Le Kollectif Afrobeat exporte la culture afro en province

Fela, artiste nigerianA force de rencontre, de mariages, de divorces, et de métissage, la culture africaine a essaimé donnant naissance à de nombreux styles de danse ou encore de musique… Aujourd’hui plus que jamais la culture africaine s’exporte et traverse les âges, elle vit hors du continent grâce à la diaspora et à ses amis.

A Marseille, la diaspora (ou plutôt devrais-je dire les diasporas) et les amateurs de culture africaine ont aussi leur lieu de rassemblement, l’Afriki Djigui Théatri. Depuis décembre, le Kollectif Afrobeat y donne un concert tous les deux mois : la « session Afrobeat ». J’ai assisté pour vous à leur dernier concert le 26 février. Récit d’un bel exemple de diffusion de la culture africaine :

L’Afriki Djigui Théatri, un haut lieu de diffusion de la culture afro

Des bancs par-ci, un vieux fauteuil par-là, des cadres et quelques masques africains aux murs. Le local d’Afriki Djigui Théatri a une décoration basique et un confort sommaire, il a tout d’un simple local associatif. Mais sa buvette improvisée et la petite scène que l’on découvre en fond de salle laisse penser qu’il s’y passe bien plus de choses qu’on ne peut le croire en pénétrant au 27 rue d’Anvers. L’association est un haut lieu de la culture afro à Marseille. Créée en 2001 par l’actrice ivoirienne Nacky Sy Savane et le promoteur culturel Kélétigui Coulibaly, dès ses débuts, l’Afriki Djigui a pour vocation d’offrir un espace d’expression aux artistes africains. Théatre, musique, contes, cinéma, rencontres littéraires, expositions, cette association franco-ivoirienne offre une scène aux arts africains et afrophiles qui ne trouvent pas toujours un lieu d’exposition dans nos villes. L’Afriki Djigui crée un pont entre la diaspora et son continent en lui facilitant l’accès à ses racines. Mais ne vous y trompez pas, l’Afriki Djigui Theatri n’a pas pour but d’être sectaire, sa programmation est riche et va dans le fond et dans la forme au-delà des frontières africaines. Kélétigui Coulibaly prône « la rencontre et la découverte autour de la culture […] et que l’on prenne ce qu’il y a de meilleur chez le voisin). Ainsi la programmation fait aussi la part belle aux arts et styles musicaux dérivés de la culture afro : le blues, le jazz, l’afrobeat…

Le Kollectif Afrobeat, un bel exemple de l'universalité africaine

L’Afriki Djigui Théatri apparaît alors comme la scène toute désignée pour laisser éclater la musique festive du Kollectif Afrobeat. Le groupe né il y a cinq ans à l’initiative deux copains musiciens : Christophe le guitariste et Nicolas le batteur qui rencontrent ensuite Fred le chanteur. Le trio s’entoure progressivement de musiciens talentueux et passionnés pour constituer un orchestre. Le Kollectif Afrobeat, c’est une bande de 15 musiciens qui s’enjaillent sur scène sur un mélange de funk, de jazz et de highlife: l’Afrobeat. « J’adore cette musique, une fois que l’on rentre dedans, on n’en sort plus » confie Louise, une saxophoniste suédoise fraîchement recrutée. Le groupe est riche, varié et métissé à l’image de la musique de Fela Kuti auquel la bande rend hommage. Dans le Kollectif Afrobeat on écoute des hommes, des femmes, des blondes, des brunes, des chauves, des jeunes et moins jeunes, de toutes origines mais pas nécessairement africaine. « Non, nous n’avons pas de lien particulier avec l’Afrique, nous ne participons pas non plus à des actions humanitaires, mais on adhère à la musique et au message de Fela Kuti ». Et quand la bande joue, tous les instruments de l’afrobeat sont là : saxophone, trompette, guitare, batterie, conga, clavier et les emblématiques chekeré et clave. Les différents chanteurs du groupe, fidèles à l’œuvre de l’artiste, reprennent même ses paroles en yoruba et en pidging. « Chacun son moyen de lutte » me dira Christophe ; « Fela était un artiste engagé et faisait passer un message à travers sa musique et nous on prend part à la lutte en jouant la musique de Fela! » Le rythme et la ferveur sont là quand on écoute le Kollectif Afrobeat. Dès l’intro le public agit comme en miroir face au groupe, sourire aux lèvres, les pieds qui battent la mesure. A l’écoute des paroles, on cerne le propos « No agreement today, no agreement tomorrow. I no go agree make my brother hungry».

Fela Kuti et l'Afrobeat : l'histoire d'un musicien engagé

Ni musicienne, ni historienne, je ne connaissais rien de l’Afrobeat ni de son créateur et encore moins son histoire. C’est donc à travers la performance du Kollectif Afrobeat et suite à mes échanges avec ses porte-paroles que j’ai découvert l’art et le combat de Fela Kuti. Il y a quelque chose de frappant dans l’histoire de l’artiste musicien nigérian. Sa musique est à l’image de sa vie et sa vie à l’image de l’Afrique, pleine de ressources et influencée, brave et engagée, entre gloire et déchéance. Né en 1938 au Nigeria, Fela Kuti va faire son éducation musicale en Europe. En voyage aux Etats-Unis au début des années 1970, il se forge une conscience politique. De retour au Nigéria, la musique de Fela Kuti opère un retour aux rythmes africains savamment alliés à des rythme jazz et funk. Ses textes en pidging porte un message politique engagé en faveur de l’émancipation et de la responsabilisation du peuple nigérian face à la corruption de la classe dirigeante de l’époque. Les titres « Why blackman dey suffer » et « no agreement » clairement expriment son engagement. Homme de culture populaire, il est arrêté, battu et incarcéré à plusieurs reprises. Il meurt en 1997 du virus du sida et usé par des années de lutte pour le Nigéria.

Imprégnée, géniale, inspirée, engagée, tragique, telle se résume l’œuvre et la vie de Fela. L’africain est artiste, il devient génie lorsqu’il discipline ses élans créateurs et se nourrit de ses racines pour inventer. Il se mue en leader quand il utilise son art pour conscientiser, il meurt mais son œuvre lui succède quand il a su rassembler. 

Pour qu’elle vive et traverse les frontières, la culture afro a besoin de caisse de résonnance. C’est ce que propose l’Afriki Djigui Théatri à Marseille. Sa programmation met la lumière sur des artistes influencés par la culture afro sous toutes ses formes. C’est le cas du Kollectif Afrobeat, dont certains membres marqués par les performances scèniques de Fela de son vivant, contribuent aujourd’hui à la diffusion de son œuvre. Les oeuvres comme celles de Fela sont une richesse, qui doit être transmis aux nouvelles générations de jeunes africains et issues de la diaspora car la culture est aussi une arme de lutte soft, il est dans l’intérêt commun que la nôtre rayonne. 

Michelle Camara

Interview de Tonjé Bakang, fondateur de la plateforme streaming du cinéma afro


Tonjé Bakang afrostream cinema afroBlue jean, baskets blanches et sourire naturel, Tonjé Backang, fondateur de la plateforme de streaming Afrostream, nous accueille chaleureusement à l'entrée des cinémas publicis, avenue des Champs Elysées, pour l'avant-première du film « Un homme parfait ». Salle comble pour cet événement VIP réservé aux abonnés de la plateforme de cinéma afro. Derrière ce succès naissant, la start-up, composée d'une dizaine de personnes met tout en œuvre pour répondre aux besoins de ses quelques 35 000 abonnés. L'objectif ? Proposer le meilleur des séries et films afro-américains et africains en illimité, en Europe et en Afrique Sub-saharienne. Un défi de taille pour cet homme de 34 ans, passionné par tous les cinémas et bien décidé à faire bouger les lignes.
 

Par Marine  Durand

Afrique des Idées : Une centaine de films et séries sont aujourd'hui disponibles sur Afrostream.tv.com, comment arrivez-vous à proposer tous ces contenus ? Entrez-vous directement en contact avec les producteurs ?

 

T.B : Nous proposons aujourd’hui plus d’une centaine de contenus afro de qualité sur Afrostream et chaque mois des nouveautés sont mises en ligne. La plupart du temps, nous entrons directement en contact avec les producteurs et nous négocions un prix fixe pour assurer la diffusion des films et séries. Néanmoins la difficulté reste de sourcer tous ces contenus et d’obtenir leurs droits. Pour ce faire, nous devons enquêter, naviguer pour trouver les bons interlocuteurs et cela prend énormément de temps.

 

Les films pouvant coûter des centaines de milliers d’euros, et Afrostream  étant encore une petite entreprise, nous rappelons souvent à nos abonnés qu’en nous aidant à avoir plus d’abonnés, ils nous permettront d’obtenir plus de films. A notre étonnement, nous nous sommes  rendus compte que certaines personnes pensaient qu'Afrostream était une grande multinationale. C'est flatteur mais nous n'en sommes pas encore là ! En revanche, mon équipe a réussi à signer avec un studio, là où d'autres mettent des années à le faire. J'en suis très heureux !

 

Dernièrement vous avez posté une vidéo pour présenter votre équipe et les bureaux d'Afrostream sur la page Facebook de la start-up. Une façon de rappeler que votre « tech company » est loin d’être une multinationale…Pouvez-vous nous parler de votre fonctionnement interne ?

T.B: Nous avons une petite équipe d'une dizaine de personnes et nous sommes implantés à Paris, Nantes ainsi qu'aux Etats-Unis dans la Silicon Valley. Ludovic Bostral, mon associé, est le co-fondateur d'Afrostream. C'est aussi le directeur technique. Il coordonne le travail de tous nos développeurs, ce qui représente un travail énorme !

 

Vous savez, le streaming est une technologie compliquée à mettre en place. Les utilisateurs ont tous des configurations différentes, des navigateurs différents, des mise à jours différentes et il faut que la plateforme fonctionne pour tout le monde. Notre équipe d'ingénieurs est installée à Nantes. Les États Unis nous aident plutôt pour l'écosystème Média et Startup.

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Où voyez-vous Afrostream dans 5 ans?

Je vois Afrostream à l’international bien sûr mais aussi sur smartphones et box (mais je ne peux pas tout vous dévoiler pour le moment !). Nous visons 50 000 abonnés à la fin 2016 et ciblons, pour vous donner une idée, 15 millions de personnes afro descendantes en Europe et 936 millions Africains d’ici les prochaines années. J'aimerais également qu’Afrostream puisse produire elle-même son propre contenu. Nous apprenons beaucoup des envies de nos abonnés et cela nous encourage à mieux les servir avec des contenus inédits, presque sur-mesure.

 

Vous proposez du contenu américain, français, nigérian, kenyan, ghanéen, caribéen…
Pourquoi vous semble-t-il important que les Afriques se racontent? Pensez-vous que tous les films "afro" racontent bien l'Afrique?

Je pense que l'Afrique est une source d’histoires encore peu exploitée. A l'heure de l'uniformisation des contenus il est nécessaire d'avoir des points de vue différents sur le monde. Tous les films Afro n'ont pas pour vocation de bien raconter l'Afrique. Ils ont pour vocation de partager la vision d'un auteur et d'un réalisateur, ce qui est différent. Nous pensons simplement qu'il y a de la place pour tous les cinémas et nous défendons les productions afro, d'où qu'elles viennent.

 

Afrostream n'est pas un media de service public. Nous serons quelquefois conservateurs, d'autres fois irrévérencieux. Notre vocation n'est pas de faire pas dans l'ethnologie. Ce n'est pas un musée, c'est un site de streaming. Nous proposons des contenus très différents (drame, comédie, documentaires, thriller, concerts, dessins animés pour enfants…) pour satisfaire au maximum nos abonnés. Nous accordons, bien sûr, de l'importance à la qualité des contenus proposés et restons vigilants sur ce point.

 

Que diriez-vous à ceux qui doutent encore de la qualité des contenus d'Afrostream?

Je ne peux pas leur dire grand-chose à part leur proposer d’essayer. Nous continuerons à faire de notre mieux !

 

Marine Durand

La musique africaine à l’ère du digital

Kora_Musique_Africaine_Ere_DigitalLa production de musique africaine n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui. Les artistes africains tiennent souvent le haut de l’estrade de nombre de festivals et ce depuis quelques années. Nombre d’entre eux sont récompensés lors des plus grandes cérémonies de remise prix à travers le monde. Le dernier exemple en date est la victoire de la béninoise Angélique Kidjo aux Grammy Award pour la troisième fois ! D’autres artistes, à l’image des nigérians de P-Square, collectionnent des succès importants aussi bien en Afrique qu’en dehors du continent. Malgré cette présence importante dans le paysage africain et dans le monde, l’industrie de la musique en Afrique, est toujours aussi moribonde, voire inexistante dans certains pays. Cependant, aujourd’hui le digital offre une chance inouïe de (ré)inventer l’industrie musicale en Afrique. C’est l’occasion pour le continent de rattraper son retard en matière de création, de production et distributions de SA musique. Dans le sillage de l’intérêt récent des majors (Sony Music, Universal Music), quelques startups (parmi lesquels on peut citer Spinlet, au Nigeria, Waabeh au Kenya ou encore BIGxGh, au Ghana) entendent relever les nouveaux défis du secteur.

L’état actuel de l’industrie musicale

Le manque de données statistiques sur la musique africaine ne permet de dresser un bilan précis. Cet état de fait est révélateur d’une industrie locale très peu structurée et d’une absence d’études et d’analyses. Et Lorsque l’on dispose de données, elles sont à prendre avec précautions car très souvent parcellaire ou résultant d’extrapolation. Les canaux de distributions de la musique sur le continent, très souvent informels, sont largement gangrenés par la piraterie. Donc par nature, leur quantification est très complexe. La production de données fiable est un des enjeux majeurs auxquels les professionnels du secteur (musiciens, entrepreneurs, producteurs etc.) doivent répondre afin de construire des modèles de développement pertinents. Cela permettra par exemple de chiffrer le mal considérable qu’occasionne la piraterie en Afrique. La piraterie, d’après les données publiées par l’UNESCO, représente plus 50% de la musique produite sur le continent (1). Dans certains pays, ce pourcentage dépasse les 60%. La musique piratée, souvent de très mauvaise qualité, prospère au su et au vu des autorités et à cause du manquent d’inventivité des acteurs de l’industrie musicale. Leur réaction (autorité & industrie musicale) face à ce fléau a été au mieux timide, au pire inexistante comme si le problème allait se résoudre de lui-même.

Souvent phagocytées par la piraterie sur le continent, les retombées des succès, profitent rarement à l’industrie locale. En effet, les plus grands artistes africains sont produits très largement en France et en Angleterre. De fait leurs succès n’entraînent pas un développement de ce secteur en Afrique. Quel business model pour l’industrie de la musique africaine.

Le digital est là pour changer la donne.

L’enthousiasme des startups et l’arrivée des majors promettent des lendemains qui chantent. Aujourd’hui, les revenus dûs au digital représentent 46% de l’ensemble des revenus musicale dans le monde (2). C’est un changement radical. En Afrique, nous ne sommes qu’au début de cette ascension irrésistible du digital avec des spécificités propres. Tout d’abord, l’Afrique est passé directement à l’ère des smartphones. On estime qu’en moyenne 40% des africains utilisent leur mobile pour écouter de la musique (3). C’est un comportement tout à fait normal eu égard à la démocratisation des téléphones mobiles en Afrique. En comparaison, l’ordinateur reste encore très peu répandu. Ainsi le mobile est un point de contact privilégiée, voire unique, pour atteindre le consommateur. La transformation digitale de l’industrie musicale en Afrique passe quasi exclusivement par le mobile contrairement à d’autres parties du monde. Cette prééminence du mobile rend incontournable les opérateurs mobiles. De plus ces derniers sont en première ligne concernant l’augmentation du taux de pénétration d’Internet, encore très faible (28,6 % contre 46,4% pour la moyenne mondiale) (4). Par ailleurs certains d’entre eux ont développé des services de monétisation, à l’instar d’Orange Money, qui sont très utiles dans la « distribution digitale ». C’est ainsi que Sony Music s’est associé en 2016 au groupe de télécommunications sud-africain MTN, très présent en Afrique. Universal Music, le plus grand major de musique au monde n’est pas en reste, et place également les opérateurs télécom au cœur de sa stratégie.

Les startups ne disposent pas, par définition, de la force de frappe des majors et ont moins l’occasion de conclure des partenariats avec les opérateurs télécoms. Toutefois quelques-unes réussissent à tirer leurs épingles du jeu en misant sur une connaissance profonde du marché local.

L’exemple de iRoking (Nigéria) est frappant à ce titre. Crée en 2010, il n’est pas uniquement un service dédié aux clients mais propose également la musique de ses artistes à des plateformes tiers comme Youtube, iTunes voire Spotify. Il joue en cela le rôle traditionnel des labels de musique. C’est aussi cela que les musiciens attendent de ces nouveaux acteurs.

Spinlet, une autre startup nigeriane, mise beaucoup plus une plateforme très intuitive et offre un service très qualitatif. Spinlet se différencie en proposant des prix par album très attractifs. A défaut de pouvoir proposer un service de monétisation largement répandu (en effet uniquement le paiement par carte bancaire est possible), Spinlet mise un rapport qualité prix irréprochable.

Dans la même lignée, Wabeeh mise également une interface très travaillée et s’efforce de simplifier le parcours client. Wabeeh, selon son fondateur, est une arme contre la piraterie et une aubaine pour les musiciens. La start up se vante d’offrir aux musiciens de sa plateforme de meilleurs revenus en comparaisons aux labels classiques. Ce modèle, qui place le musicien au cœur de la stratégie de développement de l’entreprise, est de plus en plus prisé. Beaucoup d’autres startups (Musikbi, mdundo etc.) entendent également participer à cette révolution digitale de l’industrie de la musique africaine. L’augmentation du taux de pénétration d’internet, des services de monétisation pertinents et une connaissance profonde du marché seront essentiels à ces nouvelles entreprises pour gagner leur pari.

Beydi Sangaré

http://unesdoc.unesco.org/images/0014/001402/140253f.pdf

http://www.ifpi.org/facts-and-stats.php

https://www2.deloitte.com/content/dam/Deloitte/fpc/Documents/secteurs/consumer-business/deloitte_consommation-en-afrique_juin-2015.pdf

http://www.internetworldstats.com/

Réenchanter l’Afrique : le défi de la pensée et de la foi

worship-435108_640Par la quantité de sa production intellectuelle, ses nombreuses universités, sa féconde littérature, l’Afrique prive de moyens sérieux ceux qui brulent d’intenter contre elle le procès de la faiblesse de sa pensée que l’écart en ce domaine entre elle et l’Occident ne permet pas de déduire. Quant à la foi, contrairement à l’Occident où elle est en constant déclin, la religion y est avec l’Amérique latine des plus dynamiques. Dans leurs zones d’implantation les deux grands monothéismes, le christianisme et l’Islam, revendiquent des fidèles nombreux et enthousiastes. Pourtant il n’y a pas là de quoi jubiler. Sa foi vivante et sa pensée trépidante n’ont pas réussi, comme jadis avec l’Occident, à faire de l’Afrique une terre d’ascèse. Les choses de l’esprit, la spiritualité et la culture peinent à mettre l’homme face à lui-même et à l’orienter vers sa vocation véritable. Pour une fois les politiques sur qui l’on fait peser – à bon droit – la dérive de l’Afrique, ne sont pas en cause, mais les intellectuels et les hommes d’église, ayant renoncé à l’effort de réflexion et de méditation, sans quoi il est impossible, du moins difficile, qu’advienne ce regard lucide sur son expérience et la correction de ce qui est de travers.

 

La fine fleur des diplômés du supérieur, n’ayant en général de leurs grades qu’une conception utilitariste, en ce qu’ils les propulsent aux sommets de l’ordre social, ont réussi le rare exploit de sortir de leur formations aussi frustes qu’ils y étaient entrés, faisant mentir l’ouverture à l’universel et à l’homme qu’est l’université. Fréquenter les grandes œuvres, des sculptures de Phidias aux poèmes de Senghor, ça donne autre chose que des lettrés épais, grands dieux ! Pour s’être formés dans le seul but d’augmenter leur science, d’échapper à leurs bidonvilles, de devenir des cadres, peu ont été humanisés, pénétrés de la puissance subversive du logos, du beau, du vrai et du juste.

Or la culture est bien plus que la simple érudition.

« Elle participe, dit Jean Pelotte, à la connaissance universelle, à la recherche de la vérité de l’homme engagé dans le monde des hommes. L’homme qui partage la vie d’une communauté particulière, mais aussi de la communauté universelle, cherche à exprimer les sentiments qui montent du plus profond de lui dans sa vérité. »[1]

Et c’est de la rareté de ce genre d’hommes dont pâtit l’Afrique. Victorieux dans la conquête du savoir, trop d’Africains ont envisagé ce dernier, non pas comme moyen de connaissance de soi et de transformation du monde par leur souci constant de justice et de vérité, mais uniquement comme moyen d’ascension sociale et de se constituer de colossales rentes sur l’Etat pillé sans vergogne.

 

La religion, tournée vers le sacré et le culte des divinités, organise les dévotions, inculque à travers ses enseignements à détourner le regard de la mesquinerie humaine, à se libérer des pesanteurs de la chair pour gravir la pente escarpée qui mène au bien, c’est-à-dire l’existence selon les exigences de la divinité. Anticonformiste, résolument moderne et révolutionnaire, le message du Christ, par exemple, est une invitation à transformer le monde en se renouvelant de l’intérieur par la pratique de l’amour. Intransigeant dans ses visées, il n’hésite pas à rompre avec les traditions, dénonce avec fermeté l’égoïsme et l’hypocrisie de l’homme, mais, ne le jugeant pas cependant, le hisse toujours vers plus de justice et de charité. Hélas, la fermeté, l’humilité et la compassion du Christ semblent ne plus avoir d’échos dans l’Afrique chrétienne. Ceux qui prétendent conduire à Dieu foulent aux pieds ses commandements, font un vil commerce de son nom, le peignant en un dieu vulgaire et facétieux qui monnaie ses grâces.

Il semble donc qu’en Afrique, culture et religion, censés libérer de la tyrannie des instincts et des désirs, soient les meilleurs moyens pour s’y vautrer, quand elles devraient les dénoncer avec la dernière énergie. Comment expliquer autrement le grand nombre d’intellectuels et d’hommes d’église versés dans de honteuses pratiques dont rougissent même les incultes et les païens ? En proie aux ravages du matérialisme le plus abjecte, maîtres caboteurs, voguant de maroquins en maroquins, attirés par les dorures, peu enclins à la tempérence.

Culture et foi, si elles ont parfois tendance à s’exclure, se retrouvent en ce qu’elles ne révèlent leur puissance qu’à ceux qui se laissent féconder par leur sève; se refusent à ceux qui n'en revêtent que la forme. Si croître en humanité n’est pas le bénéfice que retire toute personne attirée par la prière, les arts, la réflexion et la méditation, à quoi bon s’encombrer de ces choses si ce n’est pas pour en tirer le meilleur ?

"Que nous sert-il, demandait Montaigne, d'avoir la panse pleine de viande si elle ne se digère? si elle ne se transforme en nous? si elle ne nous augmente et nous fortifie?".

 

Pour que culture et spiritualité, parce qu’elles révèlent à l’homme le meilleur de lui-même et civilisent ses relations avec l’autre, contribuent à façonner une Afrique moins barbare, il faudrait qu’émergent une race d’hommes et de femmes qui ne soient plus ces cagots qui, pour faire valoir leur piété ou leur savoir, sombrent dans une ostentation ridicule, que chez les clercs, laïcs et ecclésiastiques, l’hypocrisie de l’apparence soit remplacée par l’adhésion sincère à leurs finalités véritables. Ce continent qui souffre d’une éclipse du bon sens a, en effet, grand besoin d’ouvriers de l’esprit. Pénétrés et transformés par leur foi et leur culture, leur rayonnement sera une source d’inspiration, témoignage de spiritualité, de vérité et de justice.

 

Le déferlement d’hommes de pensée et de foi, poursuivant leurs idéaux, lucides quant à la distance qui en sépare leur société, jamais certain de toucher au but, mais qui redoublent continuellement l’ardeur de leur marche, race de saints et de héros qui a produit un Mandela, pourra remettre un peu d’ordre et raviver les valeurs de l’esprit, véritables remparts contre les antivaleurs, la barbarie et la tyrannie qui minent l’Afrique. Mandela, alliance d’une grande culture et d’une profonde spiritualité avait cette hauteur de vue rare que confère l’amour du bien et des hommes. Il flottait sur lui un tel parfum de grandeur qu’on en oubliait les faiblesses.

Philippe Ngalla-Ngoïe

Photos – Crédit Valeria Rodrigues  (Foi et église) et Arthimedes (Photo à la une)


[1] http://www.catholique-dijon.cef.fr/content/pdf/ECO-fevrier-2011.pdf

 

 

 

 

Entretien avec Tidjane Deme, Office lead pour Google Afrique francophone – Volet I

ADI : Comment Google accompagne le développement de l’écosystème digital en Afrique? Et surtout pourquoi le fait-il? 

Nous le faisons parce que nous sommes convaincus qu’il faut que se développe dans la région un écosystème internet qui soit à la fois dynamique et très ouvert. C’est-à-dire un internet où chacun est libre de consulter le contenu qu’il veut et de le consommer comme il souhaite sans entrave.  Malgré le développement que l’on observe actuellement avec l’internet mobile, cela reste insuffisant, nous ne remplissons pas tous les critères. Le débit est faible, le taux de pénétration est très faible. Je prends toujours l’exemple de la lecture d'une vidéo haute définition sans se poser de question de quotas ou de faire des pauses pour attendre que ça charge. On ne peut pas tout faire sur internet et cela coûte relativement cher.

Même ceux qui sont sur Internet n’ont pas encore un accès internet haut débit (broadband). Il y a des tendances à faire de l’internet limité qui favorise les sites web les plus populaires. Real Internet Certains fournisseurs d'accès à l'internet (FAI) proposent des packages qui ne donnent accès qu’à certains sites populaires. Par exemple si un entrepreneur quelconque lance un nouveau service, il n’est pas inclus dans le package et il n’est donc pas accessible à tout le monde. D’où notre volonté d’avoir un internet ouvert. Nous essayons donc de faire face à trois aspects :

  • Nous travaillons sur les problématiques d’accès à Internet, c’est-à-dire les problèmes d’infrastructures qui limitent l’accès, les problèmes de coût et les problèmes de politique publique (régulation) qui limitent le développement d’internet ouvert. Le haut débit à notre entendement permet un accès rapide et à tout contenu.
  • Notre deuxième aspect est le contenu. Aujourd’hui, il y a du contenu dans les médias. Mais ce contenu est sous-représenté sur internet.
  • Notre troisième aspect consiste à encourager les entrepreneurs à développer un secteur en croissance

Développement de l'internet en Afrique francophone / Quelle nuance entre les régions dans l’espace francophone ?

Il y a de nombreuses différences constatées en fonction des pays. Je dépasserai le cadre francophone pour aborder la situation de manière plus globale. Il est difficile de faire des généralités car il y a une cinquantaine de pays avec des spécificités et des contextes différents. Nous faisons des regroupements selon des caractéristiques précises. Et nous analysons des critères précis.

Un des premiers critères qui définit l’accès sur internet est l’état de la régulation et de la règlementation des opérateurs de télécommunications dans chaque pays. C’est cet environnement qui détermine souvent l’état du marché. Et sur cela, nous voyons énormément de différences entre l’Afrique de l’Est anglophone et l’Afrique de l’Ouest essentiellement francophone. De manière générale entre les pays francophones et anglophones, l’état de la régulation est très différent. Nous avons des régulations que je dirais très modernes. En effet, comme le secteur évolue très vite, la régulation doit avoir des mécanismes qui s’adaptent à un environnement qui change très vite, mais ce n'est pas encore le cas dans beaucoup de pays. En guise d'exemple, le Sénégal change sa régulation tous les dix ans. Il y a eu un code des télécoms mis en place en 2001 et un nouveau code des télécoms qui à ce jour n’a pas fait l’objet d’un décret d’application. Donc on évolue avec une loi de régulation qui date de 2001 sur un marché qui a beaucoup évolué depuis. La capacité du système de régulation de s’adapter au marché est un facteur de modernité

Un deuxième aspect sur la régulation qui est très important c’est la segmentation des licences. Les régulations très anciennes (il y a 20 ans) étaient basées sur des licences monolithiques. Une seule licence valait Contentpour être opérateur mobile. Aujourd’hui quand on regarde les marchés des télécoms, il y a beaucoup d’opérateurs qui font des choses très différentes. Par exemple il y a des opérateurs qui font de la data (ISP), les acteurs qui développent les tours mobiles, des antennes qui les partagent ensuite aux différents opérateurs. Vous trouverez également des opérateurs qui font les infrastructures, d’autres qui font de la voix sur IP (VoIP) sur le mobile, d’autres sur le fixe.

Un dernier critère de modernité dans les licences est lié au fait que les télécoms ont longtemps été conçus comme des concessions données à un tiers en vue que celui-ci donne des recettes à l’état. L’approche politique s'est longtemps focalisée sur les recettes et non pas sur l’impact du secteur des télécoms sur l’ensemble de l’économie en générale. Une régulation moderne va mesurer l’impact de chacun des actes de régulation sur le secteur des télécoms et sur l’ensemble de l’économie. Quand on regarde ces trois critères, les pays francophones restent sur des approches encore archaïques, pas très flexibles et qui ne permettent pas l’existence d’un grand nombre d’acteurs et ciblent un nombre restreint d’acteurs que l’on taxe très lourdement (Bénin, Mali, Sénégal, Cameroun, etc). Nous avons totalement l’inverse, avec un souci de bénéfices à long terme, en Afrique anglophone ou au Mozambique (en cours de procédure).

Le résultat de tous ces points crée deux critères qui distinguent les pays. Ensuite, c’est la structure du marché qui en résulte. Dans certains pays vous aurez un marché avec très peu d’acteurs qui gèrent, qui sont très intégrés verticalement et qui font tout. Prenons l’exemple du Sénégal, vous avez trois opérateurs mobiles et un FAI. Au Bénin vous avez cinq opérateurs. Prenons maintenant le Ghana : 5-6 opérateurs, une vingtaine de FAI, plusieurs acteurs qui font du contenu. Pour le Kenya, 13 fournisseurs de capacité internationale, 5 fournisseurs d’infrastructures, le secteur du mobile est peu compétitif avec Safaricom qui domine le marché (85%) mais en amont il y a plusieurs acteurs qui agissent énormément. On classe les pays selon ces trois critères : 1. l’état de la régulation, 2. la dynamique du marché et 3. L’état des infrastructures.

Le 4è critère sur l’état de l’écosystème est celui de l’ensemble des investisseurs qui occupent le marché, créent de l’emploi, de la valeur et que les gouvernements des pays Africains n’ont pas appris à appréhender et à encourager.

Sur les Marketplaces en Afrique francophone. Quels sont les moyens de paiement? Comment observez-vous l’arrivée de ces nouveaux acteurs?

On a longtemps dit que les solutions classiques du e-business ne pouvaient pas marcher en Afrique car il y avait des composants manquants dans l’écosystème digital africain comme le paiement. Quand on regarde l’arrivée de nouveaux acteurs comme Rocket International, Jumia, Kaymu, et Kangoo au Nigeria, il y a deux phénomènes qui expliquent leur développement. Tout d’abord, l’émergence d’une classe moyenne qui grandit dans les mégapoles africaines et qui vit de manière très proche de n’importe quelle classe moyenne en Europe ou aux Etats-Unis. Donc des populations qui possèdent des cartes de crédit, qui consomment en ligne par besoin en raison de leur modèle de vie. Quand cette classe moyenne s’épaissit suffisamment, un marché s’est créé pour dupliquer ce qui se passe en Europe. C’est une de ces raisons qui explique l’arrivée de Jumia, Kaymu, Jovago, etc. Ils ont aussi innové pour atteindre le reste de la population internaute par de nouvelles solutions de paiement. On a toujours pensé que le mobile allait être un relais intéressant pour le paiement. Mais aujourd’hui, quand on regarde ces acteurs, ils contournent le mobile en proposant un paiement à la livraison. Ils n’utilisent pas le mobile comme moyen de paiement. Cela veut dire que les opérateurs sont surement entrain loupé un coche.  Ils ont tous tardé à ouvrir leur interface de programmation (API) aux développeurs. Et cela ne concerne pas que l’Afrique francophone. Safaricom avec son outil populaire M-PESA peine à proposer une solution de paiement en ligne. Orange vient seulement d’annoncer qu’ils vont commencer à tester leur API avec des développeurs pour Orange Money*. Idem pour MTN Money. Donc je pense que les opérateurs n’ont pas encore exploré ce réservoir de développement du Mobile Money qu’est le paiement en ligne. Néanmoins, il y a une bonne base d’utilisateurs qui usent du paiement mobile pour les transferts d’argent et le règlement de facture. Ce n’est donc pas surprenant que ces solutions arrivent avec une classe moyenne qui se développe.

Copyright Photos Google – Will Marlow The real internet – Charles Roffey –

Le contexte de la société numérique Africaine. Interview de Tidjane Deme sur la stratégie générale de Google pour l’Afrique francophone. Propos recueillis en septembre 2015

Mots Clés : Google / Régulation des Télécoms / écosystème digital / Marketplaces / Mobile Money

(*) Propos recueillis en septembre 2015 dans le cadre d'une thése professionnelle sur les leviers du marketing digital pour la promotion des produits culturels africains – ILV Paris – MBAMCI

J’ai lu “Un Dieu et des Moeurs” du romancier sénégalais Elgas

Moins de 48h…

C’est ce qu’il m’a fallu pour lire, dévorer devrais-je dire, les 335 pages de “Un Dieu et des Moeurs” de mon ami et compatriote El Hadji Souleymane Gassama alias Elgas. 97 pages le premier jour, les 238 pages suivantes le lendemain. D’une traite. Cela faisait pourtant deux ans que je n’avais plus terminé un livre, même en étalant sa lecture sur plusieurs mois, même s’il ne faisait que 100 pages, même s’il s’agissait d’une relecture du grand Cheikh Anta Diop. Deux ans. Ainsi, quelques jours après en avoir achevé la lecture et après avoir vécu deux années où aucun livre ne m’avait assez “accroché”, il est évident pour moi, que nous tenons là un très grand écrivain, peut être l’un des plus grands que le Sénégal n’ait jamais enfanté. Oui, rien que ça.

Que dire de ce livre ? Je commencerai par un avertissement : “Un Dieu et des moeurs” est un livre obus qui vise à heurter les consciences sans concession et parfois avec une acidité voulue afin de poser le débat sur la place de la religion (L’Islam) et de la tradition (ancestrale négro-africaine) au Sénégal. Ces deux éléments qui forment ce que nous appelons être “notre culture”, sont pour Elgas la cause fondamentale de la plupart de nos tares : fatalisme face à la misère, déresponsabilisation individuelle, indifférence complice à l’égard de l’exploitation des talibés, persistance de Un Dieu et des moeurs, un roman de Elgasl’excision, des mariages forcés, de la croyance exacerbée dans l’irrationnel et du clanisme familial pour n’en citer que quelques-unes.

Un livre obus donc. Un livre cru où l’on sent Elgas tiraillé entre un pessimisme profond sur le devenir de la société sénégalaise et un amour irrationnel pour cette terre dans laquelle il ne se reconnait pourtant presque plus.

“Un Dieu et des moeurs” est aussi un livre construit de manière originale, à mi-chemin entre le carnet de voyages, le journal intime, le roman et l’essai. Un bric-à-brac littéraire diablement entraînant, divisé en deux grandes parties : tableaux d’un séjour et mauvaise foi. Dans Tableaux d’un séjour, Elgas brosse magistralement 15 portraits sociétaux et raconte ses 15 nuits au Sénégal, tableaux où il décrit de manière minutieuse, violente, touchante ou choquante des tranches de vies, comme celle de cette femme à peine trentenaire et déjà mère de 10 enfants, ou encore de ces talibés venus sonner à sa porte sous une pluie battante, tremblotant de froid et d’effroi à l’idée de rentrer tard chez leur “serigne” sans apporter la somme qu’il leur réclame quotidiennement. Une première partie d’une exceptionnelle qualité littéraire, parfois hilarante (L’Huile, le Sexe et les sénégalaises) et renfermant une grande sensibilité où Elgas retranscrit notamment cette lettre émouvante qu’il écrit à son Papa décédé quelques mois auparavant.

La seconde partie intitulée Mauvaise foi, moins volumineuse, et que j’aurai aimé voir développée, traite de la place de la religion dans la société sénégalaise et le dogmatisme progressif qui s’y est installé au détriment de la raison et d’une spiritualité saine ou ouverte comme l’Islam insouciant de son enfance. Elgas y explique en détail ce qu’il appelle le “fanatisme mou”, sorte de violence et d’intolérance silencieuse enfouie en chacun ou presque des musulmans modérés qui composent la majorité des sénégalais. Un avertissement franc, et salutaire du reste, y est également fait sur le morcellement confrérique du Sénégal, la fanatisation d’une partie de la jeunesse et la fragilisation d’un des piliers de la République à savoir la laïcité, rappelant que les germes de la violence religieuse qui a éclaté au sein de pays qui nous sont proches, sont également présents dans notre société et bien plus qu’on ne le pense. Elgas y exprime également un universalisme assumé du point de vue des choix politiques et culturels, point sur lequel lui et moi avons encore des divergences, divergences qui cependant s’effacent devant notre humanisme commun et l’urgence des défis sociétaux internes que les africains, représentés par les sénégalais dans ce livre, se doivent de relever avec courage et détermination.

On peut avoir l’impression, et je l’ai eue en lisant le livre, qu’Elgas se bat contre tout et contre tout le monde. Il y égratigne en effet les militants panafricanistes et leur “afrocentrisme”, la jeunesse bourgeoise dakaroise qui rejette en façade et uniquement à travers le discours l’Occident et ses valeurs mais qui vit selon ses codes au quotidien. Il attaque également le leg confrérique supposé être à la base de la concorde nationale, les hommes politiques – vus à travers son propre père – pour leur complicité intéressée dans le développement de l’obscurantisme ainsi que les intellectuels pour leurs analyses périphériques qui n’osent pas selon-lui faire une analyse complète et poser le débat, forcément douloureux, de la religion et de la tradition au Sénégal. En réalité, il me semble que ce procédé volontairement vindicatif et corrosif, parfois à la limite de la caricature, vise à susciter un débat autour de la religion et des réactions, qui quelles qu’elles soient, seront toujours plus bénéfiques que le silence assourdissant qui pèse sur la société toute entière. Silence qui, lentement mais surement, l’enfonce dans la misère, le fatalisme et l’obscurantisme. Comme l’a récemment écrit l’autre révélation littéraire de cette année 2015, Mbougar Sarr, “Un Dieu et des moeurs” d’Elgas est un livre salutaire. En effet, la Société sénégalaise, plus que jamais, a besoin de poser le débat de la religion et de la tradition en son sein. Ce livre en est une introduction, violente, mais ô combien brillante, que je vous recommande vivement. 

Parole d’un lecteur admiratif.

Fary

Cultures chamarrées d’Afrique, le défi de la citoyenneté

Afrique_cultureLa notion de citoyen, aujourd’hui sujette à une inflation de sens, désigne dans son acception première le sujet d’un Etat. il y jouit de droits et s’acquitte d’obligations. Si à l’origine, dans la Grèce antique, cette notion désignait une catégorie limitée d’habitants d’une cité, – en étaient exclus, les étrangers, les femmes, les enfants, les esclaves -, elle s’élargit avec les Romains : l’édit de Caracalla (212 apr. J.-C.) octroie la citoyenneté romaine, à tous les hommes libres de son immense empire. Après une longue période de sommeil elle ressurgit au XVIII e siècle avec les révolutions anglaise, américaine et française, pour prendre progressivement le sens que nous lui connaissons aujourd’hui avec la naissance des nationalismes, au XIX e siècle.

Seulement, limitée à son acception juridico-politique, la notion de citoyenneté serait incomplète ; car le sujet de droit, le citoyen, est d’abord un homme (anthropos, muntu), il est donc le produit d’une société, d’une culture. Et toute société en tant que telle s’organise autour d’us, de rites, de valeurs, et de croyances, qui l’élèvent non seulement au-dessus du biologique, mais la singularisent, est une entité culturelle à part entière. Ne pas tenir compte de ce cadre particulier d’humanisation, serait faire du citoyen une simple abstraction juridique car ignorant les procédés d’organisation sociale qui le structurent en tant que personne. Ce serait oublier que le droit, corpus de règles coercitives que se donne un Etat pour réguler les rapports entre ses membres, se superpose à la singularité des différentes communautés culturelles, mais ne l’efface pas complètement ; et encore jamais que dans le long terme.

Parce que la culture, telle que nous venons de l’entendre, constitue le socle de son identité, l’homme lui voue un attachement irrationnel. La conséquence pour les Etats multiculturels en est un repli identitaire incompatible avec la citoyenneté qui se caractérise par l’intériorisation et la manifestation des valeurs de cohésion, d’unité nationale, de recherche de l’intérêt général (défense et sauvegarde du bien public par tous) .En effet, lorsque les différentes entités culturelles ou ethnies composant un Etat n’ont pas subi un processus historique long les fondant dans un même creuset de sorte qu’on peut alors parler de nation, le sentiment d’appartenance à la communauté nationale, est vague, voire inexistant. Solidement amarrés à leurs marqueurs identitaires, les ethnies, attachées à leur terroirs et particularismes, menacent sans cesse de déchirer le tissu national. La communauté linguistique et culturelle l'emportant en légitimité sur l'Etat en tant que mosaïque de peuples, c’est d’abord à cette dernière qu’ils doivent attachement et loyauté, de sorte qu’on est d'abord de telle ethnie, la notion de nationalité comme valeur n’étant intériosée que superficiellement. C’est la configuration des Etats Africains hérités de la colonisation: assemblages d’ethnies bigarrées qui ont entre elles des rapports de méfiance. Impossible donc qu’advienne le citoyen sans le sentiment d’appartenance par lequel la nation prime sur le terroir.

Cependant, parce que l’homme a besoin d’enracinement, ériger une république de citoyens ne peut se passer des différences culturelles. Ces dernières sont donc à articuler avec les valeurs citoyennes et républicaines de sorte que peu à peu elles l’emportent sur le repli identitaire. Seulement, une telle articulation ne peut réussir qu’à la condition que les différentes ethnies d’un Etat sachent se considérer par-delà leurs différences, simples contingences ; qu’elles apprennent à considérer les autres selon ce qu’ils ont nécessairement en commun : leur humanité : homme comme soi-même ; l’autre partageant l’intégralité de ma condition, le bon comme le mauvais. Or, rien n’égale le polissage de la culture, entendue cette fois comme l’ensemble des œuvres ayant le beau pour vocation, pour rappeler aux hommes l’universalité de leur condition ; aussi semble-t’elle la mieux qualifiée pour rassembler les sujets d’un Etat donné sous la bannière de la citoyenneté.

La réflexion sur soi-même et l’homme en général que la culture aiguise est l’exercice indispensable à l’esprit citoyen selon lequel le sujet de droit agit par adhésion et responsabilité. Prenant conscience de son individualité grâce à elle, le sujet est capable de mettre à distance les idéologies grégaires et groupales, d’y réfléchir, de les nuancer ou de s’en soustraire lorsqu’elles sont contraires à ses enseignements: la conscience de valeur intérieure supérieure de tout homme, l’égalité de tout homme par-delà les contingences raciales, ethniques, sociales ; les invariants anthropologiques. Parce qu’elle aspire au beau, et parce que le beau conduit au bien véritable (Platon, Le banquet, Hippias majeur), la culture affine et anoblit ceux qu’elle pénètre et féconde ; elle élève au-dessus des passions non pas pour les supprimer, mais pour les contrôler. Mixte de sensibilité et de raison, elle favorise l’éclosion de sentiments élevés, débarbarise et aide à relativiser les éléments de sa propre culture et leur préférer des aspects d’autres cultures. Une ouverture, la culture !

Autre bénéfice de la culture quant à la concrétisation de l’idéal citoyen : la conscience de l’unité de la condition humaine. Par l’ouverture à l’autre qu’elle favorise, la littérature et les arts permettent de sonder les tréfonds de l’âme humaine que les mêmes ressorts font vibrer fût-on des Amériques, du Botswana ou du Japon. Les différentes cultures à travers leur production esthétique nous montrent des haines implacables, de belles amitiés, des bassesses et des magnanimités aisément transposables tant dans leurs ressorts que dans leurs conséquences dans d’autres cultures. La Grèce classique (Ve siècle av JC) l’avait compris qui s’attela à produire des œuvres qui soient toujours le reflet de cette universalité. Leurs réalisations artistiques (littérature, architecture, sculpture) ont ce parfum d’éternité qui depuis ne cesse de nous émouvoir. Qui ne regarde pas avec admiration les restes du Forum Romain ou ceux de l’Acropole ? Quelle noblesse chez Ulysse dans l’Ajax de Sophocle ; comment ne pas s’émouvoir, même Nègre, de la tragédie d’Antigone ? Plus près de nous, dans Lettre d’un Pygmée à un Bantou (Dominique Ngoïe-Ngalla), le pygmée Aka de Pygmidie, ayant vu le monde, pétri de culture, rentré chez lui « plein d’usage et de raison » rappelle dans lettre plein de lyrisme et de dérision que tous les hommes malgré les différences , le mépris et les haines, sont frères en humanité.

Cependant, occupation luxueuse, car exigeant un temps dont ne dispose pas la plupart des hommes préoccupés par leur survie, la culture, si elle ne peut pas être le loisir de tous, devrait être le souci des élites. Car qui veut conduire les hommes doit en connaitre l’essence, « doit s’élever aux hautes sphères, parmi ceux qui par leur formation et leur culture, dirigent les destinées de leur époque »1. Tel est le souhait que nous formulons pour les élites africaines. Tant qu’elle ne sera pas cultivée dans le sens où nous l’entendons dans ce texte, l’avènement de la citoyenneté demeurera terriblement problématique.

Philippe Ngalla-Ngoïe

1 Stéphane Zweig, Montaigne, PUF, pp43-44.

Copyright – Photo L'homme africain / Darmvlinder

 

Paul Sika : Portrait d’un photo maker

511px-Paul_Sika_portraitPaul Sika est un diamant. Vous songez à arrêter votre lecture, cet article serait trop flatteur ? Détrompez-vous. L’artiste a plusieurs facettes, l’une facétieuse, l’autre spirituelle. A la fin de notre entretien, je suis rentrée songeuse. Une ambivalence qui intrigue…

D’une initiation impromptue à une quête absolue

L’ambiguïté apparaît d’emblée dans son parcours : en pleines études d’informatique à Londres, le jeune étudiant a une révélation.  Sa vocation est scellée devant la bande-annonce de Matrix 2, en devanture d’un magasin d’électroménager. Désinvolte, Paul ajoute qu’il s’agissait d’une « chaine inconsciente ». Biberonné aux mangas et aux jeux vidéo, son étincelle de l’art jaillit d’un blockbuster américain… Le déclic le pousse alors à investir dans un bel appareil photo professionnel, quoi qu’en disent les jaloux, et à mettre en boite tout et n’importe quoi. Le choix de la photo et non de la vidéo, a priori curieux, se justifie patiemment : le temps statique du médium intermédiaire de la photo offrirait un meilleur entrainement, collant à sa personnalité méticuleuse. Finalement, entrainement et bien plus avec affinités, Paul y est resté. Lui qui se revendique du « photo making », il nous offre des œuvres où la technique cinématographique semble transposée sur le papier glacé. Autodidacte, il poursuit son apprentissage par une cinéphilie boulimique, notant des détails sur un petit carnet dans les salles obscures. Il s’intéresse brièvement à la photo de mode, avant de la trouver ennuyeuse. Progressivement, son cheminement de petit Poucet se double d’une jolie vision. L’artiste apprenti construit alors sa théorie, expliquant son parcours et sa recherche. Un idéal de beauté, s’épanouissant dans l’art, les mathématiques ou le sport – chaque pot a son couvercle – serait enfoui dans chacun de nous. Il importe de se mettre en route pour découvrir ce « joyau ».  Le mot est jeté, « transcendance » ; ne vous effrayez pas, « chacun son truc », mais il s’agit de percer. Le peintre-photographe nous parle de Drogba, lui qui ne le connaissait pas jusqu’à peu. Le footballeur a trouvé son joyau, parvenant à ce niveau de beauté, et a transcendé ce qui semblait inaccessible au profane. Platon des temps modernes en quête d’un éblouissant Graal et amoureux de Bob l’éponge. Tout en contrastes. 

Le réel pris entre histoires et matière

At the Heart of Me - Paul SikaL’ambivalence demeure dans la conception de l’art pour Paul Sika. Il se décrit comme une éponge, absorbant le réel avec appétit. La matière est saisie à plein objectif, les objets bruissent et grouillent dans un éclat de couleurs assourdissant. Ces aplats s’épurent par le lien tendu par l’artiste : la photo n’est qu’un médium visuel pour « ce qui doit être beau ». Paul Sika délaisse la politique et les bavardages pour convoquer « l’imaginaire pur », il se veut conteur.  « Je raconte une histoire, une saga » : le flash des images, leur mélange, forment un puzzle qu’il est libre à chacun de recevoir. Toucher d’abord, et puis, éventuellement, signifier.  Paul orchestre un processus où la découverte prime sur la créativité, où la quête revient au galop, même pour le spectateur. Au milieu de ce questionnement éthéré, des pincées enfantines sont saupoudrées. L’artiste rêve à la mention des BD et des mangas de son enfance ; son monde est tissé par ses fils animés, qu’il identifie comme un univers de « vrais artistes », loin des galeries glacées de Londres ou Paris. Attention, l’homme est geek mais esthète. Un jeu vidéo, s’il n’est pas « joli », est renvoyé aux oubliettes. La gaieté est aussi un critère clef : Bob l’éponge rafle la mise : le personnage jaune égaye les gens, il ferait « davantage pour l’humanité » que d’absconses œuvres d’art contemporain. Toucher les gens, le fin mot de l’histoire. 

Enfance et pragmatisme : « la cool attitude »

Et puis, ou surtout, Paul est cool. Avec son air intello et un sourire rigolo, il nous invite à « kiffer la vie ». Etre connu n’a aucun sens sinon d’avoir ses œuvres vues, qu’elles appartiennent aux autres et qu’elles soient aussi « cool pour eux ». 

Cette désinvolture va de pair avec son attrait pour l’enfance. Elle se lit dans son admiration pour le monde de Mickey et Minnie : pour Paul,  Disney est un « super grand artiste », créateur d’émotions et capable de guérir les plaies enfouies. Si l’enfance est un état « où tout est cool et possible », Paul nous invite à ne pas avoir peur de son imagination, à la nourrir et à ne pas s’arrêter de chercher à retrouver ce que l’on a délaissé en grandissant. 

La tête dans la lune ? Pas tout à fait. A nos questions sur l’industrie de l’art en Afrique, l’artiste est sceptique.  Contrairement à certains de ses confrères, il ne rejette pas cette pragmatique expression. Pour Paul, l’art est à un état embryonnaire en Afrique, surtout en raison d’un manque d’accessibilité : les canaux de distribution sont à développer et les propositions sont à adapter à la réalité africaine. En particulier, la vision des galeristes serait à remodeler sur le terreau local, et à la déraciner d’une éducation ou d’une projection européenne qui sonne faux ici.  Le partage doit primer, pour que les gens puissent s’approprier l’art, qui reste malheureusement trop perçu comme n’étant « pas pour eux ». A la question méta-conceptuelle « Art en Afrique ou art africain ? », Paul nous balance un sourire malicieux et nous envoie nous référer à notre joyau… 

Les pieds sur terre, Paul les a indéniablement. Sa vision enfantine est comme contrebalancée par un pragmatisme lucide sur le marché de l’art. Il emploie des termes encore une fois souvent dénigrés par beaucoup d’autres. Paul souligne la nécessité de comprendre le métier, notamment pour pouvoir distribuer, partie majeure de son business. Il nous dit s’intéresser de près à la partie administrative de sa carrière, justifiant qu’il faut comprendre son business pour en faire partie. A ce titre, il fait partie d’un projet de formation et d’accompagnement aux jeunes entrepreneurs ivoiriens et est engagé dans les initiatives entrepreneuriales locales. Ne pas se disperser est sa hantise, il n’aime pas trop la casquette de vendeur mais endosse celle du communicant avec plaisir et volonté. Sa bipolarité nous impressionne : entre créativité et gestion, l’artiste dirige son affaire en maitre. Tellement qu’il en paraitrait surdoué, comme l’y enjoint un autre artiste et ami ivoirien, Jean-Etienne Yangzi : « L’Afrique nous demande d’être des surdoués aujourd’hui ». 

En guise de mot de la fin, Paul Sika nous glisse de foncer, « d’impacter l’humanité ». Rien que ça…

Pauline Deschryver et Stephane Madou

Nous vous invitons à découvrir le travail de Paul Sika sur son site internet.

Spiritualités mêlées : le soufisme en terre animiste

Soufisme aux ComoresDans un article du Nouvel Obs, Souleymane Bachir Diagne s’imaginait expliquant à son enfant les fondements du soufisme. Tantôt définie comme la branche mystique de l’Islam, tantôt vue comme une démarche purement spirituel et indépendante du dogme, le soufisme est aujourd’hui plus que jamais d’actualité : Eric Geoffroy en parlant de la spiritualité musulmane, la désignait comme la seule solution pour la pérennité de l'Islam.

Quand on parle de soufisme en terre africaine, le nom qui vient à l’esprit est souvent celui de Thierno Bokar, enseignant de l’écrivain Amadou Hampate Bâ. Au Mali comme au Sénégal, et aujourd’hui en Afrique du Sud, le soufisme est une démarche adoptée de façon individuelle ou communautaire. Cependant, il existe un pays où le soufisme est non seulement une démarche communautaire, mais aussi une tradition nationale : il s’agit des Comores. Si le pays est peu connu pour sa pratique spirituelle, il n’en est pas moins imprégné au point que les rituels soufis font partie du quotidien. La confrérie, la relation de maître à disciple, les savoirs ésotériques s’y croisent sans dire leur nom. Attitude humble propre à la spiritualité, ou symptôme d’une exposition à l’endoctrinement ?

Aux origines : un terreau propice au mysticisme

La légende voudrait que les Comores aient d’abord été peuplées par des djinn, “esprits” en arabe, enfermés dans les îles par le roi Salomon, fils de David. Les récentes fouilles archéologiques laissent supposer que la théorie serait fondée sur un réel passage des troupes de Salomon, puisque des reliques de tombes portant le sceau du personnage biblique, ainsi que des pratiques juives, ont été répertoriées dans l’archipel. A cela peut s’ajouter la forte présence, encore aujourd’hui, de rites purement animistes hérités des esclaves venus du Mozambique, du Zimbabwe et probablement du Botswana. Les coeurs étaient déjà sensibles aux discours religieux. Selon la tradition orale, au 7ème siècle, deux hommes en quête spirituelle auraient quitté l’archipel pour se rendre à la Mecque, où un certain Muhammad prêchait la nouvelle religion, héritière du christianisme et du judaïsme. Arrivés après la mort de Muhammad, ils seraient retournés aux Comores avec un enseignement fortement imprégné de la dimension spirituelle de l’islam, qui n’a eu aucun mal à se mêler aux croyances existantes pour donner lieu à une richesse spirituelle inédite.

Des savoirs jalousement gardés

Certaines familles semblent être gardiennes de savoirs ésotériques associés au soufisme. Cela est dû à la présence, très tôt, des confréries les plus influentes du monde soufi : Les confréries Qadirî, Shadhilî et Ba Alawiya. Héritage du chiisme, seconde mouvance adoptée par les musulmans à l’aube de l’expansion de l’Islam, qui accordent une place particulière à la famille du prophète, et du shérifisme, de même nature, également observé au Sénégal, le respect accordé au prophète et à sa famille alimente la pratique religieuse. Les sharifs sont, selon la tradition, chargés d’être les “éclaireurs de l’humanité”, donc les gardiens de certains savoirs sensibles. C’est ainsi que l’on retrouve dans les foyers sharif, ainsi que chez certains initiés, des corpus contenant invocations et talismans, qui sont dispensés au reste de la population avec parcimonie. La littérature poétique soufie y est enseignée de fait dans les écoles coraniques : la période du Mawlid, célébration de la naissance du prophète, fait l’objet d’une fête nationale. Des noms comme Al Habib Umar, Mwinyi Baraka, sont connus dans la sphère soufie mondiale.

Manifestations

L’amour du prophète, et par extension l’amour de l’humanité, sont les socles de la tradition soufie. C’est cet amour que femmes et hommes célèbrent lors de séances de méditation plus ou moins animées et riches de sens : les hommes se laissent porter par la transe mystique lors des cérémonies de daïra*, chantent leur amour pendant les madjliss**, quand les femmes se parent les mains de henné pour les ouvrir à la manière d’une corolle de fleur lors des dayba***. Car le mysticisme, aux Comores, est festif, et il n’est pas rare de déceler dans certaines célébrations une énergie semblable à celle des cérémonies animistes, qui ont elles aussi leur place – la danse des djinn est en l’occurrence la plus courante.

Le danger des fondamentalismes

Néanmoins, on peut se demander si cette omniprésence ne menace pas, justement, le caractère unique de la spiritualité. Presque toutes les familles comoriennes disposent d’un corpus immatériel de rituels tirés de la tradition soufie : invocations qui suivent chacune des 5 prières quotidiennes, anecdotes sur des personnalités marquantes. Bien souvent, ces rituels sont répétés sans que les auteurs en sachent l’origine ou la signification profonde, et la langue arabe, utilisée pour la plupart des rites, n’est pas comprise du plus grand nombre. Un détail qui, s’il ne constitue pas un problème en soi, fait des plus jeunes, en cette terre où les musulmans avaient su préserver la tolérance, l’ouverture et l’émulation intellectuelle prônées par l’Islam, une proie facile pour les fondamentalistes de tout horizon.

Touhfat Mouhtare

1  Eric Geoffroy, L'islam sera spirituel ou ne sera plus, Seuil

2 Carte blanche à SB Diagne, Le Nouvel Obs : http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20151115.OBS9536/le-soufisme-explique-a-mon-fils.html

3 Tradition orale. Gevrey, 1870

4 Comores, plaque tournante de l’esclavage, Ali T. Ibouroi, 2002. * Cérémonies de célébration soufie.

Photo : le deba-chant soufi de mayotte- Source  cfred-toulet

Le Célibat  et les femmes du XXIème siècle

beyonce-world-war-ii-650Le vingt-et-unième siècle a vu de plus en plus de femmes se lever, être à la tête de grosses entreprises, comme Sheryl Sandberg la numéro 2 de Facebook,  auteure du best seller En avant toutes, (Lattes, 2013), un livre où elle expose ses secrets de réussite; ou encore Michelle Obama qui est loin de la posture passive de la traditionnelle ‘femme de;’ et qui, bien au contraire est un élément-clé de la réélection de son célèbre mari. Le girl power, le féminisme revisité ou 2.0 de ces dernières années, avec les chanteuses américaines aux courbes aguicheuses, l’empowerment, si vous voulez encore, déifient une image de femmes fortes qui sont de la nouvelle espèce. Chimamanda Ngozie Adichie a pu écrire Nous sommes tous des féministes, suivi des Marieuses; et poser la question suivante :

Pourquoi apprend-on aux petites filles à vouloir se marier? ( Paris, Gallimard, 2015)

Il semblerait que la malédiction ou la fatalité, en tout cas quelque chose qui veut du mal aux femmes, leur donne l’injonction permanente de se lier à.

Les femmes de nos jours voient encore que la réussite de leur vie passerait ‘nécessairement’ par le mariage. Nous parlons ici de nécessité et non d’opportunité ou de projet. L’idée de ‘nécessité’ signifie que celles-ci se sentent obligées de se marier, car leur vie même ou le sens de leur vie en dépendrait. Ici, il s’agit d’un besoin vital. Ainsi, elles peuvent vivre sans un travail, sans la dernière chaussure Louboutin, mais jamais aucune n’oserait même déclarer ne pas avoir envie de se marier!

Une telle affirmation serait accueillie par un éclat de rires de l’assistance ou même de reproches sanglants, la qualifiant d’”égoiste” comme si ceux qui mettaient des enfants au monde étaient des modèles de vertu.

Pareil débat a occupé les questions des Black Women Studies lorsqu’en 1970, sous la houlette de Barbara Smith, elles ont choisi d’orienter leurs luttes non seulement d’un point de vue de l’égalité des races, de l’oppression mâle ou du  patriarcat; mais aussi sur celui de l’autonomie sexuelle. “Le genre est politique” pouvait-on entendre dans les rangs des femmes de ce mouvement, et pour beaucoup d’entre elles,  le sexuel passait par une affirmation claire, il ne s’agissait plus de nier ce fait; tant qu’à dénoncer, elles avaient donc décider de tout mettre sur la table. (références: B; Smith: Ain’t Gonna Let Nobody Turn Me Around, Forty Years of Movement building with Barbara Smith, State University of New York, 2014).

Il faut dans le domaine du célibat des voix qui se lèvent afin que le diktat du ‘mariage à tout prix’ cesse; mais que ce domaine, certes noble, devienne le résultat d’un libre consentement et non d’une pression.  Le regain des études féministes est dû au fait que certaines, surtout des femmes célèbres comme Beyoncé Knowles (ne rigolez pas, les chansons de la chanteuse ont permis à des étudiants américains de s’intéresser aux matières sur le féminisme, si vous ne croyez pas, repartez écouter Single Ladies, Put a ring on it; Run the world…Grils), et Chimamanda Ngozie ont commencé à parler des conditions des femmes dans leurs écrits; et ont ainsi apporté un renversement du regard porté sur le mot même de ‘féminisme’.  Ce mot avait été marqué au fer rouge et plusieurs féministes ne se revendiquaient plus comme telles qu’à demi-mots.  La faute à cette vague de filles de Simone De Beauvoir, ces ‘laiderons’ qui ne savaient qu’étudier, et qui cachaient, disait-on leurs frustrations derrière leurs revendications. Cette interprétation excessive avait eu pour but de défocaliser les femmes sur la lutte qu’elles menaient de front, et de les maintenir sous dépendances. Certes les femmes ont cherché à revendiquer une liberté que d’aucuns jugeront trop prégnante; mais le fond de leur combat résidait dans la simple liberté de leur choix, et du maintien et respect de leur corps. Les violences masculines, et le contexte social phallocrate n’aidaient pas ces femmes à se sentir rassurées, et elles ont donc utilisé le dernier recours: la rébellion.

Aujourd’hui, petit à petit les choses commencent à changer. La désertion de certains hommes de leurs responsabilités a profité à certaines femmes; et les études pour tous ont  permis à certaines filières d’accueillir certaines femmes qui se distinguent de manière tout à fait remarquable. Les femmes comme Oprah Winfrey ont leur propre maison de productions de films et d’émissions de télévisions; d’autres encore sont des chefs d’Etat. Cela change les paradigmes et certains hommes doivent ne plus savoir où ils en sont. Il est vrai que cela modifie considérablement les règles du jeu, car on a l’impression d’une ‘masculinisation’ de la femme, et une perte des valeurs sacrées de celle-ci comme la douceur, la fragilité, la dépendance à l’homme. Bien que ce constat puisse être vrai et même faire peur, il est cependant de l’ordre de notre époque; où les valeurs d'autonomie et de débrouillardise sont louées et enseignées dès l’enfance. L’école y a considérablement contribuée en mettant les jeunes garçons comme les petites filles sur le même pied d’égalité.

Les femmes ne font donc que suivre l’ordre immuable du temps, si bien qu’avec les demandes trop pressantes de notre époque le mariage devient ainsi, une option.

La femme vivant en Occident aura cette tendance à l’autonomie, et ne craindra pas de vivre seule. Le contexte peut considérablement orienter les attentes d’un individu; c’est dans cette optique que les femmes d’Afrique subsaharienne, les femmes d’Afrique du nord en second et certaines asiatiques vont mettre le mariage en tête de liste; là où une Européenne mettra cela en second après l’obtention de son diplôme ou de sa promotion au boulot.

Cette mutation, avant même d’être vue par les hommes est d’abord très fortement ressentie par les femmes elles-mêmes qui se voient ‘différentes’ du mode de pensée de leurs mères (et par rapport à leurs grands-mères, il y a un monde!)

La femme contemporaine est consciente d’être une sorte d’être hybride entre ancien et modernité, écartelée entre deux visions de la vie; et même pour elle, cela est complexe. Les générations futures, les jeunes filles de l’an 2000 auront résolu la question; mais il reste chez les femmes de notre époque une culpabilité enfouie, celle d’être différente de leurs mères. Nombreuses sont celles qui n’assument pas encore le fait de vivre seules, sans homme ni enfants, de payer leurs factures par elles-mêmes ou même de faire de très bonnes études. Elles choisissent toutefois de voir dans les opportunités de travail et de liberté individuelle un asile pour elle.

La femme actuelle est en construction et en affirmation identitaires. Elle doit se construire d’après le passé, ce dernier la contraignant par rapport à ses convictions issues du monde moderne. Toutefois, certaines réussissent l’entre-deux avec maestria, prenant de l’ancien et ajoutant du nouveau. Cet exercice est fragile car de toute façon, les mentalités changent vite; malgré tout, nombreuses sont les femmes qui ont décidé de sortir des carcans de la culture phagocytée, née d’une pensée dominante mâle. Il faut donc aussi que ces hommes-là, puissent accepter la naissance de nouveaux genres de femmes. Mais il faut aussi que les femmes elles-mêmes s’aident. Personne n’est plus critique à l’égard d’une femme qu’une autre femme. Beaucoup trop s’offusquent de voir ‘certaines’ se refuser à une vie maritale ‘avant 25 ans’ (l’âge du Graal), ou même s’y refuser tout court.

Le célibat en définitive peut être une magnifique transition, pleinement assumée; ou un état et un arrêt permanent. Il ne s’agit finalement pas d’être engagé ou pas; mais de rester dans l’état qui nous convient le mieux, qu’importent les sirènes. L’affaire du mariage n’est pas affaire de thiases; c’est une affaire avant tout personnelle.

Pénélope Zang Mba

Alain Mabanckou, écrire pour ne plus se faire voler son enfance

MabanckouLe grand public a découvert Alain Mabanckou il y une dizaine d’années avec son truculent roman Verre Cassé et sa casquette vissée sur la tête. Depuis il est devenu une des voix importantes de la littérature africaine et un emblème de la vitalité culturelle du Congo-Brazzaville. Ce petit pays de quatre millions d’habitants est, il est vrai, un terreau fertile pour l’écriture, que l’on songe à Tchicaya U Tam’si ou Sony Labou Tansi dans le passé. Avec son nouveau roman, Petit Piment, aux éditions du Seuil, Alain Mabanckou nous raconte avec délicatesse le parcours d’un enfant ballotté par une société congolaise peu disposée à lui faire une place. Ce récit initiatique prend aussi une dimension politique. L’auteur y interroge la place de l’enfant dans le Congo socialiste des années 70 et dénonce toutes les formes de crispations identitaires. Pour l’Afrique des idées, Alain Mabanckou revient sur ce roman et sur ses inquiétudes quand à la situation politique de son pays.

Dans Petit Piment, vous reprenez un personnage récurrent dans la littérature: l’orphelin, l’enfant des rues. Qu’est ce qui vous intéresse dans cette figure ?

C’est un personnage qui me ressemble. Toute la vie il reste en quête d’une famille. La question du père et de la mère est essentielle dans ce livre. J’ai eu la chance de vivre mon enfance avec les deux, mais je les ai perdus par la suite. Cela a créé un vide tel que mes trois derniers livres posent cette question de l’orphelin, de l’absence et du vol de l’enfance par les adultes. Parce que les adultes n’ont jamais assumé le rôle qui était le leur durant l’enfance de cette jeunesse africaine. Celle-ci est désormais perdue, sans repères, sans aucune autre éducation que celle de la rue, de la loi du plus fort. Petit Piment, c’est le prototype de l’enfant africain qui n’a pas eu la chance d’avoir de vrais parents, une vraie éducation et qui désormais ne peut compter que sur la force de son destin qu’il se forge lui-même en posant des actes dans la vie quotidienne.

Le livre est d’ailleurs dédié à un enfant dont on se sait pas très bien si il s’agît de vous ou d’un jeune homme que vous avez rencontré au Congo.

C’est un mélange de tout ça. De moi et d’un personnage que j’ai rencontré qui lui était déjà âgé mais qui voulait vraiment être un personnage de roman car il estimait que la vie y serait meilleure que dans le monde réel.

C’est aussi un roman politique sur le Congo socialiste. Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?

C’était l’endoctrinement, la tenue scolaire identique, les récitations des discours du président de la République. Nous pensions que tout cela était normal, que tous les enfants de la terre devaient aimer leur président comme si il était leur père. Mais il fallait du recul pour comprendre que nous étions dans un système du culte de la personnalité. Et que ce culte de la personnalité a peut être fait plus de ravages que la colonisation dans la mentalité des Africains, parce que ça nous a donné le sens des intolérances, et poussé à considérer que dès qu’on a le pouvoir c’est pour soi-même et pas pour le peuple. Ils voulaient nous voler notre enfance et ils y ont réussi parce qu’on a créé des perroquets, des béni oui oui, une jeunesse qui s’est endormie pendant longtemps et qu’il faut réveiller le plus vite possible.

Deux femmes jouent un rôle central dans votre texte, une infirmière dans l’orphelinat, et une mère maquerelle, qui prend Petit Piment sous son aile. Que représentent-elles ?

L’infirmière est une forme de Mère Teresa, elle représente l’adoucissement, l’épaule sur laquelle peuvent se reposer les enfants. La deuxième femme Maman Fiat 500 est une prostituée et dirige dix filles dans la prostitution. C’est l’exemple de la situation dans laquelle on pense qu’il faut lui jeter la pierre mais en réalité, elle sert de lien, prend sous sa protection les enfants des rues, les nourrit. Elle incarne le prolongement de la maternité auprès d’enfants qui souffrent de n’avoir jamais eu de mère. On peut juger la prostitution comme un tas d’immondice, je voulais trouver à l’intérieur une pépite d’or et cette pépite d’or, c’est Maman Fiat 500.

ll y a un autre personnage central dans ce livre comme dans vos deux ouvrages précédents, c’est la ville de Pointe Noire, où vous avez grandi au Congo. Comment décririez-vous cette ville aux lecteurs qui ne la connaissent pas ?

Ça fait trois livres que je tourne vraiment autour de Pointe Noire. Je l’avais fait dans Demain j’aurai vingt ans, puis en 2013 dans Lumières de Pointe Noire, et maintenant dans Petit Piment. C’est une sorte de trilogie. Cela rappelle le fait que nos mamans préparaient en général la cuisine sur trois pierres sur lesquelles il y avait la marmite, posée au dessus du feu. J’ai posé trois pierres, et la marmite Pointe Noire est posée sur ces trois pierres. Moi j’ajoute le feu pour faire bouillir quelque chose, remettre en bonne condition. Je ne sais pas encore si il y aura une quatrième pierre et comment j’arrangerai l’installation. Pointe Noire reste le personnage de tous mes romans. Elle est le prototype de la ville africaine, côtière, avec l’océan Atlantique, le chemin de fer Congo-Océan, un centre-ville très européen, des quartiers populaires et une grande artère qui coupe la ville en deux et qui s’appelle l’avenue de l’Indépendance, dans un pays qui paradoxalement n’a pas l’air indépendant. Quand on a visité Pointe Noire, on a visité beaucoup de capitales africaines.

La ville a aussi une dimension mystérieuse, difficile à appréhender au premier regard…

Pointe Noire a l’habitude de cacher son passé. Elle est tentaculaire et ne se livre pas facilement. Quand vous arrivez, il faut traverser tout le centre ville pour aller dans les quartiers populaires. Ce sont des enchevêtrements qu’il faut connaître. Dans un quartier comme le Rex ou le quartier Trois-Cents, si vous ne faites pas attention, vous vous perdez dans les sinuosités. C’est une ville dont il faut découvrir les mystères. Elle est comme une tortue. Dès qu’elle voit venir un étranger, elle rentre sa tête dans sa carapace. Si l’étranger ne fait pas attention, il va prendre la carapace pour une pierre et marcher dessus.

Dans Petit Piment, vous racontez aussi une opération pour renvoyer les prostitués dans leur pays d’origine, le Zaïre. Ce thème fait écho à une vague d'expulsions lancée par les autorités de Brazzaville en 2014. Est-ce votre manière de la dénoncer ?

Quand j’écrivais le livre, j’ai lu avec exaspération la chasse aux “Zairois”. Ca m’a révolté, indigné. J’ai trouvé aberrant que les Congolais de Brazzaville chassent les Congolais de Kinshasa. Parce que après tout, nous sommes un peuple avec la même culture, la même langue, la même civilisation. Se chasser les uns les autres c’est faire le jeu des anciennes puissances coloniales qui ont établi les frontières que nous avons. Ca a été un choc de voir mon pays capable de faire ça. Si la France faisait ce genre de choses, on dirait aussitôt que c’est une politique d’extrême droite.

Petit_Piment

Stylistiquement, Petit Piment ne prend-il pas une forme plus classique que vos précédents textes. Il semble davantage porté par le récit et les personnages que par la truculence qu’on pouvait lire dans Verre Cassé…

Chaque roman doit avoir sa texture. Le pire pour un écrivain c’est de vouloir écrire le même roman, parce qu’on pense avoir trouvé la recette. Il faut se laisser porter par la voix des personnages. Dans Petit Piment, il y a plusieurs voix. La voix de la description, car il faut bien expliquer l’itinéraire de quelqu’un, son destin. Puis dans une deuxième partie, il y a une autre voix, quand le personnage arrive dans les quartiers populaires et commence à perdre la raison. Là on retrouve l’absurde et des situations cocasses qui rappellent des romans que j’avais écrit avant. Je laisse toujours marcher les personnages. Il y a toujours une route même si dans Petit Piment, elle est peut être en train de se transformer en impasse.  

En parlant d’impasse, vous vous êtes exprimé publiquement sur la situation politique de votre pays pour demander à votre président de ne pas s’accrocher au pouvoir. C’est une des premières fois que vous prenez position aussi clairement. Pourquoi maintenant ?

Parce que j’ai senti un appel du peuple congolais et de la jeunesse. Avant c’était juste quelques personnes de la diaspora qui voulaient ma voix. Mais je ne parle jamais au nom des intérêts de quelques individus. Et je ne suis pas candidat à quoi que ce soit. Je ne parle qu’en tant qu'écrivain et en tant que Congolais. Si on devient comme l'ambassadeur de son pays à l'étranger, il faut le faire quand vous sentez que les fondements de la nation sont en train de trébucher. Dans l'intérêt du Congo-Brazzaville, le président Denis Sassou Nguesso ne doit pas se représenter pour un autre mandat. Je pense qu'il faut qu'il favorise une transition vers une nouvelle génération. Mais l'opposition congolaise est l'opposition la plus bête au monde, je m'excuse de le dire, parce que elle ne sait pas ce qu'elle veut, elle vit aux dépens du gouvernement donc sa parole n'est pas forcément légitime. En disant au président Sassou Nguesso de ne pas se présenter, je ne donne pas un chèque en blanc à cette mauvaise opposition pour qu’elle aille squatter le pouvoir. Je voudrais que mon pays puisse trouver les moyens de porter au pouvoir une nouvelle génération qui n'a jamais été corrompue par le système.

Mais que faire aujourd’hui. Si on ne passe pas par l’opposition, par qui passer ?

L'opposition a pris en otage la jeunesse congolaise. Elle a menti, elle a fait croire que son heure était venue de gouverner. Ils ont emmené les jeunes dans la rue, et quand ça a commencé à crépiter l'opposition s'est cachée et a laissé la jeunesse congolaise sous les balles. L'opposition est complice du manque de transition au Congo-Brazzaville, elle est peut être pitoyable dans ce sens là. Si il y a une élection présidentielle je m'exprimerai. Si on arrive encore à imposer aux Congolais par la peur, par les armes, un régime dictatorial qui va encore prendre des années, le monde entier prendra date. Mais chaque chose a une fin, nul n'est immortel sur cette terre, vous pouvez gouverner comme vous voulez mais à un moment donné l'âge naturel va vous faire défaut.

Le président Sassou Nguesso a-t-il fait du mal à votre pays ?

Je ne juge pas le président Sassou Nguesso mais dans son intérêt je pense qu'il devrait prendre la posture du sage et pousser à la transition. Il y a des choses qui se sont faites dans ce pays, on ne peut pas le nier. Mais après trente ans, il y a quand même la fatigue et l’usure du pouvoir. Ce n'est plus le président qui gouverne mais c'est un clan qui profite. Trente ans au pouvoir, c'est trente ans de privilèges, d'entourage, d'un clan qui est en train de manger ce que le peuple aurait pu manger. Je crois que le changement de la constitution a été fait pour le maintenir au pouvoir. Aujourd'hui je peux vous parier vu le larbinisme de l'opposition que nous aurons Sassou Nguesso qui va rempiler pour deux mandats.

Certains Africains vous reprochent de plaire davantage aux lecteurs blancs et de ne pas être lu en Afrique. Cette critique vous touche-t-elle ?

Cela ne m’affecte pas car 99,9% des gens qui le disent ne m’ont jamais lu. Ca vient souvent de la diaspora, des gens qui sont coupés des réalités africaines. Est-ce qu’ils savent que je suis au programme dans les collèges et les lycées au Bénin ? Que je suis étudié dans les universités africaines ? Ou que les Ponténégrins se disputent Lumières de Pointe Noire… Dire qu’on écrit pour les blancs, c’est idiot, c’est une forme de fondamentalisme et d’intégrisme. Cela vient de gens qui veulent tout expliquer par la couleur de peau. C’est hors de ma conception. Je n’aime pas expliquer mon existence parce que je suis noir ou parce que mon peuple a subi l’esclavage ou la colonisation. J’explique mon existence par les actes que je pose au présent en évitant de commettre les mêmes erreurs que dans le passé. Je suis noir, j’en suis fier. Je suis Africain, je ne l’oublie jamais. Mais je suis aussi quelqu’un qui vit avec les autres et la place et la vie des autres m’intéressent. Je voudrais être un écrivain qui sans cesse est en train d’ouvrir les portes et les fenêtres et non les fermer. Ceux qui veulent entrer dans ma maison, ils sont les bienvenus, ceux qui veulent entrer dans les maisons où ils s’enferment à clé, tant pis pour eux, le monde continuera avec ceux qui ont l’art d’ouvrir les fenêtres.

Propos recueillis par Adrien de Calan

Source Photo Gilbert Lieval

L’ivrogne dans la brousse d’Amos Tutuola

Un ivrogne dans la brousseVoilà un livre qui détonne dans la littérature africaine. Inclassable par le style unique de son auteur, qui chancelle entre oral et écrit, entre merveilleux et absurde, entre naïveté et profondeur. A l’inverse d’autres écrivains, Amos Tutuola a pris la langue anglaise et l’a façonnée, tel un forgeron, pour la fondre dans le moule de la tradition orale de son ethnie, et plus généralement africaine. Certains ont pu y voir des maladresses, des structures de phrases originales, voire incorrectes. Cette originalité est l’apanage de ceux qui s’affranchissent des contraintes pour créer une langue unique, appelée à être copiée et imitée.

Entre l’oral et l’écrit

L’ivrogne dans la brousse est publié en 1952, à une époque où l’Afrique colonisée rêve d’indépendance, où Senghor chante ses Histoires Noires. C’est  aussi en 1952 que Frantz Fanon nous livre « une interprétation psychanalytique du problème noir » dans Peau noire, masques blancs. Une époque de lutte qui initie, pensait on alors, le renouveau de l’homme noir.  Amos Tutuola, à la différence de ces écrivains engagés explicitement, livre une porte d’entrée sur les croyances d’une Afrique authentique où “l’oralité” entre en littérature. Il écrit comme il raconte. Il est aussi direct qu’à l’oral. Les énumérations sont souvent incomplètes et se terminent par “etc.” Des précisions supplémentaires sur un personnage ou sur l’action qui vient de se dérouler, sont données entre parenthèses comme pour anticiper les interrogations du lecteur. On est en face d’un auteur qui ignore les canons de la littérature européenne et qui, de fait, imprime un autre rythme à la trame des récits.  Il répète, insiste, rappelle à la manière d’un griot qui introduit la foule aux mystères des histoires, des contes tutélaires des sociétés africaines. L’écriture devient elle-même une âme, dotée d’un souffle tantôt régulier tantôt erratique dans un mouvement où le fond et la forme se confondent, où le narrateur et le lecteur sont dans un dialogue permanent.

Entre merveilleux et absurde

L’ivrogne dans la brousse, c’est donc l’histoire d’un ivrogne, grand amateur de vin de palme, à la quête de son « malafoutier », autrement dit celui qui lui prépare ses calebasses de vins de palme. La mort de son “malafoutier” est le prétexte d’aventures qui mènent le narrateur dans une brousse, peuplée d’êtres magiques et souvent malfaisants, dans les villes aussi étranges les unes que les autres. On y  croise  par exemple un “gentleman complet” qui se réduit à un crâne terrifiant, des bébés cul-de-jatte qui hantent certaines villes, un être appelé “Donnant-Donnant” qui prend plus qu’il ne donne, des morts qui marchent à reculons mais aussi des êtres magnifiques comme “Mère Secourable” ou “Danse” et Amos Tutuola, écrivain nigérian“Chant” qui danse ou chante en toutes circonstances.  Un monde où il possible de vendre sa mort et de la racheter. Un monde où la mort n’est pas une fin mais bien le début d’un périple, semé d'embûche. L’auteur crée un décalage entre ce monde merveilleusement dangereux et le but absurde de la quête du narrateur. Le danger, omniprésent, n’entache en rien la motivation du héros qui finit par triompher souvent de manière facétieuse. Au fur et à mesure des récits, se dessinent les croyances et la cosmogonie Yoruba. On  pénètre dans le monde Yoruba pour voir le monde à travers leurs yeux. Un monde où la naïveté cache une grande profondeur.

Entre naïveté et profondeur

En effet la naïveté du narrateur contraste avec le sens profond des récits qui servent à mettre en garde contre des dangers présents sous différentes formes. Ce voyage du narrateur est un voyage initiatique, au cours duquel il est confronté à la magie qui habite  sa société, aux monstres qui la hante. Le narrateur apprend ainsi que l’on est jamais “trop petit pour être choisi”, que des êtres aimables aux premiers abords peuvent s’avérer aussi dangereux que les monstres, que rendre un jugement n’est jamais chose aisée. Il comprend également que chaque être, malfaisant ou non,  habite un lieu précis dont il ne doit franchir les limites afin de garantir une harmonie précieuse entre les vivants, les morts, les êtres de la forêts. Ce livre et cet auteur, encore largement méconnu du grand public, méritent une place privilégiée dans la littérature africaine pour avoir introduit une nouvelle manière d’écrire et de représenter les mythes et croyances du continent. Une manière authentiquement africaine.

 

Beydi Ahmadou Sangaré

Dis-moi ce que tu portes, je te dirai ce que tu es !

Décodage et analyse de Black Bazar d'Alain Mabanckou et Au nom du père, du fils et de ma Weston de Julien Mabiala Bissila

Très peu d’ouvrages en littérature africaine ont traité de la question du vêtement. Le vêtement non pas dans sa dimension moderne ou traditionnelle, ni dans sa portée esthétique uniquement ;  mais du rapport de l’individu à l’habit, de ce qu’il est prêt à débourser et sacrifier pour garnir son dressing, de la manière dont il se perçoit lui-même  et qu’il perçoit autrui à travers le code vestimentaire auquel chacun adhère et obéît.

Deux livres, Black Bazar de l’écrivain Alain Mabanckou et Au nom du père du fils et de J.M Weston de Julien Mabiala Bissila, semblent toutefois répondre à ces attentes et comptent certainement parmi les rares productions littéraires francophones à se pencher aussi ouvertement sur la question de la « SAPE ».

La SAPE, acronyme composé des initiales de la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes, est ce mouvement lancé dans les années soixante dix au Congo Brazzaville, mouvement adulant la haute couture ou du moins les vêtements des grandes marques, et prônant l’élégance vestimentaire comme signe extérieur de réussite sociale[1]. Alain Mabanckou et Julien Mabiala Bissila, auteurs des ouvrages qui font l’objet de notre analyse, sont tous deux Congolais ; cela peut en grande partie justifier de l’aisance avec laquelle ils évoquent le sujet et l’illustrent dans leur œuvre respective.

Black Bazar d’Alain Mabanckou

Le livre parait en 2009 aux éditions le Seuil. Il retrace l’histoire d’un dandy Congolais immigré en France où il réside depuis plusieurs années, Fessologue qu’on le surnomme à cause du culte qu’il voue au postérieur des femmes. En proie à un chagrin d’amour causé par le départ de sa compagne, notre héros plonge dans une certaine mélancolie. Et c’est dans l’écriture qu’il trouvera refuge. Dans une narration à la première personne, Fessologue s’épanche : il revient sur sa relation avec son ex, parle de ses potes du Jip’s, ce bar en plein cœur de Paris où il passe le plus clair de son temps libre, de son voisin de palier cet « antillais qui n’aime pas les noirs », de l’épicier arabe du coin qui à la moindre occasion lui tient de grands discours sur l’Occident et ses torts et travers, et de toutes les rencontres qui auront un rôle déterminant dans sa vie.

Ce qui caractérise ce personnage au verbe pétillant et à l’humour piquant c’est d’abord son amour du vêtement. Il possède des malles pleines à craquer de costumes chaussures et autres accessoires de mode :

Weston en croco en anaconda ou en lézard, vestes en lin d’Emanuel Ungaro, vestes en tergal de Francesco Smalto, chaussettes Jacquard, cravates en soie, etc.[1]

Et si notre homme est toujours habillé en costard, c’est « pour maintenir la pression » explique-t-il. Pression dans un milieu de dandies, qui se côtoient dans les bars, les fêtes communautaires et autres cercles où l’élégance vestimentaire est de mise ; des sapeurs qui se jaugent, se valorisent ou se déprécient en fonction de la coupe du costume, du nouement de cravate, du soulier bien ciré qui claque au contact du sol, et surtout du coût de tous ces apparats. Des immigrés aux conditions de vie précaires pour la plupart, s’entassant dans des logements exigus et insalubres parfois, à l’instar de Fessologue lui-même dans ce studio de Château d’Eau qu’il partagera avec quatre autres compatriotes pendant plusieurs années.

.La SAPE comme la quête d’une reconnaissance sociale

Dans le portrait qu’il dresse de Fessologue le personnage principal du roman, Alain Mabanckou, semble établir une subtile corrélation entre le statut social de celui-ci et son rapport au vêtement.

Fessologue est un travailleur à mi-temps dans une imprimerie où sa tâche consiste à soulever des cartons. Et s’il ne parle à personne (pas même à ses plus proches amis) de la nature exacte de cet emploi, c’est sans doute parce qu’il éprouve une certaine gêne par rapport à sa situation. Elle est disqualifiante et non valorisante dans une société qui prône la réussite professionnelle comme valeur de richesse. Alors la reconnaissance sociale, c’est dans la SAPE, l’étalage de vêtements chics et coûteux, que Fessologue devra l‘acquérir. Le regard que  porte sur lui autrui quand il s’exhibe « bien habillé », le console et l’emplit surement d’un réconfortant sentiment de revanche. Et c’est de cette société Française dans laquelle il vit qu’il se venge ainsi, des injustices et humiliations propres à sa condition d’immigré, de la précarité de son emploi.

. La sape comme l’aveu d’une carence intellectuelle et d’un malaise identitaire

Une rencontre déterminante (le lecteur le découvrira dans l’épilogue du récit page 243) emmènera plus tard Fessologue à tout remettre en question : certitudes et priorités. C’est un homme nouveau. Il a élargi son horizon culturel, s‘intéresse à l’art et aux livres surtout qu’il possède en grande quantité désormais.

« Les bouquins que je lis sont plus nombreux que les paires de chaussures Weston, les costumes Francesco Smalto et les cravates Yves Saint Laurent que je portais lors des concerts de Papa Wemba, de Koffi Olomide ou de J-B. Mpiana » confiera-t-il en page 260.

Un enrichissement culturel donc qui semble l’avoir émancipé de « ses vieux démons ».

Cette mutation qui s’opère chez Fessologue s’illustre dans le changement radical de son apparence physique et vestimentaire. Il a troqué ses costumes clinquants contre des pantalons pattes d’éléphant à la mode hippie des années soixante-dix.Il se défrise les cheveux et les tire en arrière, « Regardez-vous, on dirait un singe ! se fera-t-il même un jour vertement tancer. Ces cheveux lissés c’est pour ressembler au blanc ou quoi ? Vraiment la colonisation continue ses ravages dans la communauté ! (…) Après les cheveux, il te restera la peau à blanchir, surtout les coudes, les talons et les genoux ! »[2]

Plusieurs fois dans ce roman, on le remarquera,  Alain Mabanckou revient sur l’épineuse question de l’épiderme : « Couleur d’origine » est par exemple le surnom dont Fessologue affuble son ex compagne à cause de la peau de celle-ci qu’il juge trop foncée ; et il sera plus loin dans l’ouvrage question de Diprosone et autres crèmes éclaircissantes. Des produits à dénégrifier.  

Se dénégrifier ou s’affranchir de sa condition de noir, renoncer à une couleur que l’on porte comme un opprobre, vouloir à tout prix ressembler à l’homme blanc.

Une quête  que la SAPE dans une moindre mesure pourrait tout aussi bien symboliser, puisque si l’on remonte aux origines de ce mouvement, au lendemain des indépendances donc, on observe que ses partisans ont une volonté assumée de s’habiller désormais comme le colon, de devenir les nouveaux blancs locaux, de se venger d’une histoire qui aura longtemps fait d’eux des opprimés.

 

Au nom du père du fils et de J.M Weston de Julien Mabiala Bissila

Couronnée par le Prix des journées de Lyon des auteurs de théâtre 2011, l’œuvre de Julien Mabiala Bissila est un texte décalé sur les horreurs d’une guerre civile et le prestige de la SAPE. L’histoire se déroule dans une banlieue sud de Brazzaville au Congo. Criss et Cross, deux frères, reviennent dans le quartier où ils ont vécu avant qu’un conflit armé n’éclate et ne les contraigne à l’exil. Dans un décor défiguré par la violence des affrontements qui auront ébranlé ces rues de leur enfance, ils tâtonnent et se chamaillent pour retrouver la maison familiale où quelque part dans la cour, ils ont avant leur fuite, enseveli un trésor : Une paire de chaussures Weston. Celle-ci, sera tout le long de cette pièce de théâtre à la prose imagée et truculente, le symbole de la vie avant le chaos, la vie avant la guerre.

« Nous après ces années grises de concerto pour kalache (la guerre) la première des choses était de retrouver dans ce grand chaos l’odeur du cirage, juste ce parfum ça calmait en nous tout ce qui bougeait.

C’était quelque chose le cirage, c’est fou comme tout une vie peut rentrer dans un parfum de cirage (…)

Les caresses de la brosse sur le cuir.

D’abord le geste, doucement, puis ça s’accélère. Le cuir ce contact, cette musique. C’est une partition de Jazz entre ces deux objets infiniment liés : Brosse et cirage.

Le charme de la cravate, enlacements autour du cou, vipère en chaleur, le nœud papillon jaloux de la cravate, quel spectacle ! Les applaudissements du carrelage à chaque passage de la chaussure J.M Weston, la prestance, la djatance. Enfin la vie.

Oui, la vie enfouie dans ce trou.

Le trou enfoui au milieu de la parcelle de mon père.

La parcelle enfouie dans une des rues de cette ville… Ouais ! »[3]

. La SAPE comme un palliatif

Criss et Cross illustrent bien cette jeunesse de Bacongo, arrondissement populaire de la capitale, berceau même de la SAPE. Une jeunesse très soucieuse de son apparence et qui dans le culte du vêtement a su trouver une sorte d’exutoire ou d’abri dans une société malade où la politique tue, où le système scolaire est déficient. C’est un bol d’air qui permet de supporter un quotidien fait d’incertitudes, un palliatif pour ces jeunes comme la bière pour quelques autres. « Ici la sape c’est du sérieux ! Et puis il y a l’alcool ! Aimer la bière, c’est du patriotisme, c’est porter les couilles du pays en soi parce que l’alcool  tue la vie tendrement, alors que le pays, lui, quand il s’agit d’en finir avec vous…» peut-on ainsi lire à la page 37.

L’illustration de couverture de l’ouvrage où l’on peut voir un pied levé exhibant une Weston avec en arrière plan des jeunes attablés dans un bar témoigne bien de cette réalité.

. De Limoges à Brazzaville : de l’Europe des créateurs à l’Afrique des consommateurs

L’une des démarches de Julien Mabiala Bissila consistera dans cette œuvre à remonter aux origines de la SAPE et illustrer son évolution : des prémices du mouvement en 1920 à Brazzaville avec le retour de France d’André Grénard Matsoua « le premier dandy africain, toujours dans son costume rayé, qui marquera les premiers pas en tant que playboy et imposera la tendance à suivre »[4] aux nouvelles figures contemporaines du milieu à l’instar de Ben Moukasha, initiateur des dix commandements de la sape.

Dans un brillant rappel historique, l’auteur évoque également les débuts de l’aventure de fabrication de la chaussure Weston.

« Tout commence à Limoges en 1891 Edward Blanchard fonde un établissement de fabrication de chaussures. Eugène, le fils d’Edward Blanchard, se rend à Weston, aux États-Unis afin d’étudier les techniques innovantes du cousu Goodyear et de la fabrication en différentes largeurs (…) »

La première boutique J.M Weston ouvrira ses portes en 1922 sur le boulevard de Courcelles à Paris. L’activité de cette entreprise qui s’est imposée dans l’industrie du luxe, n’a pas cessé d’accroître depuis tout comme les sapeurs africains n’ont pas eux cessé de « consommer » du Weston. Plus de cinquante ans après la naissance du mouvement de la SAPE, on note qu’il n’existe toujours aucune démarche entrepreneuriale pertinente pour exploiter et valoriser  le filon. La « création » voilà la dynamique qui fait défaut au concept.

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Conclusion

Le roman Black Bazar et la pièce de théâtre Au nom du père du fils et de J.M Weston livrent une approche complémentaire de la question du rapport au vêtement. L’environnement – la première histoire se déroulant à Paris et la seconde à Brazzaville – est l’élément qui contextualise les clichés et messages délivrés à travers les personnages de ces œuvres : l’immigré sapelogue de Château rouge chez Mabanckou et le jeune sapeur de Bacongo chez Mabiala Bissila.

Si les deux auteurs décrivent un phénomène dans ce qu’il a d’attractif ou d’absurde, la démarche d’Alain Mabanckou est ouvertement  plus critique, puisqu’il met en exergue l’irrationalité de son personnage (l’inadéquation entre son niveau de vie et le coût des tenues qu’il collectionne par exemple). Julien Mabiala Bissila à l’opposé s’attelle à dresser le portrait d’une jeunesse qui dans un pays malade, s’égaye et se consoler par la sape et l’alcool. Le premier porte un jugement sur l’individu lui-même, quand le second indexe une responsabilité plus collective, celle d’une société qui livre ses jeunes au désœuvrement et à ses travers.  

Le romancier et le dramaturge se rejoignent sur un point essentiel cependant : la question de l’instruction et du niveau culturel. On observe avec Mabanckou que Fessologue, au contact des livres, se désintéresse de la sape. Criss et Cross, dans Au nom du père du fils et de J.M Weston, évoqueront quant à eux l’état déplorable du système scolaire de leur pays.

Black bazar et Au nom du père du fils et de J.M Weston, deux ouvrages qui par les thématiques qu’ils abordent et leur style respectif (la plume jubilatoire de Mabanckou et la prose décalée de Mabiala Bissila savant mélange de drame et de gaieté) ne laisseront pas leurs lecteurs impassibles.

Ralphanie Mwana Kongo

Voir aussi

http://www.franceculture.fr/oeuvre-black-bazar-de-modogo-et-sam

Photo – Baudouin Mouanda

[1] Pages 44 et 45, Black Bazar

 

 

[2] Page 245, Black bazar

 

 

[3] Page 28 et 29, Au nom du père du fils et de J.M Weston

[4] Page 67, Au nom du père du fils et de J.M Weston

 

 

 

 

Théâtre et tension à Bangui

Créer dans Bangui sous couvre-feu 

30 octobre 2015. Toute la journée, le tournoiement des hélicoptères et le crépitement épisodique des armes à feu ont rappelé à qui aurait voulu s’en évader les atroces règlements de compte qui secouent la capitale centrafricaine. L’Alliance française de Bangui décide d’y montrer malgré tout, à 16h, « La soupe de Sidonie »[1], spectacle inspiré d’une pièce de kotèba[2] créé il y a dix ans par la compagnie malienne BlonBa[3].

LasoupedeSidonieL’acteur qui joue le rôle principal –celui d’un chef de famille musulman rêveur et désabusé – est chrétien. Il vit non loin du quartier de Fatima où, ce jour-là, se concentrent les événements meurtriers qui opposent des protagonistes des deux confessions. Il laisse dans les coulisses le téléphone qui le relie à sa famille restée là-bas, entre sur scène. Comme on dit au théâtre, il n’est pas tout à fait là. Le texte s’évapore, revient. Le jeu prend néanmoins. Il prend avec le public, très « mis en jeu » comme le veut la lignée théâtrale du kotèba, mais beaucoup de spectateurs gardent leur portable en main, vibreur aux aguets.

Dès sa version malienne, la pièce compte deux personnages potentiellement poreux à des chimères repeintes aux couleurs de l’Islam ou du christianisme. Ces constructions mentales contagieuses sont fondées sur l’espoir d’un salut magique, éruptif et sans appel qui est l’autre face du désespoir. Elles contribuent à alimenter l’imaginaire criminogène des islamistes de Boko Haram, de l’Armée de résistance du Seigneur qui baptise ses massacres au nom du Christ, au Mali des groupes de narco-djihadistes ou en Centrafrique même des petits gangs qui pullulent dans la foulée confessionnalisée des appétits politiques. Les personnages de la pièce ont été imaginés dans un contexte alors moins violent, moins prégnant, imaginés pour qu’on en rie. Ils ne portent pas de bombes. Ils déambulent sur un espace scénique où le réel n’est que signalé, stylisé. Mais lorsque le personnage de Dieumerci, alias Ben Laden, entre sur le plateau éructant ses objurgations fanatiques, deux dames lancent spontanément contre lui (le personnage ? le comédien ?) des malédictions qui ne sont pas théâtrales, des malédictions in vivo : feu, feu, feu, au nom du seigneur Jésus ! Puis, comme un miracle, elles sont reprises par le rire, qui annule la malédiction et l’élève au rang de symbole communicable.

Pour accéder à l’aéroport de Bangui M’Poko, il faut traverser durant environ un kilomètre le quartier « Combattant ». Le marché envahissant, désordonné, empiète sans façon sur la voierie. Chaque jour, des petits groupes armés y dépouillent les automobilistes imprudents. Les signes extérieurs d’islamité y sont menacés de mort. Pour prendre leur avion, c’est en convoi, précédés par un blindé des casques bleus de la Minusca, que les voyageurs franchissent la zone. Les visages sont à vingt centimètres des vitres impérativement closes. A l’entrée du quartier, un panneau déserté par la publicité commerciale est barré de l’inscription « Mort à la France », accompagnée d’une croix gammée. Une frustration dévorante environne l’ancienne puissance coloniale. Le sentiment justifié qu’elle a historiquement quelque chose à voir avec le délabrement du pays se traduit par l’effusion quotidienne, impuissante et douloureuse de rumeurs l’accusant de développer les stratégies les plus tordues pour entretenir le chaos. « La soupe de Sidonie » ne contourne pas cette réalité, ni la responsabilité historique, ni les ridicules de rumeurs fantasmées. Elle les montre. La pièce est donnée dans l’enceinte paisible et protégée de l’Alliance française et les Moundiou (les Blancs) sont dans le public. Alors, conformément à une pratique répandue dans toute l’Afrique, mais au théâtre cette fois, les personnages passent à l’entre-soi de la langue nationale, le sango, catimini dans lequel la critique devient à la fois plus tranchante, plus drôle et moins honnête. La communauté du public en est amputée, même si les Moundiou devinent sans peine qu’on les brocarde et le sujet de la moquerie. Là encore, le rude débat entre le réel et le théâtre est à deux doigts d’être englouti par la « vraie vie ».

Tout au long de la pièce, le personnage de Sidonie prépare un plat destiné à convaincre un « bailleur » moundiou d’abonder le compte en banque d’une ONG attrape-tout constituée pour attirer « toutes les subventions qui passent par là ». Mais les péripéties de l’histoire laissent finalement l’entreprenante mère de famille seule avec un plat constitué d’aliments qu’elle avait sous la main, « sans bailleur » et délicieux, mais trop copieux pour le manger seule et qu’elle choisit de partager avec un public trop nombreux pour en être rassasié. Par une pirouette née des contraintes de la situation centrafricaine et des conditions pratiques de la création, le directeur de l’Alliance française, puissance invitante, arrive alors, signale à tous qu’il a parfaitement suivi les lazzis en langue sango dont l’humanitarisme moundiou a été abondamment servi, mais qu’il va néanmoins compléter le met au motif qu’ « on est ensemble » ! L’artifice de cette brutale mondialisation humanitaire détend magiquement l’atmosphère et déchaine les applaudissements. La joie du théâtre fait son œuvre. Purement fictionnelle. Purement théâtrale. Si désirable dans ce qu’elle appelle !

Le rire d’autodérision est une spécialité et un talent de l’Afrique. Ce continent a été férocement placé par l’Histoire en position subalterne. L’autodérision est une marche sur laquelle montent les Africains pour se hisser au dessus d’eux-mêmes, prendre le large d’avec l’abaissement et manifester ainsi leur humaine grandeur. L’autodérision, le théâtre occidental la pratique peu et souvent la méprise. Prendre le risque de se moquer de soi-même est un danger pour le dominant. Au nord de la Méditerranée, l’Afrique malheureuse, révoltée, martyre ou combattante se vend mieux que la rigolade autour de laquelle se vivent, sur le continent, tant de prises de consciences essentielles. Il est du coup très compliqué de réunir par le théâtre une communauté mondialisée autour d’un rire capable d’étreindre ensemble les uns et les autres. La pirouette y parvient néanmoins, provoquant une joie sincère, réconfortante et partagée.

Ces quelques anecdotes, je les évoque ici parce qu’elles me travaillent et que j’ai envie de les travailler, de les mettre en débat. Jamais je n’ai ressenti aussi fort qu’à Bangui déchirée, de façon si tendue, si fragile et si puissante le fil incandescent qui sépare le réel de la fiction, feu par lequel la fiction produit le réel, en opère la sublimation et lui ouvre la voie. Feu toujours menacé par la poix glauque et muette d’un réel privé de la parole et inapte à la symbolisation. Je crois que ces situations cachent des enjeux fondamentaux pour la renaissance d’un art en voie d’épuisement là où il est prolixe et menacé d’étouffement dans les failles où affleurent les germinations nouvelles. J’ai envie de continuer l’enquête et d’en partager l’interprétation avec vous.

Jean-Louis Sagot-Duvauroux

Prochaines livraisons : Théâtre et tension (2) – l’œuvre aux prises avec l’événement ; Théâtre et tension (3) – sur la faille sismique de l’Histoire

[1] D’après « Bougouniéré invite à dîner » de Jean-Louis Sagot-Duvauroux et Alioune Ifra Ndiaye, mise en scène de Patrick Le Mauff. Adaptation dramaturgique et scénique de Jean-Louis Sagot-Duvauroux, avec Léonie Assana (Sidonie), Boniface Olsène Watanga (Boubakar), Benjamin Noway Wagba (Dieumerci), Louis-Marie Ngaïssona (Dieudonné), Silius Travolta Amoda (Gloiradieu). Régie générale Silvère Kpassa-Ba-Nona. Régie son et lumière Bruno Baleboua. Décor Paul Vinlot et son équipe. Conception du lion Bamara Michel Djatao. Costumes Emmanuel Youmélé. Bruitage Gabriel Yénimatchi. Une production de l’Alliance française de Bangui. Co-production BlonBa (Mali), avec le soutien de la FAO. Un grand merci à François Grosjean, directeur de l’Alliance française, à Laetitia Pereira son assistante, à notre infatigable accompagnateur Hervé Kangada, à tout le magnifique personnel de cet espace dont ils ont su faire un lieu de ressourcement culturel au rayonnement mérité. Mes amitiés à tous les artistes, étudiants, intellectuels qui se le sont approprié dans ces temps de déchirure. Et toute mon amitié à Alain, à Albert son cuisinier et à toute son équipe qui ont inspiré et rendu possible le succulent plat de gboudou aux bananes plantain partagé par tous à la fin du spectacle.

[2] « Bougouniéré invite à dîner » http://www.blonbaculture.com/pdf/theatre/blonba-bougounierre-diner.pdf

[3] http://www.blonbaculture.com/pdf/textes/blonba-15-ans.pdf

Vol à vif, le roman à paraître de Johary Ravaloson

ADI_Vol a vifQuand commence la lecture du roman Vol à vif de l’écrivain malgache Johary Ravaloson, le lecteur que je suis a du mal à trouver ses repères. On se retrouve embarqué dans une situation particulièrement exotique : l’univers des voleurs de zébus de l’arrière pays malgache. D’ailleurs, on est pris par ce vol à vif, dans lequel l’écrivain nous narre le détail de l’action tout en nous présentant les différents personnages. Les brigands ourdissent leur plan et le mettent à exécution avec une certaine réussite. Ils arrivent même à semer leurs poursuivants dans un premier temps. Naturellement, et c’est tout l’intérêt du roman, un paramètre difficile à anticiper pour ces voleurs va être celui de l’intervention d’un hélicoptère pour permettre aux forces de l’ordre d’améliorer leur traque des voleurs.

Portraits du jeunesse  désoeuvrée

Johary Ravaloson prend le temps de décrire les membres de cette bande de jeunes désoeuvrés. On découvre des personnages marqués pour les plus charismatiques d'entre eux par une forme de nihilisme. N’hésitant pas, par une action d’éclat, à choisir la mort plutôt que l’enfermement… Tibaar, le plus jeune du groupe assiste impuissant à l’exécution de ses compagnons. Par les hauteurs qui surplombent le lieu de l’affrontement, Tibaar s’extrait miraculeusement des griffes des forces de l’ordre, avec l’aide d’un papangue, sorte de milan malgache. La plume de Ravaloson est si sensible, si maîtrisée, si proche de ces jeunes délinquants qu’on se prend d’empathie pour ces personnages froidement abattus par la police. Il y a dans cette première phase du roman, une poétique sur la violence sourde qui, dans cette campagne reculée de Madagascar, fait étrangement écho au texte du guinéen Hakim Ba, Tachetures (Editions Ganndal). Il y a nihilisme. 

Des voleurs de zébus à l'intrigue de succession

Deux histoires se superposent pourtant. Au forfait des Dahalo (voleurs de zébus), Johary Ravaloson oppose une histoire plus ancienne. Celle du bannissement d’un nouveau né au sein du clan des Baar. Sur fond d’intrigue, d’héritages, de manipulation de Markrik, un des tous premiers cadres formés à la sauce occidentale, successeur naturel du chef traditionnel des Baar et qui nourrit de nombreuses ambitions à cheval entre deux mondes. Le nouveau né étant selon les oracles de ce clan porteur de malédictions mais aussi un prétendant à la succession, Markrik qui est en même temps le père de l’enfant, veut à tout prix la mort de l’enfant.

Quand j’ai dit tout cela, je n’ai rien dit. Car, tout l’art de Johary Ravaloson  est dans la construction de son histoire, dans les rapprochements de ces séquences de narration qui au début de la lecture  peut faire penser à des nouvelles totalement indépendantes. Quel lien peut-il y avoir entre ces jeunes voleurs de zébus et les intrigues de palais de Markrik? Il faut le lire.

Des mondes qui s'effondrent encore…

J’aimerais souligner les nombreux points forts de ce roman. La première force de ce roman réside dans la spiritualité qui sous-tend le propos de Johary Ravaloson. Un des personnages au centre de ce roman est un prêtre Baar dont la prise de parole ou la réflexion explique l’empreinte spirituelle de ce roman. Un ancrage dans le culte des Ancêtres, dans l’animisme sous tend le propos de l’auteur malgache. Cet ancrage se traduit aussi par une description minutieuse et profonde des us et coutumes baar avec des points de notre point de vue actuel ne manqueront pas d’interpeler le lecteur. Comme le fait que les enjeux communautaires priment sur la vie d’un nourrisson qu’on est prêt à livrer à des fourmis dévoreuses. Ce qui d’une certaine manière n’est pas sans me rappeler le propos de Chinua Achebe où les igbos pour les mêmes raisons allaient abandonner des bébés jumeaux dans le bois sacré à la merci des bêtes sauvages, pour l’intérêt du clan.

Johary RavalosonJohary Ravaloson fait toucher au lecteur le poids de certains choix communautaires, le prix du bannissement et de l’exclusion mais aussi l’émergence d’une singularité, de l’individualisme. C’est une détermination à malgré tout être en quête de l’amour et du regard favorable des autres. Des interrogations de la fatalité, son sens. La figure de Tibaar va donc très intéressante à suivre. Ce roman est tellement riche. J’aborderais deux autres points :

L’écriture est totalement au service des personnages. Elle est poétique et je l’imagine portant la langue des Baar (si ce groupe ethnique n’est pas une fiction), la philosophie de ce peuple. Elle porte avec la même exigence chaque phase du roman.

Le travail d’orfèvre de Ravaloson s’exprime aussi dans la conclusion du roman et dans les perspectives extrêmement ouvertes qu’il propose à ses personnages avec une interaction entre le mythique et le temporel. 

Que dire d’autres? Beaucoup. Mais je suis sur un blog régi par des règles de publications. Donc, je vous prierai de vous faire une idée et de parler de ce roman autour de vous. Un texte qui sera publié aux éditions réunionaises  Dodo vole.


Johary Ravaloson, Vol à vif
Editions Dodo vole, à paraître en février 2016

Source photo – Vents d'ailleurs