique loin de tout à priori, mais connecté au reste du monde. Via le satellite. Il choisit de s'attarder sur une famille touareg. Un homme. Une femme. Une fille. De l'amour. Un troupeau. Et des questions. Au travers de la caméra de Sissako, la logique impitoyable des islamistes interroge et frappe toutes les communautés. Partir ou pas et comment? Ce portrait est, à la fois, touchant et ambigu. Car le père de cette famille ôte une vie suite à une rixe banale. L'orientation donnée à la solitude de cet homme mérite un arrêt sur images.

Un autre aspect du film touche aux hommes en armes. Ici, l'absurde est le moyen par lequel Sissako critique cette prise d'otages. L'adhésion au projet collectif est loin d'une évidence pour les miliciens qui dirigent la cité. Le sous-bassement de la doctrine est compris par un cercle restreint dont certains membres ne sont pas investis par les vertus et les valeurs qu'ils pronent aux populations qui leurs sont soumises. La vision de ce Tombouktou, au départ étonnante, finit par être littéralement terrifiante.

Le désert
On peut se montrer critique sur le scénario. L'enchaînement de certaines séquences, l'entremêlement des différentes tranches de vie n'est pas l'élément le plus intéressant de ce film. Certaines figures auraient gagné à être plus développées. Mais, ce que je retiendrais de ce film, c'est le désert et cette famille tamashek. Je n'oublierais pas ce petit berger qui n'arrive pas à tenir son troupeau. Scène à la fois cocasse et dramatique. Il y a beaucoup d'amour dans la manière avec laquelle Sissako filme ces deux points. Il nous offre un dépaysement total, introduit une sorte de prise de recul proposé au spectateur. Il y a des tranches de vie très différentes. Mais riches. Il nous laisse aussi sur le désespoir d'une vie lâchée dans le désert. Touchant. Magnifique. Un film qui m'a replongé dans ma récente lecture d'Ousmane Diarra. Un dernier petit mot pour signaler la présente de la chorégraphe haïtienne Kettly Noël. Figure de la place culturelle à Bamako, sa présence, sa force, sa folie traduit bien une volonté de rupture et de résistance.

Lareus Gangoueus

Kgebetli Moele : Chambre 207

Au moment où commence la rédaction de cette chronique, force est de constater que ce livre initie plusieurs ravissements et questionnements à mon niveau. Pour de multiples raisons qu’il serait trop long d’expliciter, l’observation de cette couveuse installée sur la rue Van der Merwe, quelque part à Hillbrow, le fameux quartier de Johannesburg où sévit une violence unique sur le continent africain, cette obsevation disais-je, fut passionnante. Quartier dortoir, mal famé que ses habitants nomment pourtant la cité des rêves.  

Chambre 207, une couveuse 

Six jeunes sud-africains noirs, produits de la période post-apartheid, cohabitent dans une petite chambre miteuse, quelque part dans un immeuble d’Hillbrow. Ils occupent la chambre 207. Pour la plupart, ce sont des éléments rejetés de la grande université Witwatersrand de Johannesburg. Une sortie de route qui, pour nombre d'entre eux, est le résultat des contraintes pécuniaires lourdes imposées pour terminer un cycle d'études. Les ressources intellectuelles ne suffisent pas pour vous venir à bout du mastodonte universitaire censé vous faire toucher les étoiles et exploser le plafond de verre de cette société sud-africaine. Le personnage narrateur raconte en début de texte les profils de ces différents pensionnaires. Tous ne sont pas, cependant, des étudiants désabusés. Ils sont aussi, ethniquement parlant, une vision de cette Afrique du Sud plurielle. Même s’ils sont tous noirs. Sotho. Pedi. Zoulou. Tswana. Il n’y a pas de xhosa, élément intéressant puisque ceux-ci sont l’incarnation du pouvoir politique, valet de la puissance économique blanche. Pour rappel, le livre est paru en 2007 sous le mandat de Thabo  Mbeki.  Cette cohabitation est heureuse. Le dieu Isando règne sur les beuveries consolatrices. Comme toute jeunesse instruite, les pensionnaires de la chambre 207 refont l’Afrique du sud sans misérabilisme, sans désignation d’un coupable à leur sort.

Introspection d’une jeunesse sud-africaine qui se cherche

C’est en effet assez surprenant. Je réalise, en écrivant cette chronique, qu’à aucun moment, Kgebetli Moele ne fait porter au poids lourd du passé, la responsabilité de la situation de ces colocataires fantasques et épicuriens. Chose d’autant plus étonnante, car quand on lit John Maxwell Coetzee, Prix Nobel de Littérature, dans son désormais célèbre roman Disgrâce, les lourdeurs de l’apartheid sont particulièrement marquantes et la peur du lendemain est certaine. Nos anciens étudiants se questionnent sur la condition du Noir (débat singulier sur le continent africain), sa violence, son autodestruction. Aucune histoire ne justifie que des hommes violent un bébé de trois mois, laissent pourrir leur quartier, tirent sans raison sur une foule en liesse lors d’une soirée dansante. Du moins, c'est ce qu'ils se disent sans trop d'illusions. C’est en cela que Kgebetli Moele fait de la bonne littérature et fait des joyeux lurons de cette chambre, des personnages auxquels on peut s’identifier.

Précarité et confort

Il ne sera pas question ici de vous décrire ces personnages que sont Modishi, Molamo, Matome, D’Nice, Zulu-Boy et le narrateur Noko. Chacun cherche des opportunités avec les valeurs qui les guident. Le narrateur tente avec une certaine subjectivité de retranscrire ces figures incarnant une lutte pour la survie. Un combat féroce. Il décrit aussi les contraintes auxquelles ils sont tous soumis. Comme celle, très simple, de faire face aux échéances mensuelles d’un bailleur qu’on ne voit jamais mais qui possède à sa solde une armée d’esclaves pour récupérer son dû. C’est à peine métaphorique. La précarité sied. Le narrateur nous prend par la main pour nous faire marcher dans Hillbrow. Une ville que je me représente comme celle que m’avait décrite mon meilleur ami, likwérékwéré* de son état, comprenez étranger d’origine africaine, qui a failli y laisser sa  vie sur un trottoir. Kgebetli Moele aborde la xénophobie sans état d’âme de cette jeunesse par la bouche de Zulu-Boy.

Je pense que l’élément fort de ce roman, en dehors du style détaché, adapté au discours de ces jeunes, est finalement la sortie de la chambre 207, d’une zone de confort, et finalement d’Hillbrow que certains d'entre eux abhorrent. Et Kgebetli Moele réussit le tour de force de faire passer le lecteur dans une forme de réalité terrifiante. Un même espace. Une incubation commune. Les uns trouvent une voie. D’autres périssent. C’est poignant. C’est touchant. C’est une Afrique du Sud d’aujourd’hui. C’est la vie. C'est de la très bonne littérature.

A propos de cette relation charnelle qui lie JoBurg, Hillbrow à ses habitants :

Bienvenue à Johannesburg. Cette fois tu l'as vraiment sentie, ton sang a été versé et s'est mélangé à son sol. Toi et la ville êtes maintenant en parfaite connexion l'un avec l'autre. Ton sang coule dans ses veines et elle coule dans ton sang. 

Lareus Gangoueus

Chambre 207, Kgebetli Moele – Titre original Room 207 paru en 2006 chez Kwela Books -Traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par David Koënig, en 2010, 269 pages

Songe à Lampedusa du poète ivoirien Josué Guébo

10451710_768057176549158_5873184964668294010_nJosué Guébo, lauréat du prix Tchicaya U Tam’si (2014), est un poète ivoirien dont la plume a élu domicile dans une île pour enfanter la parole. Parole poétique adressée aux lecteurs sous le titre Songe à Lampedusa.  Lampedusa justement, cette île, théâtre de l’immigration clandestine, devient dans les vers de Guébo une métaphore de notre monde. Un monde qui souffre, qui tangue sur les vagues de ses préoccupations existentielles. Un monde en rupture d’équilibre en quelque sorte !

Au-delà donc de la question de l’immigration, ce qui est sujet à réflexion dans cette poésie de Guébo, ce sont les rapports humains dans tous leurs états. Le poète questionne ici des réalités hautement complexes : qu’est-ce que l’Homme aujourd’hui  quand on sait que ni l’espace(le pays d’origine ou le pays d’accueil), ni la nationalité, ni la race ne réussissent  à nous définir tant nos rêves, nos aspirations, nos fantasmes les explosent en bien comme en mal. Sa définition toujours en friche, l’homme se voit donc en transit, en  mouvement vers l’ailleurs, vers l’autre. Cet autre aussi en mouvement, donc inévitable collision  d’humanités en rupture d’équilibre! Qui (re)connait qui ? Personne ! On attribue juste  à la va-vite et selon les mœurs et les humeurs du moment des parures à tel ou à un autre. Voilà pourquoi Josué Guébo réécrit, à loisir et avec ironie, le mythe d’Ulysse, le héros grec connu pour ses dix années d’aventures à la recherche de son équilibre, son foyer. Et le poète ivoirien de s’exclamer :

La guerre de Troie aurait bien lieu

Ulysse serait attendu l’arme aux poings par les garde-côtes

Il aurait l’air surpris

Qui part à la chasse perdrait sa race

De trop avoir erré sous les soleils Ulysse aurait la mine

D’un Soumangourou Kanté

Certains le prendraient pour Dieudonné  Mbala Mbala

p. 46 – Editions Panafrika / Silex – Nouvelles Sud

Songe à Lampedusa est une poésie qui interroge notre identité avec des éléments de mythes et des éléments historiques. L’homme trouve en face de lui son semblable mais aussi ses rêves et ses fantasmes. Et tous dans un mouvement de quête illusoire  de tranquillité, de bonheur. Mais alors comment gérer cette quête du bonheur sans piétiner, sans importuner l’autre ? Comment sauvegarder sa  tranquillité, sa sécurité sociale sans refouler outre mesure l’autre ? Josué Guébo nous pousse à ces interrogations essentielles. Son recueil fait de Lampedusa un raccourci de notre monde. Par-delà les immigrants et les garde-côtes, célébrant une bamboula dont ils ne sont pas forcément fiers; par-delà donc cette île,  il faut voir notre monde, ses leurres, ses lueurs, ses plaies et ses aises. Ce monde regardant ses tragédies (guerres, famine, naufrages…) comme si cela allait de soi :

Il y a pire qu’un radeau

A l’agonie

La terre oublieuse

D’être maternelle

p.7 – Editions Panafrika / Silex – Nouvelles Sud

Qu’il a raison le poète !  L’humanité s’oublie consciemment. Oubli programmé par les géopoliticiens et les capitalistes éhontés. Les solidarités se fabriquent sur mesure et sont dépourvues de tout sens humain. Le poète en est conscient, ses vers témoignent :

Nous ne voudrions

Du faux requiem

Des sympathies tardives

Ne voudrions des sourires de plâtre

A la rescousse

Des seules causes perdues

Ne voudrions des caresses langoureuses

Aux présences désertées

Ne voudrions de la poigne chaleureuse

Au matin consciemment

Refroidi.  

p. 14 – Editions Panafrika / Silex – Nouvelles Sud

La plume de Guébo étonne par son sens de la litote, sa force de suggestion et son style alerte.  Une écriture posée qui vientfaire écran (p.8) à cette île agitée que l’auteur met en scène dans une démarche artistique qui tient à la fois de la poésie et de la narration.

En effet, Songe à Lampedusa peut se lire comme un tout, un seul texte. Ses vers ne sont pas dits mais contés par un JE  poète-narrateur. Ce dernier livre son récit par touches poétiques, par bribes de souvenirs et de nostalgies, par  tranches d’exigences familiales qui l’ont jeté  dans les vagues de l’errance. Il connaitra la mer, le rêve, le radeau, l’angoisse et le naufrage. Une poétisation de tous les récits d’immigrants clandestins, qui emprunte à Césaire son usage agréable de l’anaphore :

Et nous monterait

L’écho du mal-de-mer

L’écho

Où cuveraient leur saoul

Toutes les colères séculaires

La tempête

Dans l’ovaire d’un naufrage

[…]

Et nous monterait l’antique nausée

Des cales

Le chancre blasphématoire

Des chansonnettes salaces

Et nous monterait

L’écho du mal-de-mer p. 14-15

A l’anaphore, il faut ajouter les belles allégories (surtout les pp. 16, 17) qui permettent des pauses-réflexions au fil des pages où le poète attire notre attention sur l’état honteux de notre siècle :

Rien n’exaspère

Rien ne révolte

Pas même les putes suçant des crucifix

Pas même les aveugles gourmands de strip-tease

Rien n’exaspère

Pas même des moustiques attachés-administratifs

Pas même des fesses galeuses sur un trône, p. 25

Le JE qui sert à l’énonciation poétique de Guébo ne joue pas seulement avec nos méninges, mais aussi avec notre cœur. Plus le texte tend vers la fin, plus la charge émotive devient grande : tragédies, amertumes et dérisions se côtoient dans des vers qui deviennent de plus en plus  directs, abandonnant même par endroits les enjoliveurs poétiques pour porter nue la réalité qui égrène des chiffres, des faits et des dates funestes :

3 octobre

Les radeaux lents des violeurs

De l’automne

Blessent les quais

[…]

3 octobre

Trois et dix

Trente

Trente et dix

Trois cents

Trois cents soixante-six

[…]

Ce 3 octobre

Entre l’eau et les flammes

Flottaient aussi des femmes, pp. 48-49

Si on peut lire Songe à Lampedusa comme une mise en vers d’un récit, il n’en demeure pas moins que cette œuvre reste un recueil de poèmes. Chaque page décline son poème dans une logique qui lui est propre. Une manière pour l’auteur de créer encore du charme : le lecteur se surprend, en effet, à mettre en rapport les différentes logiques des poèmes et à imaginer au fil du texte ce qui aurait pu être le titre de tel ou tel autre poème. Au final, ce texte de Josué Guébo est une poésie totale  ou plutôt comme le dirait A. Waberi c’est un voyage de mots qui se nourrit de multiples étreintes.

Josué Guébo, Songe à Lampedusa, Dakar, Panafrika/Silex, Mai 2014, 70 pages

Anas Atakora

Le Festival Chale Wote : l’art “different” dans le plus vieux quartier d’Accra

Le Ghana est un pays ouest Africain mieux connu pour son équipe nationale des Blacks Stars, son cacao et surtout son emblématique premier président Kwame Nkrumah. Il connaît moins de succès que son gigantesque frère Nigérian quant il s’agit des arts mais le Ghana n’est pourtant pas dépourvu de ses pépites noires et regorge de talents de tous bords.

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Jamestown est le tout premier quartier d’Accra et constitue un des quartiers les plus peuplés et défavorisés de la capitale. Quelques immeubles défraichis témoignent des vestiges de la colonisation et l’on observe l’abondance d’enfants, semblant tous avoir entre 2-8 ans, vivre tels des adultes et vagabonder dans les ruelles de Jamestown. Le quartier regorge de vie malgré la précarité de ses populations et constitue le fief de l’ethnie Ga qui chaque année célèbre leurs chefs à travers la cérémonie d’Homowo.

Stimuler le quartier, contribuer au bien-être de ses habitants à travers les arts et révéler, fédérer des artistes ghanéens en inspirant, montrant au monde que l’art est un droit, mettre le Ghana sur la carte mondiale des pays touristiques, telles sont les pistes qui me semblent motiver l’existence du Festival Chale Wote.

Plus de 150 artistes ghanéens vont contribuer au festival ; des cascadeurs, des performances théâtrales, happenings indéfinissables, fresques murales, live shows, body painting, artisanat mais aussi conférences sont au programme.

L’imaginaire et la créativité africaine et la Création avec un grand « C » sont à l’honneur et à leur apogée lors de ces festivités. Le thème de cette année est plus particulièrement la vie et la mort unis dans la renaissance intitulé « An Eternal Dream into Limitless Rebirth ». Message clair invitant à voir le milieu artistique ghanéen comme un phoénix renaissant constamment. Thème lourd de sens dans le contexte économique exceptionnellement moribond du pays.

Ce festival mérite d’exister car il montre les frontières franchissables entre les « beaux » arts et les arts exercés hors des écoles. Chalewote  veut aussi militer pour plus d’art dans le quotidien des ghanéens toutes classes sociales confondues. L’art n’est plus pour les élites, il est  aussi un droit pour les plus démunis. Les fresques murales sur des habitations abandonnées illustrent cette volonté de réapproprier des espaces, des âmes laissées pour compte pour leur redonner force et vie.

Chalewote

Crédit photo : Accradotalt

Des artistes tels que Mohamed Ibrahim ont pu être révélés par les éditions passées et sont désormais exposés dans des galeries aussi prestigieuses que la Saatchi au Royaume-Uni.

La 4ème édition a été lancée le Samedi 23 août 2014 et elle promettait d’éblouir, de captiver, de sensibiliser, d'inspirer la communauté de Jamestown et les milliers d’autres festivaliers attendus.

Shari HAMMOND

Plus d’informations : accradotalttours.wordpress.com

Programme du festival Chale Wole 2014

Les 60 ans de la littérature congolaise

La littérature congolaise célèbre cette année ses noces de diamant. En effet, cela fait soixante ans qu'elle existe. Elle naquit en 1953 avec la publication du roman Coeur d'Aryenne, de Jean Malonga. Ce dernier, auteur du Sud du Congo, se déporte dans le Nord du pays, plus précisément à Mossaka, pour y faire vivre ses personnages, Mossaka où l'auteur n'a pas du tout vécu mais où il se projette par le pouvoir de l'imagination. 

 

Nouvelle image (3)Aujourd'hui, soixante ans après, on peut dire que Jean Malonga était un visionnaire, car partir du sud, sa région natale, pour le nord qui est à l'opposé, est un symbole fort d'unité et du patriotisme qui doit animer tous les fils et les filles du Congo, quelle que soit leur groupe ethnique, quelle que soit leur région. Le Congolais doit se sentir partout chez lui, il ne doit pas se laisser berner par ceux qui veulent manipuler  les masses en se servant de la tribu comme une arme implacable du diviser pour mieux régner. Les années quatre-vingt dix portent les traces sanglantes de l'instrumentalisation de l'ethnie.

Or Jean Malonga, premier écrivain congolais, ouvre la voix par un message de paix, un message d'unité, il nous invite à bâtir des ponts entre les régions et les ethnies. "Bâtir des ponts culturels", c'est le leitmotiv des festivités qui vont commémorer la naissance de la littérature congolaise, il y a soixante ans de cela, et Jean Malonga est naturellement la figure tutélaire de ces célébrations, qui ont officiellement démarré ce samedi 19 octobre au salon du livre de L'Haÿ-les-Roses.

Des écrivains, des admirateurs de la littérature congolaise, des patriotes venus faire honneur à leur littérature ont répondu présents à cette invitation à la Noce, et nous avons trinqué ensemble pour une littérature encore plus forte et plus vive. Mais avant de boire à la santé de la littérature du Congo Brazzaville, nous avons d'abord hommage à Léopold Pindy Mamonsono, écrivain, animateur de l'émission littéraire "Autopsie" sur télé Congo, organisateur d'événements culturels et littéraire, bref une figure importante du paysage littéraire congolais, qui a rejoint ses ancêtres le 8 octobre dernier. Nous avons ensuite vogué sur le fleuve Congo, car le voyage était au coeur de cette fête à L'Hay-les-Roses. Le modérateur Aimé Eyengué, initiateur de ces festivités, s'est improvisé commandant à bord et nous a conduits du Congo au Mékong avec l'écrivain aux doubles origines vietnamienne et congolaise Berthrand Nguyen Matoko. Belle coïncidence : le Vietnam était à l'honneur à cette édition 2013 du festival du livre et des arts de L'Haÿ-les-Roses, le Congo aussi. Berthrand Nguyen Matoko a parlé de ses livres dans lesquels, souvent, il brise le silence et les tabous, par exemple dans son Flamant noir, publié chez L'Harmattan, qui a fait beaucoup parler de lui. Nous avons fait escale au Rwanda avec le Docteur Roland Noël qui a évoqué son expérience là-bas à travers son livre Les Blessures incurables du Rwanda, publié aux éditions Paari. Ce livre a fortement retenu l'attention du public, il a été réédité et est au programme dans une université de France, a souligné l'auteur, médecin de profession. 

 

Nouvelle image (2)Nous sommes revenus au Congo, sur le fleuve, avec des défenseurs de marque, l'honorable Sylvain Ngambolo, ancien député, promoteur du fleuve Congo, ainsi que le producteur Hassim Tall qui a fait un beau film sur le Congo. Les littéraires Boniface Mongo Mboussa et Liss Kihindou se sont attachés à montrer la présence du fleuve Congo dans la littérature. Le premier a souligné combien le Congo avait nourri l'imaginaire occidental, il a par exemple cité Le Coeur des ténèbres, de Conrad ou Voyage au Congo de Gide, mais c'est souvent une vision sombre qui est donnée du Congo, tandis qu'avec les nationaux, c'est une autre image qui est donnée. Le fleuve irrigue les écrits des Congolais, ai-je déclaré, et cela se voit parfois dans les titres : "Photo de groupe au bord du fleuve" de Dongala, "Le cri du fleuve" de Kathia Mounthault… Sans nous être concertés, Boniface Mongo Mboussa et moi avons donné une idée de la vision différente que l'on avait du fleuve dans la littératture, selon que l'on se place du point de vue de l'Occident ou des natifs du pays, mais le temps était compté et nous n'avons pu aller en profondeur, la discussion s'est poursuivie à l'extérieur, autour d'un pot, avec l'apport de tous cette fois, mais ce n'est pas sans avoir écouté au préalable des extraits de la nouvelle d'Emilie Flore Faignond "Je suis une Congolo-Congolaise, à paraître dans l'ouvrage collectif qui va marquer, de manière durable, ce soixantième anniversaire. Emilie-Flore Faignond magnifie le fleuve d'une manière si touchante, si poignante que l'on ne peut rester insensible, c'est tout simplement un hymne au Congo qu'elle chante, et le chant composé par l'artiste Jacques Loubelo, qui nous a quittés récemment, revient forcément à la mémoire : "Congo, ekolo monene, tolingana, toyokana, to salisana malamu, bongo to bongisa Congo…" (Congo, pays dont la valeur est si grande, Congolais, aimons-nous, qu'il y ait l'entente, la fraternité parmi nous, c'est ainsi que nous bâtirons notre pays, que nous le rendrons meilleur…) 

Suivons les traces des artistes Jacques Loubelo et Emilie-Flore Faignond, donnons tout notre amour à notre pays, donnons la meilleure part de nous. Si nous, les premiers, ne bâtissons notre pays avec le ciment de l'amour, de l'entente, de la fraternité, de la paix, comment pourra-t-il tenir debout face aux intempéries, comment pourra-t-il résister au loup qui rôde pour le détruire ? Heureusement que dans le conte, l'un des trois petits cochons avait bâti en dur, et non avec de simples branchages ou de la paille. Alors, Congolais, congolaises, avec quoi bâtis-tu le Congo ?

Les prochaines célébrations auront lieu le 10 novembre, à la Maison de l'Afrique à Paris, puis le 12 décembre, aux Galeries Congo, toujours à Paris. A Brazzaville, elles auront lieu du 20 au 22 décembre 2013. Il y en aura aussi à Pointe-Noire, à la mi-décembre.

 

 

Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

http://valetsdeslivres.canalblog.com/

La « bibliodiveristé » au service de l’Afrique subsaharienne

La Journée internationale de la bibliodiversité lancée en 2010 par des éditeurs indépendants d’Amérique latine, célèbre chaque année dans des pays du monde entier cette « diversité culturelle appliquée au monde du livre. En écho à la biodiversité, elle fait référence à une nécessaire diversité des productions éditoriales mises à la disposition des lecteurs». L'essayiste et économiste Sanou Mbaye revient sur son importance dans le cadre de l'Afrique subsaharienne


logo_jourb-300x223Le continent africain compte déjà plus d’un milliard d’habitants. Ils seront deux milliards en 2050 parmi lesquels plus d’un milliard seront en âge de travailler. La grande gageure sera la formation de cette jeunesse pour répondre aux multiples défis auxquels fait face la région.

Il est de coutume de ne percevoir dans la multitude africaine que la dimension de la pauvreté et des exactions dont sont victimes les populations noires. Et c’est à l’économique que renvoient les images qui en témoignent. Il est alors de bon aloi de parler de développement et de lutte contre la pauvreté quand il s’agit de supputer les solutions à apporter aux problèmes récurrents de ces populations. Pourtant s’il est vrai que la production de biens et services est un préalable au développement économique, celui-ci n’en demeure pas moins tributaire des hommes auxquels il appartient d’impulser ce processus et ils ne pourront le faire à leurs bénéfices et pour leur épanouissement qu’en puisant dans leur patrimoine culturel commun. D’où l’importance du livre, l’outil premier pour faire des valeurs culturelles de la civilisation noire une plateforme de reconnaissance identitaire, de solidarité et de reconquête du moi de l’Africain après les négations ségrégationnistes des années de plomb de l’histoire traumatique qui a été la sienne tout au long des siècles d’esclavage et de conquêtes coloniales.

C’est à la lumière de cette exigence qu’il faut priser une action et un héritage. L’action est celle des éditeurs indépendants. Dans l’ère de la mondialisation où la production et le commerce du livre obéissent aux lois du marché, ils le rendent accessible au plus grand nombre. Quant à l’héritage, il est celui du poète et de l’académicien Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal, chantre de la Négritude, c’est-à-dire l’ensemble des valeurs de la civilisation noire dont il entendait faire les fondations d’une renaissance culturelle et économique de l’homme noir. Il avait fait de la politique de diffusion du savoir à travers l’enseignement et la lecture son cheval de bataille en promouvant l’édition, la promotion artistique, la création de bibliothèques et l’exonération de taxe de la production et du négoce du livre. Les prix Nobel de paix, de littérature et d’économie d’origine africaine et bien d’autres auteurs noirs connus ou anonymes, publiés ou dans l’attente et l’espoir de l’être un jour honorent également ce legs à travers le roman, l’essai, la poésie, l’information, l’image, les arts, les lettres et bien d’autres encore.

Cette action des éditeurs indépendants et cet héritage créatif sont d’autant plus d’actualité que pour la première fois, depuis un demi-siècle, l’Afrique est en passe de célébrer un renversement des rôles. Durant la décennie passée, le nombre des consommateurs de la classe moyenne – ceux qui dépensent 2 à 20 dollars par jour -, a augmenté de plus de 60 %, pour atteindre 313 millions. Ce nombre ira s’agrandissant car dans la décennie à venir, l’Afrique sera le seul continent où la population continuera de croître. L’essor de la classe moyenne et sa nouvelle propension à consommer des livres et à s’adonner aux choses de l’esprit représentent le plus puissant moteur de la croissance culturelle et du renouveau identitaire qui doivent être le socle de tout développement économique pour qu’il soit durable et qu’il contribue au bien être réel des populations.

Cependant, pour que cette toute nouvelle embellie se traduise en progrès sociaux, en création d’emplois et en amélioration du niveau de vie des populations, les pays africains devront poursuivre leur développement matériel en diversifiant leurs activités économiques et en créant de la valeur ajoutée. Pour ce faire, ils devront mettre en place des politiques d’industrialisation appropriées pour la transformation locale des matériaux en produits finis et semi-finis afin de préserver leur environnement, un capital qui leur est propre mais qui relève aussi du patrimoine écologique de l’humanité dont la propre survie est menacée par les exactions d’un capitalisme mondial prédateur et destructeur.

Prendre conscience et revendiquer sa propre identité tout en ayant conscience de sa dimension universelle, voilà le défi qui ne peut être relevé qu’à travers un programme éducatif transformationnel de la jeunesse africaine. Cela nous ramène encore une fois de plus à l’importance du livre, de son édition et de son accessibilité aux populations concernées. Car c’est par la lecture qu’on forme les âmes en les ouvrant à l’autre, aux nouvelles idées et à de nouveaux horizons, aux rêves, à l’innovation et à la créativité.

Il est aussi d’évidence historique que les peuples ne s’épanouissent qu’avec des régimes qui garantissent le respect de leurs droits fondamentaux. Ce sont les écrits qui forment le corps social aux libertés d’expression et aux valeurs démocratiques. Ce sont aussi les écrits qui irriguent les canaux de diffusion du savoir que sont les établissements d’enseignement et les organes d’information.

Ainsi la « bibliodiversité » est au commencement et à la fin du processus de développement actuel de l’Afrique, que toutes les statistiques décrivent comme le nouvel eldorado de la croissance économique mondiale de la manière dont la Chine l’a été il y a trente ans.

Sanou Mbaye

Repris sous Licence CC 3.0


Sanou Mbaye, ancien haut fonctionnaire de la Banque africaine de développement, est un banquier d'affaires sénégalais et l'auteur de L'Afrique au secours de l'Afrique, Les editions de l'Atelier, 2009, 160pp.

Pour en savoir plus sur la Journée Internationale de la biodiverité.

Véronique Tadjo : Loin de mon père

Veronique Tadjo Loin de mon pèreNina est une jeune femme vivant en Occident qui rentre en Côte d’Ivoire à l’occasion du décès de son père, le docteur Kouadio Yao, un des premiers cadres de ce pays. Elle semble avoir quittée ce pays depuis longtemps. Nina nous conte ce retour contraint pour les funérailles du père. Un élément intéressant à savoir est que chez les populations du sud de la Côte d’Ivoire, ces funérailles peuvent être extrêmement longues et durer plusieurs semaines voir plusieurs mois.

Nina est assistée par la famille de son père qui prend en charge l’organisation de la veillée funéraire, laissant à la jeune femme le temps de mettre de l’ordre dans les affaires de son père, de mieux se remémorer divers souvenirs sur cette figure emblématique que fut son père, son enfance, sa mère européenne qui a suivi son homme en Afrique, sa sœur aînée, rebelle et en rupture avec la famille. Le souvenir d’une enfance et d’une adolescence dans un pays apaisé. Mais la Côte d’Ivoire a changé depuis la rébellion de 2002.

Les comportements ont évolué. La corruption s’est installée, les armes sont beaucoup plus visibles. Nina poursuit ses investigations dans la paperasse du père et découvre ses créances, ses ambitions brisées pour son pays, les errements d’un intellectuel africain éternellement écartelé entre son savoir scientifique et les exigences d’une société ancrée dans ses traditions, les raccourcis irrationnels… Nina mesure la pression sociale exercée sur cet homme généreux. Mais ce n’est que la face cachée de l’iceberg, quand elle découvre les frères et sœurs que le docteur Kouadio a toujours caché à ses filles aînées, Nina tombe de très haut

Je suis avec beaucoup d’intérêt la production littéraire de Véronique Tadjo. J’aime son originalité, la pertinence de son discours, sa manière de dénoncer l’air de rien de nombreuses tares de ces sociétés africaines. Ici, encore, elle met le doigt sur tout le faste qui entoure ces funérailles, mais elle montre surtout la posture complexe de l’intellectuel africain. Certes, ici il s’agit d’une figure de la génération des indépendances, polygame dans l’âme malgré un progressisme de façade. Mais c’est aussi une plongée dans l’hypocrisie familiale qui entoure souvent les couples mixtes en Afrique, où les enfants sont élevés dans des cercles de mensonges.

Le personnage principal exprime sa rage face à cette figure si aimée mais si méconnue que fut son père. L’écriture de Véronique Tadjo est simple, sans emphase particulière, l’émotion et l’intérêt naissant des maux narrés plus que mots usités. C’est que j’aime, chez cette auteure, la richesse et la justesse de son propos.

 


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Véronique Tadjo, Loin de mon père

Editions Actes Sud, 177 pages,

1ère parution 2010

Revue parue initialement "Chez Gangoueus"

 

Portraits d’Afro-responsables

« Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir ». Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre (1961)

A la rentrée 2012-2013 l’Education nationale française a intégré au programme de géographie des classes de Terminale un nouveau chapitre intitulé « L’Afrique : les défis du développement » ! C’est dire si l’heure est à la prise de conscience que désormais il faudra compter avec l’Afrique. L’indéniable émergence du continent africain se fait par le bas…ou le haut, selon l’échelle que l’on retient. Convaincus qu’ « il vient une heure où protester ne suffit plus : après la philosophie, il faut l’action »[1], de jeunes africains, la véritable manne du continent, agissent tous les jours, à leur niveau pour donner un sens à l’afro-responsabilité.

Ils sont quatre jeunes africains, pas trentenaires ou à peine, à qui j’ai demandé de me parler de leurs activités et du sens qu’ils donnent à l’expression « afro-responsabilité ».


385917_2895783839254_845707110_nElom Kossi 20ce est un rappeur et activiste togolais, il se définit comme « un griot contemporain, qui essaye de cicatriser à travers l’art oratoire et l’écriture, les profondes plaies de l’Afrique ». Il est à l’origine du concept d’ « arctivisme », contraction des mots art et activisme désignant le militantisme sociopolitique porté par l’art ; le dernier chapitre d’Arctivism a vu Elom 20ce et son équipe se déplacer à Cotonou au Bénin pour faire découvrir l’histoire de Toussaint Louverture. On doit aussi à l’infatigable Elom le « Cinéreflex » contraction des mots Cinéma et Réflexion, un rendez-vous mensuel pour réfléchir sur les problèmes contemporains de l’Afrique et du monde en relation avec notre histoire. Elom 20ce a réussi à faire de sa musique un vecteur de transmission et d’éveil des consciences. Il a sorti un maxi, Légitime Défense, en janvier 2010 suivi en 2012 par l’album Analgézik, disponible « dans toutes les bonnes pharmacies ». L’afro-responsabilité pour Elom c’est la prise en main de la destinée de l’Afrique par les Africains. Elom 20ce sera en concert-live à Lomé le 10 août prochain.

 


976990_10200741548274601_340972181_oEn octobre 2012 j’assiste au chapitre parisien d’Arctivism consacré à Thomas Sankara. Dans la salle, beaucoup de visages connus. Un débat suit la projection d’un documentaire sur la vie de Sankara, une main se lève, puis une voix, étonnamment douce. Je me retourne, visage connu encore. Enorme contraste entre cette voix et la force des propos de celle qui la possède. Lena a 25 ans, elle est togolaise et vit à Paris. Sous son apparence frêle se cache une redoutable femme d’affaires qui vient de lancer la Nana'secrets, une beautybox qui révèle chaque mois aux femmes, les produits de beauté inspirés du terroir Africain. Ce projet réunit les trois grandes passions de Lena : l’Afrique, les affaires et la beauté. Pluridisciplinaire, Lena tient aussi un blog Nana Benz et est un membre actif de l’association AfreecaTIC qui se donne pour objectif la vulgarisation des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) en Afrique ainsi que l’accès à l’énergie et la protection de l’environnement. Pour Lena, être afro-responsable c’est « apporter une pierre au chantier du développement africain ». Victime de son succès, la toute première box Nana Secrets est déjà en rupture de stock, celle de Juin arrive très bientôt…

 


383521_609792782373486_67387218_nLe 28 mai 2013 un dîner de gala donné en présence d’ambassadeurs de pays africains et des Etats-Unis a marqué à Accra le lancement officiel du livre « From Nowhere to Somewhere ». L’auteur, I.K Adusei, n’est pas vraiment un inconnu pour la centaine d’invités. Diplômé de Sciences politiques de l’Université du Ghana, Isaac a à peine 24 ans. Fort de la conviction qu’une jeunesse responsable et instruite doit être l’épine dorsale d’une Afrique qui se relève, il a créé en 2009 –à 20 ans !- le Youth Rights Watch Initiative International, une ONG qui mène des projets et des programmes orientés vers la responsabilisation de jeunes ghanéens et africains. Isaac s’est fait le porte-parole d’une jeunesse forte et est régulièrement invité à participer à des conférences. En 2012 son poème « The choice at the cross road » a été parmi l’un des rares écrits africains retenus par l’ONU dans le cadre du UN Poetry for Peace Contest. Pour Isaac l’afro-responsabilité c’est le destin de l’Afrique entre les mains des Africains. Il n’est pas aisé de faire une synthèse des activités de ce jeune qui se définit sans détour comme un panafricaniste, nourri de la mémoire et des œuvres de son illustre compatriote Kwame Nkrumah, tant le jeune homme est insaisissable, foisonnant de projets et d’initiatives toujours orientés vers l’émergence du continent africain à travers ses jeunes. Isaac K. Adusei. Retenez ce nom : il pourrait bien être, dans quelques années, celui de l’autre ghanéen qui occupe le poste qui a longtemps été celui de Koffi Annan.


319139_10150420171962674_527661021_n(Re)construire l’Afrique par ce qui est sa première richesse : les enfants. Cela pourrait être la devise d’Ablavi Gokou. Cela fait bientôt dix ans que j’ai la chance de côtoyer Ablavi et dix ans donc que je la vois faire échec à l’acception –masculine – selon laquelle la femme est le sexe faible. Née à Lomé, Ablavi a vécu un peu partout en Afrique avant d’arriver en France en 2002. Titulaire d’un Master de Droit international, elle avait hâte de quitter la France pour exercer ses compétences là où on en a réellement besoin : en Afrique. Ablavi ne voulait pas figurer dans cette galerie de portraits, « je n’ai encore rien fait » me dit-elle. Certes. Si l’on considère qu’une vie dévolue à l’humanitaire entre Nairobi, Conakry, Lille, Paris, Bruxelles, Le Caire, Bobo Dioulasso, Lomé, n’est « rien ». Lorsque ses études l’emmènent au Caire pour des recherches sur les minorités et le droit à l’éducation, le stage seul ne suffit pas à cette battante, elle veut se sentir utile, et comme souvent c’est auprès des enfants qu’elle nourrit ce besoin. Six mois à s’occuper de jeunes réfugiés soudanais déplacés par la guerre.

A travers le continent, des jeunes dévoués, sérieux et déterminés, travaillent en silence et avec acharnement au développement du continent africain. Compagnons de barricade, éclaireurs et bâtisseurs d’une nouvelle Afrique, ils nourrissent et réaffirment notre foi dans la jeunesse africaine.

Liens :

http://www.elom20ce.com/

http://nanasecrets.com/ 

http://www.un.org/disarmament/special/poetryforpeace/poems/adusei/

http://worldwriteafrica.wordpress.com/ 


[1] Victor Hugo

 

 

 

 

 

 

 

KATANGA BUSINESS (2009) – Un film documentaire de Thierry Michel

Du business dans la rubrique culture, allons donc ! Et si on désappropriait le discours économique de la voix des seuls experts… Soyons encore plus fous, faisons en l’affaire de tous. Déplaçons donc le discours économique et adoptons une autre perspective.

Affiche_katanga_business Avec « Congo River », nous avons exploré les méandres du Congo en suivant le contre-courant du fleuve. Toujours plus haut, vers la source, tentant de surmonter le désespoir des habitants du Congo, fleuve-pays. Avec « Katanga Business », revenons sur terre et tentons d’affronter la guerre…économique qui s’y livre. Encore une guerre… Katanga Business ou la guerre des intérêts particuliers multinationaux.

Le Katanga, cette région bien nommée (katanga signifie cuivre) est une région du Congo qui détient 80% des mines du pays : cuivre, cobalt, uranium, manganèse… On croirait réciter la table de Mendeleïev, cette fameuse table d'éléments qu’on apprend en cours de chimie.

Autant de minerais qui transforment la terre en argent, sonnant et trébuchant.

Ceux qui trébuchent, les creuseurs, ces hommes venus de tout le pays pour espérer trouver quelque subsistance en creusant la terre de leurs mains nues et revendre le minerai brut souvent à prix dérisoire. Ils creusent, creusent et souvent c’est leur propre tombe qui apparaît.

C’est l’ouverture de ce film documentaire de Thierry Michel, une tombe qui se referme. Image glaçante, plus terrible encore que les maux qu’on découvre ensuite: corruption, exploitation, mépris de la vie humaine…

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Fidèle à son dispositif de montage, Thierry Michel mixe ses images aux archives en noir et blanc filmées du temps du Congo Belge à l’industrie florissante… une autre exploitation encore.

Du temps de la colonie, on pillait les ressources. Aujourd’hui, qu’en est-il ?

L’histoire de la Gécamines devient sous la caméra de Thierry Michel un petit cours d’histoire économique. Fleuron industriel du Congo Belge, nationalisée à l’indépendance, cette entreprise d’Etat est dirigée –au début du documentaire- par le canadien Paul Fortin. Nommé par le Président de la République Démocratique du Congo, c’est un patron pour le maintien de qui les salariés n’ont pas hésité à faire grève.  Ce patron illustre bien l’ancienne façon de diriger "à la papa". Mes ouailles, ayez confiance. « La politique, cela ne donne pas à manger » nous dit-il. Mais ça pourrait si on arrêtait de tirer sur les creuseurs qui manifestent pour défendre leurs droits. Oui, on tire pour assurer la sécurité des investissements…

Thierry Michel  trouve dans la région du Katanga le cœur brut et géologique des stratégies économiques mondiales. Cette région dotée de fabuleuses ressources énergétiques est convoitée par tous les pays avides de minerais pour accroître leur développement industriel. Et cela profite-t-il à la région et au pays lui-même ? Les Congolais gagnent-ils aussi ?

Pour y répondre, Thierry Michel pointe sa caméra vers le Gouverneur de la riche région et nous laisse faire notre propre idée.


KATANGA business de Thierry Michel

Moïse apparaît ainsi en Terre d’Afrique. Oui, un nom qui décide de son destin, dixit l’intéressé. Moïse Katumbi est dans le documentaire de Thierry Michel un véritable personnage. Ancien homme d’affaires ayant fait fortune et aussi président du fameux club de football TP Mazeme au Lubumbashi, il est élu gouverneur du Katanga en 2007. L’ancien homme d’affaires s’est mué en intercesseur de l’intérêt général.

Moïse gouverneur des hommes devient aussi le défenseur des creuseurs.

Moïse solution ! Scandent les creuseurs. Mais peut-il empêcher les multinationales de déloger les creuseurs ? C’est à ce titre que le personnage de Moïse Katumbi  attire la caméra et notre attention dans ce documentaire. Il est l’incarnation des contradictions à résoudre. Dans quelle mesure l’ancien homme d’affaires peut-il protéger l’intérêt général ? Comment peut-il à la fois encourager les investissements étrangers dans sa région et défendre les intérêts de ses administrés ?

On le sent sincère. Et puis, c’est sans compter sur l’aide contre-productive de certaines autorités qui s’accoquinent avec des investisseurs peu scrupuleux.

Les investisseurs indiens et chinois montent en puissance sur le continent. (Non, il n’y a pas de lien entre le manque de scrupule de la phrase précédente et ce qui suit)

« Nous attachons beaucoup d’importance à l’amitié. Nouer des liens amicaux avec l’ensemble des pays du monde est l’idée fondamentale de la politique étrangère de la Chine » nous dit l’ambassadeur chinois, Wu Zexian. Bon, il faut savoir aussi choisir ses amis…

Mais c’est vrai aussi que la Chine et la plupart des pays africains appartiennent encore au mouvement des non-alignés, feu mouvement qui se constitua comme une troisième voie pendant la guerre froide et surtout en lutte contre la colonisation.

On ne peut donc que sourire quand on découvre à la fin du documentaire que Paul Fortin de la Gécamines passe la main à l’investisseur chinois M. Min. C’est peut-être le début d’une grande amitié…

 


Post-scriptum :

Thierry Michel consacre son dernier documentaire au gouverneur du Katanga – « L’irrésistible ascension de Moïse Katumbi»-. Le film est sorti fin avril en Belgique, il est prévu en France à la rentrée, il est d’ores et déjà interdit en République Démocratique du Congo. Interdit de visa au Congo, Thierry Michel est d’ailleurs aussi menacé de mort par certains partisans (vraiment ?) de Moïse Katumbi. Faire un film n’est pas sans risques.

Patrice Nganang, La saison de prunes

J’ai commencé la lecture de ce roman par un malentendu. Pourquoi les camerounais appellent-ils le fruit du safoutier une « prune » ?  Car derrière ce titre un peu étrange, voir un peu exotique pour qui s’intéresse à l’arboriculture, c’est par la saison de safous, pardon la saison de prunes, que Patrice Nganang commence son évocation d‘une période de l’année singulière en terre camerounaise. A cette époque, un jeune cadre de l’administration coloniale, poète à ses heures perdues, Louis Marie Pouka décide en cette année 1940, douloureuse pour la France et ses colonies, de partir en vacances à Edéa, en pays bassa. Son père y vit. Géomancien de son état, influent dans cette localité. Ne s’arrêtant pas seulement aux petites gens qui viennent solliciter ses « dons », M’Bangue – c’est son nom –  annonce avant l’heure le suicide d’Hitler.

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Pouka retrouve à cette occasion d’autres amis à Edéa dont Fritz et Ruben Um Nyobé (oui, le futur leader de l’UPC). Louis-Marie Pouka a l’ambition de créer un cénacle de poètes en langue française dans son fief. Ses amis y voient un acte de folie. Le poète se lance avec la conviction du juste dans ce projet audacieux et, disons-le, décalé. De la foule très nombreuse en quête d’emploi qui accourt à son annonce de recrutement, il retiendra une demi-douzaine d’illuminés qu’il rebaptise à la gloire de grands poètes disparus… En travaillant à la fois sur la personnalité de Pouka et celles de ses adeptes qui se réunissent dans un tripot aux allures de bordel, ainsi que le microcosme qui gravite autour d’eux Patrice Nganang pose une description très pertinente du petit monde d’Edéa entre les fonctionnaires ou hommes indépendants revenant des grandes villes camerounaises, des femmes, souteneuses ou épouses.

Quatre personnalités de ce roman foisonnant de portraits se dégagent. Bilong, l’adolescent impétueux, imbu de lui-même, audacieux et rêvant de se faire une place parmi les hommes. Ahoga, le faux hilun, broussard un peu perdu dans ce cénacle, magnifique chantre de la tradition orale bassa, Philotée, le bègue, aussi jeune que Bilong et Hebga, le cousin bucheron de Pouka, qui ne fait pas partie du cercle, mais dont le rapport avec Pouka est d’abord celui très intime du talent que ce dernier, dans son adolescence avait pour porter une parole qui sublime la puissance physique d’ Hebga et le pousser au dépassement de soi pour le meilleur comme pour le pire.

Dans cette première phase du roman, la question du sens de la littérature et de la parole dans une société qui se forme est intéressante. Cette prise de parole est essentielle même si on peut se poser la question de son fondement et du genre employé, la poésie, pour former des illettrés à la recherche d’un emploi.

Le sarcasme de l’écrivain sur cette question est très caractéristique de son discours et on peut penser d’une  certaine manière que NGanang ne se fait pas trop d’illusion sur la place de la littérature dans une société qui se cherche. Ecoutez, Bilong expliquer la démarche à sa belle nommée Nguet, une wolowos, l’esprit du cénacle.

« Qu’est ce que vous faites là-bas ? » lui avait-elle demandé avec curiosité, après lui avoir apporté l’eau. 

C’était Nguet.

« Ecrire », lui avait dit Bilong. Il but dans le gobelet que lui avait donné, les jambes écartées pour laisser les gouttes impregner le sol.

« Ecrire quoi ? avait continué la Nguet

Des rimes. »

Les autres femmes avaient réagi.

« C’est quoi, ça ? »

« On mange ça ? »

Page 208, Editions Philippe Rey

Le contexte de ce roman est celui la construction de la France libre à partir des colonies qui sont pour la plupart vichystes à la fin 1940, excepté le territoire du Tchad que dirige le gouverneur Félix Eboué. Assez rapidement, entre en scène autre personnage historique, le capitaine Leclerc qui arrive à Edéa en pirogue. Cet homme à tout faire de Charles de Gaulle, stratège futé, va construire pas à pas une légitimité au discours de Gaulle exilé en Angleterre en prenant Yaoundé avec le soutien d’Eboué, et en organisant avec quelques officiers, la formation des tirailleurs qui vont constituer la Force noire qui partant d’Afrique subsaharienne vont remporter les premières victoires significatives françaises pendant ce conflit à Murzuk et Koufra dans le désert du Sahara face aux troupes italiennes.

Edéa étant une plaque tournante, selon Nganang, de ses troupes de tirailleurs, plusieurs membres du cénacle sont embrigadés dans ces contingents et armés de la parole construite avec Pouka, ils vont nous raconter cette guerre de l’intérieur.

« Il (Hegba) faisait partie du contingent, lui – dans lequel les sénégalais n’étaient pourtant pas nombreux. C’est une paresse française que personne n’a corrigée, car le Sénégal, alors vichyste, n’avait pas jusque là fourni de tirailleurs à de Gaulle ; de plus, il lui a infligé sa première véritable défaite militaire du 23 au 25 septembre 1940 […] En tout cas le premier contingent de soldats au Tchad venait du Sénégal. On racontait que c’est parce que ces sénégalais ne voulaient pas tirer sur des tchadiens, comme leur ordonnaient leurs officiers supérieurs, et manquaient toujours ceux qu’ils devaient mettre en joue, qu’on les avait appelés tirailleurs. Qui sait ? Toujours est-il que les Français désignèrent bientôt tous les soldats africains de leur armée comme « tirailleurs », et tous les africains qu’ils recrutaient comme « Sénégalais ». C’était commode. C’était simple. Comme toute injure »

Page 170, éditions Philippe Rey 

C’est l’âme du tirailleur « sénégalais » – qui paradoxalement  ici est bassa –  que nous restitue avec brio le romancier camerounais. L’initiation de Pouka, va servir à l’élaboration du discours de ces tirailleurs. Ce roman participe à donner, selon ma lecture, un sens très particulier à la question de la France libre et des enjeux que celle-ci a dû surmonter pour reconstituer une identité nationale française mise à mal par l’occupation nazie et la collaboration vichyste. De Gaulle n’aurait pas existé devant Churchill sans ces victoires en Afrique de Leclercq, sans cette chair à canon qu’ont été les tirailleurs « sénégalais » dans le désert du Sahara.

Ce roman participe donc à l’exploration de tous les non-dits de cette période douloureuse, mais qui dicte des comportements entre postcoloniaux et français. Comme tout roman historique, il faut naturellement identifier ce qui relève de la fiction et ce qui est avéré et je pense que l’ambition de Patrice Nganang se situe dans cette invitation à creuser le sujet.

Je terminerai en disant que cet auteur n’est jamais aussi bon que lorsqu’il fait des romans où subrepticement il laisse exprimer son rire qui désamorce le dramatique. Ce texte est donc utile. A lire et à  faire lire.

 


Patrice NganangPatrice Nganang (1970 – ) est un écrivain camerounais. Docteur en littérature comparée (Johann Wolfgang Goethe University – Francfort) et professeur de littérature à la Stone Brook University de New York, son second roman Temps de chien a reçu le Prix Marguerite Yourcenar (2002) et le Grand Prix de Littérature de l'Afrique Noire (2003).

La saison des prunes est son cinquième roman.

Editions Philippe Rey, 445 pages, 1ère parution en avril 2013

www.philippe-rey.fr

Tayeb Salih : Saison de migration vers le nord

J'évolue sous influence. Je m'explique. Marchant dans une FNAC à mes heures perdues, je suis tombé par le plus grand des hasards  en littérature africaine et tout de suite, mon attention s'est focalisée sur Tayeb Salih et son roman Saison de migration vers le nord. Il faut croire que les effets de ma lecture de l'essai Quand l'Afrique réplique de James Currey font mouche. L'éditeur d'Africans writers séries parle du romancier soudanais comme de l'un des plus grands auteurs publiés par sa célèbre collection. Je ne risque rien. Sauf qu'entre plusieurs lectures sur lesquelles je rame, je me bats, j'ai commis l'acte irréparable de lire la première page de ce roman et j'ai été littéralement happé par le récit de l'écrivain soudanais. C'est aussi à cela qu'on peut apprécier un bon bouquin. Un style fluide, maitrisé, un poil classique. Une histoire. Un homme, Moustapha Saïd. Des femmes. Une époque. Des lieux. Deux mondes. Le Soudan rural et l'Angleterre des années 20. Un narrateur.

 

Un jeune étudiant après de longues années en Angleterre retrouve son bercail et les membres de son clan quelque part sur les berges du Nil au Soudan, loin de Khartoum. C'est une atmosphère qui lui a manqué. L'action se situe dans les années 40. Alors qu'il déblatère sur sa vie européenne au milieu de cette foule d'amis et de parents qui ont dû mal à concevoir le monde qu'il raconte, notre étudiant remarque l'attitude impassible d'un homme. Moustapha Saïd est étranger qui a récemment acheté un lopin de terre, où il vit discrètement. On ne sait rien de lui. Intrigué, le jeune étudiant va tenter de démasquer cet  homme qui va se réveler être un personnage hors du commun. Mais je n'en dirai pas plus car la qualité de ce roman est de comprendre.

Tayeb Salih est considéré comme l'un des plus grands écrivains de langue arabe. J'ose bien le croire à la fin de la lecture de ce roman passionnant qui nous parle d'un de ces chocs de cultures magnifiques que la colonisation a produit. Les thématiques abordées touchent le machisme, la solitude, la passion sexuelle , la liberté tout cela sur un fond de colonisation et de rencontres inédites des humanités. 

L'écriture de Tayeb Salih est tout simplement sublime, vacillant entre une forme poétique et une prose rigoureuse et élaborée. C'est le genre de texte dont on ne décroche pas car le romancier soudanais donne à voir par son style magnifique, la noirceur de l'âme et l'incompréhension qui conduit au chaos. Il offre le portrait complexe d'un de ces premiers grands cadres africains qui va se perdre le temps d'une migration vers le nord. En bonus, pour ceux qui comme moi, ne se représente pas le Soudan, certaines descriptions éveilleront le globe-trotteur qui sommeille en vous. Le Nil, le désert. Bon, après, votre banquier calmera peut-être vos désirs de voyage.

Pensées du narrateur :

A Londres, en été, après l'orage, je pouvais sentir l'odeur de mon village. Dans des instants dérobés, juste avant le crépuscule, tel village s'imposait à ma vision. Des bruits étrangers, des voix, les soirs de fatigue ou bien au petit matin, me parvenaient comme des voix familières. Je suis sûrement de la race des oiseux sédentaires. Et d'avoir étudié la poésie ne signifie rien, le génie, l'agronomie ou la médecine sont autant de gagne-pain. Les visages, là-bas, je les imaginais bruns ou noirs, et je reconnaissais en eux les miens. Ce n'est ni meilleur ni pire ici que là-bas. Mais je suis, pareil au palmier dans notre cour, originaire de cet endroit. Et le fait  que ceux de là-bas soient venus chez nous doit-il empoisonner notre présent et notre avenir?Pareil à d'autres envahisseurs à travers l'Histoire, ils devaient, tôt ou tard, s'en aller.

page 55, éditions Actes sud, Collections Babel

Publié originellement sur http://gangoueus.blogspot.fr/2012/11/tayeb-salih-saison-de-migration-vers-le.html


Tayeb Salih, Une saison de migration vers le nord

Éditions Actes Sud, collection Babel Sindbad, 172 pages
Traduit de l'arabe par Abdelwahab Meddeb et Fady Noun
Titre original : Mawsim al-jira ilâ al-shimâl paru en 1969

   

« Déroutes », de Laure Lugon Zugravu

2011_deroutesD'une plume alerte et non dépourvue d'humour, Laure Lugon Zugravu propose ici un réquisitoire impitoyable contre les dysfonctions de l'aide humanitaire. Le déséquilibre des échanges avec l'Afrique et la subordination du monde diplomatique à la raison d'Etat ont précipité le continent dans un univers pétri de violence et d'arbitraire. Dès lors, les abus de pouvoir, l'impéritie, la corruption, les assassinats, le sexe, la déprime et les folles amours qui s'entremêlent dans cet ouvrage soulignent les dérives et les déroutes du monde d'aujourd'hui. Ils dénoncent en particulier l'exploitation sauvage du Congo, le rôle ambigu du journalisme d'investigation et le désarroi des gens dépêchés sur place.

Le début du roman nous transporte à l'Ambassade de France de Kinshasa où un groupe hétéroclite d'expatriés « que l'Afrique avait chiffonnés, abîmés, vaincus » (p.9) gravitent autour de l'Ambassadeur de France en compagnie de quelques journalistes, d'une poignée de consultants égarés en terre africaine, de responsables d'ONG et de mercantis locaux. C'est là que Giulia, une journaliste indépendante d'une trentaine d'années établie au Congo tombe amoureuse d'un correspondant de guerre de passage et accepte de lui donner un coup de main pour une enquête délicate.

La liaison passionnée, mais de courte durée, de Giulia et Gaétan sert de fil rouge au roman. Le passage de Gaétan à Kinshasa et ses déplacements en RDC offrent à la narratrice l'occasion d'évoquer la vie des expatriés de la capitale et les questions importantes qui agitent le pays: les cocktails auxquels Gaétan est convié soulignent la vacuité des relations sociales et la superficialité des personnes en présence; sa poursuite inlassable de faits divers susceptibles d'intéresser le grand public met en évidence les partis pris et les défauts d'une information manipulée à tous les échelons de sa production; et le voyage qu'il entreprend avec Giulia dans une province éloignée en quête de scoops, permet à la narratrice de dénoncer les innombrables abus dont sont victimes les populations locales, l'exploitation éhontée des enfants, les grenouillages, les impostures, les massacres de populations civiles, le détournement de l'aide alimentaire et les assassinats politico-économiques commandités par des compagnies minières pillant impunément les ressources du pays.

D'innombrables malheurs contribuent à l'effondrement de la région mais c'est moins le résultat désastreux d'un interventionnisme délétère qui irrite l'auteure que l'indifférence et le cynisme dont font preuve les différents acteurs associés au pillage. Face aux souffrances et à la misère engendrées par leurs coupables entreprises ou leur laisser-faire, les âmes damnées du système oublient tout et ne pensent plus qu'à elles-mêmes. L'intérêt calculé de Gaétan pour autrui n'est qu'un cas parmi d'autres. Lorsqu'il apprend, par exemple, qu'un groupe d'hommes d'affaires chinois vient d'être massacré par une quelconque milice dans la province du Kasaï, sa première réaction n'est pas de compatir à la mort violente d'innocentes victimes mais de se réjouir de l'aubaine et d'imaginer les avantages qu'il va pouvoir tirer de la situation. « Merci pour l'info, dit-il à son indicateur. Du coup, j'ai une accroche en actu, ça tombe bien » (p.65). Aucune compassion pour les défunts et leurs familles. Juste une totale indifférence aux conséquences humaines de la tragédie. De même, lorsqu'il se trouve face à face avec un groupe d'enfants remontant des tréfonds d'une mine de diamants où ils sont contraints de travailler sous la surveillance de milices armées, il ne pense ni au sort de ces esclaves des temps modernes ni à la précarité de leur situation. Non, il pense aux images qu'il va être en mesure de vendre à bon prix à une agence de presse. Le cœur sec, il montre à cette occasion, comme lorsqu'on lui signale l'assassinat « des ingénieurs chinois dégommés au Kazaï » (p.65), que le monde auquel il appartient a perdu le sens des valeurs humaines :

« Le soleil était bas, ciel fuyant, orange, parfaite lumière. En une heure, il aurait son sujet. Remontés lentement des bas-fonds miniers, les gamins couverts de poussière s'en allaient, disloqués, s'abreuver dans une auge en fer battu remplie d'eau saumâtre, bovins fatigués. Gaétan cadra serré sur la tête d'un gamin, bête de somme humaine sur fond de savane africaine d'une indécente beauté. Cette photo-là, légèrement poudrée par la poussière en suspension, était bonne » (pp.66-68)

L'égocentrisme et l'absence de préoccupations morales de Gaétan ne font pas figure d'exception dans un univers dominé par l'arbitraire. Quasiment tous les personnages du roman ont battu en retraite derrière une armure de froide indifférence.

En sus d'une galerie de personnages à la psychologie nuancée et d'une intrigue bien ficelée, il convient de relever le style incisif et plein d'esprit de l'auteure qui participe lui aussi au plaisir de la lecture. Dépeignant les « fossoyeurs du continent » avec une verve et un humour impitoyables, la narratrice joue avec les sentiments contradictoires du lecteur qui ne sait souvent plus s'il doit rire ou pleurer. Quelques lignes évoquant Joyce Wagram, une écologiste fanatique et héritière d'un magnat de l'industrie américaine, en offrent une illustration :

« Joyce Wagram, elle, portait des espadrilles. Cousues main par de faux bergers du Larzac avec de la vraie corde de chanvre cent pour cent naturelle et garantie bio, rouies dans de l'eau croupie puis teillées sans machine, bien entendu. […] Echouée en RDC après des mois de voyage en transport public avec une poignée de bergers qui s'ennuyaient ferme à évangéliser les chèvres des hauts plateaux des Grands Causses, elle avait trouvé, au lieu de bons sauvages dont elle espérait le salut du monde, des pauvres – et c'était bien leur seul mérite – qui se seraient damnés pour une bagnole ou un téléphone portable. Elle en avait alors conçu un mépris aussi puissant qu'à l'endroit des nantis. » (p.38)

Ces propos satiriques invitent au rire. Mais un rire qui se transforme rapidement en rictus car les chimères de Joyce n'expriment que trop bien un imaginaire occidental truffé de clichés et vigoureusement défendus par une armée de groupes d'influence prêts à voler au secours de l'Afrique mais incapables de prendre en compte les aspirations légitimes des Africains.

De très nombreux ouvrages ont souligné les abus des multinationales qui pillent impunément le continent; autant ont dénoncé les lacunes de l'aide humanitaire et l'inanité de la diplomatie en Afrique face aux défis de la mondialisation; mais peu de livres offrent une image aussi évocatrice et incisive du dépouillement complet des valeurs humaines que la course aux matières premières et « l'aide au Tiers-monde » infligent au Congo et au reste du monde. A lire.

 

 

laure_lugon_smallLaure Lugon Zugravu est née en 1968 en Valais. Elle est journaliste en Suisse romande. Reporter de guerre entre 1997 et 2002, elle publie Au Crayon dans la marge, récits de son expérience journalistique dans les zones de conflits. Déroutes, publié en 2011 fait suite à ce premier récit, et Lugon Zugravu indifférente aux polémiques qui ont reçu son premier roman, poursuit son chemin.

 

"Déroutes", un roman de Laure LUGON ZUGRAVU

Genève: Editions faim de siècle & cousu mouche, 2011. (172p.). ISBN: 978-2-940422-11-1

Compte rendu de Jean-Marie Volet — février 2013

Publié initialement et en version longue sur http://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_lugon13.html