34 morts à Marikana : la fin du compromis sud-africain ?

Trois semaines après la fusillade meurtrière de Marikana (34 morts et 78 blessés), les tensions restent vives dans les régions minières du nord de l’Afrique du Sud. Si le pouvoir judiciaire a adressé un signe d’apaisement en relâchant les 270 mineurs qui, il y a quelques jours, avaient été étrangement inculpés du meurtre de leurs camarades en vertu d’une loi obscure héritée de la période d’apartheid, la grève continue dans les mines de platine de la compagnie Lonmin : moins de 7% de ses 28 000 employés en Afrique du Sud répondaient présents au 30 août.

Le récit des événements du 16 août reste encore flou à ce jour : comment la police a-t-elle pu être amenée à tirer à balles réelles, sans sommation, sur un groupe de mineurs qui, quelques jours auparavant, s’étaient soudainement mis en grève pour exiger un triplement de leur salaire de R4,000 (400€) à R12,500 (1 250€) par mois, et occupaient depuis une colline en surplomb de la mine de platine de Marikana ?

Les causes immédiates de la fusillade

Divers arguments ont été avancés pour expliquer les causes immédiates de cette fusillade : les officiers du SAPS (South African Police Services) ont affirmé que leurs troupes avaient agi en situation de légitime défense face à des mineurs armés. Des rivalités syndicales entre la NUM (National Union of Mineworkers) et une dissidence récente, l’AMCU (Association of Mineworkers and Construction Union) ont également été invoquées pour justifier l’escalade des violences. L’ANC au pouvoir a immédiatement promis une « réponse intergouvernementale coordonnée », et Jacob Zuma en personne a annoncé la création d’une commission d’enquête chargée d’établir les responsabilités des différents acteurs présents lors de la fusillade.

La gestion de la crise par l’ANC

L’ANC peine pourtant à gérer cette crise, et on peut d’ors et déjà douter de la capacité d’une telle commission à panser les plaies ouvertes à Marikana pour les familles des victimes, pour les mineurs, et pour la nation sud-africaine touchée dans son ensemble. Utilisées à maintes reprises dans le passé (notamment par les gouvernements d’apartheid lorsqu’ils souhaitaient blanchir la police pour le meurtre de manifestants), de telles commissions d’enquête ont rarement produit des conclusions pertinentes, et se sont souvent heurtées à la résistance passive d’officiels mis en cause. Quelle sera l’attitude des forces de police – coopéreront-elles volontiers, sachant qu’aucun policier n’a pour l’instant été inquiété – ou des responsables locaux de l’ANC ?  Il est encore trop tôt pour le savoir ; mais dans tous les cas, les conclusions à tirer des événements de Marikana dépassent de loin l’ampleur d’un seul rapport d’expertise. Loin d’être un incident isolé, la fusillade du 16 août doit être considérée comme révélatrice des difficultés rencontrées par l’Afrique du Sud post-apartheid. Cette tragédie a exposé au grand jour l’échec du compromis sud-africain hérité des années de transition.

L’exigence de partage du gâteau économique…

« Ce n’est pas le discours que nous attendions de vous. Nous ne sommes pas prêts à accepter un os sans viande autour », déclarait Winnie Mandela, l’influente ex-épouse de Nelson Mandela, après que F.W. De Klerk ait annoncé la libération de « Madiba » et la levée de l’interdiction de l’ANC le 2 février 1990. La fin de l’oppression politique ne lui apportait pas pleine satisfaction : elle demandait en parallèle à ce que les Noirs obtiennent leur part du gâteau économique sud-africain.  

Or cette exigence-là, largement partagée par les masses sud-africaines, n’a jamais été comblée. Les longues négociations entre le gouvernement De Klerk et l’ANC au début des années 1990, que l’on a si souvent décrites comme miraculeuses, ont certes permis d’éviter que le changement de régime ne se déroule dans un bain de sang ; mais elles comportaient des facettes plus occultes, dont les implications ne ressurgissent pleinement qu’avec des événements comme Marikana. Si la CODESA (Convention for a Democratic South Africa) procédait en public, c’est derrière des portes closes que s’est dessiné un compromis bâtard : le pouvoir blanc concéderait le principe majoritaire sur le plan politique (ce qui revenait à céder le pouvoir politique à la majorité noire et à l’ANC), en échange de quoi l’ANC s’engagerait à maintenir des politiques économiques libérales favorables aux intérêts économiques blancs.

… dans une société particulièrement inégalitaire

Dès lors, rien d’étonnant à ce que l’Afrique du Sud d’aujourd’hui souffre encore d’inégalités de niveau de vie considérables. Les statistiques de l’économiste Sampie Terreblanche sont éloquentes : en 1993, un an avant l’élection de Mandela, les 10% les plus riches possédaient 53% de la richesse nationale ; quinze ans plus tard, ce pourcentage est en augmentation, à 58%. De fait, le pouvoir économique, surtout dans les grands secteurs industriels, est très largement resté entre les mains de grands magnats blancs. Alors que la moitié des travailleurs sud-africains vivent avec moins de R3000 (300€) par mois et subissent de plein fouet la détérioration de leurs conditions de travail, la grève des mineurs de Lonmin est avant tout un cri d’indignation face à cet arrangement qui les a privés d’une véritable redistribution des richesses.

Officiellement, les années 1990 et 2000 ont été celles du Black Economic Empowerment (BEE), ce programme de discrimination positive destiné à promouvoir l’accession des Noirs à des fonctions managériales. Mais avec une structure économique encore teintée de blanc, l’empowerment noir n’a pu se faire que par l’intermédiaire du politique : un système profondément clientéliste s’est ainsi développé, qui n’a en définitive bénéficié qu’à une petite élite noire étroitement liée à l’ANC. S’il fallait un témoin symbolique de cette nouvelle dispensation, on pourrait citer Cyril Ramaphosa, négociateur-en-chef de l’ANC entre 1991 et 1994, devenu depuis actionnaire de Lonmin et multimillionnaire…

La faillite de la représentation politique

Dans le même temps, les masses sud-africaines se sont trouvées confrontées à la faillite de leur représentation politique. Aucune force politique n’a aujourd’hui assez de poids pour tirer la sonnette d’alarme quant à la collusion de l’ANC avec le haut capital et promouvoir un vrai programme anti-pauvreté sur le plan économique et social. La Democratic Alliance (DA), principal parti d’opposition, est encore trop associée à l’électorat blanc et à la province du Western Cape; et à la gauche de l’ANC, la puissante centrale syndicale COSATU et le Parti communiste sud-africain (SACP) sont historiquement liés à l’ANC par une alliance « tripartite », et n’ont donc aucun intérêt à démanteler un système qu’ils ont eux-mêmes contribué à édifier. D’où un sentiment partagé par un nombre croissant de Sud-Africains d’être totalement laissés pour compte par leurs responsables politiques.

Combler ce déficit de représentation est plus que jamais nécessaire après Marikana, avant que la situation ne fasse le lit de revendications populistes, voire extrémistes. Le controversé Julius Malema, chassé de l’ANC Youth League en début d’année, a d’ailleurs rapidement sauté dans la brèche en se rendant sur les lieux de la fusillade pour dénoncer l’échec personnel de Jacob Zuma et de sa « brigade de rapaces ».  A défaut d’incarner une alternative solide au pouvoir en place, Malema parvient à trouver écho auprès des classes populaires, en attaquant le problème des inégalités avec beaucoup plus de mordant. C’est d’un tel volontarisme que manquent aujourd’hui la classe politique et une partie de la société civile sud-africaine. Les travaux de la commission d’enquête ne doivent en aucun cas servir de prétexte pour geler l’action politique : le massacre du 16 août symbolise l’échec du compromis sud-africain, et ce diagnostic doit être assumé sans plus attendre.

Les Sud-Africains, fiers de leur Constitution (réputée comme la plus libérale du monde) et du succès apparent de la transition, se sont peut-être laissé aller à un faux sentiment de sécurité. Ruth First, militante anti-apartheid assassinée en 1982, écrivait : « L’Afrique a besoin se regarder dans un miroir, sans se voiler la face. Elle doit se scruter longuement, de façon approfondie, sans cette sentimentalité qui n’est que l’autre facette du patronage colonial ». Marikana ne peut rester une tragédie sans lendemain ; la grève des mineurs doit être un moment fondateur dans la construction d’une nation véritablement inclusive, celui d’une prise de conscience, d’une rupture avec l’angélisme de la Rainbow Nation. Dix-huit ans après la fin de l’apartheid, la démocratie en Afrique du Sud reste un combat de tous les instants.

Vincent ROUGET

Education au Maroc et en Algérie: vers l’émergence d’un débat national?

Les révoltes qui ont traversé le monde arabe ont placé au cœur de l’actualité la jeunesse ayant soif de changement. Au Maroc comme en Algérie, l’atmosphère est plutôt celle du status quo et du maintien bricolé de structures peu démocratiques. Mais la jeunesse, et à travers elle l’exigence d’une éducation de qualité, remet le dossier éducatif sur la table.

Discours du roi du Maroc : une ode à l’éducation

« De l’éducation de son peuple dépend le destin d’un pays » c’est en ces termes que s’exprimait au XIXe siècle le premier ministre britannique Benjamin Disraéli. Partant du même constat et exprimant un intérêt manifeste pour la réforme de l’éducation, le roi du Maroc Mohammed VI s’est adressé lundi à la nation dans un discours insistant sur le secteur éducatif et la jeunesse marocaine à l’occasion du 59e anniversaire de la « Révolution du Roi et du peuple ».

C’est dans sa position confortable de souverain non-responsable devant le peuple -contrairement au gouvernement contre lequel se cristallisent les impatiences et mécontentements-, que Mohammed VI s’est essayé à une reconnaissance lucide des obstacles du système éducatif marocain et de la nécessité d’atteindre au plus vite les objectifs fixés en matière de modernisation de l’éducation nationale.

« […] Il est donc impératif de se pencher avec sérieux et résolution sur ce système que nous plaçons, d’ailleurs, en tête de nos priorités nationales. Car ce système, qui nous interpelle aujourd’hui, se doit non seulement d’assurer l’accès égal et équitable à l’école et à l’université pour tous nos enfants, mais également de leur garantir le droit à un enseignement de qualité, doté d’une forte attractivité et adapté à la vie qui les attend.

Par ailleurs, ce système doit également permettre aux jeunes d’affûter leurs talents, de valoriser leur créativité et de s’épanouir pleinement, pour qu’ils puissent remplir les obligations de citoyenneté qui sont les leurs, dans un climat de dignité et d’égalité des chances, et pour qu’ils apportent leur concours au développement économique, social et culturel du pays. C’est là, du reste, que réside le défi majeur du moment »[1] a-t-il expliqué.http://www.youtube.com/watch?v=pDRnk8yt0y4&feature=player_embedded

Le discours, bien qu’éclairé et soulignant avec pertinence l’urgence des défis en la matière, contraste cependant avec l’état déplorable du système éducatif en termes de qualité de l’enseignement et des résultats bien trop faibles des politiques menées. Quelques bons points sont tout de même à valoriser, notamment la hausse considérable de la production scientifique marocaine au cours des années 1990, avant d’amorcer une phase de déclin puis de légère reprise dans les années 2000.

Le désarroi des enseignants à l’image d’un système éducatif en difficulté

Le désarroi du corps enseignant et l’inquiétude répétée des étudiants –en plein cursus ou chômeurs- témoignent des failles structurelles indéniables de l’éducation nationale marocaine. Les syndicats d’enseignants font d’ailleurs partie des noyaux actifs de la société civile portant, au Maroc comme en Algérie par exemple, les préoccupations des acteurs de l’éducation lors des manifestations et sit-in.

L’entrée en poste du nouveau gouvernement marocain avait certainement suscité de grandes attentes envers le ministre de l’éducation dans la conduite tant espérée d’une réforme effective et planifiée du secteur. Un élan de contestation et d’appel au débat national a de nouveau touché le secteur éducatif au cours des derniers mois avec l’observation d’une grève générale des enseignants le 1er mars 2012 à l’appel de l’union des syndicats autonomes du Maroc (USAM) pour dénoncer l’absence d’une vision claire[2] entreprise par le ministre Mohamed El Ouafa.

L’appel à la prise de conscience et au débat national lancé par les jeunes générations

Au mois de juin 2012, les réseaux sociaux maghrébins déploraient à leur tour l’état de leur éducation nationale : le hashtag des internautes marocains #EducMA ou encore l’opération algérienne sur Twitter #BenbouzidDégage (Ministre de l’éducation algérien). Ces actions sur la toile faisaient écho aux grèves et manifestations organisées par des lycéens et étudiants en Algérie et au Maroc. Le 6 août 2012, l’Union des Étudiants pour le Changement du Système éducatif (UECSE) appelait quant à elle à la mobilisation de l’ensemble des étudiants du royaume chérifien dans le but « d’inciter la société civile marocaine et la scène politique à ouvrir un débat national sur les mesures à prendre pour la réforme du système ». Dans les quatre coins du pays, ces jeunes entendaient protester contre « les seuils exorbitants demandés pour passer les concours des écoles supérieures au Maroc » et les « atteintes au principe de gratuité dans les facultés », et défendre avec ferveur « le principe du droit à l’éducation ». Leur communiqué évoquait la problématique de l’allocation des fonds dédiés à l’éducation tout en revenant sur l’urgence de la réforme et les classements internationaux reléguant le système éducatif marocain en bas du tableau.

Le critère quantitatif au mépris de la qualité de l’enseignement marocain

Le roi Mohammed VI a affirmé à maintes reprises avoir placé l’éducation au sommet des priorités nationales. La commission spéciale de l’éducation et de la formation (Cosef) qui avait pilotée diverses réformes de l’éducation n’avait pas réussi au cours des années 2000 à atteindre les objectifs fixés. La désillusion était patente et les résultats bien en deçà des espérances[3]. Cette même instance se verra confier la mise en œuvre de la fameuse « Charte Nationale d’éducation et de formation » annoncée en 2009 après l’échec partiel des précédentes politiques.

Ce « grand projet de modernisation » se fixait théoriquement trois objectifs ambitieux : 1) la généralisation de l’enseignement et l’amélioration de sa qualité ; 2) la réalisation d’une cohérence structurelle -intégration interne et intégration à l’environnement socioéconomique- et enfin 3) la modernisation des méthodes de gestion et de pilotage du système.

Mais au-delà des effets d’annonce, qu’en est-il concrètement ? Des progrès quantitatifs ont certes permis un certain élargissement de la scolarisation, mais les autorités ont dû se résoudre à la mise en œuvre d’un Programme d’Urgence (2009-2012) face à la persistance et voire la recrudescence des mauvaises performances : taux de redoublement/déperdition à tous les niveaux de scolarité ; inadéquation entre les formations et le marché du travail (chômage des diplômés) ; ou encore très faible niveau des savoirs de base. De même, les sous-effectifs d’enseignants dans le primaire et secondaire touchent également l’université tandis que le déficit financier de l’enseignement supérieur peine à se résorber.


Source : NABNI, www.nabni.org

Le fleurissement de l’enseignement privé y compris dans le supérieur -encouragé de ses vœux par l’Etat- n’a pu remplir sa mission que partiellement, se heurtant aux disparités socio-économiques et géographiques et à l’inégalité des chances et moyens de poursuivre un enseignement de qualité. Ce décalage déconcertant entre les politiques annoncées, et le surplace de l’éducation marocaine a été souligné à de multiples reprises et notamment en 2009 lorsque l’UNESCO avait classé le Maroc parmi les pays se trouvant dans l’impossibilité « d’atteindre les objectifs fixés à horizon 2015 » compte tenu de la faible qualité des services éducatifs ; du taux d’analphabétisme encore important; et du coût élevé de l’éducation. Un autre chantier urgent mais négligé est celui de la mise en place de nouvelles méthodes pédagogiques – et donc d’une autre formation des enseignants-.

Algérie/Maroc – dépenses faramineuses, résultats médiocres : “échec voulu” ou mauvaise gestion?

Un même constat aberrant permet de comparer -en dépit des spécificités propres à chacun- l’Algérie et le Maroc : la courbe inversée entre une hausse exponentielle des dépenses de l’Etat dans le domaine de l’éducation et les minces résultats en termes de performance, modernisation et pilotage stratégique du secteur[4].

Certains s’interrogent : s’agit-il d’un « échec voulu » ou le syndrome de la mauvaise gestion des réformes ? Les citoyens sensibles aux discours ambitieux sont vite désillusionnés par la réalité d’une éducation bien éloignée des paroles printanières annonçant l’instauration imminente de « l’école de demain ». Une internaute marocaine commentait avec amertume sur Facebook le dernier discours du roi « des experts compétents ont réalisé les constats et analyses nécessaires, ont rédigé des rapports proposant des solutions aux problèmes et leur procédure de mise en œuvre. Mais l’éducation n’a jamais été la priorité au Maroc.…je vous laisse deviner pourquoi ».

Cette remarque renvoie à la croyance assez répandue qu’il existe une volonté étatique de « non-développement de l’éducation » capable de contenir les germes de l’esprit critique et donc de la contestation de l’ordre établi. Le jeu subtil des régimes algérien et marocain consisterait donc à maintenir une certaine ignorance et des méthodes d’enseignement abrutissantes couplées aux médias officiels manipulateurs et favorisant l’apolitisation de la société. Mais l’objectif d’un réel développement économique et social ne peut se passer d’une réforme éducative, soulignant l’existence d’un dilemme infernal pour les autorités.

L’Algérie et le Maroc ont connu des trajectoires très différentes en matière d’éducation, la première ayant initialement mis en place un modèle de type socialiste de scolarisation massive et gratuite permettant dans un premier temps la réduction drastique du taux d’analphabétisme. Mais aujourd’hui, les deux pays se retrouvent dans une situation comparable –avec des spécificités propres- de stagnation pesante ; des bilans qualitatifs assez médiocres (redoublements/déscolarisation/chômage des diplômés) compte tenu des dépenses pharamineuses. L’Algérie a doublé ses dépenses consacrées à l’éducation entre 2000 et 2006 (passant de 224 milliards de dinars à 439 milliards)[5] tandis que l’effort financier du Maroc dans le secteur éducatif représente 5,4% du PIB en 2009 et 25% du budget de l’Etat. Si l’Algérie n’a pas encore entrepris une évaluation des politiques mises en place, le Maroc semble davantage se soucier du devenir de l’éducation nationale et miser sur la recherche et la formation de l’élite.

Le système éducatif marocain doit se poser le défi urgent de l’accès à l’éducation de base, encore très inéquitable et incomplet, les zones rurales se trouvant dans une situation d’exclusion partielle. Les plus vulnérables restent encore en dehors du cycle primaire, tandis que l’enseignement collégial n’est guère généralisé en milieu rural comme le souligne ce rapport de l’UNESCO. Rappelons aussi que près de 40% des marocains âgés de 10 ans et plus sont toujours analphabètes, ce taux atteignant 60% en milieu rural et près de 75% chez les femmes.

(Source de l’étude : http://www.estime.ird.fr/IMG/pdf/Rossi-Waast-Academie_Hassan2-SP2008.pdf)

Autre fait notable, le taux de scolarisation au niveau universitaire demeure faible au Maroc -seulement 11%- et a connu peu d’évolution au cours des dernières années (à titre de comparaison il était de 37,6% en 2009/2010 en Tunisie). De son côté, l’Algérie affiche de meilleures performances en termes de taux de scolarisation universitaire mais se place loin derrière le Maroc et la Tunisie en termes de production scientifique – deux fois moins importante que celle du Maroc, et 1,5 fois moins que celle de la Tunisie-, la production scientifique étant de fait révélatrice du rayonnement universitaire et scientifique d’un pays et de l’exploitation de son potentiel de recherche et d’innovation.

(Source de l’étude : http://www.estime.ird.fr/IMG/pdf/Rossi-Waast-Academie_Hassan2-SP2008.pdf)

Le Maroc s’est démarqué positivement par sa production scientifique, ayant même été l’un des premiers pays méditerranéens à porter une attention détaillée à ses résultats de recherche comme le souligne cette analyse intéressante. Au cours des années 1990, le Maroc a enregistré une hausse considérable de sa production scientifique le hissant au 3e rang en Afrique, avant de voir cette progression ralentir depuis les années 2000. Parallèlement à ce déclin marocain, l’Algérie et la Tunisie surtout ont connu une phase de progression. A titre de comparaison, on peut noter que la démarche marocaine diffère -au moins dans la forme- significativement de celle de l’Etat algérien : alors que l’Algérie –otage de sa bureaucratie- se maintient dans une posture de déni et de gaspillage des fonds sans se soucier des résultats, le Maroc a souhaité une « évaluation externe de son système de recherche » entre 2001 et 2003. Cette initiative a permis à de grands scientifiques européens de constater le potentiel de chercheurs que concentre le Maroc et la « croisée des chemins » qui caractérisait à ce moment là la recherche marocaine nécessitant de fait une nouvelle dynamique.

L’incohérence linguistique et la formation des élites

La révision constitutionnelle marocaine a reconnu le tamazight (berbère) langue officielle mais sans aborder en profondeur la question linguistique. Lorsque l’on parle de l’éducation au Maghreb -cette « boussole de la vie »- comment ne pas aborder les incohérences entre politiques d’arabisation, élitisme francophone et revendications berbères? C’est un défi de taille qui se pose tant pour le Maroc que pour l’Algérie, des pays dans lesquels il est urgent de repenser le processus d’apprentissage des langues et de développer une cohérence entre la langue des disciplines enseignées et la langue pratiquée dans tel ou tel secteur économique.

Mais cette problématique est intimement liée à la production des élites et à l’enseignement français au Maroc. Charles-André Julien, éminent historien spécialiste du Maghreb et premier doyen de la Faculté des Lettres à Rabat au lendemain de l’indépendance du pays, décrivait dès 1960 dans une lettre les risques que suscitaient les questions de langue et formation de l’élite marocaine:

« J’ai toujours été partisan de l’arabisation, mais de l’arabisation par le haut. Je crains que celle que l’on pratique dans la conjoncture présente ne fasse du Maroc en peu d’années un pays intellectuellement sous développé. Si les responsables ne s’en rendaient pas compte, on n’assisterait pas à ce fait paradoxal que pas un fonctionnaire, sans parler des hauts dignitaires et même des Oulémas, n’envoie ses enfants dans des écoles marocaines. On prône la culture arabe, mais on se bat aux portes de la Mission pour obtenir des places dans des établissements français. Le résultat apparaîtra d’ici peu d’années, il y aura au Maroc deux classes sociales : celle des privilégiés qui auront bénéficié d’une culture occidentale donnée avec éclat et grâce ä laquelle ils occuperont les postes de commande et celle de la masse cantonnée dans les études d’arabe médiocrement organisées dans les conditions actuelles et qui les cantonneront dans les cadres subalternes. ».

Enfin, notons également que le Maroc et la Tunisie sont dotés de système de bourses d’études à l’étranger –certes dont l’accès est inéquitable- et de grandes écoles stimulant la formation d’une certaine élite économique et intellectuelle, qui au Maroc occupe souvent les principaux postes à responsabilité. L’Algérie a quant à elle a décidé de supprimer son système de bourses d’étude à l’étranger.

Absence de responsabilité politique à l’heure du bilan

La comparaison avec l’Algérie est éclairante sur les défis et blocages qu’ont en commun les deux voisins. L’Algérie est dotée d’un système éducatif à l’image de ses autres secteurs au grand dam des nouvelles générations: mal géré, non-coordonné, martelé à coup de « réformes » cosmétiques sans capacité de pilotage satisfaisante, sans évaluation, et victime d’un gouvernement considérant à tort que la simple injection de dinars produira par miracle excellence, créativité et qualité de l’enseignement.

Les nouvelles générations paient des deux côtés de la frontière toujours fermée le prix fort de la négligence des autorités, et cette destruction irresponsable de potentiels et ressources humaines est un drame maghrébin menaçant un développement économique et social durable mais également la démocratisation des esprits et l’essor intellectuel. Le ministre algérien de l’éducation en poste depuis 20 ans est l’incarnation de ce mal incurable : des responsables politiques qui ne rendent pas compte de leur échec et s’absoudent éternellement –parfois insolemment- de toute responsabilité ; des politiques mal évaluées ; et des générations sacrifiées. En 2012, aucun pays ne peut se « contenter » d’une simple diminution de son taux d’analphabétisme.

L’unique perspective de changement est l’ouverture d’un débat national sur la qualité de l’éducation qui doit être impérativement investi par la société civile pour forcer l’engagement d’une réforme urgente et structurelle du secteur.

Mélissa Rahmouni peut être contactée à melissa.rahmouni@arabsthink.com.

Article initialement publié sur le site de notre partenaire ArabsThink

Interview avec Ndèye Dagué DIEYE sur la situation des personnes handicapées au Sénégal

Actuellement responsable de la division Promotion Sociale des Personnes Handicapées au sein du ministère de la santé et de l’action sociale du Sénégal, Mme DIEYE milite depuis 30 ans en faveur de l’amélioration des conditions de vie des personnes en situation de handicap. En 2002, cette militante de cœur, Présidente du Comité des Femmes de la Fédération Sénégalaise des Associations de Personnes Handicapées, a été nommée innovatrice ASHOKA pour l’intérêt public. Mme DIEYE répond aux questions de Terangaweb sur son parcours, la situation des personnes handicapées, le regard que porte sur elles la société sénégalaise ainsi que les politiques publiques les concernant.

Terangaweb : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs et nous parler de votre parcours ?

Mme DIEYE : Je suis membre de l’Association Nationale des Handicapés Moteurs du Sénégal depuis 1984 et présidente de la première section féminine de cette association. Enseignante de formation, je suis sortie de l’école normale des jeunes Filles Germaine Le Goff de Thiès. Durant ma première année de service, je fus affectée à Mbour ma ville natale, où j’ai adhéré à l’association nationale des handicapés moteurs du Sénégal. J’ai ainsi beaucoup milité à travers des actions de terrain telles que la sensibilisation au niveau des villes et villages du département de Mbour. Avec l’appui des partenaires, nous avons eu beaucoup de réalisations au profit des personnes handicapées (siège fonctionnel avec internat, maternelle, habitations pour certains leaders). Nous avons notamment beaucoup travaillé au rapprochement des enfants handicapés de leur habitation, à la dérogation de l’âge scolaire, à l’octroi de fournitures scolaires, de bourses d’études, etc. C’est après dix années de militantisme à Mbour que j’ai rejoint mon mari à Dakar où j’ai continué mes activités au sein de l’association.

Avec le comité national, nous avons aussi réalisé d’importants projets, aussi bien sur le plan national (élaboration de plans d’action, séances de sensibilisation, de lobbying, de plaidoyer, renforcement des capacités, participation active à l’élaboration des textes en faveur de personnes handicapées) qu’international (participation à des forums, séminaires sur les personnes atteintes de handicap en général et les femmes handicapées en particulier).

Après avoir servi au niveau du centre Talibou Dabo (un centre pour enfants handicapés physiques-NDLR), j’ai été affectée, en 2009, à la direction de l’action sociale, au sein de la division promotion sociale des personnes handicapées pour être non seulement plus proche de la cible mais aussi pour avoir plus de possibilités d’action par rapport à leurs dossiers de prise en charge et participer à l’élaboration de politiques et programmes les concernant. Au sein du ministère de la santé et de l’action sociale, je suis aujourd’hui responsable de la division Promotion Sociale des Personnes Handicapées, tout en étant par ailleurs Présidente du Comité des Femmes de la Fédération Sénégalaise des Associations de Personnes Handicapées.

Terangaweb : Quelles sont les raisons qui ont motivé votre engagement et quelles sont aujourd’hui les principales actions que vous menez au sein de votre association ?

Mme DIEYE : Lorsque j’ai été admise à l’Ecole normale des Jeunes Filles à Thiès, on a voulu m’exclure de l’école, soit disant parce que j’étais inapte à enseigner du fait de mon handicap. Et c’est après une lutte acharnée – avec notamment l’aide de mon père adoptif – que j’ai pu exercer. Cette expérience a véritablement constitué un moment fort de ma vie. Mon adhésion à l’association nationale des handicapés moteurs du Sénégal m’a confortée dans cette position : les personnes handicapées ne sont pas des citoyens à part mais des citoyens à part entière, avec donc des droits et des devoirs.

Au niveau de l’association, j’ai pu constaté à quel point de nombreuses personnes handicapées sont laissées à elles mêmes, souvent victimes de marginalisation avec une forte exposition à la pauvreté sous toutes ses dimensions. Au fur et mesure qu’on les amenait à se structurer à travers la sensibilisation, la formation à certains métiers et l’insertion professionnelle, on a pu noter des résultats positifs.

D’autre part, nous octroyons des fournitures et cadeaux aux enfants handicapés et autres enfants vulnérables tout en sensibilisant fortement les parents sur la nécessité de les envoyer à l’école. En outre, des causeries sont organisées sur la santé de la reproduction des femmes handicapées (planning familial, visites prénatales, etc.), sur la lutte contre le SIDA. Des activités génératrices de revenus ont aussi été mises en place pour les femmes handicapées (salon de coiffure, de couture, restaurants, petits commerces).

Par ailleurs, nous avons effectué du lobbying et organisé de nombreux plaidoyers ainsi que des campagnes de sensibilisation et d’information. Nous participons également aux grandes journées nationales telles que celles dédiées à la lutte contre la poliomyélite et à la lèpre. Dans le cadre de ce travail de mise en exergue de la question du handicap, nous avons aussi mis sur pied des ateliers pour l’appropriation des lois concernant les personnes handicapées (loi d’orientation sociale, convention internationale sur les droits des personnes handicapées).

Terangaweb : Existe-t-il au Sénégal des politiques publiques en faveur des personnes en situation de handicap (prise en charge de soins, insertion professionnelles, etc.) ?

Mme DIEYE : En matière de santé, une lettre de garantie est délivrée aux personnes handicapées pour leur prise en charge médicale (soins, analyses, hospitalisations, interventions) au niveau des hôpitaux agréés par l’Etat dans ce domaine.
Pour ce qui est de l’emploi, il existe un quota spécial de 15% pour le recrutement des personnes handicapées dans la fonction publique.
De façon plus générale, il existe un programme national de réadaptation à base communautaire qui s’articule autour de quatre volets : l’appareillage, le financement d’activités génératrices de revenus, le renforcement de capacités, les études et recherches sur le handicap. L’Etat attribue aussi des subventions aux organisations de personnes handicapées et aux structures d’encadrement.
Enfin, en ce qui concerne la législation, le Sénégal a ratifié la Convention Internationale sur les droits des personnes handicapées. Sur le plan national, le Sénégal a élaboré la loi d’orientation sociale en faveur des personnes handicapées. Cette loi nationale a pris en compte toutes les préoccupations des personnes handicapées (santé, éducation, formation, emploi, transport, accessibilité…). Trois décrets d’applications sont déjà élaborés et attendent d’être signés.

Terangaweb : Au delà des mesures que peuvent prendre les pouvoirs publics, les populations n’ont-elles pas un rôle primordial à jouer dans la prise en charge des personnes handicapées, à commencer par le regard que la société peut porter sur elles ?

Mme DIEYE : Les populations ont un rôle important à jouer en faveur de l’intégration des personnes handicapées. Cela doit d’abord passer par la famille qui, très souvent, tombe dans deux travers qui portent préjudice à la personne atteinte de handicap: soit elle délaisse l’enfant handicapé pensant qu’il ne peut rien faire, soit il le surprotège.
Le regard de l’autre vient encore accentuer ces préjugés qui ne font que freiner le processus d’intégration des personnes en situation de handicap et créer davantage de marginalisation. Plutôt que de mettre l’accent sur les incapacités des personnes handicapées, la société devrait privilégier leurs capacités et les accompagner.
S’il est vrai que la mise en œuvre de la loi d’orientation sociale élaborée pour les personnes handicapées nécessite un apport considérable de l’Etat, il faut aussi, de la part de l’ensemble de la société, une forte implication accompagnée d’un changement de mentalité pour vaincre les préjugés.

Terangaweb : Le Président de la République Macky Sall a placé au cœur de son programme la santé avec notamment la mise en place d’une couverture médicale universelle. Avez-vous un espoir de voir les problématiques liées au handicap être mieux prises en charge par les pouvoirs publics ?

Mme DIEYE : La mise en place d’une couverture médicale universelle est une décision bien accueillie par les personnes handicapées car la santé demeure un besoin essentiel et certaines personnes handicapées éprouvent d’énormes difficultés dans ce domaine.

Il reste cependant judicieux de noter que la question du handicap constitue une problématique transversale : les personnes handicapées ont certes des problèmes de santé, mais elles ont aussi des difficultés d’emploi, de formation, de transport, d’habitat. En d’autres termes, elles ont tous les problèmes que rencontrent les êtres humains mais que vient accentuer leur situation de handicap. C’est pourquoi la Convention des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées et la loi d’orientation sociale en faveur des personnes handicapées constituent des instruments juridiques conçus en tenant compte de toute la transversalité de la question. Donc ce que nous demandons pour une égalisation des chances pour les personnes handicapées, c’est leur application. En avant pour la signature des décrets d’application et la mise en œuvre effective de la loi.

Interview réalisée par Khady Marième

Comment relever le défi des infrastructures en Afrique ?

Comme développé dans un précédent article paru sur Terangaweb et intitulé Le défi des infrastructures en Afrique, le continent fait face à un déficit considérable d’infrastructures dans des secteurs tels que l’énergie, les transports, l’eau et l’assainissement. Ce défi est d’autant plus crucial que le déficit en matière d’infrastructures est accentué par les perspectives de croissance de l’Afrique, d’où la nécessité de répondre aux besoins immédiats tout en s’inscrivant dans une perspective à long terme. Parce que les enjeux se posent à l’échelle régionale et que les besoins en financement sont immenses, l’approche régionale et la mobilisation de financements innovants constituent les deux principaux leviers pour relever le défi des infrastructures en Afrique.

La nécessité d’une approche régionale

La balkanisation politique de l’Afrique a eu comme conséquence économique directe la juxtaposition de petits marchés isolés et inefficaces. C’est ainsi que dans le secteur de l’énergie par exemple, au sein d’une vingtaine de pays africains, la taille du réseau électrique national reste inférieure à l’échelle d’efficacité minimale d’une seule centrale électrique. A cet égard, l’approche sous régionale permettrait de se doter d’infrastructures communes à plusieurs pays et suffisamment grandes pour prendre en charge de manière efficace les besoins des populations tout en réduisant le coût de l’électricité qui est l’un des plus chers au monde.

Des initiatives de ce type existent en Afrique de l’ouest avec le projet de mise en place du système d’échanges d’énergie électrique ouest africain (West African Power Pool – WAPP) qui a déjà fait l’objet d’un article sur Terangaweb. Il s’agit d’ « un système d’intégration des réseaux électrique de 15 pays » (tous les pays de la Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest à l’exception du Cap Vert) et de « gestion du marché unifié régional ainsi créé ». Outre l’accroissement des capacités des installations de production, une telle approche régionale à travers la constitution d’un marché de l’électricité d’environ 300 millions de consommateurs, est à même de favoriser davantage d’investissements dans des infrastructures aussi bien de production que de transport d’énergie électrique.

La mobilisation de financements innovants

Pour les pays africains, la couverture des besoins en infrastructures nécessite la mobilisation de financements considérables. Le diagnostic des infrastructures nationales en Afrique(1) a estimé que pour combler le déficit d’infrastructures en Afrique, il est nécessaire d’investir 93 milliards de dollars par an. Par ailleurs et de façon sans doute plus réalisable, le programme d’actions prioritaires (PAP), adopté dans le cadre du Programme de Développement des Infrastructures en Afrique (PIDA) (2), estime les besoins de financements des infrastructures prioritaires sur la période 2012-2020 à 68 milliards de dollars. Au regard de l’envergure des investissements requis et dans un contexte de tension des finances publiques des Etats, il est nécessaire de s’appuyer des modes de financements innovants.

Certains pays tels que l’Afrique du Sud et le Kenya utilisent « les obligations d’infrastructures » pour financer la construction de routes à péage, d’infrastructures de production d’énergie, de gestion des eaux ou encore d’irrigation. Quant à certaines institutions sous régionales telles que la Communauté du Développement de l’Afrique Australe, le Marché commun de l’Afrique orientale ou encore la Communauté de l’Afrique de l’est envisagent aussi d’émettre des obligations d’infrastructures.

D’autre part, les partenariats public-privé constituent un mode de financement intéressant pour relever le défi des infrastructures en Afrique. Largement utilisé en Afrique du Sud, de loin la première économie du continent, des PPP ont aussi été dernièrement mis en œuvre au Sénégal (autoroute à péage Dakar – Diamniadio) et en Côte d’Ivoire (Pont Henri Conan Bédié d’Abidjan). Les PPP restent cependant peu développés en Afrique, notamment dans les pays francophones. Il semble aussi qu’une mauvaise compréhension de l’allocation des risques dans les PPP constitue un frein à leur recours.

L’une des clés du développement des PPP en Afrique réside dans la constitution, aussi bien au sein des Etats que des institutions sous régionales, de cellules PPP chargées d’identifier et de mettre en œuvre les projets d’infrastructures susceptibles d’être financés sous ce mode. Ce travail nécessitera un renforcement des compétences locales au sein des administrations publiques de sorte à avoir davantage de fonctionnaires qui maîtrisent la problématique des investissements en matière d’infrastructures et les stratégies des investisseurs aussi bien publics que privés. Il devra aussi s’appuyer sur le recours à l’expertise internationale des cabinets de conseil et d’avocats. Dans une interview accordée à Terangaweb, Barthelémy Faye, Avocat Associé au sein du Cabinet international Clearry Gottlieb, a à cet égard insisté sur « la nécessité pour l’autorité publique de moderniser son cadre juridique et réglementaire pour faire face aux contraintes spécifiques du secteur privé lorsqu’il intervient dans un projet aux côtés du secteur public (…) en permettant à l’Etat de préserver certaines prérogatives légitimes liées à son statut de service public et aux investisseurs de satisfaire leur besoin de rentabilité ».

L’autre clé réside dans la participation des partenaires au développement tels que la Banque Africaine de Développement (BAD) et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) au tour de table des projets financés sous le mode PPP aux côtés des pouvoirs publics nationaux et des investisseurs privés.

L’impératif du défi des infrastructures : au-delà de la croissance, l’amélioration des conditions de vie des africains

De façon générale, il est nécessaire pour l’Afrique de relever le défi des infrastructures, ne serait-ce que pour leur contribution à l’essor du PIB qui a été absolument phénoménal au cours des dernières décennies comme l’indique une étude de la Banque Mondiale (3).

L’importance des infrastructures s’apprécie de façon encore plus prégnante à la lumière de leur rôle d’impulsion en faveur du développement humain et l'amélioration des conditions de vie des populations africaines. Des infrastructures énergétiques efficaces favoriseront les services de santé et d’éducation pour les enfants du Bénin ; davantage infrastructures pour l’eau et l’assainissement faciliteront l’accès à l’eau et favoriseront l’hygiène publique à Kinshasha, Lagos et Casablanca ; des infrastructures de transport suffisants permettront aux agriculteurs maliens de mieux atteindre les marchés économiques et propulseront l’intégration africaine version Nkosazane Dlamini-Zuma.

Nicolas Simel

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1- Diagnostic des infrastructures nationales en Afrique, 2010

2- Le PIDA a été élaboré à l’initiative de l’Union Africaine et constitue le cadre prioritaire pour les investissements continentaux et régionaux dans quatre secteurs jugés fondamentaux : l’énergie, le transport, l’eau et les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication)

3- « Infrastructures africaines, une transformation impérative », Banque Mondiale, 2010. Cette étude cite notamment les travaux de Caldéron (2008) qui explique qu’entre 1990 et 2005, les infrastructures ont apporté 99 points de base à la croissance économique par habitant en Afrique, contre 68 points de base pour les autres politiques structurelles. Cette contribution est notamment le fait de la forte augmentation des infrastructures de télécommunications sur cette période.

Ainsi parlait GUELWAAR

« Un doigt que l’on tend sert à interpeller, vous le savez. Mais cinq doigts tendus ne peuvent servir qu’à quémander. 

Nos dirigeants nous ont réunis ici, savez-vous pourquoi ? Pour rien d’autre que de pouvoir mettre la main sur cette aide. Ainsi les avez-vous entendus chanter des louanges et se confondre en remerciements, face à tant de générosité, en notre nom à tous, les présents comme les absents, à l’endroit de ceux qui nous ont donnés cette aide. Regardez-les, regardez nos dirigeants, aucun d’entre eux ne pouvant maitriser sa joie, se dandinant et se pavanant devant nous comme si l’aide était arrivée du fait de leur propre mérite.

Et nous, nous le peuple, nous qui n’avons ni droit à la parole ni faculté de dire non, on chante et on danse pour fêter cette aide. Il est temps d’ouvrir les yeux. Sachons qu’un peuple ne peut être fort lorsqu’est encré en lui la culture de l’aumône. Et vous avez vu que ce genre de cérémonie de remise de don se tient depuis trente ans ici et ailleurs. Cette aide qu’on nous distribue, c’est elle qui nous tue. Elle a tué en nous toute dignité, nous n’avons plus aucune dignité, personne ici n’a gardé sa dignité.

Savez vous que les peuples qui nous envoient ces dons n’ont aucune considération pour nous ? Le savez-vous ? De plus nos enfants, garçons et filles, qui vivent parmi eux là bas, à l’étranger, sont consumés par la honte. Ils ne peuvent plus marcher la tête haute et regarder ces gens les yeux dans les yeux.

C’est vrai que notre pays a traversé toutes sortes de difficultés, qu’il est confronté à toutes sortes d’épreuves mais c’est à nous de prendre en main ces défis.

Notre ancêtre Kocc Barma nous enseigne ceci : si tu veux tuer un être drapé de sa dignité, offre lui à manger tous les jours bientôt tu en feras une bête. Je vous dis que ce qui restait de dignité et de courage en nous, cette aide l’a englouti. Vous avez vu la faim, la soif, la pauvreté qui sévissent ici. Savez-vous ce qui l’a augmenté ? Eh bien je vais vous le dire. Voyez vous si un pays attend ce qui le nourrit et le vêtit d’un autre pays, ce pays, ses enfants et ses petits enfants n’auront qu’une seule parole à la bouche. Voulez vous que je vous dise laquelle ? Merci, merci, merci. »

Discours de Guelwaar dans le film d'Ousmane Sembène

Pierre Henri Thioune dit Guelwaar prononçait ce discours, son dernier discours, devant une assistance subjuguée et des autorités médusées dans une petite bourgade du Sénégal d’après les indépendances. Une scène inoubliable dans un film culte : Guelwaar de Sembene Ousmane. Les évènements racontés dans cette fiction se résument ainsi : Un homme meurt, il est catholique. On confond par inadvertance son corps avec celui d’un autre et c’est une famille musulmane très influente qui l’enterre. Les choses se compliquent lorsque cette dernière refuse d’entendre parler d’exhumation. Le cœur de l’histoire reste cependant l’évocation du souvenir de ce curieux personnage qui faisait trembler les autorités par ses critiques acerbes décochées dans un verbe cru et qui du fait de son engagement a été éliminé.

Thierno Ndiaye Dos lui n’a pas été éliminé. Cet acteur magnifique dont le jeu perfectionniste a porté ce film est mort le 3 aout dernier des suites d’une longue maladie. Dans la mémoire de tous ceux qui ont vu le film il restera Guelwaar et, à l’image d’un Marlon Brando ou d’un Ben Kingsley après Le parrain de Coppola et Gandhi d’Attenborough, demeurera immortel. Les valeurs morales qu’il défend dans son discours sont des raisons suffisantes pour les africains de repenser tout ce système désigné par le vocable trompeur d’aide au développement qui maintient le continent sous perfusion.

Mais elles ne sont pas les seules. D’autres raisons peuvent être résumées par l’argumentaire étalé dans l’ouvrage L’aide Fatale de Dambisa Moyo paru une vingtaine d’années après la sortie du film. A savoir notamment que l’aide représente environ 15% du PIB de l’Afrique mais n’a pas permis de faire reculer la pauvreté, qu’elle encourage la corruption et permet à certains régimes de se maintenir artificiellement, qu’elle ne favorise ni la compétitivité des secteurs productifs, ni la réforme de secteurs publics aux effectifs souvent pléthoriques, qu’entre 1970 et 1998, c’est-à-dire durant la période au cours de laquelle l’aide au développement était au plus haut, la pauvreté a augmenté de 11% à 66% dans le continent.

Guelwaar n’a pas la prétention d’apporter une solution miracle qui permettrait de sortir de cette situation, tout comme l’ouvrage du Dambisa Moyo se contente de proposer des pistes à explorer et d’ouvrir des perspectives, mais il a le mérite de ne pas être une succession de clichés sur l’Afrique comme on n’en voit souvent, de mettre le doigt là où ça fait mal et de nous convaincre qu’une autre voie est possible tout en nous faisant assister, et c’est peut être là que réside le prodige, à un grand moment de cinéma.
 

Racine Demba

Le défi des infrastructures en Afrique

Nkosazana Dlamini-Zuma, nouvellement élue à la tête de la Commission de l’UA, a insisté sur le fait que le développement des infrastructures constituera la priorité de son mandat. Ce volontarisme n’est pas nouveau. Déjà en 2005, lors du sommet du G8 de Gleneagles, avait été lancé le Consortium pour les Infrastructures en Afrique (ICA) dont l’objectif est de mobiliser davantage de financement pour la création d’infrastructures durables. Dans ce sillage, un Programme de Développement des Infrastructures en Afrique (PIDA) a été élaboré en 2010/2011, à l’initiative de l’Union Africaine. Ce programme constitue le cadre prioritaire pour les investissements en infrastructures dans quatre secteurs jugés fondamentaux : l’énergie, le transport, l’eau et les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication).

Ce volontarisme ne peut cependant se comprendre que si l’on prend la mesure des besoins considérables de l’Afrique en matière d’infrastructures. Si ces besoins s’expliquent par le déficit actuel d’infrastructures, ils sont en outre accentués par les perspectives de croissance de l’Afrique.

 

Des besoins considérables d’infrastructures liés au déficit actuel…

 

Le diagnostic des infrastructures nationales en Afrique estime que pour combler le déficit d’infrastructures en Afrique[1], il est nécessaire d’investir 93 milliards de dollars par an avec la ventilation sectorielle suivante : 44% pour l’énergie, 23% pour l’eau et l’assainissement, 20% pour le transport, 10% pour les TIC et 3% pour l’irrigation. De ces cinq secteurs, les trois premiers méritent une attention particulière.

L’Afrique constitue le continent dans lequel l’accès à l’énergie est le plus faible, en raison notamment du déficit d’infrastructures. Selon la BAD, des 1,5 milliard de personnes qui vivent sans électricité dans le monde, 80% résident en Afrique subsaharienne. Une étude[2] de la Banque mondiale publiée en 2010 souligne que « les 48 pays d’Afrique subsaharienne (800 millions d’habitants) génèrent plus ou moins la même quantité d’électricité que l’Espagne (45 millions d’habitants) ». Le déficit d’infrastructures énergétiques constitue d’autant plus un handicap que le faible niveau d’accès à l’énergie, en plus des conséquences considérables sur la compétitivité économique des entreprises locales, est presque toujours à une carence en services de santé et d’éducation pour les populations.

En matière de transports, le déficit d’infrastructures constitue un véritable goulot d’étranglement. Cela est notamment le cas pour les infrastructures portuaires dont la capacité est souvent très en deçà des besoins. Le Port de Bissau par exemple, poumon de l’économie du pays, reçoit aujourd’hui environ 30 000 conteneurs par an alors qu’il a été initialement construit pour en recevoir 5 000. Et on pourrait presque en dire autant du port de San Pedro en Côte d’Ivoire ou de celui de Dakar au Sénégal. D’autre part, le manque de routes et de chemins de fer rend difficile la connexion entre les lieux de production et les marchés de consommation, rendant ainsi difficile le commerce intra africain qui ne représente de fait qu’environ 10% des exportations totales des pays africains comme le déplorait Dambisa Moyo[3].

Quant à l’eau et à l’assainissement, il devient de plus en plus important dans un continent qui doit faire face à un essor démographique qui accentue les difficultés d’accès à l’eau potable et les problèmes de salubrité publique. En milieu urbain notamment, la remise à niveau des systèmes de traitement, d’adduction et de distribution d’eau potable, l’accès des ménages aux ouvrages d’assainissement ainsi que la gestion des déchets constituent des préoccupations importantes pour les populations.

… et accentués par les perspectives de croissance de l’Afrique

 Entre 2001 et 2010, l’Afrique a enregistré un taux de croissance moyen du PIB de 5,2% par an, une tendance qui devrait se poursuivre au cours des prochaines décennies. A cet égard, une étude[4] de la BAD, qui a déjà fait l’objet d’un article de Tite Yokossi sur Terangaweb, a défini les perspectives de croissance de l’Afrique pour les 50 prochaines années.

Perspectives de croissance du PIB par habitant (en $) en Afrique à l'horizon 2060

Source: Banque Africaine de Développement, septembre 2011

Comme l’indique le PIDA dont les projections sur les besoins en infrastructures de l’Afrique repose sur une hypothèse de croissance du PIB de 6% par an jusqu’en 20140, « cette croissance et cette prospérité durables vont multiplier la demande d’infrastructures dont la pénurie est déjà l’un des plus grands obstacles au développement du continent ».

Dans le secteur de l’énergie par exemple, d’après le PIDA, la demande d’énergie de l’ordre de 590 térawatts-heure (TWh) en 2010 passerait à 3100 TWh en 2040. Cette explosion de la demande, alimentée par l’essor démographique et la croissance économique, nécessiterait une capacité de production de 700 GW alors que la capacité actuelle du continent tourne autour de 125 GW.

Dans le secteur des transports, les volumes transportés devraient être multipliés par 6 ou 8 dans la plupart des pays, faisant ainsi passé le trafic portuaire de 265 millions de tonnes en 2009 à 2 milliards en 2040.

Pour ce qui est de l’eau et de l’assainissement, l’essor démographique du continent dans les prochaines décennies et l’accélération de son urbanisation accentueront les besoins en infrastructures dans les villes africaines.

Dans l’ensemble de ces secteurs clés, il existe donc des besoins considérables en infrastructures. Parce que les enjeux se posent à l’échelle régionale et que les besoins en financement sont immenses, l’approche régionale et la mobilisation de financements innovants constituent les deux principaux leviers pour relever le défi des infrastructures en Afrique. Elles feront l’objet d’un prochain article sur Terangaweb.

Nicolas Simel



[1] Diagnostic des infrastructures nationales en Afrique, 2010, étude commandée par le Consortium pour les Infrastructures en Afrique (ICA)

[2] Infrastructures africaines : une transformation impérative, Banque Mondiale, 2010

[3] Dambisa Moyo, L’aide fatale, Les ravages d’une aide inutile et de nouvelles solutions pour l’Afrique, Editions Jean-Claude Lattès pour la traduction française, page 187.

[4] Africa in 50 Years’ Time, The Road Towards Inclusive Growth, African Developement Bank, September 2011

Pour une croissance inclusive en Afrique

En dépit d’une forte croissance économique au cours des dernières années et des perspectives optimistes, l’Afrique continue de faire face à des défis majeurs de réduction de la pauvreté et de lutte contre les inégalités que seule une croissance inclusive aidera à relever.

Une forte croissance économique au cours des dernières années

Rompant avec la morosité économique des décennies 1980 et 1990, l’Afrique a enregistré au cours de la dernière décennie un redressement économique significatif qui s’est traduit par une forte croissance de son PIB. Celui-ci a augmenté de 5,2% en moyenne entre 2001 et 2010 sur l’ensemble du continent. Sur cette période, l’Afrique a été, avec la Chine et l’Amérique latine, l’une des régions du monde ayant enregistré la croissance économique la plus significative.

Taux de croissance du PIB (en %) entre 2001 et 2013


Source : Les perspectives Economiques de l’Afrique, 2012, BAD, OCDE, PNUD, CEA

Si la croissance du continent a été affectée en 2009 par la crise économique et en 2011 par les troubles politiques en Afrique du Nord, les perspectives restent intéressantes avec une croissance qui devrait atteindre 4,5% en 2012 et 4,8% en 2013. Ce regain de dynamisme devrait être sous-tendu par la reprise économique en Afrique du Nord et par une croissance moyenne structurellement supérieure à 5,5% en Afrique subsaharienne.

Allant dans ce sens, la plupart des études s’accordent d’ailleurs à relever que l’Afrique des 50 prochaines années sera une Afrique de forte croissance dans le sillage de la décennie 2000 comme l’a souligné Tite Yokossi dans un article paru sur Terangaweb-l’Afrique des Idées.

Des enjeux persistants de réduction de la pauvreté et de lutte contre les inégalités

En dépit de la croissance économique enregistrée en Afrique au cours des dernières années et des perspectives optimistes, le continent continue de faire face à des enjeux majeurs de réduction de la pauvreté avec près de la moitié de sa population vivant en deçà du seuil de pauvreté.

Selon les données de la Banque Mondiale, le ratio de la population pauvre disposant de moins de 1,25 dollar par jour s’élevait encore à 47,5% en Afrique subsaharienne en 2008. Ce ratio atteint même 69,2% en ce qui concerne la population disposant de moins de 2 dollars par jour. A cet égard, la croissance économique de la dernière décennie s’est avérée en partie inefficace du point de vue de la réduction de la pauvreté. L’Afrique a en effet eu un processus de croissance qui a manqué de créer des emplois adéquats et des opportunités pour la majorité des populations.

Qui plus est, cette croissance, en restant cantonnée à certaines sphères, a accentué les inégalités de toutes sortes :

de secteurs d’activités : dans certains pays, la croissance a été essentiellement portée par les secteurs des ressources minières, des télécommunications, des services financiers et du commerce, sans que cette croissance n’ait concerné des secteurs structurants telle que l’agriculture qui concerne souvent un large segment de la population ;

d’accès aux opportunités économiques : les opportunités économiques générées par la croissance de la dernière décennie ont été, dans certains pays, essentiellement saisies par de grandes entreprises sans un essor significatif des petites structures du secteur privé telles que les micros, petites et moyennes entreprises et sans un accroissement considérable de leur savoir-faire, ni de la création d’emplois productifs locaux ;

de territoires : la croissance a surtout bénéficié aux grandes villes africaines alors qu’une bonne partie de la population continue à vivre en milieu rural ; de surcroît, les disparités régionales en termes de développement sont souvent accentuées par l’insuffisance des infrastructures ;

de classe d’âge : les 200 millions de jeunes, âgés entre 15 et 24 ans, constituent la classe d’âge la plus affectée par la pauvreté et le chômage. Selon la BAD, près de 70% des jeunes vivent avec moins de 2 dollars par jour ; quant à leur taux de chômage, il atteint dans plusieurs pays le double de celui des adultes ;

de genre : en dépit des efforts faits au cours des dernières années, de fortes disparités entre les hommes et les femmes persistent dans plusieurs domaines comme l’accès à l’éducation, à la santé et aux opportunités économiques.

Certes, la croissance en elle-même constitue une condition sine qua non pour la réduction de la pauvreté. On estime ainsi qu’en moyenne un point de pourcentage de croissance supplémentaire entraîne un recul approximatif de la pauvreté de 1.5% (Fosu, 2011, cité dans les Perspectives Economiques de l’Afrique, 2012). Toutefois, pour que cette croissance ait un impact plus marqué sur la réduction de la pauvreté en Afrique, il est tout aussi nécessaire qu’elle inclut davantage de segments de la population et qu’elle ne soit pas un facteur d’accroissement des inégalités. Dans un autre article paru sur Terangaweb-l’Afrique des Idées, Georges Vivien Houngbonon insistait notamment sur la nécessité de réduire les inégalités pour booster le développement de l’Afrique. L’auteur y soulignait notamment le fait que « le taux de réduction de la pauvreté soit lié quadratiquement au niveau des inégalités et linéairement au taux de croissance du PIB. Ainsi, un niveau élevé d’inégalité requiert plus de croissance du PIB pour une même réduction de la pauvreté. »

Vers une croissance inclusive

La croissance inclusive constitue une nouvelle orientation à donner au développement économique en Afrique. L’enjeu est de générer une croissance économique qui offre davantage de possibilités de développement socio-économique au plus grand nombre de personnes, avec une attention particulière aux groupes vulnérables. Il s’agit de mettre l’accent non seulement sur le taux de croissance mais encore sur le type de croissance. La croissance inclusive peut ainsi s’articuler autour de trois axes : une croissance reposant sur une base large d’acteurs, une forte création d’emplois productifs, une attention portée aux groupes défavorisés (jeunes, femmes, populations rurales).

Cette nouvelle vision de la croissance est d’ailleurs confortée par les troubles politiques des deux dernières années en Afrique du Nord et dans certains pays d’Afrique subsaharienne qui confirment que les situations d’inégalités au niveau de la croissance sont de plus en plus intenables.

La croissance, telle qu’est s’est réalisée au cours de la dernière décennie, constitue à cet égard autant un facteur de risque pour la stabilité qu’une opportunité. De ce fait, la croissance inclusive se révèle non seulement comme un défi de développement à long terme, mais aussi un enjeu politique immédiat dont on ne saurait faire l’économie.

Nicolas Simel

Les enjeux de la transparence des revenus des multinationales en Afrique

Lorsque l’on évoque les actions de la communauté internationale urgentes pour l’accompagnement du développement économique et social de l’Afrique, l’opinion courante pense machinalement à l’aide publique au développement, qu’elle prenne la forme de dons, de prêts préférentiels ou d’annulation de dettes. L’heure est venue de changer de référentiel, et de porter l’attention sur la question la plus stratégique pour l’avenir du continent africain : la responsabilisation et le renforcement des capacités d’action des acteurs locaux.

Dans cet ordre d’idée, une politique publique de l’Union européenne en phase d’élaboration ne suscite pas l’intérêt qui devrait lui revenir au regard de son impact sur le continent africain. La commission européenne a déposé un projet de loi visant à obliger les multinationales européennes à faire du reporting pays par pays. De quoi s’agit-il ? Toutes les sociétés cotées en bourse ont l’obligation légale et réglementaire de certifier par un opérateur extérieur et de communiquer les résultats financiers de leurs activités : leur chiffre d’affaire, leurs éventuels bénéfices et leurs impôts sont rendus publics dans un rapport annuel qui fait souvent l’objet d’une communication d’un dirigeant de l’entreprise. Cette mesure répond à un besoin de transparence de l’information économique et financière vis-à-vis des actionnaires et de potentiels investisseurs. C’est aussi un outil indispensable pour mesurer l’activité économique et permettre aux Etats de recouvrir leurs impôts.

Les législations européennes et le règlement international ne prévoient toutefois pas, jusqu’à présent, que les multinationales rendent publiques l’information sur leurs résultats économiques dans chacun des pays où ils interviennent. Pour faire simple et prendre un exemple évocateur, dans le cadre de la législation française, la multinationale pétrolière Total rend public ses résultats consolidés au niveau mondial, mais ne dit pas combien ses activités d’extraction pétrolière en Angola, au Yémen ou en Birmanie lui ont rapporté dans chacun de ces pays, et combien elle a dû reverser en taxes et impôts aux Etats concernés. C’est cette situation à laquelle souhaite mettre fin l’Union européenne, en suivant l’exemple américain de la loi Dodd-Franck du 21 juillet 2010, qui oblige toutes les entreprises d’extraction pétrolière, gazière et minière cotées aux Etats-Unis de rendre public leurs différents paiements aux gouvernements des pays où elles ont une activité. Cette loi a été une avancée importante dans la transparence des revenus liés aux ressources naturelles en Afrique. Elle a notamment permis de prouver ce que personne n’ignorait jusque là, à savoir le fait que l’ensemble des revenus pétroliers de certains Etats comme l’Angola ou la Guinée-Bissau n'est pas reversé dans le budget de l’Etat.

L’obligation de reporting pays par pays est un moyen de lutter contre la corruption et le népotisme, en Afrique ou ailleurs. Elle met de la transparence là où régnait l’opacité. Elle offre des chiffres et des faits indiscutables qui pourront être utilisés par tous les acteurs africains qui luttent pour la bonne gestion de leurs ressources publiques et l’assainissement de la scène économique et politique de leur pays. Elle permettra de nourrir les débats nationaux sur la nature des relations commerciales tissées avec les entreprises internationale présentes sur leur territoire (payent-elles suffisamment de redevances par rapport à leur chiffre d’affaire local ? Le Congo-Brazzaville ne gagnerait-il pas à s’inspirer des relations contractuelles de tel ou tel autre pays africain avec les multinationales qui lui permettent de gagner proportionnellement plus ?). Elle permettra aussi certainement aux Etats de mieux recouvrer leurs impôts. Un audit ayant abouti à une enquête instruite notamment par Sherpa a montré que la multinationale minière Glencore International AG a délibéremment minoré ses bénéfices imposables en Zambie, pour un manque à gagner pour l'Etat zambien sur la seule année 2007 estimé à 132,3 millions d'euros. Ce sont des dizaines de milliards d'euros exfiltrés chaque année du continent africain qui pourraient ainsi participer à répondre aux énormes besoins en financement, sans avoir recours aux bailleurs internationaux.  

Il importe que les jeunes africains soient conscients de ces enjeux et se mobilisent pour peser sur l’agenda politique international sur cette question.

Car beaucoup reste à faire. La loi Dodd-Frank ne concerne que les entreprises d’extraction et n’oblige à rendre public que les redevances et paiements effectués au bénéfice des Etats, mais ne porte pas sur le chiffre d’affaire (les revenus tirés des ventes) effectués dans chaque pays. Dès lors, il n’est pas possible de savoir si les impôts payés sont « justes », à savoir s’ils ne sont pas dérisoirement faibles au regard de la pratique internationale en vigueur et aux besoins des pays concernés. Le projet de loi déposé par la Commission européenne reprend les mêmes termes que la loi Dodd-Frank. Il convient de peser sur le débat public pour défendre les objectifs suivants :
– Que l’obligation de publication des résultats financiers pays par pays porte sur les ventes de la multinationale et de toutes ses filiales présentes sur le territoire, à des tiers ou à d’autres filiales du même groupe ; que soit précisé la masse salariale et le nombre d’employés ; son bénéfice avant impôt.
– Que cette obligation concerne l’ensemble des entreprises internationales, et pas seulement celles du secteur d’extraction des ressources naturelles
– Concernant l’aspect fiscal, que soit communiqué l’ensemble des charges fiscales liés à un exercice, qu’il s’agisse d’impôts et taxes courants ou différés.
– Enfin, il faudra ensuite systématiser cette obligation en faisant en sorte que l’International Accounting Standard Board (IASB), instance chargée de l’élaboration des normes comptables internationales, traduisent ces lois en nouvelles obligations réglementaires qui s’appliquerait à la plupart des multinationales du monde.

Plusieurs ONG européennes se mobilisent pour défendre la mise en œuvre législative et réglementaire de ces mesures. L’European Network on debt and development (eurodad) a produit un rapport très complet sur la question. Des nombreuses personnalités politiques européennes, comme le nouveau ministre français délégué au développement, Pascal Canfin, se sont mobilisées pour une version élargie et contraignante de la loi sur le reporting pays par pays. Si l’impulsion initiale est venue d’Occident, la pleine réussite de cette réforme ne pourra se faire sans l’engagement des Africains. Car une fois que ces informations comptables seront disponibles, il appartiendra au premier chef aux Africains de s’en saisir pour demander des comptes à leur gouvernement et aux multinationales qui opèrent chez eux. Il faudra recenser dans le détail cette information rébarbative mais très stratégique. Il faudra l'analyser et identifier les problèmes qui se posent. Il faudra ensuite porter des propositions argumentées et crédibles pour améliorer la situation. Un discours qui aura d'autant plus d'impact qu'il sera porté par les premiers concernés, les jeunes africains qui auront à se retrousser les manches dans quelques années pour faire face aux défis de leur continent. C'est cela l'afro-responsabilité.  

Emmanuel Leroueil
 

Quels enjeux de transformation du secteur public en Afrique ?

Dans son acception large, le secteur public fait référence à l’administration centrale (Etat, ministères), aux collectivités territoriales, aux organismes en charge de la sécurité sociale ainsi qu’aux agences et opérateurs rattachés à l’administration centrale. Souvent qualifiée de « nébuleuse », et en Afrique sans doute plus qu’ailleurs, l’administration publique joue un rôle fondamental dans toute société, en ce qu’elle constitue ce que Max Weber a appelé « le type le plus pur de domination légale »[1] et qu’elle est la matérialisation la plus perceptible de l’Etat.

En Afrique, cette place de l’administration publique et plus encore les méthodes de gestion qui y prévalent, conduisent souvent à de nombreuses situations d’inefficience. Celles-ci appellent des réformes structurelles qui n’ont pas été véritablement menées dans la plupart des pays.

Au-delà de ce constat, il existe aujourd’hui un certain nombre d’enjeux d’accélération de la transformation du secteur public qui rendent impérieuse la recherche d’une plus grande efficacité dans l’action publique. Quatre de ces facteurs sont particulièrement déterminants.

Le premier réside dans l’évolution des attentes de populations de plus en plus conscientes de la nécessité de mettre les fruits de la croissance économique au profit de la réduction de la pauvreté.

Rompant avec la morosité économique des décennies 1980 et 1990, l’Afrique a enregistré au cours de la dernière décennie un redressement économique significatif qui s’est traduit par une forte croissance de son PIB. Celui-ci a augmenté de 5,2% en moyenne entre 2001 et 2010 sur l’ensemble du continent.

Source : Les Perspectives Economiques de l’Afrique, 2012, BAD, OCDE, PNUD, CEA

En dépit de la croissance économique enregistrée en Afrique au cours des dernières années et des perspectives optimistes, le continent continue de faire face à des enjeux majeurs de réduction de la pauvreté avec près de la moitié de sa population vivant en deçà du seuil de pauvreté.

Selon les données de la Banque Mondiale, le ratio de la population pauvre disposant de moins de 1,25 dollar par jour s’élevait encore à 47,5% en Afrique subsaharienne en 2008. Ce ratio atteint même 69,2% en ce qui concerne la population disposant de moins de 2 dollars par jour.

Certes, la croissance en elle-même constitue une condition nécessaire à la réduction de la pauvreté.[2] Toutefois, pour que cette croissance ait un impact plus marqué sur la réduction de la pauvreté en Afrique, il est tout aussi nécessaire que les ressources financières qu’elle génère soient gérées de façon efficace.

Le deuxième est la pression qui existe sur les ressources financières des Etats. Si la croissance économique de l’Afrique a généré des ressources publiques importantes, il n’en demeure pas moins que beaucoup de pays restent encore dépendants des flux d’aide au développement qui continuent d’occuper une part non négligeable de leurs budgets. Or la crise financière mondiale de 2009 et la crise économique qui s’en est suivie amène les partenaires bilatéraux au développement à réduire considérablement l’aide extérieure au développement.

Le troisième est la transformation structurelle de nos économies qui doivent davantage faire place au secteur privé. L’Afrique constitue sans doute l’une des régions du monde dans lesquelles le secteur public a occupé une place aussi  importante pendant 50 ans sans discontinuité. Cette place s’explique notamment par le fait qu’aux lendemains des indépendances, l’administration publique est devenue le principal pourvoyeur d’emplois de la plupart des économies africaines. Depuis, elle continue aussi de régir l’essentiel de l’activité économique, en particulier dans les états francophones ayant souvent hérité de la tradition jacobine de centralisation du pouvoir. 

Le dernier enjeu majeur est lié aux avancées démocratiques et au rôle de plus en plus important de la société civile en Afrique. Ces deux phénomènes suscitent une exigence de transparence dans la gestion des finances publiques de plus en plus forte vis-à-vis de l’administration. Lorsqu’on y ajoute l’extension de l’assiette fiscale qui touche dans certains pays des classes moyennes dont la proportion grandit, cette exigence de transparence est sans doute appelée à aller crescendo.

Au regard de ces quatre enjeux, Il est aujourd’hui nécessaire pour les administrations publiques africaines de suivre en profondeur deux logiques deb transformation : d’une part l’amélioration de l’efficience dans la gestion des finances publiques et la mise en œuvre des politiques publiques et d’autre part l’amélioration de la qualité du service public.  Ces deux axes de transformation du secteur public en Afrique feront l’objet d’un prochain article sur Terangaweb –l’Afrique des Idées.

 Nicolas Simel


[1] Max Weber, Economie et Société

[2] On estime ainsi qu’en moyenne un point de pourcentage de croissance supplémentaire entraîne un recul approximatif de la pauvreté de 1.5%  (Fosu, 2011, cité dans les Perspectives Economiques de l’Afrique, 2012).

Quel est l’état de la bancarisation en Afrique?

Combien de personnes en Afrique disposent de comptes bancaires et pour quoi les utilisent-ils ? On pourrait penser qu'il y a des réponses évidentes à ces questions, étant donné que la banque est la quintessence de l'entreprise mondiale, et qu’elle est importante non seulement dans les pays occidentaux mais aussi dans les pays africains, où elle peut aider les plus pauvres à épargner, à emprunter et à investir.

Pourtant, jusqu'à présent, les données sur la portée mondiale des institutions financières ont été limitées. Le FMI publie une enquête sur l’accès aux services financiers des épargnants et des emprunteurs. Mais on y trouve peu d’information sur combien les gens épargnent ou pourquoi ils empruntent. Notamment, les pratiques bancaires des personnes pauvres en Afrique, des femmes et des jeunes sont très mal connues. Aussi, l’année dernière un grand trou de données a fait surface dans le rapport de la Fondation Gates avec la Banque mondiale et Gallup World Poll, lorsque ces institutions ont effectué la plus grande enquête sur la façon dont les gens épargnent, empruntent, effectuent des paiements et gèrent les risques

Les Africains sont différents

Dans le monde, environ la moitié des adultes ont un compte bancaire individuel ou collectif, selon la nouvelle base de données Global Findex. Comme on pouvait s'y attendre, il y a une grande différence entre l'activité bancaire dans les pays occidentaux (où 89% des adultes ont des comptes) et dans les pays dits en développement (41%). La différence est encore plus large quand on s’intéresse aux cartes de crédit; où l’on constate que la moitié des adultes en détiennent dans l’Occident contre seulement 7% dans les pays en développement.

Au sein des pays, les taux de bancarisation sont proportionnels aux revenus et aux niveaux d'éducation. En Afrique, 55% des personnes ayant suivi un enseignement supérieur ont des comptes bancaires. Mais seulement un peu plus de 10% de ceux qui se sont arrêtés à un enseignement primaire en ont.

On note également un écart important des taux de bancarisation selon les sexes. Dans les pays en développement, 46% des hommes adultes disent avoir un compte, contre seulement 37% des femmes. On retrouve les écarts les plus notoires de la disparité entre les sexes en  Afrique du Nord. Ils sont un peu moins élevés dans le reste de l'Afrique, où la pénétration bancaire dans son ensemble est faible : 27% des hommes ont des comptes et 22% des femmes en ont.

Les gens n’utilisent que très peu les banques pour épargner

La plus grande surprise se situe au niveau de la façon dont les gens usent des banques et autres institutions financières. On pourrait s'attendre à ce qu’en dehors des pays occidentaux, les banques (qui ont tendance à être relativement coûteuses) seraient utilisées essentiellement pour les affaires. Pas du tout. La grande majorité des gens dans les pays en développement (88%) affirment qu'ils ont recours aux banques uniquement pour leur usage personnel.

En Afrique, la raison la plus fréquente pour détenir un compte bancaire est le besoin de prêt, par exemple, pour faire face aux urgences financières familiales (généralement une personne qui tombe malade). Le deuxième besoin évoqué réside dans les frais de scolarité, les maisons et les dépenses ponctuelles pour un mariage ou des funérailles. 38% de ceux qui ont des comptes bancaires disent les utiliser pour recevoir des envois de fonds des membres de la famille à l'étranger. En comparaison, dans les pays occidentaux, une des raisons particulièrement importante pour avoir un compte est de recevoir les allocations gouvernementales, les salaires ou les avantages.

Paradoxalement, les banques ne semblent pas être très utilisées pour ce qui semble être un objectif fondamental : économiser de l'argent. Plus d'un tiers (36%) des adultes ont déclaré qu'ils avaient économisé un peu d'argent l'an dernier. Mais seulement un cinquième (22%) ont déclaré avoir utilisé une banque ou autre institution financière formelle pour le faire. 29% auraient épargné, mais pas auprès d’une banque (sans doute, ont-ils mis de l'argent sous le matelas ou utilisé de l’argent pour acheter des bijoux). Une forme populaire de l'épargne dans l'Afrique était les clubs d'épargne, communément appelés les tontines. Un groupe de personnes se rassemblent pour déposer leurs sous régulièrement et chaque mois le groupe paie l'intégralité du pot à chaque membre à tour de rôle.

Les gens n’utilisent que très peu les banques pour épargner. C’est ce qui semble être le point fondamental qui se dégage de l’étude. L'étendue de services bancaires à travers le monde est beaucoup plus inégale et moins prévisible que ce à quoi l'on pouvait s'attendre. Bien sûr, l'utilisation des banques tend à augmenter avec les revenus au niveau mondial et dans les pays. Mais le revenu ne semble pas être le seul facteur déterminant.

Au final, qu’est-ce qui impacte les taux de bancarisations en Afrique ?

Le Ghana et le Bénin sont voisins en Afrique de l’Ouest et ont presque des niveaux similaires de revenus. Pour autant, le taux de bancarisation des adultes est  trois fois plus élevé au Ghana qu’au Bénin.

Autre exemple : le Nigéria et Cameroun sont voisins et ont à peu près le même niveau de services bancaires parmi leurs populations les plus pauvres (17% du quintile le plus bas dans chaque pays ont des comptes bancaires). Pour autant, les Nigérians riches sont presque trois fois plus susceptibles que les Camerounais riches d'avoir des comptes.

Des paramétres autres que les revenus ? 

La politique : les gouvernements africains facilent-ils l’installation et l’accessibilité des banques ?

Les banques elles-mêmes : après le manque d'argent, l'une des raisons les plus courantes que les gens donnent pour ne pas avoir un compte est la paperasserie.

Les téléphones mobiles aussi : au Kenya, 68% des adultes disent avoir utilisé un téléphone portable pour envoyer ou recevoir de l'argent au cours des douze derniers mois. Plus de la moitié d'entre eux ont des comptes bancaires.

Par Leyla Traoré, un article initialement paru sur le site de notre partenaire Next-Afrique sous le titre "Bancarisation en Afrique, les Africains sont différents, chassons les idées reçues!"

Poids du rap au Sénégal et tradition orale en Afrique

Quelle peut être le lien entre la pratique discursive orale, partie intégrante sinon essentielle de la culture et de l’histoire des sociétés africaines d’une part et d’autre part le rap, moins en tant que style musical que pratique discursive aussi, vecteur de messages et phénomène de société au Sénégal, un des trois pays, avec les USA et la France, où cette musique est le plus populaire selon certaines études. Leur utilisation comme moyen d’accession à l’information ou du moins à la compréhension de celle ci par une très grande partie de la population? Peut être. Leurs vertus éducatives et formatives de la conscience de cette même population ? Certainement.

Le rôle crucial de l'oralité dans les sociétés africaines

Dans sa « critique de la raison orale », le professeur Mamoussé Diagne a démontré le rôle crucial qu’a joué l’oralité dans les sociétés africaines. Une sorte de réhabilitation de ce mode de transmission du savoir, de partage des connaissances et de critique de la société alors que d’aucuns l’ont assimilé à la cause majeure du retard de l’Afrique du fait de son utilisation quasi exclusive et donc de la presque absence de systèmes d’écriture. Nous n’étalerons pas ici toute sa brillante démonstration sur l’intérêt d’une étude plus poussée de cette « civilisation » de l’oralité dans le processus de réappropriation de notre histoire et dans l’appréhension liée aux péripéties de notre situation actuelle. Mus par une telle ambition, nous n’aurions d’ailleurs ni la maitrise du sujet ni le talent pour la restitution.

Ce sur quoi nous pouvons en revanche nous avancer est un constat : l’Afrique n’écrit pas, ne produit pas assez de livres aussi bien sur son passé, sa situation actuelle que son devenir. Faute de moyens, l’édition d’ouvrage dans le continent est réduite à la portion congrue et les œuvres existantes ne sont pas accessibles à la majorité. Pour autant, le besoin d’une production littéraire de qualité, prenant en compte les réalités sociales, le vécu des populations et leurs aspirations, se fait plus que jamais sentir. C’est ainsi que dans un pays comme le Sénégal, de la même manière que sous d’autres cieux les écrivains ont accompagné des révolutions ou simplement contribué à éduquer les populations, à conscientiser les masses, les rappeurs se sont, par le biais de l’orature, engagés pour l’émergence d’une nouvelle conscience citoyenne.

Le rap : un engagement, à travers la fonction tribunicienne, pour l'émergence d'une nouvelle conscience citoyenne

En effet, un mouvement tel que Y EN A MARRE n’a rien de spontané. Il est l’aboutissement d’un long processus entamé dés le début des années quatre vingt dix au moins. Les jeunes sénégalais, surtout ceux vivant en zone urbaine, ont dès cette époque été influencés par la philosophie Boul Falé (t’occupe pas) et le discours contestataire d’un groupe comme le Positive Black Soul qui les incitaient à aller de l’avant sans s’occuper du regard d’autrui, des aléas et des difficultés de la vie. Dés l’apparition des premiers groupes, PBS, Kocc Barma, Daara J notamment, cette nouvelle musique est tout de suite adoptée par une jeunesse qui se retrouve totalement dans des textes qui ne contiennent ni flagornerie ni discours dithyrambique mais une vision partagée des choses. Elle passe rapidement de simple effet de mode à véritable phénomène de société.

Il y a ainsi toutes ces chansons qui ont marqués leur époque forgeant une nouvelle conscience citoyenne. « Dou Deug Dou Yoon » (c’est pas normal) puis « L’Afrique n’est pas démuni » du PBS par exemple ainsi que toutes les productions allant dans le même sens, ont amené cette jeunesse à acquérir des éléments d’appréciation de l’action d’un gouvernement incompétent et à développer un esprit panafricaniste, seul voix de salut pour le continent. « Mako Wax » (j’ose le dire) et plus tard : « Ça va péter » de Pee Froiss, comme d’autres textes engagés au point de valoir à leurs auteurs des séjours carcérales, ont conduit à élever la voix contre les dérives des tenants du pouvoir politique. Cela a aussi encouragé le peuple, à l’approche d’élections, à manifester son courroux dans les urnes. Le régime socialiste en a fait les frais en 2000.

Et que dire du très culte « Cent Commentaires » interprété par Iba et Makhtar du groupe Rap’Adio qui répertorie avec un talent incomparable toutes les tares de cette société de dissimulation où les compromis et le laisser aller ont toujours pris le pas sur la condamnation sans concession de tout manquement. C’est en cela d’ailleurs que le mouvement hip hop au Sénégal a, dès sa naissance, dérangé, et sans doute plus que l’incursion, dans les années quatre vingt, des tonitruants Grandmaster Flash, Public Ennemy ou Africa Bambata sur la scène publique américaine. Il continue encore de déranger, parce qu’il dénonce sans complaisance tous les errements d’où qu’ils puissent provenir.

Les rappeurs sénégalais, dans leur écrasante majorité, mettent un point d’honneur à s’engager aux côtés du petit peuple, à partager ses souffrances, à se battre pour que les choses changent. S’ils s’écartent de cette ligne de conduite, ils perdent leur crédibilité, leur âme. Aujourd’hui le groupe Ker Gi, Simon ou Fou Malade entre autres prennent le relais des pionniers cités plus haut, avec au moins le même degré d’engagement, pour continuer cette mission de veille et d’éveil qu’ils se sont assignés depuis toujours. Ainsi après avoir pris la tête de l’opposition au régime de Wade et largement contribué à sa défaite cuisante, ils se posent en sentinelles avec pour seul souci la préservation des acquis démocratiques.

Leur combat, leurs paroles valent tous les livres, tous les poèmes engagés aussi pertinents ou beaux soient ils. Et ils ont pour eux l’avantage de capter un public beaucoup plus large. Le poète américain Marc Smith n’a-t-il pas, en 1986, imaginé le Slam, inspiré du rap, dans le but de « rendre les lectures de poèmes à la fois moins élitistes et moins ennuyeuses ? »

Vers une vulgarisation de la transmission orale des connaissances ?

Aujourd’hui, à l’heure du livre audio, qui connait un grand succès dans les pays anglo-saxons et nordiques, et de la progression de l’utilisation du mobile, 620 millions d’abonnés africains au téléphone portable à la fin 2011 (Voir http://terangaweb.com/2012/02/27/la-maturite-du-marche-de-la-telephonie-mobile-en-afrique/), les autorités des pays africains en général, compte tenu du faible taux d’alphabétisation sur le continent (39,3% en 2011 au Sénégal selon Index Mundi), devrait peut être vulgariser le mode de transmission orale des connaissances. Il s’agit de faire par exemple la promotion du livre audio, traduit dans le maximum de langues notamment celles nationales, sur des supports tels que les CD ou les enregistrements sur téléphone mobile ou MP3.

Dans un pays comme le Sénégal, utiliser la voix de rappeurs en lieu et place de la synthèse vocale ne serait pas de trop dans la recherche de l’adhésion du public. Surtout si on considère que chez un Didier Awadi, on retrouve déjà une partie de l’œuvre d’un Césaire ou d’un Damas dans nombre de productions. Sa voix accompagnant l’édition audio du « Cahier d’un retour au pays natal » serait dans la continuité des projets qu’il a réalisés jusqu’ici et atteindrait un public qui sans cela aurait eu peu de chance d’apprécier un tel ouvrage. Naturellement, tout ceci n’exclut nullement de redoubler d’efforts pour atteindre une alphabétisation universelle, y compris dans les langues nationales, ainsi que pour le développement d’une production littéraire riche et accessible. Car, comme le fait remarquer Mamoussé Diagne, nos sociétés sont influencées à la fois par l'oral et par l'écrit.

Dans l’actualité sénégalaise, un exemple allant dans ce sens mérite d’être cité ici. Il s’agit de l’initiative du professeur Fatou Sarr Sow, directrice du Laboratoire Genre de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire (IFAN), dans le cadre de la campagne des élections législatives en cours dans le pays marquées par la loi sur la parité qui oblige les partis à mettre sur leurs listes un nombre égal d’hommes et de femmes. Cette initiative consiste à organiser, pour des femmes candidates, un atelier de formation et de renforcement de capacités rendu nécessaire par le fait que certaines de ces femmes souffrent d’un déficit ou d’une absence d’alphabétisation. Le professeur et ses collaborateurs ont eu l’idée de traduire, notamment en wolof, des textes législatifs et d’autres écrits utiles à une telle fonction, puis de les mettre sur CD audio pour permettre à celles qui ne savent lire ni ne comprennent le français de s’initier et de se familiariser à ces textes. En exposant cette démarche, Le Professeur Fatou Sarr Sow s’est référée à la civilisation de l’oralité et à la pertinence actuelle de l’utilisation des moyens de l’orature.

Il faut dés lors rendre hommage à ces rappeurs sénégalais qui sont dans cette démarche depuis plus de deux décennies avec une préoccupation majeure : contribuer à permettre à ceux qui n’ont accès ni à l’information utile, ni à une véritable documentation littéraire, qui ont besoin d’être conscientisés sur les problèmes et les enjeux de leur temps, de s’imprégner de certaines valeurs historiques, sociales, morales voire philosophiques à travers un discours dont la mise en musique n’est là que comme une sorte d’emballage du message. 

Racine Assane Demba

RDC : 10 ans de croissance fallacieuse

Les performances accomplies en RDC, en termes de positivité des taux de croissance et de maîtrise du niveau d’inflation depuis début 2000, sont devenues un vrai motif de fierté pour les autorités politiques, qui sont dorénavant bons élèves des institutions de Bretton Woods. Ils ne jurent plus que par les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) : atteindre des taux de croissance à deux chiffres et les maintenir pendant 8 ans pour réduire la pauvreté de 50 %. Mais peut-on réellement émettre des prévisions fiables de réduction de pauvreté sur la base d’une croissance du type congolais ? Selon la Banque Centrale du Congo (BCC), entre 2001 et 2011, le PIB et l’emploi ont connu des taux réels de croissance de 5,5 et de 5,85 respectivement. Les secteurs primaire, secondaire et tertiaire ont été multipliés par 7,23 ; 5,60 et 44190,58 avec des taux de croissance de 24,58 % ; 21,09 % et 228,21 % respectivement. L’Indice de Production Industrielle qui se rapporte au secteur dit secondaire (usines, chantiers, mines et carrières) a varié de 2,61 % par an.

Ces statistiques sont apparemment impressionnantes, mais regardons-les sous un angle différent : le PIB étant la somme des Valeurs Ajoutées (VA), considérons la structure de celles-ci. La VA se répartit essentiellement entre les salaires, les cotisations sociales, les impôts, et les profits, dont l’augmentation traduit celle du PIB, et la qualité celle de la croissance. Mais il ne sera question, ici, d’analyser que l’emploi et la part revenant aux entrepreneurs, ainsi que les effets d’entraînement. La demande du travail est fonction de la production prévue par les entreprises. Le corollaire est qu’en période prospère l’emploi augmente, les prévisions restant positives, et la masse de salaire suit le même mouvement.

En RDC, de 2001 à 2011, le taux de chômage n’est passé que de 90 % à plus de 70 %. En terme réel, le PIB a été multiplié à peine par 2, le PIB/tête par 1,26 et plus de 71 % des congolais vivent avec moins d’un dollar américain par personne par jour selon le rapport mondial sur le développement humain 2011. La lenteur dans l’augmentation de l’emploi s’explique par le fait que la croissance ait été déclenchée et soutenue par le secteur tertiaire (qui a été multiplié par 44190,58),essentiellement constitué des sociétés de télécommunication et des banques qui n’ont pas besoin d’une grosse main d’œuvre. L’évolution du secteur industriel qui engloutit un travail abondant, n’égale pas son potentiel alors que l’emploi est un déterminant fondamental de la pauvreté. Une croissance non créatrice d’emplois massifs dans une économie à taux de chômage très élevé biaise les prévisions de réduction de pauvreté. Un autre aspect important de la création de richesses intérieures est la part revenant aux entreprises, les profits. Malheureusement ces profits ne sont presque pas réinvestis dans l’économie. Il y a donc un effet d’optique dans cette richesse.

Selon la BCC, la RDC perd chaque année, autour de 10 % du PIB suite aux transferts vers le reste du monde. Mais il est fort plausible que l’économie congolaise ait été transformée en une sorte de grenier où les investisseurs puisent pour réinvestir dans leurs pays d’origine. Et les richesses réinjectées dans l’économie ne représentent pas grand-chose par rapport à celles créées. Au regard de ces faits, nous sommes convaincus que les transferts vers le reste du monde sont de loin supérieurs à 10 %.

A présent parlons des effets d’entraînement. Supposons que suite à la production des sociétés étrangères installées dans un pays, le taux de croissance atteigne deux chiffres. Ces sociétés emploient une petite quantité de main d’œuvre dont les cadres sont étrangers et bien rémunérés, et les subalternes sont nationaux avec des salaires médiocres. La grande partie de leurs consommations intermédiaires est étrangère pendant qu’elles peuvent uniquement provenir de l’intérieur du pays, et pour tout couronner, leurs comptes bancaires sont logés à l’étranger, et la grande partie de ce qu’elles gagnent est rapatrié dans leurs pays. Dans leur incapacité à canaliser l’économie vers des objectifs bien définis, les autorités congolaises se contentent de l’installation d’une nouvelle société qui augmente le PIB, parce que dans ces conditions elles restent bons élèves des institutions de Bretton Woods, alors qu’elles devraient garantir les effets d’entraînement au sein de l’économie nationale. Une croissance qui n’occasionne presque pas d’effets d’entraînement et qui ne laisse que peu de moyens pour l’économie nationale biaise les prévisions de réduction de pauvreté. Les réformes doivent donc être d’actualité en RDC s’il faut espérer une croissance plus introvertie.

Avant tout, il convient de savoir que le libéralisme n’exclut pas l’orientation de l’économie vers un objectif. La canalisation de l’économie vers l’industrialisation sera un vrai moteur de création d’emplois massifs. L’amélioration des systèmes bancaire et financier est indispensable à la minimisation de la préférence des investisseurs vers l’étranger, ce qui pourra améliorer la disponibilité des ressources nécessaires au réinvestissement dans des secteurs à forte intensité de main d’œuvre. Et la mise en place d’un environnement favorable aux effets d’entraînement favorisera la croissance dans plusieurs secteurs. L’amélioration du cadre institutionnel économique propice à l’essor des PME à intensité en main d’œuvre doit préoccuper la RDC au premier degré.

La croissance du type congolais est donc fallacieuse, elle manque de consistance. Elle est basée sur des secteurs non créateurs d’emplois massifs, qui n’occasionnent presque pas d’effet d’entraînement. Elle enrichit plus les investisseurs tout en occasionnant des rapatriements massifs des richesses vers leurs pays d’origine, et donc ne laissant que peu de moyens pour l’économie nationale. Avec une telle croissance la réalisation des OMD devient une illusion.

Kyayima Muteba Franklin, économiste à l’Université de Kinshasa

Article initialement paru chez notre partenaire Next-Afrique

Négritude, Egypte : Les erreurs de nos prédécesseurs

Négritude, Egypte Pharaonique Noire etc. Pendant plusieurs décennies, des intellectuels africains ont été très actifs pour relancer une conscience africaine plus optimiste, plus positive et tenter de donner au continent sa dignité, sa respectabilité. Mais sans la prise de conscience de la nécessité des connaissances géostratégiques, ils ont pour la plupart été plus un problème pour l'Afrique qu'une solution, relayant, souvent en bonne foi des théories et des pseudo-solutions préparées par le système dominant pour asservir tout un continent.


L'EXEMPLE DE L'EGYPTOLOGIE

Les Africains qui vivent en Afrique ou en Occident sont pris dans le tourbillon de la pensée unique occidentale et dès lors, ils sont formatés à prier, à aimer, à haïr, à réfléchir, à s'énerver, à protester, à se rebeller selon les critères bien définis par le système dominant et duquel il est difficile de s'échapper. C'est dans ce cadre que l'Egypte s'est naturellement présenté comme échappatoire virtuel, offert par le système pour donner l'illusion aux Africains de compter ou tout simplement d'avoir eux aussi compté 3000 ans auparavant. Ce qui était bien entendu ingénu et naïf de la part de ceux qui sont tombés dans le piège.

Pourquoi ce sont les intellectuels Africains dits "francophones" qui sont les plus impliqués dans l'égyptologie ? Ce n'est surement pas pour leur proximité géographique avec l'Egypte. Mais tout simplement parce qu'en Europe c'est en France qu'on parle le plus de l'Egypte antique. Notamment dès 1799 grâce à la formalisation de l'ouvrage monumentale en 37 volumes dénommé "Description de l'Egypte", du chef de l'expédition militaire de Napoléon Bonaparte, le général français Jean-Baptiste Kleber, cet ouvrage sera publié en 19 ans, c'est-à-dire entre 1809 et 1828 couvrant 4 thèmes : l'Antiquité égyptienne, l'état moderne, l'histoire naturelle et l'atlas géographique de l'Egypte.

L'histoire démarre le 19 Mai 1798, lorsque pour contester l'Egypte au Royaume Uni, Napoléon Bonaparte lance 400 navires de guerre avec 50.000 personnes à bord pour contrôler le port de Suez, point stratégique de la route des Indes orientales, mais aussi tout le patrimoine laissé par les antiques Egyptiens. Avec les militaires, sont embarqués les scientifiques, les ethnologues, les historiens qui seront à l'origine de l'ouvrage cité plus haut. Les missionnaires chrétiens vont s'en servir pour développer les théories les plus invraisemblables pour justifier l'expédition coloniale sur tout le continent africain, en ramenant le tout à une division biblique des races comme décrit dans le chapitre de la Genèse. La technique de manipulation de certains d'entre eux est celle de magnifier le géni des africains dans l'antiquité égyptienne et constater leur nullité du présent pour en expliquer la décadence et donc l'urgence de les sauver par une nouvelle civilisation. Puisque de toutes les façons les africains ne sont que des maudits soit parce qu'ils descendent du méchant Caïn qui tue son frère Abel, soit parce qu'ils viennent de Canaan l'un des 3 enfants de Noé, maudit par le père pour s'être moqué de lui parce que sourd et dénudé.

L'administration coloniale va y fonder son principal espoir pour diviser les Africains afin de mieux régner entre ceux prétendument venus d'Egypte nécessairement plus intelligents, plus entreprenants, plus beaux et les autres, plus laids, plus fainéants. Alors que les premiers sont des dépravés, des immoraux par nature, les autres sont des pacifiques et des abrutis parce que primitifs et peuvent être plus malléables pour servir les intérêts de l'Europe, voilà pourquoi ils pourront facilement être associés au pouvoir, alors que les premiers en seront exclus.

Ainsi, ce sont les prêtres français pour la plupart qui parleront de l'Egypte pharaonique noire. le prêtre F. Coulbois écrit en 1901 : "Ne serait-ce pas l'indice que ce peuple de l'Ouzighé (au Burundi), voisin d'ailleurs des sources du Nil, a la même origine que les anciens habitants du pays des Pharaons?" L'un des idéateurs de la Négritude (dite Koutchiste), l'Abbé Léonard Dessailly écrit en 1898 dans : Le Paradis terrestre et la race nègre devant la science" : "Les Kouchites sont venus de Susiane, où ils avaient construit la première civilisation avant de se disperser et ils n'en étaient pas moins des Nègres, voire des Négrilles. Ensuite chaque recul de la civilisation égyptienne est liée à la poussée de ces "kouchites" nubiens sur les descendants Miçraïm moins dégradés".

Certains intellectuels africains et d'origine africaine vont relayer les insultes de L. Dessailly en reproposant à leur manière la même Négritude. D'autres vont offrir de nouveau quant à eux l'Egypte pharaonique noire sans au préalable apporter les éléments contredisant les insultes du père Coulbois et les autres. Pire, ils n'ont nullement cherché de couper ce cordon biblique de la prétendue déchéance de la Génèse et la dégradation de la civilisation triomphante de l'Egypte antique vers les "Nègres Abrutis" modernes dont parlent ces prêtres.

L'historien français Jean-Pierre Chrétien (né en 1937) dans son livre très documenté intitulé "L'invention de l'Afrique des Grands Lacs" publié aux éditions Karthala en 2010 nous dévoile ce côté obscur des relations Europe-Afrique en nous expliquant comment les missionnaires français ont réussi à imposer la France même dans les régions d'Afrique où elle n'était pas présente en orientant la pensée des chercheurs et des observateurs en leur faisant partager leur propre regard culturel sur ces pays. Il met le doigt sur la complicité des Africains qui ont développé l'égyptologie vue sous l'angle de la hiérarchisation des valeurs civilisationnelles, sans comprendre qu'en le faisant, ils contribuaient tout simplement à alimenter et valider une partie de l'histoire africaine construite dans le but de déstabiliser les sociétés africaines et non pour les glorifier.

QUELLES LECONS POUR LA JEUNESSE AFRICAINE ?

A chaque époque de la vie d'un village, d'une nation ou d'un continent, correspond la contribution sociétale de ses sages, de ses penseurs, de ses intellectuels. Lorsqu'on se penche sur l'Afrique, et pose une question des plus anodines, à savoir : en quoi les sages africains ont-ils influencé la pensée politique ou le model économique du continent africain depuis la fin de l'occupation européenne de l'Afrique à ce jour? La réponse est connue et malheureusement pas des plus glorieuses, c'est-à-dire, peu ou quasi nulle. La plupart ont renoncé à chercher les solutions aux problèmes d'un présent peu glorieux, pour se refugier dans la contemplation d'un passé victorieux.

On dit que c'est le passé qui nous permettra de comprendre le présent et mieux préparer l'avenir. C'est dans cette logique que des intellectuels africains ont approfondie l'étude de l'Egypte antique avec brio. Mais je crois que cela a été une erreur qui a fait perdre à l'Afrique un temps précieux dans la bataille pour sa liberté mentale. Je suis convaincu au contraire que c'est en maitrisant le présent que nous serons en mesure de comprendre le passé ou tout au moins d'interpréter le passé avec moins de subjectivité servile. Le passé ne nous renseigne pas sur ce que nous voulons savoir. Le passé est une construction subjective des histoires glorieuses des plus aisés, de la minorité des plus riches. L'histoire est biaisée par sa conception.

J'ai parcouru pendant plus de 20 ans les routes des musés d'Europe pour comprendre le passé des Européens. Et au bout du compte, je me suis rendu compte que je n'avais rien compris du tout, car tous les objets présentés dans ces musés ne retraçaient que le quotidien des riches, tous les témoignages n'étaient en dernier ressort que l'expression écrite de la minorité aristocratique, bourgeoise et cléricale, jamais l'expression du peuple, le plus souvent analphabète. Ces musées racontaient tous une partie de l'histoire du passé européen. Et non l'histoire.

C'est pour cette raison que j'ai toujours eu du mal à m'approprier de l'histoire de l'Egypte antique comme africain, parce qu'aussi glorieuse soit-elle, elle n'est pas mon histoire, elle est une partie de mon histoire, elle est une infime partie de l'histoire africaine, celle des nantis, celle des plus riches, celle des puissants même dans l'Egypte antique. S'il est prouvé que je viens de cette frange de population africaine en provenance d'Egypte pharaonique, à 99%, il est de loin plus probable que mes ancêtres dans cette Egypte antique fassent plutôt partie du peuple, fasse partie de la masse des pauvres, souvent même esclaves et dont j'ignore complètement l'histoire. Et cela n'a donc pas de sens que je me mente à moi même me revigorant en m'identifiant à l'histoire sélective de la vie des dominants du passé, dans l'espoir de m'en servir pour sortir de ma peu envieuse position du dominé d'aujourd'hui. C'est un comportement qui trahit la naïveté intellectuelle de ses auteurs, car se faisant, ils ont indirectement validé le sort d'humiliation que le dominant d'aujourd'hui inflige aux Africains, oubliant systématiquement toutes nos aspirations, nos frustrations, nos revendications, nos angoisses, nos peurs, notre spiritualité, oubliant nous-mêmes, comme être humains.

Cela a-t-il un sens pour la Grèce d'aujourd'hui de passer son temps à revendiquer la paternité de la démocratie si elle croule sous les dettes et ce sont les financiers des marchés boursiers à gérer de fait le pays? De même, quel sens cela a-t-il pour les intellectuels africains de magnifier les pyramides de l'Egypte antique pour ensuite aller mendier la construction d'une minable salle de classe dans le Sahel ?

En validant la thèse des dominants dans l'Egypte antique, et en nous l'appropriant comme notre unique histoire dans cette Egypte certainement complexe, ils ont accepté et validé le statu quo actuel imposé à l'Afrique par le dominant, de la fragmentation du continent africain en micro états à la disparition progressive et inexorables des langues africaines toujours de moins en moins parlées au profit des langues du dominant. Car ils ont fait comme si rien n'était plus important de l'Egypte.

Voilà pourquoi l'histoire ne nous aide pas à comprendre le présent, mais c'est en maitrisant le présent, en domestiquant le présent que nous aurons les moyens financiers et humains pour étudier le passé, pour comprendre notre propre passé. C'est en nous concentrant à comprendre les pièges que le dominant nous a mis dans le présent pour nous empêcher de nous réveiller que nous réussirons à acquérir notre indépendance mentale, sans laquelle notre appréciation du passé ne pourra être que biaisé et déformé sous le lente grossissante du dominant du présent (Occident). Et nous ne pourrons nous réfugier que dans la consolation et la fascination de la gloire du dominant du passé (Egypte Pharaonique). Pour moi, cela n'a aucun sens de tout miser sur l'Egypte antique pour notre renaissance s'il faut attendre que ce soit les archéologues européens à nous fournir les détails de ce qu'ils ont trouvé, s'il faut aller dans les musées européens pour voir les objets africains, parce que les pays africains n'ont pas l'argent pour entretenir des musées.

Lorsque le général Kleber crée la première section africaine de la Franc-maçonnerie à Alexandrie en 1800, dénommée Loge Isis, l'idée est celle de façonner une classe dirigeante servile africaine qui pourra prendre le pouvoir dans ce qu'on a appelé l'Administration Indirecte, c'est-à-dire, des laqués, des prête-noms, des sous-préfets. C'est cette administration indirecte qui prendra ensuite dans les années 1960, le nom de "Indépendance". Aujourd'hui, les intellectuels africains (politiciens, économistes, juristes, médecins) qui y sont affiliés ont-ils compris le sens 212 ans après ?

J'ai passé 14 ans en Chine pour comprendre que les Africains avaient presque tous une seule façon de raisonner, de réfléchir et c'était le format européen. Ils ont été tous façonnés au mode de pensée européenne, à l'approche européenne, à la corruption européenne, à la violence européenne, à la politique européenne, à la division sociale européenne, à l'organisation étatique européenne, à la diplomatie européenne. C'est dans le prisme européen que vivent les africains. Et mêmes les contestations, les rebellions, les guerres civiles sont prévisibles et sont menées dans ce format européen. Les programmes scolaires sont européens, les vacances scolaires tiennent compte des saisons en Europe et non des saisons en Afrique. Les journées de travail, de repos hebdomadaire judéo-chrétiens sont européens. Cela a-t-il un sens pour des intellectuels africains noyés à l'idéologie de la supériorité européenne de revisiter objectivement le passé africain jusqu'à nous servir une référence comme celle égyptienne? Je ne crois pas. C'est pour cela que je pense que la priorité reste à comprendre le présent, à décrypter les pièges du présent et chercher comment en sortir. Le jour où nous aurons la tête hors de l'eau, nous pourrons sereinement réécrire notre histoire avec beaucoup de recul, parce qu'il n'y a pas à mon avis la souveraineté de la pensée sans la souveraineté des moyens pour construire cette pensée. Et l'intellectuel africain est même plutôt dangereux dès lors qu'il n'est pas conscient de la capacité du système à le manipuler.

Par JEAN-PAUL POUGALA, écrivain camerounais, Directeur de l’Institut d’Etudes Géostratégiques et professeur de sociologie à l’Université de la Diplomatie de Genève en Suisse.
Article publié sur le site de notre partenaire Next-Afrique

Les soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma

 

Les soleils des Indépendances est le premier roman à paraître d'Ahmadou Kourouma en 1968.  Dans la république de la Cote des Ébènes, qu'il est aisé d'identifier comme la Côte d'Ivoire des années 1960 sous Félix Houphouet-Boigny, deux époques s'affrontent. Les « Soleils des indépendances » luisent sur la capitale mais ils se heurtent encore aux harmattans déterminés à les balayer. Depuis les indépendances, les hommes se disputent le pouvoir à l'aide de traquenards et de manigances politiques mais n'oublient jamais de garder près d'eux, le sorcier qui jettera le sort final à l'opposant, à l'ennemi.

Cette persistance de la tradition et le refus de communier avec le réel sont tout entier représentés par le personnage central de Fama. L'auteur dresse le portrait saisissant d'un personnage réactionnaire, englué  dans les traditions précoloniales. Sans cesse, ses palabres sont venimeuses, vindicatives envers les « Soleils des Indépendances », « le parti unique » et tous ces « fils d'esclaves » qui voudraient le voir, lui, chef Malinké, fils de Togobala né en terre de Horoudougou, courber l'échine. Mais les attentes de Fama peuvent-elles encore se réaliser au village ? Peut-on vraiment arrêter la marche des indépendances ? Auquel cas, cela marquera t-il forcément le retour des coutumes ? Rien n'est moins sûr.

Une des forces du roman réside également dans la narration des maux sociétaux qui  gangrènent la république de la Côte des Ebènes. Les habitants y sont laissés pour compte par un gouvernement trop occupé à pourchasser les comploteurs. Entre une capitale ségréguée dont une partie est plongée dans l'obscurité et l'abandon pendant que l'autre prospère et se modernise- la région du Plateau peuplée par les élites abidjanaises – et des zones rurales délaissées où les autorités s'arrogent tous les droits, les injustices sont frappantes. On reconnaît là une critique incisive du régime autoritaire d'Houphouët-Boigny (1960- 1993) sous lequel Kourouma a lui-même subi les intimidations et arrestations politiques.

À ce titre, le sort des femmes fait l'objet d'une attention particulière par l'auteur. Dans ce pays à la fois fantasmé et réel, les mutilations sexuelles sont glorifiées au cours de cérémonies éprouvantes auxquelles rares sont les femmes qui résistent. Salimata est de ces chanceuses mais ses séquelles la meurtrissent plus encore que la mort: cauchemars, traumatismes, frustrations et crispations en présence des hommes. Et, un mari incapable de la féconder… Face à ce mal là, les sacrifices, les fétiches et toutes les louanges ne sont d'aucune cure.

Finalement, dans ce premier roman, ce ne sont pas seulement les hommes et les idées qui ont la parole. Ce sont tous les fantasmes autour du mysticisme africain qui s'animent: animaux, éléments naturels et esprits surnaturels. Aux descriptions minutieuses menées par une langue fluide, se mélangent le réalisme le plus épuré, le sarcasme et la fantaisie; témoignage d'une langue parfaitement maitrisée. Pour autant, jamais le narrateur ne condamne ses personnages ou ne prend parti mais il s'amuse à tourner en dérision les mythes de grandeurs de chacun en exposant la violence qui sévit dans les deux camps. La situation n’en reste pas moins préoccupante et c'est donc avec finesse et gravité qu'Amadou Kourouma invite le lecteur à se questionner sur cette phase charnière dans l'histoire de nombreux pays Africains. 

Ahmadou Kourouma, Les soleils des Indépendances, Points, 1968, 187 pages.

Muna Soppo

Tierno Monemembo : L’aîné des orphelins

Tierno Monemembo raconte l'histoire de Faustin Nsenghimana. On ne sait pas grand-chose de ce jeune homme de 12 ans. Quand commence ce roman, il hésite à suivre la foule de badauds. Les massacres sont en cours. Il est seul. Ayant refusé l’invitation de Funga, le sorcier de son village, de le prendre sous sa férule.


Le texte est un cheminement que le lecteur fait avec cet orphelin. Trois ans. Après la folie du génocide des Tutsi du Rwanda. Faustin est un métis. Hutu, tutsi.

La construction de ce roman est assez sophistiquée. L’écriture de Monemembo n’est pas linéaire. Il choisit de lever le voile progressivement sur la personnalité de Faustin par le biais de ses relations avec les enfants de la rue, par les interrogatoires de police, par son interprétation, son déni ou ses absences sur ce qu’il a enduré, par sa relation fantasmée avec Claudine…

Ce sont les vagabondages de sa pensée depuis les geôles rwandaises qui nous sont ensuite transmises. Là encore, il y a un malaise, parce que le lecteur n’a aucune idée des mobiles de son incarcération. La chose qui semble certaine, c’est la solitude de cet adolescent dans la promiscuité d’une prison où acteurs du génocide et délinquants de droit commun se côtoient. Et sa personnalité retors apparaît peu à peu, au fil de ses évocations.

Comment exister quand on a tout perdu ? Comment poursuivre sa route quand on n'a plus de repère ? C’est à cette difficile question que Tierno Monemembo s’attache à répondre en prenant le soin d’interroger le sort des orphelins du génocide rwandais. Il offre, à l’instar de L’ombre d’Imana de Véronique Tadjo, un témoignage dense, bouleversant et magnifique. Des dernières pages de ce roman se dégagent une puissance et une émotion que je ressens encore en pianotant sur mon clavier. Mais au-delà de la folie, on est désemparé par la complexité de la nature humaine. Ce roman est porté par une sorte d’optimisme de Faustin et le sentiment d’une enfance trop tôt éteinte. Il est soutenu par l’espoir de Claudine qui déploie toutes ses compétences et sa personne pour trouver une voie de sortie à l’aîné des orphelins.

Un livre à lire et à faire lire. Je suis particulièrement heureux de découvrir cet auteur au travers de ce texte, et si le Roi de Kahel est de la même facture que ce roman, je comprends l’attribution du Renaudot à cet auteur guinéen.
 
Lareus Gangoueus, article initialement paru sur son blog
 
Editions du Seuil, 1ère parution en 2000
157 pages